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Au cours des dernières décennies, la positivité et l’utilité pratique de la notion d’économie du contrat[1] dans le contentieux de l’interprétation ont fait l’objet d’une vaste exploration doctrinale en droit belge[2] et français[3]. La présente étude s’inscrit dans cette veine même si son enjeu reste davantage théorique et épistémologique. Contrairement à la doctrine antérieure qui confine l’étude de la notion, par une approche dogmatique de la jurisprudence, à une simple systématisation de son contenu et de ses fonctions, nous entendons démontrer que, du point de vue de l’évolution de la théorie générale du contrat, cette approche systématico-fonctionnaliste relève d’une vision parcellaire et réductionniste de la question dans l’office du juge contemporain. L’approche théorique marque ainsi le passage de la notion à la théorie de l’économie du contrat en tant que théorie réaliste d’interprétation prenant en considération l’esprit général de ses clauses, son équilibre et sa finalité socioéconomique à l’aune de la volonté commune des parties. Au carrefour de l’interdisciplinarité (par opposition, soutient-on, à la transdisciplinarité ou à la pluridisciplinarité)[4], l’approche théorique s’inscrit à contre-courant de l’étude d’un phénomène juridique contractuel resté trop longtemps sous le joug d’une analyse psychologique et philosophique en marge, notamment, de l’analyse économique et sociologique du contrat en tant qu’artéfact social.

Nous nous proposons ainsi de jeter les bases de la théorie de l’économie du contrat dont le postulat a été formulé dès le début du xxie siècle par Sébastien Pimont, à qui l’on reconnaît le mérite d’avoir tenté la première systématisation de la notion en droit français[5]. C’est dans le contexte de ces prolégomènes qu’il a abouti à la conclusion de la nécessité d’une théorie de l’économie du contrat, à la fin de son livre-thèse, sans toutefois en poser les jalons, même si l’on peut conjecturer que cette tentative n’en a pas moins fourni quelques prémisses. Si l’approche systématico-fonctionnaliste a permis de passer du stade d’une prénotion[6] judiciaire à une véritable notion juridique d’économie du contrat, il était nécessaire de s’arrêter un tant soit peu à la théorie embryonnaire de l’économie du contrat qui en est née avec pour cadre théorique l’interprétation du contrat lato sensu. Dans cet ordre d’idées, et preuve que la théorie de l’économie du contrat n’est pas qu’une pure vue de l’esprit de ses partisans, la seule référence lexicologique de l’expression « économie du contrat » la situe prima facie en théorie générale du contrat comme une « [t]héorie prenant en compte pour apprécier la validité d’un contrat son esprit général, en particulier l’intérêt qu’y trouve chaque partie[7] ». Une conception aprioritique qui la présente certes comme une théorie, mais qui ne renseigne pas suffisamment sur toute sa dimension épistémologique. À notre sens, et à la manière de la « théorie du droit comme interprétation » de Dworkin[8], l’économie du contrat s’analyse davantage en une norme générale d’interprétation (partie 1) qui a pour paradigme référentiel le contrat-opération en tant que produit d’une analyse socioéconomique du contrat (partie 2). Cette dernière prend le contre-pied de la conception psychophilosophique du contrat-obligation véhiculée par le Code Napoléon et reprise en substance par le Code civil du Québec (partie 3)[9].

1 L’économie du contrat en tant que norme du contrat et de son interprétation

Au regard de sa genèse jurisprudentielle dont l’approche systématico-fonctionnaliste fournit plus ou moins le tracé, l’économie du contrat s’est imposée depuis la fin du xixe siècle comme une véritable norme générale produite par le contrat et devant guider quiconque interprète ses clauses. La doctrine a ainsi parlé de l’émergence d’un sacrosaint principe du respect de l’économie du contrat[10] en tant que loi intrinsèque des parties au sens des dispositions du nouvel article 1103[11] du Code civil français[12] et de l’article 1434 C.c.Q. Un principe si vigoureux qu’il s’imposerait aux parties, au juge et même au législateur, comme nous le rappellent avec force de nombreux arrêts de la Cour de cassation[13] et surtout du juge constitutionnel français qui, au nom de la liberté contractuelle, interdit dorénavant au législateur de porter atteinte à « l’économie des […] contrats légalement conclus[14] ». Le principe du respect de l’économie du contrat, véritable gage de sécurité contractuelle, s’expliquerait donc, dans une certaine mesure, par le respect dû aux attentes légitimes des parties auquel Xavier Dieux a entendu accorder la force d’un principe général de droit[15]. Outre cette dimension proprement normative qui fait d’elle un élément à part entière de l’ordre juridique[16], l’économie du contrat en tant que norme d’interprétation des clauses contractuelles s’appréhende, sous un angle méthodologique, à un échelon à la fois formel (1.1) et substantiel (1.2).

1.1 Une interprétation globale, unitaire et cohérente du contrat

D’un point de vue formel, l’économie du contrat est présentée par la doctrine comme une vision globale, unitaire et cohérente du contrat en matière d’interprétation[17]. À ce titre, elle conditionne l’interprète-partie ou juge à adopter un regard panoramique sur le contrat pris dans l’ensemble de ses clauses et obligations constitutives. Elle s’oppose dès lors à une vision ou à une interprétation analytique des obligations et des clauses du contrat prises de façon isolée sans égard aucun à l’opération contractuelle globalement envisagée par les parties. La Cour supérieure du Québec a eu notamment à le rappeler dans l’interprétation d’une clause de déduction compensatoire contenue dans un contrat de sous-traitance (CST). En l’espèce, alors que l’entrepreneur principal, insatisfait des prestations du sous-traitant, a entendu se prévaloir du bénéfice de la susdite clause, le juge considère que, bien que « [l]a compensation [ait] été effectuée en application de l’article 2.3.3 des C.S.T. […] [c]ette disposition ne peut être appliquée de façon isolée [car elle] s’insère dans l’économie générale du contrat[18] ». Interpréter un contrat d’après son économie générale revient ainsi à le systématiser et à le percevoir comme un « ensemble cohérent, intégré, monolithique, dont tous les éléments se tiennent et s’emboîtent harmonieusement[19] », bref comme une opération unique, un tout indivisible destiné à remplir une fonction socioéconomique. C’est pourquoi le juge passe souvent du recours de la notion d’économie du contrat à celle, qui est plus globalisante, d’« économie de l’opération[20] », ou d’« économie générale de l’opération[21] », que l’on trouve dans les arrêts de la Cour de cassation et certaines décisions des juridictions québécoises[22] pour désigner l’entièreté de l’opération contractuelle, voire commerciale, indépendamment des obligations ou des contrats individuels qui la constituent. Ce qui a fait dire à Pimont que : « [l]e terme d’“économie du contrat” n’est donc pas neutre du point de vue méthodologique ; il incite à prêter plus d’attention à la cohérence de l’ensemble des éléments du contrat qu’à la force de chacune des obligations », une interprétation unitaire du contrat qui va avec « un refus de son “morcellement”, de son “dépeçage”[23] ».

L’adoption d’une vision globale et unitaire du contrat a pour corollaire une interprétation cohérente et utile de ses clauses. Plutôt que d’être appréhendées individuellement, celles-ci doivent s’interpréter en préservant l’unicité de l’opération envisagée par les parties au moment de la conclusion du contrat. Cela conduit à pourvoir à une certaine harmonie interne entre les diverses clauses, d’où l’idée d’un principe de cohérence contractuelle élaboré de façon parallèle à l’économie du contrat qui interdirait une contradiction autant dans l’interprétation des clauses (cohérence du contrat) que dans le comportement des parties (devoir de cohérence[24] — bonne foi, estoppel de la common law, rechtsverwerking du droit belge[25]). Cette idée-force de cohérence interprétative du discours contractuel constitue un impératif méthodique qui n’est pas propre au seul raisonnement contractuel mais à la rationalité juridique en général[26]. C’est dans cette logique interprétative que s’inscrit le nouvel article 1189 C.civ., repris en substance par l’article 1427 C.c.Q., lorsqu’il dispose que « [t]outes les clauses d’un contrat s’interprètent les unes par rapport aux autres, en donnant à chacune le sens qui respecte la cohérence de l’acte tout entier » ou « résulte de l’ensemble du contrat[27] ». Le Tribunal d’arbitrage du Québec considère ainsi à la suite de la doctrine[28] que, en matière d’interprétation, « [l’] arbitre doit retenir l’approche qui est la plus logique, cohérente, raisonnable et juste en regard de l’économie générale de la convention collective[29] ». La Cour supérieure du Québec a aussi eu à écarter une interprétation litigieuse de certaines clauses de cautionnement alléguée par Garantie-Québec à l’encontre de la personne des actionnaires aux motifs qu’elle était incompatible avec l’« économie du contrat » de garantie conclu au bénéfice de l’entreprise[30].

Dans la même optique, la quasi-totalité des législateurs nationaux et transnationaux[31] prescrivent que les clauses contractuelles ne soient pas interprétées dans le sens littéral des mots ou dans un sens qui ne produirait aucun effet (doctrine de l’effet utile), mais dans celui qui convient le mieux à la « matière du contrat[32] ». La théorie de l’économie du contrat prône ainsi une interprétation du contrat dans sa globalité, son unité, sa cohérence sémantique et fonctionnelle. Cela présente l’avantage d’aboutir à une conception plus matérielle, utilitaire et finaliste du contrat.

1.2 Une interprétation matérielle et concrète, utilitaire et finaliste du contrat

D’un point de vue matériel, l’économie du contrat en tant que norme interne d’interprétation représente l’opération matérielle que veulent réaliser concrètement les parties. Elle constitue cette « matière du contrat » dont une interprétation des clauses doit avoir pour objectif de rendre compte en pratique. Une interprétation du contrat d’après son économie doit ainsi pourvoir à une matérialisation de la volonté commune, laquelle demeure, par extériorisation et objectivation, distincte et irréductible par rapport à la volonté individuelle de chaque partie[33]. Une telle interprétation renvoie, au sens de l’herméneutique gadamérienne, à une concrétisation du contrat en tant que loi des parties[34] en lui permettant d’atteindre sa fonction socioéconomique. Dans une visée « satisfactionniste » de la volonté commune des parties qui rappelle l’un des piliers du pragmatisme de William James[35], elle doit donc poursuivre essentiellement deux objectifs principiels, à savoir l’équilibre du contrat et sa finalité socioéconomique.

Pour ce qui est de l’équilibre des prestations, tel qu’il est voulu par les parties, celui-ci ne doit pas toujours correspondre à une équivalence financière ou mathématique, utopique en pratique, mais davantage à une réciprocité, cas des contrats onéreux, ou à une non-réciprocité, cas des contrats gratuits, dans les proportions initialement voulues par les parties au moment de la conclusion du contrat ou de l’opération contractuelle. On se trouve dès lors aux antipodes de la conception classique économiciste de l’équilibre des prestations qui conduit à perdre de vue les contrats gratuits. Cela justifie aussi les nombreux recours judiciaires à la notion d’économie du contrat en vue de réviser le contrat pour imprévision lorsque des circonstances exceptionnelles et imprévisibles viennent bouleverser ou rompre son équilibre initial (l’économie du contrat) en alourdissant de façon significative la charge des obligations de l’une des parties[36]. En ce qu’elle repose sur une meilleure répartition des risques, l’adaptation conventionnelle ou judiciaire constitue, à ce titre, un pilier de la justice contractuelle participative et solidariste, bénéfique au maintien de la relation contractuelle, particulièrement dans les contrats à longue durée ou les contrats relationnels. Toutefois, comme l’a précisé la Cour d’appel du Québec, une absence d’équivalence dans les bénéfices escomptés d’un contrat à long terme, négocié en connaissance de cause, ne saurait tout bonnement être assimilée à une rupture d’équilibre du contrat et justifier a posteriori sa renégociation ou sa révision, et ce, d’autant plus que le Code civil du Québec a rejeté par prétérition la théorie de l’imprévision[37].

Quant à la finalité du contrat, l’interprétation de ce dernier contrat d’après son économie consiste ainsi à le rendre opératoire, à l’adapter au but socioéconomique poursuivi par les parties, ce qui se fait en dépassant la réalité juridique abstraite[38] que constitue l’accord de volontés ayant fait naître des clauses et des obligations juridiques pour rendre davantage compte de la dimension pratique et matérielle de l’opération contractuelle. À ce titre, elle est dite « finaliste » en ce qu’elle concourt à la réalisation effective de la fonction socioéconomique du contrat[39], et l’économie du contrat qui représente « le contenu matériel et non psychologique du contrat » dénote dans ses usages jurisprudentiels une certaine aptitude du contrat à atteindre le but visé par les parties[40]. C’est dans cette logique finaliste que la Cour du Québec a eu notamment à considérer que le paiement fait par une caution en acquittement de son obligation personnelle sans règlement de la dette principale du débiteur cautionné « ne correspond pas tout à fait à l’économie du contrat de cautionnement[41] ». Ce finalisme interprétatif a souvent justifié, sous le couvert de la notion d’économie du contrat, la dissolution des contrats ne pouvant atteindre leur but socioéconomique ou ne représentant plus aucun intérêt pour une partie parce que l’exécution, selon l’économie voulue, était devenue inutile ou impossible[42].

Pour la théorie de l’économie du contrat, c’est bien la volonté commune des parties qui détermine l’équilibre et la finalité du contrat. Cela fait donc de l’interprétation du contrat d’après son économie un « entrelacs de données objectives et subjectives » qui le fondent conjointement[43]. À travers les usages récurrents que le juge fait de la notion pour concilier la volonté des parties à l’équilibre et à la finalité du contrat, la théorie de l’économie du contrat entend alors démontrer que l’opposition doctrinale souvent établie entre volontarisme et économisme, subjectivisme et objectivisme, concret et abstrait, relève d’une dichotomie stérile, voire d’une conception antique de l’interprétation du contrat[44]. Ce renouvellement de perspective interprétative de l’opération contractuelle ne va pas sans un renouveau paradigmatique.

2 Le transcendement du contrat-obligation vers le contrat-opération

Sur un plan paradigmatique, la théorie de l’économie du contrat préconise un dépassement du modèle dominant du contrat-obligation, héritage passéiste du Code Napoléon (2.1) vers celui du contrat-opération, conception plus réaliste du contrat (2.2).

2.1 Du contrat-obligation du Code Napoléon

Le Code Napoléon et, dans une certaine mesure, ses descendants, dont le Code civil du Québec, reposent foncièrement sur un paradigme contractuel que l’on pourrait qualifier à juste titre de contrat-obligation[45]. Le nouvel article 1101 offre une parfaite illustration définitionnelle de ce contrat : « accord de volontés entre deux ou plusieurs personnes destiné à créer, modifier, transmettre ou éteindre des obligations ». Il en est de même de l’ancien article 1101 aux termes duquel « [l]e contrat est une convention par laquelle une ou plusieurs personnes s’obligent, envers une ou plusieurs autres, à donner, à faire ou à ne pas faire quelque chose ». Ces dispositions où l’on prend l’objet de l’obligation pour définir le contrat sont reprises en substance par l’article 1378 C.c.Q. au même titre que l’article 1433 C.c.Q. au sens duquel « [l]e contrat crée des obligations […] les modifie ou les éteint ». L’idée du contrat-obligation s’expliquerait par le fait que le contrat, du latin contractus, de contrahere, signifiant « réunir » ou « rassembler », serait consubstantiel à l’obligation (obligatio, de ob-ligare, c’est-à-dire « lier de façon très étroite »). Le contrat, expression du vinculum iuris (« lien de droit ») du strict point de vue de l’idéalisme juridique positiviste, se définit ainsi par ses obligations juridiques. Cependant, il serait indéfendable de réduire le contrat en définitive à de simples obligations juridiques, encore qu’il signifie, dans une conception normativiste-kelsenienne, une création d’une nouvelle norme dans l’ordre juridique supérieure à la somme de ces obligations[46]. C’est pourquoi le contrat-obligation s’accommode d’ailleurs d’une vision analytique, simpliste et réductionniste du contrat civiliste aux obligations ou de celui de la common law à la promise, à l’inverse de la vision synthétique, globale et unitaire[47] que professe une interprétation du contrat d’après son économie. Un auteur n’a pas d’ailleurs manqué de vilipender cette attitude idéaliste du Code civil « qui ne raisonne qu’en termes d’obligations » au détriment de la finalité concrètement poursuivie par les parties au contrat[48].

C’est dans cette optique que, tout en énonçant les conditions de validité du contrat à l’article 1108, le codificateur napoléonien ne s’est pas empêché pour autant de mésuser des formules langagières qui mettent en avant l’obligation plutôt que le contrat : « Le consentement de la partie qui s’oblige […] Un objet certain qui forme la matière de l’engagement ; Une cause licite dans l’obligation ». L’on note ainsi du Code civil une doctrine du contrat, devenue elle-même une doctrine de l’obligation, où celui-ci, en tant qu’acte de volonté de personnes qui s’obligent, n’a pas d’existence propre. Ne s’analysant davantage qu’en une simple addition d’obligations juridiques, le contrat « s’efface bien souvent derrière sa composante élémentaire, derrière l’obligation » et son contenu est « divisé, comme éclaté, entre les obligations qu’il porte[49] » sans considération aucune de l’opération socioéconomique concrètement projetée par les parties. Ici, le lien obligationnel vaut et prévaut sur le contrat en l’emportant sur toute autre considération (relationnelle, coopérative, affective, économique, voire sociale tout court). Dès lors, chaque partie, pour être hors de cause, peut se contenter d’exécuter sommairement ses obligations sans prendre acte de la finalité pratique réellement attendue de cette exécution par l’autre. Le contrat-obligation constitue donc cette représentation presque asociale ou désocialisée du contrat n’ayant aucune ou peu d’existence empirique, où les obligations juridiques sont mises en exergue avec une nette précellence sur le contrat lui-même[50] en tant qu’artéfact, produit, opération ou institution sociale.

La prédominance du contrat-obligation dans le Code Napoléon s’observait aussi à travers l’imbroglio que ses rédacteurs avaient entretenu autour des notions d’obligation et de contrat. Ainsi convenait-il d’observer, alors que le contrat n’est pas la seule source d’obligations, dès le titre III un intitulé paradoxal : « Des contrats ou des obligations conventionnelles en général » (qu’un auteur aurait réintitulé plus logiquement « Des obligations qui naissent des contrats » ou « Les contrats : sources d’obligations »[51]), où vont s’enchaîner des développements structurellement incohérents confondant objet du contrat et objet de l’obligation (section 3), cause du contrat et cause de l’obligation (section 4), effets du contrat et effets des obligations (chapitre III)[52]. Un embrouillamini notionnel que l’on retrouve par panurgisme dans l’ancien Code civil du Bas Canada notoirement pour les notions de cause et d’objet du contrat et de l’obligation[53]. Même si le législateur québécois, dans sa réforme du Code civil de 1991, et son homologue français, dans sa nouvelle réforme de février 2016, semblent avoir corrigé toutes ces erreurs d’appréciation structurelle entre le contrat et l’obligation, il convient cependant de signaler que « ces nouveaux codes » restent toujours, à l’image de leur ancêtre napoléonien, dans le giron du contrat-obligation, dont l’usage jurisprudentiel de la notion d’économie du contrat aurait pour objet de transcender vers le contrat-opération, conception plus réaliste et pragmatique du contrat[54].

2.2 Vers le contrat-opération

La théorie de l’économie du contrat repose sur l’idée selon laquelle le contrat demeure par essence une opération socioéconomique envisagée par les parties et irréductible ipso facto et jure aux simples obligations juridiques[55]. C’est cette idée de contrat-opération qui transparaît dans le glissement dialectique de la Cour de cassation et des juridictions québécoises de l’usage de la notion d’« économie du contrat » vers celle d’« économie de l’opération », comme nous l’avons mentionné plus haut. Contrairement à la tradition de l’« imaginaire juridique » habitué au nominalisme et au conceptualisme dogmatisant[56], le contrat n’est pas seulement une réalité du droit ni un concept juridique convertible ou rationalisable en diverses espèces[57]. C’est aussi et surtout une donnée, une réalité, une opération socioéconomique. Ce paradigme topique de contrat-opération se retrouve d’ailleurs sous la plume d’Alain Caillé pour qui le contrat « est cet opérateur social et économique, mis en forme et explicité par le droit[58] ». La même idée est également relayée, même si cela se fait sous une étiquette économiciste et utilitariste, par Guido Alpa, selon qui le contrat, « de quelque façon qu’on le définisse ou le conçoive [,] paraît le “vêtement juridique” d’une opération économique[59] », et par Jacques Ghestin, d’après qui le contrat « n’est qu’un instrument que le droit sanctionne parce qu’il permet des opérations utiles[60] ». Dans le sillage du contrat-opération, la théorie de l’économie du contrat milite ainsi en faveur d’un renouveau contractuel en rupture avec la vision idéaliste, analytique et simpliste du contrat-obligation du Code civil à laquelle le droit moderne et la théorie classique du contrat sont traditionnellement accoutumés.

L’itératif usage de la notion d’économie du contrat par le juge marque dès lors un dépassement du contrat-obligation vers le contrat-opération, où le contrat s’émancipe enfin de ses vêtements techniques que sont les obligations juridiques pour devenir une véritable opération socioéconomique que veulent réaliser concrètement les parties[61]. De la vision idéaliste du contrat-obligation, on passe à une conception pragmatique et praxique du contrat-opération, où l’interprétation du contrat d’après son économie doit concourir à rendre opératoire et opérationnelle la volonté commune des parties en permettant une réalisation de la fonction ou de l’effet socioéconomique escompté du contrat. Le contrat-opération est alors cette plateforme socioéconomique où chaque partie doit s’assurer que son exécution s’accorde avec la finalité concrètement poursuivie au moment de son engagement dans l’opération contractuelle : opération économique (contrats à titre onéreux ou « contrat-échange » de Ghestin) ou opération philanthropique (contrats à titre gratuit ou « don » de Marcel Mauss). Ici, en effet, ce n’est pas tant l’exécution de l’obligation qui importe, mais bien la réalisation de l’opération socioéconomique projetée. Par sa double finalité économique et philanthropique ou sociale, le contrat-opération se situe à rebours du contrat-échange génétiquement économiciste, à moins que l’on ne considère l’« échange », au sens traditionnellement large où l’entendait Mauss, comme étant à la fois un « don réciproque » (contrat onéreux, synallagmatique ou bilatéral) et un « don non réciproque » (contrat gratuit ou unilatéral)[62]. En tenant compte de ces deux grandes variétés du contrat, la théorie de l’économie du contrat se veut réaliste et solidariste par opposition à l’idéalisme et à l’individualisme exacerbant que l’on reconnaît à une certaine conception psychophilosophique du contrat.

3 L’enrichissement de l’analyse juridique du contrat par l’analyse économique et sociologique

En tant que théorie réaliste de l’interprétation du contrat, la théorie de l’économie du contrat prône un certain enrichissement de l’analyse juridique du contrat par l’analyse socioéconomique (3.2) en dépassement de l’analyse psychophilosophique dans laquelle le droit moderne a embrigadé le contrat (3.1).

3.1 Le dépassement de l’analyse philosophique et psychologique du contrat

Le contrat du Code Napoléon de 1804 et de ses rejetons ont fortement subi l’influence de la psychologie et de la philosophie libérale de l’époque. La vision psychologique du contrat se révèle notamment par la place de choix réservée à l’individualisme et à l’unilatéralisme dans l’entendement du contrat où les codificateurs ont fait du consentement une condition de validité plutôt que l’accord de volontés en lui-même. Ce dernier n’est à vrai dire qu’une pure vue de l’esprit où l’on se convainc, par un rationalisme idéaliste et dogmatique, que des entités subjectives, psychologiques et immatérielles comme la volonté se sont métaphysiquement « rencontrées et accordées ». Cependant, à la différence du consentement, donnée purement subjective qui a une dimension monologique, l’accord de volontés, en dépit de ses origines et relents psychologiques, constitue davantage une donnée intersubjective. Matérialisé objectivement par l’économie du contrat, il présente ipso facto une certaine dimension dialogique, empirique et même sociologique. La vision psychologisante du contrat se poursuit aujourd’hui à travers la primeur désormais accordée à des notions élastiques à contenu psychomoral variable telles que l’intégrité du consentement, la moralité, la justice, la loyauté, la bonne foi, le dol, le raisonnable, les attentes légitimes, etc., dont la manipulation jurisprudentielle crée des situations d’incertitude contractuelle[63]. En outre, l’individualisme triomphant y est également entériné par un présupposé conflictuel conduisant à analyser le contrat comme une lutte sans merci d’intérêts opposant les parties où le faible, à défaut d’être surexploité par le fort, doit être protégé[64]. Cela tend à jeter l’anathème par instrumentalisme sur l’idée d’un solidarisme contractuel[65], alors même que le contrat, du latin contractus de contrahere, signifie « réunir » ou « rassembler ». Voilà une thèse antagonique qui se révèle aussi séduisante pour autolégitimer la rhétorique interventionniste, prétendument protectionniste et égalitariste du législateur-juge[66] qu’impuissante à fonder les contrats gratuits ou unilatéraux où il n’y a qu’un seul intérêt, du moins matériel, en cause. Elle correspondrait également à une conception contractuelle archaïque et purement transactionnelle, oublieuse de cette réalité phénoménale contemporaine que constitue le contrat relationnel privilégiant le solidarisme et la coopération plutôt que l’individualisme, la domination et l’opposition d’intérêts[67]. La vision unilatéraliste du contrat qui s’ensuit s’observe à travers la proéminence et la prééminence de l’obligation sur le contrat lui-même (conventio ou accord de volontés) considéré comme une simple promesse (promise de la common law)[68] ou la stipulatio romaine, voire l’engagement du débiteur caractéristique du contrat-obligation[69].

La conception psychologiste et individualiste du contrat par le Code Napoléon trouve d’ailleurs son aboutissement paroxysmique dans la théorie philosophique fort contestée de l’autonomie de la volonté[70] qualifiée, non sans raison, de « sa philosophie primordiale, sinon sa pensée unique[71] ». Une théorie où le dogme de l’autonomie de la volonté est érigé en « philosophie du contrat » et en une « théorie de philosophie juridique » par laquelle les codificateurs ont entendu faire de la volonté individuelle, législatrice autosuffisante de sa propre loi, le principe fondamental du contrat[72]. C’est d’ailleurs cette conception philosophiste et dogmatique du contrat, subissant largement l’influence des idéaux de liberté et d’égalité véhiculés dès le xviiie siècle par l’École du droit naturel, par la philosophie des Lumières, par la pensée économique libérale, par la doctrine rousseauiste du contrat social, voire par la philosophie kantienne moraliste, etc.[73], qui a été à l’origine d’une vraie fausse crise du contrat[74] en proie aux transformations socioéconomiques[75]. Car force est de constater qu’il s’agissait plus d’une crise des fondements philosophiques du contrat durement éprouvés depuis lors par la pratique contractuelle, que d’une crise du contrat lui-même, qui a le vent en poupe avec le phénomène quasi irréversible de la contractualisation massive de la vie sociale et même de la production normative à notre époque moderne et postmoderne[76], laquelle conditionne un renouvellement épistémologique de l’analyse du phénomène contractuel.

3.2 L’approfondissement de l’analyse juridique du contrat par l’analyse économique et sociologique

Pour sortir le droit de son isolationnisme dogmatique, nombre d’études relativement récentes plaident pour un certain renouvellement de ses perspectives d’analyse et celles du droit des contrats en particulier à travers le prisme des autres sciences sociales dites réalistes, à l’instar de l’économie et de la sociologie[77]. C’est la fameuse thèse du trait d’union « droit et société[78] » et « droit et économie[79] » dans le sillage de l’interdisciplinarité de la recherche juridique en sciences sociales. Une théorie de l’économie du contrat ne peut donc rester en marge de ce vent de renouveau dans l’analyse juridique du contrat[80], et ce, d’autant plus que la diversité des points de vue de chaque observateur dans son univers disciplinaire ne peut que concourir à une meilleure compréhension du phénomène contractuel : échange de consentements pour le juriste, échange de valeurs pour l’économiste, signification de l’échange pour le sociologue, acte de langage ou de communication pour le sémioticien, etc. Une telle théorie prône dès lors un certain enrichissement de l’analyse juridique du contrat par l’analyse économique et sociologique du phénomène contractuel. Ainsi, elle ne considère pas le contrat comme une donnée strictement juridique et encore moins psychophilosophique, mais plutôt comme une donnée, mieux une opération socioéconomique[81]. À ce titre, l’approche théorique de l’économie du contrat, bien qu’elle fasse appel à l’analyse économique et sociologique du (droit du) contrat, veut montrer schématiquement en quoi une théorie de l’économie du contrat se rapproche, tout en se distanciant diamétralement de certaines théories ou de paradigmes économiques et sociologiques qui ont jalonné le gigantisme de la théorie générale du contrat.

Sur un plan épistémologique, la théorie de l’économie du contrat est une triple conception juridique (et non panjuridique), économique (et non économiciste) et sociologique (et non sociologiste) du contrat. Puisque l’économie du contrat est une notion juridique qui « ne doit rien aux travaux des économistes[82] », contrairement à ce que pourrait laisser présupposer sa dénomination, la théorie de l’économie du contrat et son paradigme de contrat-opération ne sont pas des avatars de cet effet de mode contemporain que constituent l’économisme juridique[83] et, par effet contagion, l’économisme contractuel. Elle s’éloigne de cette conception instrumentale du phénomène contractuel n’appréhendant le contrat qu’à l’aune des seules données économiques (échange des valeurs en particulier)[84] et, pis encore, de l’efficience économique, à l’instar des théorèmes nobélisés des incitations de Leonid Hurwicz, d’Eric Maskin et de Roger Maerson (2007)[85], des coûts de transaction de Ronald Coase (1991)[86], des échanges transactionnels, discrets (ou contrats complets) et des échanges relationnels (ou contrats incomplets) de Ian Roderick Macneil[87] et d’Oliver Eaton Williamson (2009)[88], etc. Tous ces théoriciens défendent un arraisonnement du contrat par l’économie[89] en raisonnant comme si les contrats gratuits ou unilatéraux du droit civil n’étaient pas des contrats au même titre que les contrats onéreux, instrument privilégié de l’économie de marché. Ce paradigme contractuel parcellaire et unipolaire dit du contrat-échange (sunallagma, permutatio ou do ut des) apparaît notamment sous la plume de Ghestin[90], de Jean-Michel Poughon[91] et de bien d’autres qui, par l’influence de l’idée de consideration ou de bargain de la common law sur le droit civil, réduisent le contrat, à l’image des économistes, à un échange de valeurs, au grand dam des contrats gratuits qui constituent pourtant une bonne frange de la théorie générale du contrat. Cette thèse conduit « à considérer le contrat comme une opération économique, fondée avant tout sur l’exécution réciproque des prestations plutôt que l’échange de consentements[92] ». Les économistes et les juséconomistes entendent ainsi substituer l’échange de consentements (futilités) à l’échange de valeurs (utilités) selon une formule de Ghestin : « Le contrat apparaît davantage comme un échange de prestations que comme un échange de consentements ; échange du superflu contre le nécessaire[93]. »

Loin de cet économisme juridique propagé par les partisans de Bentham et de Posner refugiés dans l’analyse économique du droit[94], dont Ejan Mackaay et Stéphane Rousseau[95] sont les défenseurs au Québec, le contrat-opération de la théorie de l’économie du contrat n’est guère une conception utilitariste du contrat. Bien au contraire, elle préconise d’« éviter l’utile jusqu’à la tentation du futile[96] », en se gardant de pousser outrancièrement par l’esprit imaginaire d’un homo oeconomicus les impératifs économiques de rationalité, d’efficacité[97] et d’utilité à leur paroxysme (doctrine de l’économicité), au point d’en faire des impératifs juridiques comme cette autre théorie de « l’utile et le juste » de Ghestin. Ce dernier, par minimalisme de la volonté des parties, au nom de l’utilité sociale et au mépris de l’utilité personnelle, requiert au juge de faire exécuter, par respect de la force obligatoire conférée par le droit positif même un contrat devenu inutile pour l’une des parties parce qu’il est utile pour l’autre et la société[98]. La théorie de l’économie du contrat constitue autant une conception volontaire (et non volontariste), utilitaire (et non utilitariste) et philanthropique (et non philanthropiste) du contrat. Elle reconnaît le rôle plus ou moins prépondérant de la volonté, de l’intérêt ou de l’utilité et de la libéralité dans le contrat puisque celui-ci, en tant qu’opération socialement et individuellement utile, peut, au gré de la volonté des parties, renfermer une dimension tant économique que philanthropique. Dans une visée certes solidariste « faisant du contrat un acte de solidarité entre les parties[99] », qu’expriment les idéaux d’affectio contractus, d’animus cooperandi et de jus fraternitas taxés parfois d’utopiques[100], la théorie de l’économie du contrat considère qu’il est de l’intérêt supérieur de l’opération contractuelle et des parties que celles-ci coopèrent au mieux de leurs intérêts[101] en vue de sa réalisation, surtout dans les contrats à exécution successive (ou contrats relationnels de Macneil ou échanges incomplets des économistes)[102], quitte à se répartir les risques en cas d’imprévision[103]. Et ce, sans pour autant demander aux contractants de se comporter en bon Samaritain en surestimant, par un philanthropisme illusoire comme spéculatif et conceptuel, la part du don dans l’opération contractuelle, dans une conception anthropologique et socialisante du contrat qui consiste à voir le don partout dans le contrat, même les contrats à titre onéreux, comme l’a fait Marcel Mauss dans sa théorie totalitaire du don[104]. Ce dernier et ses adeptes, en particulier le Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (MAUSS), ont pu qualifier de façon brumeuse les contrats onéreux de « don réciproque », de « don-échange », de « contre don » ou de « don à l’envers » qui suppose une obligation de donner, de recevoir et de rendre[105]. Ils ont ainsi sécrété une thèse d’ubiquité du don qui n’a cependant pas manqué de trouver un écho favorable chez certains juristes théoriciens contemporains[106]. À l’autre extrémité, aux antipodes du don, nous prenons également nos distances avec Pimont qui ne conçoit son modèle de contrat-opération qu’à l’aune de la seule opération économique et donc des contrats onéreux[107]. Cela équivaut, somme toute, au réductionnisme du contrat-échange de Ghestin méconnaissant les figures contractuelles qui n’opèrent pas formellement un échange de valeurs (contrats de société, de copropriété, d’indivision, d’association, de prêt à usage, de dépôt, de mandat, de cautionnement, etc.)[108]. Le « contrat-opération économique », ou contrat-échange, conduit surtout à occulter l’idée de l’opération philanthropique consubstantielle des contrats gratuits ou de bienfaisance qui ne supposent aucun échange de valeurs, si ce n’est un transfert unilatéral.

Sur un plan idéologique, bien qu’elle soit née d’une notion prétorienne et donc de droit positif, la théorie de l’économie du contrat ne constitue pas pour autant une conception idéologiste comme positiviste et panjuridique du contrat, qui consiste pour les juristes dogmaticiens à s’autoreconnaître le monopole du contrat et de son étude en voyant le droit partout dans le contrat et à réduire tout le contrat au droit (étatique). Elle ne constitue pas non plus une conception antijuridique du contrat qui consiste à léviter et à conjecturer que « l’idéal-type du contrat selon l’économiste ne prévoit au mieux pour le droit qu’un rôle subsidiaire […] La position de l’économiste sur le contrat repose sur la construction d’un monde de référence où le droit est inutile […] l’analyse économique du droit (des contrats) est une bâtisse imposante dont les fondations, sinon les étages supérieurs, reposent sur le rêve, par les économistes, d’un monde sans droit[109] ». Cette négation du droit par l’économiste n’est pas sans rappeler l’hypothèse du non-droit soutenue par Jean Carbonnier dans sa sociologie du non-droit[110] ou « sociologie du droit sans le droit », pour reprendre les termes d’un autre juséconomiste[111]. Dans une conception sociologiste en effet, Carbonnier a relevé que certains « petits contrats » (transport bénévole, vente de légumes au détail, prêt, dépôt, jeu, mandat, cautionnement, transaction) n’étaient dès l’origine que des actes de bienfaisance ou services d’amis (pactes ex amicitia) insusceptibles de faire l’objet de contrats juridiquement obligatoires[112]. Cette hypothèse de contrats de non-droit a été reprise de façon pointilleuse par Jean-Guy Belley à travers la notion de contrats « hors-droit » (contrats en deçà du droit et contrats au-delà du droit). Si ce dernier, dans le sillage du « droit social » de Georges Gurvitch[113], a certes eu le mérite de resituer par réalisme le contrat dans le contexte du pluralisme juridique (de type sociologique)[114], ou du pluralisme normatif qualifié d’internormativité ou d’interlégalité[115], c’est son postulat d’une « déjuridicisation » du contrat postmoderne à travers le paradigme de l’indépendance contractuelle[116] qui interroge cependant. L’indépendance (contractuelle) signifiant, selon Belley, une « liberté sans règle » au même titre que la souveraineté étatique par dépassement de l’autonomie (contractuelle) en tant que « liberté civile soumise à des règles [juridiques] librement acceptées[117] », il y a bien l’ombre de l’antidroit qui se profile dans le non-droit, même si Belley s’en est défendu, tout comme son prédécesseur Carbonnier[118]. Sinon, comment concevoir que la volonté créatrice d’effets juridiques (contracting in) que l’on veut aussi créatrice d’effets non juridiques (contracting out) ne puisse plus, dans une logique a pari, créer des effets antijuridiques (contracting against) ? La volonté ne doit avoir que le pouvoir de créer les effets juridiques. Elle ne saurait créer des effets non juridiques et encore moins antijuridiques. Lui conférer un tel pouvoir reviendrait à entériner dangereusement la mise à mort prochaine du droit dans le monde des contrats avec toutes les dérives que cela comporte. Et s’il advenait que le droit lui confère un tel pouvoir, serait-on encore dans la sphère du non-droit ou du contrat hors-droit ?

Sur un plan disciplinaire, la théorie de l’économie du contrat et son contrat-opération sont davantage une conception qui reconnaît dans un pluralisme épistémologique à la fois la part et l’apport du droit, de la psychologie, de la philosophie, de l’économie, de la sociologie, etc. dans le contrat et l’étude du phénomène contractuel[119], sans toutefois mésestimer, surestimer ou vassaliser l’un au profit de l’autre[120]. D’un point de vue normatif, cette conception ne saurait également s’abstraire de la coexistence des normes étatiques et non étatiques dans la vie du contrat. C’est pourquoi elle marque dès lors l’affranchissement de l’étude du contrat restée trop longtemps sous le joug d’un panjuridisme étatique aux versants psychophilosophiques.

Conclusion

Cette nouvelle étude sur l’économie du contrat consistait à jeter les bases d’une théorie naissante de l’économie du contrat issue d’une systématisation doctrinale de la notion dans l’office du juge contemporain. Se conçoit ainsi une théorie réaliste d’interprétation du contrat selon laquelle la satisfaction de la volonté commune des parties à l’aune de l’équilibre et de la finalité du contrat doit être au centre des préoccupations de la théorie générale du contrat qu’elle cherche à révolutionner du dedans comme du dehors. À ce titre, la théorie de l’économie du contrat, de par son éclectisme, fait montre d’apports épistémologiques certains à la théorie classique et néoclassique du contrat, dont elle entend non pas contester la survivance, mais bien transcender et approfondir d’une tendance contractuelle dont la jurisprudence se veut aujourd’hui le chantre : le contrat-opération en rupture avec le contrat-obligation, produit de l’idéalisme et de l’individualisme psychophilosophiques du Code Napoléon.

L’intérêt épistémologique de la notion d’économie du contrat se décline dès lors selon une triple dimension normative, méthodologique et théorétique. Sur le plan normatif, l’économie du contrat constitue cette norme privée produite par le contrat qui fait désormais partie intégrante de l’ordre juridique et qui doit être respectée par les parties et les tiers, y compris le juge et le législateur tenus par la situation juridique ainsi créée. Sur le plan méthodologique, l’économie du contrat conditionne les parties et les juges de fond à interpréter le contrat comme une opération globale destinée à remplir une fonction socioéconomique et les incite à adapter au besoin l’équilibre initial des prestations au changement des circonstances. Sur le plan théorétique, les orientations normatives et méthodologiques de l’économie du contrat permettent d’aboutir à une conception originelle du contrat en tant qu’artéfact social, dont une saine compréhension commande de transcender les cloisons disciplinaires entre le droit et les autres sciences sociales. Cette approche de l’économie du contrat, sans rompre le cordon ombilical qui la lie au droit positif et à l’approche systématico-fonctionnaliste, ressortit davantage de la théorie (du droit) des contrats en restant plus attentive à l’analyse psychologique, philosophique, économique et sociologique du contrat, sans pour autant pécher par psychologisme, moralisme ou philosophisme, à l’instar de la théorie classique, ni par économisme sauvage ou sociologisme aveugle, à l’instar de la théorie néoclassique[121]. C’est l’exemple même d’un pluralisme épistémologique qui consiste pour un sujet-connaissant à se départir d’une vision unidisciplinaire ou autopoïétique et à analyser l’objet-contrat observé à travers le prisme de l’interdisciplinarité, tout en gardant une certaine rupture épistémologique et neutralité axiologique.

À rebours de ces théories et paradigmes tendant à juridiciser, à psychologiser, à philosophiser, à moraliser, à économiciser ou à sociologiser le contrat, une théorie de l’économie du contrat aiderait à repenser le contrat en tant que phénomène pluriel et pluraliste, et ce, en dépassant par conciliation autant les cloisons disciplinaires et idéologiques que des dichotomies stériles en théorie générale du contrat, telles que volontarisme et économisme, subjectivisme et objectivisme, individualisme et solidarisme, composantes théoriques indissociables et complémentaires qui permettent de rendre compte de la complexité croissante du phénomène contractuel dans sa réalité contemporaine[122]. L’approche théorique dans une visée a-dogmatique tire ainsi parti de l’éclectisme que nécessitent les théories générales du droit et du contrat aujourd’hui pour assurer leur efficacité sans cesse mise à mal par les transformations socioéconomiques de la modernité et de la postmodernité. Encore au stade de son enfance intellectuelle, où ses fondements devront être passés au crible de la doctrine ou être éprouvés par la pratique contractuelle souvent récalcitrante aux théories, une théorie de l’économie du contrat pose certainement plus de questions qu’elle n’en résout. S’agit-il d’une prénotion, d’une notion juridique ou d’une théorie ? En tout état de cause, son but n’est pas de proposer des solutions de doctrine constituée, mais de renouveler la réflexion sur une possible révolution tranquille qui se meut actuellement en théorie générale du contrat sous l’égide du pouvoir prétorien.