Article body

La justification de la création d’institutions pénales internationales, telles que la Cour pénale internationale (CPI), résulte de l’échec traditionnel des États où les crimes ont eu lieu, ou dont l’auteur est ressortissant, de mener des enquêtes et des poursuites à l’égard de ces infractions du droit international. Les juridictions pénales internationales incarnent la résolution de la communauté internationale de lutter contre l’impunité à l’égard des « crimes les plus graves qui touchent à l’ensemble de la communauté internationale », puisque ces derniers « menacent la paix, la sécurité et le bien-être du monde » et qu’ils « heurtent profondément la conscience humaine[1]. »

Le même raisonnement explique le développement du principe de la compétence universelle. Cette doctrine énonce que tout État peut exercer sa compétence pénale pour les crimes internationaux les plus graves, et ce, même si, au moment de la commission, le crime n’avait pas de lien territorial ou national avec l’État en question.

En effet, la compétence universelle est basée sur l’idée que certains crimes — notamment le génocide, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre, les disparitions forcées et la torture — sont d’une gravité tellement exceptionnelle qu’ils nuisent aux intérêts fondamentaux de la communauté internationale dans son ensemble. Dès lors, chaque membre de la communauté internationale a le droit — ou l’obligation, comme nous le verrons — de s’assurer que de tels crimes ne restent pas impunis. La compétence universelle pourrait bien être, « together with the exercise of jurisdiction by international criminal courts and tribunals[,] the only vital alternative to the impunity resulting from insistence on jurisdiction by the territorial or national state[2] ».

Entre la responsabilité du Canada de punir les auteurs de crimes internationaux et sa responsabilité, issue du droit international des réfugiés, de refuser l’asile aux mêmes personnes[3], le droit international pénal pénètre le droit canadien par deux voies distinctes, celles du droit des réfugiés et du droit criminel, branches du droit aux objectifs parfois antinomiques, parfois complémentaires. L’art de juger ce droit nouveau et complexe, qui se déploie ainsi sur deux scènes sous les feux du droit international, réside dans le développement croisé, mais cohérent, des principes relatifs aux définitions des crimes, aux modes de participation aux infractions et aux défenses. Le juge LeBel a contribué de façon importante à ce développement harmonieux en participant à la signature du jugement de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)[4], qui posera des jalons importants de l’application moderne du droit international pénal en droit canadien, et en cosignant avec le juge Fish l’important arrêt Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration)[5], qui portait sur les modes de participation aux infractions dans un contexte d’exclusion en droit des réfugiés. L’arrêt de la Cour d’appel du Québec Munyaneza c. R., qui constitue la première décision d’une cour d’appel au Canada sur la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre[6], devient un important précédent lorsque le juge LeBel et deux collègues refusent l’autorisation d’en appeler à la Cour suprême[7]. L’interaction entre le droit international pénal et le droit canadien, tant en droit pénal qu’en droit des réfugiés, a fait et fera l’objet d’analyses qui permettront une évolution cohérente du droit substantiel ou procédural lié à ces applications canadiennes du droit international[8].

Cela étant, au-delà du strict droit applicable, la pénétration des obligations du droit international dans le droit canadien appelle une réflexion d’un autre ordre sur le recours à l’un ou l’autre des outils juridiques — les poursuites pénales ou l’exclusion en droit des réfugiés (ou le renvoi en droit de l’immigration) — en présence de présumés criminels de guerre sur le territoire. Ce que nous remarquons aujourd’hui est très peu différent de ce qui se passait il y a 20 ans après la débâcle de la poursuite dans l’affaire R. c. Finta[9] : on préfère prendre des mesures liées à l’immigration, et les poursuites pénales sont rarement une option. Le présent texte se veut une réflexion sur les obligations et les responsabilités des États tiers comme le Canada, c’est-à-dire les États autres que ceux où des crimes internationaux ont été commis ou dont l’auteur présumé est ressortissant, quant à la lutte contre l’impunité des crimes internationaux. À la lumière de l’expérience canadienne, nous prêterons attention particulièrement aux victimes de ces crimes qui se trouvent en des contrées lointaines, peut-être victimes une seconde fois en raison d’une utilisation limitée du droit applicable et d’une vision très « stato-centrée » des États tiers quant au rôle qui est le leur dans cette lutte qui se veut et se doit d’être globale.

En effet, la justice pénale, à l’égard de certaines infractions graves de droit international, est davantage fondée sur l’idée de répression. Toutefois, l’attention initiale accordée à l’auteur dans le contexte global de la « lutte contre l’impunité » a progressivement laissé plus de place pour les victimes. La CPI et les autres juridictions internationales ou internationalisées octroient désormais aux victimes non seulement un droit de participation aux poursuites[10], mais peuvent également accorder un droit à des réparations[11]. De manière implicite, tout au moins, le Statut de Rome de la Cour pénale internationale reconnaît que la juridiction internationale doit pallier, dans une certaine mesure, le manque de volonté ou l’incapacité probable de l’État territorial à remplir ses obligations envers les victimes. Son rôle, foncièrement répressif, s’inscrit tout de même dans une idée de justice plus réparatrice.

Dans le cas où des États tiers exercent leurs responsabilités dans une lutte globale contre l’impunité, le rôle et les besoins des victimes ont été négligés. La participation des victimes à la procédure pénale dépend du système juridique interne de l’État, de sorte que, par exemple, les pays de tradition de common law laissent très peu de place aux victimes en dehors de leur rôle de témoins potentiels[12]. Les coûts et la complexité des poursuites pénales basées sur le principe de la compétence universelle font que ces dernières sont très sélectives, ce qui peut paraître contradictoire avec l’objectif d’utiliser les systèmes nationaux en vue de combler l’« espace d’impunité » laissé par les échecs des autres systèmes nationaux ainsi que l’incapacité des juridictions pénales internationales à faire face à l’immensité de la tâche. La justice répressive dans les États tiers apparaît alors quasiillusoire pour les victimes. En outre, la réparation est le parent pauvre du régime juridique relatif à la compétence universelle pour les victimes. En effet, faute d’obtenir l’engagement de poursuites pénales contre les auteurs présumés, les victimes ne peuvent pas non plus trouver de réconfort au sein de programmes de réparation ayant pour objet, par exemple, leur réhabilitation physique ou psychologique, du soutien matériel ou des mesures collectives de compensation.

Nous analyserons donc dans les pages qui suivent les obligations des États tiers en vertu du droit international concernant la responsabilité pénale individuelle à l’égard des crimes internationaux. En utilisant le Canada comme exemple, nous nous pencherons sur le dilemme auquel les pays tiers doivent faire face relativement à la mise en oeuvre de leurs obligations, à savoir qu’ils ne peuvent pas poursuivre tous les présumés criminels de guerre présents sur leur territoire, et que les autres mesures existantes — par exemple, l’expulsion vers le pays d’origine — ne sont pas entièrement satisfaisantes tant du point de vue du droit international que du point de vue des victimes. Enfin, nous proposerons une réflexion sur ce qui pourrait être appelé une « justice universelle alternative », ou des formes innovantes de justice qui reconnaîtraient l’impossibilité intrinsèque de présenter tous les suspects potentiels de crimes internationaux présents sur un territoire d’un État tiers devant un tribunal pénal, tout en prenant en considération les principes fondamentaux de la justice, de l’imputabilité et de la réparation.

1 La compétence universelle : (quelques) obligations découlant du droit international

Au coeur du système mis en place par la CPI afin d’assurer la responsabilité pour les crimes internationaux se trouve le principe de la complémentarité. Les États ont la responsabilité première de poursuivre les responsables d’un génocide, de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. Les poursuites nationales sont appelées à jouer un rôle de plus en plus important dans le système global mis en place en vue de lutter contre l’impunité des individus responsables de tels crimes.

Pour tenir la promesse du nouveau système de justice pénale internationale, il apparaît essentiel que les États soient à la fois capables et désireux de juger les individus accusés de crimes internationaux, peu importe où ces crimes ont été commis et quelle que soit la nationalité de leur auteur ou des victimes. De toute évidence, les politiques des États concernant la poursuite des criminels de guerre doivent être principalement guidées par les obligations juridiques qui les lient. Cependant, à cet égard, il existe un fossé entre la promesse du nouveau système de justice pénale internationale, qui place les États comme les premiers détenteurs d’obligations afin d’assurer la reddition de comptes pour les crimes internationaux, et les obligations réelles découlant du droit international sur ce point.

Le Statut de Rome, dans son préambule, et conséquemment à l’application du principe de la complémentarité (art. 1 et 17), prévoit la responsabilité pour les États parties de poursuivre les crimes internationaux qui y sont visés. La Chambre d’appel de la CPI a reconnu le « devoir de chaque État de soumettre à sa juridiction criminelle les responsables de crimes internationaux[13] ». Toutefois, il n’existe aucune obligation explicite au sein du Statut de Rome pour les États parties d’établir leur compétence à l’égard de ces crimes, et encore moins d’obligation basée sur l’universalité[14]. Cependant, indépendamment de l’absence d’une obligation claire sur ce point dans le Statut de Rome, de nombreux États ont profité de la ratification de cet instrument pour modifier leur législation nationale afin d’accorder à leurs tribunaux nationaux la compétence de juger ces crimes, y compris sur la base du principe de l’universalité[15], ce qui respecte l’esprit du Statut de Rome et permet une pleine mise en oeuvre des principes au coeur du système mis en place par la CPI.

Certains autres traités, quant à eux, prévoient incontestablement une obligation de poursuivre ou d’extrader (aut dedere aut judicare) à l’égard de certains crimes relevant de la compétence de la CPI. Notons que l’obligation aut dedere aut judicare est distincte du principe de compétence universelle, mais qu’elle le chevauche dans une certaine mesure. En pratique, lorsque la règle aut dedere aut judicare s’applique, l’État sur le territoire duquel le suspect se trouve doit s’assurer que les juridictions sont capables d’exercer toutes les formes possibles de compétences prévues par le droit international, y compris la compétence universelle.

À l’exception notable de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, qui prévoit toutefois un devoir concernant l’extradition[16], l’obligation d’extrader ou de poursuivre est exigée pour les infractions graves aux conventions de Genève[17] ou au Protocole additionnel I[18] ou à tous ces textes (au sujet de certains crimes de guerre commis au sein d’un conflit armé international), ainsi que pour des crimes contre l’humanité faisant l’objet d’une convention spécifique, notamment les disparitions forcées[19] et la torture[20]. Pour l’application de ces obligations découlant de traités, la Cour internationale de justice (CIJ) a confirmé, dans un jugement important sur la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, que « l’extradition est une option offerte par la convention à l’État, alors que la poursuite est une obligation internationale, prévue par la convention, dont la violation engage la responsabilité de l’État pour fait illicite[21] ». Cependant, de nombreux crimes relevant de la compétence de la CPI ne sont pas couverts par une obligation conventionnelle d’extrader ou de poursuivre, comme le génocide, de même que divers crimes contre l’humanité et les crimes de guerre qui ont été commis lors d’un conflit armé non international.

Le droit international coutumier pourrait également imposer une telle obligation. À nos fins, il suffit de dire que l’opinion majoritaire semble être que les États ont le droit, mais non l’obligation, de faire valoir la compétence universelle à l’égard de tels crimes[22]. En effet, l’obligation en droit international d’extrader ou de poursuivre les présumés criminels internationaux paraît limitée aux traités que les États ont ratifiés et prévoyant une telle obligation, par exemple, la Convention contre la torture ou les conventions de Genève, mentionnées précédemment.

Par conséquent, à l’heure actuelle, il semble y avoir un écart en droit international concernant l’obligation d’exercer la compétence universelle à l’égard de certaines catégories de crimes relevant de la CPI. Devant ce possible décalage, qui conduit à une incohérence probable dans l’approche quant à différents types de conduites universellement condamnées, les États peuvent adopter l’une des deux approches suivantes : exploiter l’écart, et donc justifier l’inaction ou la sélectivité, ou encore combler l’écart et appliquer la même règle ou l’obligation à tous les crimes relevant de la CPI.

Il est intéressant de noter que certaines législations nationales ou lignes directrices sur l’exercice de la compétence universelle font une mention spécifique des obligations d’un État relativement à l’objectif global de lutte contre l’impunité. Par exemple, la législation sud-africaine prévoit que « the international obligations incumbent on the Republic are a priority consideration in the exercise of prosecutorial discretion[23] ». La Cour constitutionnelle a reconnu l’obligation des autorités d’enquêter[24], une puissante confirmation judiciaire de l’impact que peut avoir en pratique la réelle prise en considération des responsabilités des États dans la lutte internationale contre l’impunité.

Au Canada, les obligations internationales sont prétendument prises en considération dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire relatif aux décisions de poursuivre ou non un auteur présumé d’un crime prévu dans la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre[25]. Les deux premières poursuites en vertu de cette loi, soit les cas des arrêts Munyaneza et Mungwarere, concernaient le génocide et des crimes contre l’humanité, ainsi que des crimes de guerre commis lors d’un conflit armé ne présentant pas de caractère international. Ces poursuites sont des indications positives de l’approche non sélective des autorités judiciaires canadiennes à l’égard des crimes internationaux dont les auteurs peuvent être poursuivis sur la base de la compétence universelle. Les autorités politiques n’ont toutefois pas hésité à exploiter l’écart : « Canada is not the UN. It’s not our responsibility to make sure each one of these [alleged war criminals present in Canada] faces justice in their own countries[26]. » Clairement, la légèreté des obligations internationales peut fournir une puissante justification au manque de volonté politique.

En juillet 2011, dans un geste audacieux afin de prouver que le Canada n’est pas un refuge pour les auteurs présumés de crimes internationaux, les autorités canadiennes ont diffusé publiquement une liste de 30 demandeurs d’asile rejetés, en sollicitant l’aide du public dans la chasse aux fugitifs[27]. Les autorités canadiennes avaient des motifs raisonnables de croire que les 30 suspects avaient commis un génocide, des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité ou en avaient été complices, mais elles n’avaient pas l’intention de les poursuivre après leur arrestation. En effet, les 30 personnes ont été soumises à une mesure de renvoi du Canada. À noter que la plupart des audiences en matière d’immigration et d’interdiction de territoire de réfugiés sont tenues à huis clos, que les victimes de ces présumés contrevenants ne disposent pas d’un mot à dire dans le processus d’expulsion et qu’elles ne peuvent pas exprimer leurs objections quant au renvoi de leurs bourreaux dans des pays où ils seront rarement traduits en justice pour leurs actions.

L’approche du Canada met en exergue la délicate mise en oeuvre de la compétence universelle dans la pratique et illustre un épineux dilemme relatif au rôle que les pays tiers peuvent jouer afin de garantir la justice à l’égard des crimes internationaux.

2 Le dilemme de la poursuite ou de l’expulsion : la réalité insatisfaisante de la compétence universelle

As Cesare Beccaria stated as long ago as 1764, « the conviction of finding nowhere a span of earth where real crimes were pardoned might be the most efficacious way of preventing their occurrence » and thus ensuring respect for the rule of law[28].

C’est en effet la promesse du principe de la compétence universelle, de l’obligation d’extrader ou de poursuivre, ainsi que la création de juridictions pénales internationales. Le résultat final pour l’auteur présumé d’un crime international devrait être une enquête pénale et une poursuite, et ce, indépendamment de l’État dans lequel il se trouve.

De nombreux États ont adopté une politique agressive du type « aucun refuge sûr » (no safe haven) afin de veiller à ce que leurs frontières n’accueillent pas de criminels internationaux. Les politiques englobent de nombreux recours, à la fois pénaux et administratifs, qui, au Canada par exemple, peuvent être regroupés en trois catégories. La première a pour objet d’empêcher l’admission au Canada de personnes qui sont ou qui ont été impliquées dans des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité ou dans un génocide. Cela inclut le refus de visa et les refus aux points d’entrée. Cette mesure efficace a permis d’empêcher au moins 2 000 personnes soupçonnées d’être impliquées dans des crimes internationaux d’entrer au Canada[29]. Les deux autres catégories sont applicables une fois que la personne suspecte est entrée ou vit au Canada, ce qui est particulièrement important pour la réflexion proposée ici. Ainsi, la deuxième catégorie comprend des mesures plus répressives, y compris la poursuite au Canada en vertu de la Loi sur les crimes de guerre, l’extradition vers un gouvernement étranger et la remise à un tribunal international. La troisième catégorie, quant à elle, comporte les autres voies de recours, qui sont davantage axées sur l’intérêt national que sur la répression à l’encontre des auteurs présumés de crimes, à savoir : la révocation de la citoyenneté en vertu de la Loi sur la citoyenneté[30] et l’expulsion en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés[31], l’exclusion de la protection offerte par la Convention relative au statut des réfugiés, de même que la demande pour irrecevabilité et le renvoi du Canada en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

Selon le douzième rapport annuel du Programme canadien sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, rapport publié en mars 2011, 527 personnes ont été renvoyées et 2 individus ont été poursuivis depuis la création du Programme en 1998. Ces chiffres sont éloquents et montrent une évidence qui devrait sans doute être rappelée : l’expulsion ou le renvoi des criminels de guerre du Canada ne peut certainement pas remplacer les poursuites pénales et ne peut pas non plus constituer un substitut à l’extradition[32].

L’utilisation excessive des recours administratifs, tels que l’expulsion et le renvoi du pays, peut aider à atteindre l’objectif du Canada qui est de ne pas devenir un refuge pour les criminels de guerre. En réalité, cette utilisation est peu bénéfique pour tendre vers une finalité plus large, qui est d’assurer la reddition de comptes pour ces crimes, sur le territoire canadien ou à l’étranger.

Alors que le budget global du Programme canadien sur les crimes de guerre est de 78 millions de dollars pour une période de cinq ans (de juin 2005 à octobre 2009), le coût d’une seule poursuite est évalué à plus de 4 millions de dollars[33]. Selon le rapport d’évaluation du Programme produit par le ministère de la Justice du Canada en 2008, « il existe de solides arguments en matière de rentabilité pour justifier l’utilisation limitée des poursuites criminelles, même s’il est possible de réduire à l’avenir les coûts à l’étape de l’enquête[34] ». En réalité, les considérations financières constituent clairement le principe directeur dans la décision du Procureur général de poursuivre ou non. Ce rapport, tout en confirmant que « la décision prise en 2007 par le Comité directeur sur les crimes de guerre de favoriser les recours en matière d’immigration (pour ce qui est de l’affectation des ressources) peut être considérée comme appropriée du point de vue de la rentabilité, compte tenu des coûts apparents des poursuites et des contraintes budgétaires du Programme », affirme en même temps que « les ressources limitées disponibles pour les enquêtes criminelles par rapport au répertoire des cas complexes limitent sérieusement la capacité du Programme à contribuer à l’objectif de refuser le refuge au moyen des recours non civils[35] ». On y conclut donc qu’« il a été largement démontré que le Programme a besoin de ressources financières accrues s’il veut à l’avenir exécuter efficacement la politique sur le refus du refuge[36] ». Nous reviendrons à cela. De toute évidence, les considérations financières peuvent gravement restreindre la capacité des États à remplir leurs obligations internationales.

Il est clair que les États ont un intérêt légitime à maintenir une charge de travail raisonnable, puisant inévitablement dans les ressources publiques. De plus, c’est d’une manière justifiée que les États ont pris en considération ce que Bruce Broomhall appelle « the potential political fallout of universal jurisdiction proceedings[37] ». Bien que les préoccupations politiques et financières ne doivent pas être la priorité par rapport au risque que les présumés responsables restent impunis et relativement à l’étendue des obligations internationales du Canada à cet égard, il doit être reconnu que « [c]oncerns about the potentially real consequences of universal jurisdiction proceedings on interstate relations are not trivial[38] ».

En pratique, les poursuites sur la base de la compétence universelle sont également très complexes. Les autorités chargées des poursuites (et la défense[39]) peuvent faire face à d’importants obstacles en essayant de rassembler des preuves et des témoins, ce qui nécessite la coopération de l’État où les crimes ont été commis, laquelle n’est pas systématique. Qui plus est, tous les cas ne peuvent pas répondre au critère nécessaire de la « perspective raisonnable de condamnation » pour que le Procureur général décide de poursuivre, soit la nécessité qu’il y ait des éléments de preuve permettant de prouver chaque élément nécessaire de l’infraction contre un accusé[40].

Il existe un dilemme apparemment insoluble pour ce qui est des recours à la disposition des autorités afin de faire face aux criminels de guerre présents dans des pays tiers comme le Canada. D’une part, la poursuite et l’extradition — qui sont les recours les plus respectueux des responsabilités internationales des États, sinon des obligations dans tous les cas — sont coûteux, compliqués ou fastidieux. D’autre part, les expulsions et les renvois se révèlent insatisfaisants, car ils n’offrent qu’une version allégée de la justice : il n’y a aucune responsabilité appropriée de l’auteur présumé, pas de satisfaction ni de réparation dans le cas des victimes et très peu de vérité associée aux processus. S’ensuit un débat entre ceux qui appellent à plus de justice — « les idéalistes » — et ceux qui insistent sur le rôle limité des États tiers dans l’effort mondial en vue de mettre fin à l’impunité pour les crimes internationaux — « les pragmatiques[41] ». Une réflexion devrait être davantage poussée dans la recherche de solutions de rechange aux deux positions apparemment inconciliables.

3 La justice universelle alternative ou quelques réflexions préliminaires sur les moyens de sortir du dilemme

Le dilemme auquel les États tiers doivent faire face, dans leurs relations avec les criminels de guerre présents sur leur territoire, est comparable aux limites inhérentes avec lesquelles la justice pénale internationale est aux prises depuis sa création. Considérant que le droit pénal ne peut pas accomplir seul la tâche, étant donné son immensité, pour garantir la justice aux milliers de victimes, et autant de coupables, des mesures alternatives ont été conçues en vue d’atteindre les aspirations à la fois de justice, mais également de réconciliation. On peut citer, par exemple, les commissions de vérité et réconciliation ou encore d’autres mécanismes pour connaître la vérité, comme les formes traditionnelles de justice telles que les tribunaux collaboratifs (Gacaca) au Rwanda.

La « justice transitionnelle » englobe divers recours, y compris la justice pénale, qui se complètent mutuellement vers la réalisation d’une finalité commune. Bien que ces mécanismes aient été essentiellement conçus pour l’État où le crime a eu lieu, très peu de considération a été accordée à la possibilité que des mécanismes similaires soient conçus pour les États tiers, qui sont eux aussi placés devant des défis de taille une fois que les criminels internationaux se trouvent sur leur territoire, où ils vivent souvent au sein de la même communauté que leurs victimes. En utilisant comme exemple l’approche juridique et politique canadienne, nous proposons ci-dessous des réflexions préliminaires à l’égard de mesures « alternatives de justice universelle » qui pourraient peut-être, une fois étoffées, contribuer à minimiser les conséquences insatisfaisantes de la situation actuelle.

3.1 Des ressources accrues pour la poursuite

La première réflexion qui doit être menée est en réalité la plus évidente et la moins « alternative ». Devant la demande accrue faite aux États de contribuer à la lutte contre l’impunité, et considérant que les flux d’immigration requièrent nécessairement que les États s’engagent sérieusement à combler l’« espace d’impunité », la rhétorique des États en matière de justice pour les crimes internationaux doit s’accompagner des ressources correspondantes. Les rapports annuels du Programme canadien sur les crimes de guerre donnent des indications quant aux limites imposées par le budget alloué à ce programme, soit à peu près 15 millions de dollars par an depuis sa création en 1998. Le budget actuel n’a pas tenu compte de « la hausse des traitements ou de l’inflation qui touche les coûts opérationnels ou encore les frais des locaux et du soutien ministériel. Il en découle une réduction importante en dollars réels (corrigés en fonction de l’inflation) de la valeur des fonds disponibles pour toutes les activités du Programme[42]. »

Le budget que le Canada octroie au Programme canadien sur les crimes de guerre doit être proportionnel à l’étendue de ses obligations (et de ses responsabilités) internationales, ainsi qu’à l’authenticité de son engagement envers la justice pénale internationale. Cet engagement doit être dirigé vers le bon fonctionnement des institutions internationales qui ont collectivement été établies à cette fin, comme la CPI, mais il doit également se traduire dans le cas des institutions nationales par leur mise à disposition effective en vue de l’atteinte du même objectif fondamental relatif à la responsabilité pénale. Il est indéniable que « le niveau actuel des ressources du Programme sera insuffisant pour accomplir ses buts à l’avenir[43] ». Cela conduit de nombreuses organisations et plusieurs individus visés à réclamer régulièrement une augmentation du budget ainsi qu’un meilleur leadership du Canada en matière de justice internationale pénale[44]. Le financement permanent accordé au Programme dans le budget fédéral de 2011 a constitué un premier pas dans la bonne direction. Il reste que le confinement des sommes allouées aux poursuites pénales dans le budget d’un programme spécifique destiné aux crimes contre l’humanité et aux crimes de guerre, qui en réserve une large part aux mesures qui ont pour objet d’empêcher l’entrée de personnes soupçonnées d’implication dans des crimes internationaux sur le territoire et aux mesures relatives au droit des réfugiés et au droit de l’immigration, risque de continuer à soumettre les poursuites pénales à des contraintes financières, ce qui n’est pas le cas des poursuites pour les autres crimes. Il est illogique et contre-productif que la décision de poursuivre pour un crime de torture ou d’incitation au génocide, par exemple, qui sont des crimes du Code criminel, ne soit pas limitée par des considérations financières qui n’ont rien à voir avec les critères normalement applicables à l’exercice du pouvoir discrétionnaire des autorités de poursuite en cette matière, alors que la même décision prise en vertu de la Loi sur les crimes de guerre pour des crimes de gravité similaire sera teintée par ces contraintes extrinsèques.

Cela étant dit, il faut reconnaître que, même si les ressources augmentaient de manière significative, de nombreux suspects de crimes internationaux ne pourraient pas être poursuivis, notamment en raison des difficultés d’accès à la preuve. La possibilité d’avoir accès à d’autres voies de recours est inévitable pour pouvoir atteindre les objectifs du Programme canadien sur les crimes de guerre qui sont de garantir à la fois que le Canada n’offre pas un refuge aux criminels de guerre et que l’objectif de lutte contre l’impunité est toujours maintenu.

3.2 Une attitude proactive envers l’extradition et des « expulsions concernées »

Compte tenu des ressources limitées à l’égard des poursuites et en comparaison des coûts peu dispendieux de la procédure d’extradition ou de remise[45], le Canada devrait s’efforcer de promouvoir le recours plus fréquent à de tels moyens. Les actes de procédure de transfert aux tribunaux internationaux, y compris à la CPI, et d’extradition vers des pays tiers, sont bien prévus par la législation, au sein de la Loi sur l’extradition. L’extradition est généralement limitée aux États avec lesquels le Canada a conclu un traité d’extradition ou qui sont désignés en tant que partenaires d’extradition par la législation[46]. L’extradition du Canada se fait habituellement à la demande d’un État tiers ou d’une juridiction internationale.

Le manque de demande ou l’absence d’un traité d’extradition avec un État tiers pourraient être invoqués pour justifier le recours très rare à l’extradition en cas de crimes de guerre[47]. Toutefois, l’absence d’un traité d’extradition n’est pas un obstacle, comme le démontre l’article 10 de la Loi sur l’extradition qui autorise le ministre des Affaires étrangères, avec l’accord du ministre de la Justice, à « conclure avec un État ou une entité un accord spécifique pour donner effet à une demande d’extradition dans un cas déterminé[48] ». En outre, bien que, dans le monde entier, il y ait effectivement peu de demandes d’extradition pour des crimes de guerre[49], rien n’empêche les autorités canadiennes de coopérer activement avec les gouvernements étrangers en vue d’encourager l’extradition lorsque les circonstances le justifient, y compris les obstacles potentiels liés aux procès équitables ou aux problèmes de sécurité. D’ailleurs, le simple fait de partager des informations relatives à la présence d’un présumé criminel de guerre sur le sol canadien peut déclencher un intérêt à demander l’extradition. Cette attitude proactive est clairement compatible avec le principe aut dedere aut judicare discuté précédemment, qui offre une solution de rechange à l’État sur le territoire duquel se trouve un suspect, à savoir poursuivre ou extrader. Ce changement aurait besoin d’une coopération plus explicite entre les acteurs du Programme canadien sur les crimes de guerre et les autorités responsables des questions d’extradition, y compris les Affaires étrangères.

L’actuelle attitude passive des États concernant l’extradition est en contradiction avec l’idée que la coopération interétatique représente la clé de la lutte contre l’impunité des auteurs de crimes internationaux, tout comme en témoigne l’utilisation généralisée des clauses aut dedere aut judicare au sein des traités relatifs aux crimes internationaux. Cependant, et cela est très important, si la poursuite ne peut être authentique et juste ailleurs, le Canada porte la responsabilité juridique et morale de mener les poursuites devant ses tribunaux[50]. D’où l’importance, lorsqu’il existe de réels obstacles à l’extradition, de déployer de véritables efforts en vue de promouvoir les poursuites afin d’éviter de faire de la politique du type « aucun refuge sûr » un concept « stato-centré » devenant un sauf-conduit à l’impunité, aussi longtemps que celle-ci ne se déroule pas « dans notre cour ».

Par ailleurs, dans un même ordre d’idées, selon une compréhension pragmatique des capacités des États tiers à l’égard des poursuites pour les crimes de guerre, lorsque l’extradition est impossible (ainsi que les poursuites), les États comme le Canada devraient s’efforcer d’adopter une approche de collaboration avec les États où l’expulsion ou le renvoi d’un présumé criminel de guerre est considéré. Les « expulsions concernées » — soit, les expulsions où l’État d’envoi a tenté d’assurer que les enquêtes et les poursuites seront entreprises par l’État destinataire — permettraient d’atténuer l’inquiétude légitime des victimes que la grande majorité des présumés criminels de guerre trouvés sur le territoire canadien sont expulsés dans des conditions contraires aux obligations et aux responsabilités incombant à tous les États dans la lutte contre l’impunité des auteurs présumés de crimes internationaux. Le Canada possède une certaine expertise en matière de coopération judiciaire qui pourrait être utile et offerte dans le pays d’où le présumé contrevenant est expulsé. Les autorités canadiennes pourraient ainsi contribuer à la promotion de garanties de non-répétition, par la formation des juges et des procureurs sur la conduite des enquêtes à l’égard des crimes et des procès internationaux et, enfin, offrir le partage de preuves recueillies au Canada sur un cas spécifique, par exemple.

D’une manière générale, certains programmes de coopération internationale au Canada pourraient être destinés précisément aux « pays d’expulsion ». Ces mesures contribueraient à ce que les pays de destination des présumés criminels expulsés soient équipés pour mener les enquêtes et d’éventuelles poursuites pénales. La coopération des États dans la formation et l’assistance technique a été reconnue à différents niveaux comme essentielle pour renforcer les systèmes juridiques nationaux et « combler l’écart entre la justice internationale et nationale[51] ».

3.3 Les mesures alternatives de justice focalisées sur la vérité, la réconciliation et la réparation

Dans certains cas, l’expulsion n’est pas une option pour un présumé criminel de guerre, notamment s’il risque la torture dans le pays destinataire. De façon générale, il existe également des situations où l’expulsion n’est probablement pas l’option la plus favorable dans une compréhension holistique de la « justice ». D’une part, en raison de la longueur de la procédure pour les demandes d’asile ou d’immigration au Canada, les individus soupçonnés d’être des auteurs de crimes internationaux peuvent avoir tissé de forts liens familiaux ou professionnels avec le Canada au moment de la délivrance de leur ordonnance de renvoi. Les expulsions ont souvent pour conséquence de briser des structures familiales ou d’engendrer des situations économiques vulnérables, si, par exemple, le délinquant a des enfants nés sur le sol canadien et qu’il est le principal pourvoyeur de la famille. L’expulsion vers un État que l’auteur a quitté il y a longtemps n’est pas l’idéal en vue d’une réhabilitation. D’autre part, il est vrai que l’expulsion peut donner un sentiment de satisfaction aux victimes qui se trouvent au Canada, sachant que l’auteur présumé ne pourra bénéficier des possibilités économiques offertes par le pays. Également, l’expulsion d’un individu pour son implication passée dans la commission de crimes internationaux constitue une reconnaissance officielle de facto et une dénonciation des actions de l’individu en question. Toutefois, l’expulsion n’étant pas accompagnée d’une quelconque forme de responsabilité à l’égard de l’auteur présumé, que ce soit au Canada ou à l’étranger, il n’y a aucune réparation faite aux victimes, et très peu de mécanismes qui permettent d’énoncer la vérité au sein des processus. Il est peut-être temps d’élaborer des mesures novatrices inspirées par la justice transitionnelle, où les intérêts des victimes que sont la recherche de la vérité, la réconciliation et la réparation occuperont une place prépondérante.

Le droit pénal canadien n’est pas étranger à l’idée d’une justice alternative. Par exemple, l’article 717 du Code criminel prévoit que des mesures alternatives aux poursuites peuvent être envisagées à condition que celles-ci ne soient pas incompatibles avec la protection de la société et que certaines exigences soient remplies, y compris l’existence d’un programme autorisé par le Procureur général, la libre participation et le consentement de l’individu soupçonné d’avoir commis une infraction et, plus important encore, l’acceptation de la responsabilité pour l’acte ou l’omission constituant la base de l’infraction par cet individu.

Pourquoi ne pourrait-on pas imaginer la création d’un programme particulier à l’égard des suspects de crimes internationaux ? Régulièrement, les individus qui ont participé à ce type de crimes ne représentent plus un danger pour la société, en particulier pour la société à laquelle ils se sont intégrés après la commission des crimes. Rien n’empêcherait l’élaboration d’un programme au Canada ou ailleurs qui pourrait inclure des excuses publiques aux victimes, la reconnaissance publique d’implication dans des crimes, l’indemnisation des victimes ou des communautés, le service communautaire avec les communautés de victimes, etc. Des mesures pourraient obliger un individu à consacrer un nombre d’heures par semaine à une organisation non gouvernementale (ONG) de la communauté des victimes ou consister à remettre un pourcentage du salaire du suspect à une ONG, au Canada ou à l’étranger, ou à un fonds d’affectation spéciale pour les victimes — tout comme celui de la CPI, ou celui qui est envisagé dans la Loi canadienne sur les crimes de guerre (voir ci-dessous), etc. Ces programmes pourraient inclure des mesures au Canada ou bien dans le pays où les crimes ont été commis, selon les circonstances, notamment la présence de communautés de victimes au Canada et le niveau de collaboration qu’entretient le Canada avec l’État territorial. Cela pourrait être accompagné d’un renvoi du Canada ou — pourquoi pas — d’une permission de rester au Canada, si la compensation du suspect est considérable et que son remords s’avère sincère. Ces programmes pourraient entraîner des coûts qui pourraient être maintenus à un niveau raisonnable, même si les enquêtes devraient toujours identifier les suspects. Ces enquêtes et la collecte d’informations se font déjà par rapport aux voies de recours existantes concernant de nombreux suspects potentiels trouvés sur le territoire canadien. De toute évidence, le suivi d’un tel programme impliquerait que le non-respect de la date limite de réalisation des conditions, le manque de remords sincères ou d’engagement complet ou encore toute exécution partielle d’une mesure convenue pourrait conduire au déclenchement d’une poursuite pénale, d’extradition ou d’expulsion, selon les circonstances. La recherche sur les besoins des victimes dans les pays tiers comme le Canada[52] et une consultation publique auprès des victimes pourraient contribuer à la conception d’un programme sensé qui serait réellement novateur dans l’approche de la justice universelle.

3.4 Un processus de prise de décision transparent

Les critères sur lesquels le Canada décide d’enquêter ou de poursuivre sont énoncés par des lignes directrices internes — Guide du Service fédéral des poursuites — ainsi que par de rares informations fournies dans le site Web du Programme canadien sur les crimes de guerre. Il n’existe pas de critères juridiques à proprement parler qui encadrent l’exercice du pouvoir discrétionnaire[53]. D’autres pays ont affirmé des critères spécifiques au sein de leur législation[54]. L’importance de la discrétion dans la poursuite des crimes internationaux ne laisse planer aucun doute. Le fait que certains États, tels que l’Allemagne et la Belgique, où il existe normalement une obligation de poursuivre, ont adopté un régime spécial par rapport à la poursuite des crimes internationaux est très révélateur à cet égard[55].

Par ailleurs, la nécessité d’un large pouvoir discrétionnaire ne fait pas disparaître l’importance de la transparence et de la responsabilisation dans le processus de prise de décision. Cette situation est particulièrement préoccupante pour les victimes, qui sont parfois aux prises avec la présence d’un auteur présumé dans leur quartier et qui peuvent ainsi remettre en cause l’inaction subséquente des autorités chargées des poursuites. L’inaction qui n’est pas suivie d’une explication peut ainsi diminuer de manière considérable la confiance des victimes et du public dans l’administration de la justice. Il est donc primordial de veiller à ce que les raisons d’une décision de ne pas poursuivre soient mises à la disposition de la population, comme le fait souvent le Procureur fédéral allemand[56], ou comme ce qui est statutairement prévu au sein de la législation sud-africaine[57].

Le Guide du Service fédéral des poursuites recommande, lorsqu’une décision est prise de ne pas engager de poursuites, que les motifs relatifs à cette décision soient archivés. Il indique également que, dans certaines circonstances, de telles raisons peuvent être expliquées aux organismes d’enquête ou aux victimes, et parfois être communiquées au public en vue de maintenir la confiance dans l’administration de la justice[58]. La récente loi adoptée en 2015 en vue de la reconnaissance des droits des victimes[59], qui s’applique aux poursuites en vertu de la Loi sur les crimes de guerre (art. 2), va encore plus loin dans cette perspective. Cette obligation est particulièrement importante dans le contexte des poursuites criminelles pour des crimes internationaux, qui sont peu nombreuses en comparaison du nombre de suspects potentiels de crimes de guerre présents au Canada ainsi que de l’utilisation beaucoup plus étendue des autres recours. Nous n’avons pas connaissance que de telles initiatives en matière de communication aient été jamais faites à l’égard des personnes suspectées de crimes de guerre au Canada.

La transparence pour les victimes doit être améliorée au sein du Programme canadien sur les crimes de guerre, car un voile d’opacité entoure le processus de prise de décision en matière de poursuite. Le Programme canadien sur les crimes de guerre, d’abord assez proactif et visible, a évidemment pâti des restrictions budgétaires, malgré la présence énergique et compétente d’avocats et d’enquêteurs de renom au sein de son personnel. Le site Web du Programme est à présent très parcimonieux quant à l’information partagée et il est réparti entre le ministère de la Justice et les autres ministères, comme la Gendarmerie royale du Canada et l’Agence des services frontaliers du Canada, de sorte que la recherche d’information pour un citoyen préoccupé par ces questions est plutôt compliquée.

En outre, les rapports annuels sont publiés en retard et ne sont pas simples à trouver[60]. Qui plus est, comme nous l’avons indiqué plus haut, les démarches administratives conduisant à l’expulsion ou le renvoi sont souvent confidentielles, sauf si elles atteignent le stade du contrôle judiciaire, et il est presque impossible pour les victimes de savoir ce qui a été pris ou non en considération dans l’évaluation de l’exclusion ou de la non-recevabilité du statut de réfugié. L’information fournie aux victimes peut être cruciale dans leur perception de la « justice » et dans leur confiance à l’égard du système judiciaire en général, qu’il soit international ou national[61]. C’est une mesure presque sans coût qui s’avère particulièrement importante dans des pays comme le Canada où les victimes n’ont quasiment aucune possibilité d’obtenir une réévaluation de nature judiciaire d’une décision de ne pas poursuivre, ce qui serait évidemment le recours ultime pour assurer la transparence et l’imputabilité quant à l’exercice discrétionnaire de poursuivre[62].

3.5 Le Fonds pour les crimes contre l’humanité

Une conséquence intéressante du Statut de Rome est la création de mécanismes de réparation dans les systèmes juridiques nationaux, y compris dans les pays où les victimes ont normalement une participation minimale à une poursuite pénale. Par exemple, le Canada a créé le Fonds pour les crimes contre l’humanité dans le contexte de sa législation nationale d’application[63]. Si de telles initiatives ne vont pas involontairement à contre-courant du Fonds au profit des victimes de la CPI[64], elles peuvent constituer des outils essentiels pour les victimes dans les poursuites nationales pour les crimes relevant de la CPI ainsi qu’une conséquence indirecte positive du principe de complémentarité. Le Fonds canadien n’est pas encore opérationnel et n’a donc joué aucun rôle dans les deux poursuites engagées à ce jour en vertu de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre. Il ne joue actuellement pas de rôle non plus dans l’approche générale canadienne de la justice pour les crimes internationaux. Cependant, son potentiel, et ce, malgré les probables difficultés de financement et d’exécution, est énorme[65]. Considérant les différentes catégories de victimes que les crimes internationaux créent ainsi que les différents besoins, en particulier lorsque les victimes se trouvent dans des pays tiers[66], le Fonds pourrait canaliser des initiatives innovantes de réparation — comme des bourses ou des crédits d’impôt — qui comprendraient, de manière non limitative, le soutien psychologique des victimes qui agissent en tant que témoins dans des procès criminels au Canada. La réparation pourrait être collective[67] et être en synergie avec le Fonds au profit des victimes de la CPI si la situation invitait à une telle collaboration, ou avec l’État territorial dans certaines circonstances.

Conclusion

Il est désormais banal de dire que la promesse du nouveau système de justice internationale dépend de la capacité et de la volonté des États à rendre leurs systèmes juridiques disponibles pour contribuer à l’entreprise globale de lutte contre l’impunité. Il est également acquis que la compétence universelle a un rôle à jouer dans la fermeture de l’« espace d’impunité ». Cependant, au-delà de l’évidence et de la rhétorique, de nombreux défis restent à relever : les obligations internationales sont contradictoires, les obstacles pratiques et les politiques conduisent rarement à des poursuites, l’extradition est sous-utilisée, tandis que les besoins et les droits des victimes sont négligés. L’utilisation récente de la compétence universelle, non seulement dans les États occidentaux comme le Canada, l’Espagne, la Belgique, mais également au Sénégal, en Afrique du Sud et en Argentine, est un signe positif qui confirme que le réseau s’étend et se referme sur les présumés criminels de guerre. Au cours des prochaines décennies, un changement de paradigme sera nécessaire pour dépasser l’idée trop « stato-centrée » d’une politique du type « aucun refuge sûr » pour parvenir à une prise de conscience de la nécessité de se positionner à titre de membre proactif d’un système mondial porté par un objectif unique et commun à tous les États. Cela implique d’aller au-delà du dilemme « poursuivre (un peu) ou expulser (beaucoup) » et d’élaborer des moyens alternatifs en vue d’assurer la justice et la réparation pour les victimes de crimes internationaux présents dans les États tiers comme le Canada.