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De prime abord, droit et art forment un couple étrange. À l’aridité et à la froideur du premier s’opposent la fantaisie et l’imagination attachées au second, diront certains.
Pourtant, comme toute activité humaine, les manifestations artistiques n’échappent pas à la surveillance du droit. Il suffit de penser au regard qu’il peut porter sur certaines productions, regard réprobateur pour les censurer au nom de l’ordre public ou de la moralité ou, au contraire, regard bienveillant pour les protéger. On peut également invoquer la condamnation du plagiat par lequel un créateur fait passer pour sienne une oeuvre indélicatement empruntée à autrui. Le problème est loin d’être récent. Au début du xvie siècle, Vasari raconte que, quelques années auparavant, le graveur allemand « Dürer, procédurier, [a effectué] un voyage jusqu’en Italie pour porter plainte contre l’artiste Raimondi, qu’il accuse de plagiat devant le Sénat de Venise[1] », instituant ainsi l’un des premiers procès sur l’art. Un autre registre qui unit droit et art est celui, fort complexe, de la propriété des oeuvres d’art, question qui se pose par exemple avec acuité pour les sculptures et les tableaux pris par l’envahisseur en temps de guerre.
Parfois, c’est l’expression même du droit qui prend une forme dont le souci esthétique est indéniable. Certains juristes québécois se souviennent à cet égard du jugement rédigé en alexandrins par le juge Pagé en 1979 ou de celui, parsemé d’expressions argotiques, à la mode de Queneau, sous la plume du juge Boyer en 1995. La doctrine n’est pas en reste : il n’y a qu’à penser à la prose poétique du doyen Carbonnier décrivant le « panjuriste » et aux juristes qui s’attachent à donner à leurs écrits une forme littéraire.
Il ne faut pas s’étonner que le présent numéro des Cahiers de droit consacré à l’art soit un florilège de réflexions extrêmement variées, tant le sujet est vaste et les angles d’approche nombreux. Quelques auteurs ont choisi d’analyser le droit en tant qu’objet esthétique, l’un faisant un parallèle entre jugement esthétique et jugement juridique, un autre s’interrogeant sur la beauté de la règle de droit en elle-même. C’est sous une forme très originale qu’un auteur décrit l’instance judiciaire comme une représentation théâtrale où le juriste se transforme en comédien, avec tout ce que cela implique au niveau social. Toujours dans le registre du contenu artistique de la matière juridique, la jurisprudence québécoise est conviée, elle qui regorge de références et d’emprunts à la littérature enfantine, en particulier aux contes de fées. La métaphore, procédé courant en droit, est-elle autre chose qu’un effet de style ?
Deux textes font appel à l’art de la construction. L’un fait un parallèle entre architecture et organisation constitutionnelle, insistant sur la nature créative et artistique du concept d’architecture constitutionnelle. L’autre, centré sur la notion d’« artéfact social », met en quelque sorte l’architecture au service de la preuve. On démontre comment l’art peut constituer un révélateur plus puissant que le droit.
Plusieurs auteurs ont choisi de traiter non plus des particularités artistiques intrinsèques du droit, mais des rapports entre les deux disciplines. Ainsi, les affinités entre musique et droit permettent de tirer la conclusion que la façon de penser juridique est un processus créatif qui peut en influencer d’autres. Des auteurs nous font aussi découvrir comment le droit est représenté dans l’art.
Les liens sont parfois tendus, comme c’est le cas en Chine où art et droit provoquent des mouvements de domination et de résistance alternés. Le théâtre entretient également des rapports ambigus avec le droit, où il est question de censure et de satire. Quant au streetart, il provoque notamment une collision entre liberté de création et protection de l’ordre public. On comprend alors la difficulté pour le droit d’accompagner les expressions novatrices ou provocatrices de l’art.
Et les créateurs eux-mêmes ? La question de la paternité des oeuvres cinématographiques, écartelée entre le metteur en scène et le producteur, illustre de façon éloquente sa complexité, comme le prouve le triste destin de l’homme à l’origine de la Croisière jaune. On peut également se demander quel est le statut de l’artiste. La loi québécoise de 1987, encadrant les relations de travail des artistes de la scène, du disque et du cinéma, le considère comme un travailleur. Un examen critique de la jurisprudence des deux organismes en charge successivement d’appliquer cette loi jusqu’en 2015 permet de comparer leur approche.
Ce numéro thématique se clôt par les réflexions d’un juriste particulièrement bien placé pour « épiloguer » sur le sujet, Norbert Rouland, entre autres directeur d’un programme universitaire de second cycle intitulé « Droit des activités artistiques » et auteur d’un récent ouvrage qui va « [à] la découverte des femmes artistes[2] ».
Appendices
Notes
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[1]
Nicolas Santucci, « Pourquoi voyageait-on au Moyen Âge ? », Libération, 18 décembre 2014, [En ligne], [www.liberation.fr/voyages/2014/12/18/pourquoi-voyageait-on-au-moyen-age_1160143] (10 février 2017).
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[2]
Norbert Rouland, À la découverte des femmes artistes. Une histoire de genre, Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2016.