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Exprimer, échanger, transmettre, expliquer, autant de conditions de l’exercice démocratique de la puissance publique. L’Administration, dont la voix a classiquement été lointaine voire inaudible — quoique ses effets soient permanents —, jalouse de préserver son savoir pour renforcer son pouvoir, ne cesse de muer. Jadis taiseuse, elle a appris à rechercher le dialogue et même à exploiter ses silences pour qu’ils deviennent promesses de droits.

A priori le silence est un vide. Pour la puissance publique, il peut être une forme d’expression, un signifiant qui révèle une intention parce que le droit entend manifester et traduire le sens de ce langage en creux. Lorsque l’Administration se tait, le droit positif impose qu’elle veut dire quelque chose, qu’elle transmet un message que chacun doit être à même de comprendre. Sa volonté se révèle dans un non-dit qu’on nomme « implicite » et qui n’est donc pas seulement abstention ou omission.

Ainsi, le silence de l’administration peut prendre plusieurs formes : d’une part, le silence actif qui refuse de dire, celui de la discrétion qui justifie le principe de la non-motivation des actes administratifs[1], celui du secret imposé, lié à une volonté de protection de l’information détenue et de ceux qu’elle concerne (secret-défense, secret médical à l’hôpital, obligation de réserve pour les agents des services publics) ; d’autre part, le silence passif, celui de la décision implicite. Pour la personne publique, incarnée dans un agent, le silence s’exprime essentiellement non par l’absence de parole, mais par l’absence d’acte juridique écrit, qui fait naître paradoxalement, après l’écoulement d’un certain délai, un acte juridique implicite et objectif dans la mesure où il est détaché de la personne de son auteur pour exprimer une intention de la puissance publique : le silence n’est pas le vide, il n’est pas non plus l’hésitation, il a le sens que le droit positif lui donne a priori. La réalité de cet acte immatériel se manifeste concrètement dans son exécution, lorsque l’Administration fait ou laisse faire à la suite de son silence. Le comportement administratif, le faire administratif, est un dire dont le droit explique le sens. À cet égard, la décision implicite peut prendre deux apparences.

La première est celle d’une décision considérée comme lacunaire. C’est alors par le biais de l’interprétation, subjective, que l’on va chercher à dépasser le silence administratif. Ainsi, entre le silence imposé du secret et le silence interdit de la décision implicite immatérielle, il existe une forme de silence incarné dans la décision administrative explicite considérée comme incomplète, ambiguë ou porteuse d’une autre décision, implicite celle-là : la décision de laisser faire contient implicitement l’autorisation de faire, un accord de volonté tacite (par exemple une autorisation tacite de construire est-elle révélée par l’existence de travaux, une reconnaissance de droit est-elle formalisée par le versement d’une somme d’argent). Or la puissance publique guide et tranche, elle autorise ou interdit sans qu’aucun citoyen puisse revendiquer d’interpréter son silence, de lui donner une valeur propre. Le silence de l’Administration ne doit pas correspondre à la formule selon laquelle « cela va sans dire », il ne peut exprimer une évidence, car les enjeux de la parole publique sont trop essentiels pour pouvoir laisser place à l’interprétation, au doute ou au jugement de valeur, forcément subjectif, sur l’incomplétude ou le sens caché d’une décision. Dès lors, reconnaître ce silence et le faire parler juridiquement est essentiel, car en dépendent l’efficacité et l’égalité de ce qui est expressément décidé.

Là où le silence hors décision matérielle est objectif puisque, nous le verrons, la loi décide a priori de son sens, on est ici confronté à une décision implicite stricto sensu, une décision qui laisse entendre sans dire. Bien plus, le silence peut être une authentique lacune, une omission que la sécurité juridique impose de combler. Qui remplit ce silence ? Est-on vraiment dans le silence ? On pourrait dire qu’il s’agit d’un faux silence, dans la mesure où le non-dit est considéré comme ceci même qui découle de ce qui a été dit et donc voulu. Ce silence-là se comblera en creux : le juge, concrètement en charge de lui donner sens, dira plus souvent ce qu’il ne peut être à défaut de dire ce qu’il est. Ce vide se remplit par la raison juridique. Ainsi en est-il par exemple de l’abrogation implicite : le texte postérieur incompatible avec un texte antérieur ne peut que l’avoir implicitement abrogé[2].

Le juge se fait alors le relais de l’autorité administrative. Son interprétation, acte avant tout volontariste bien plus que l’expression d’un savoir authentique sur ce qui se cache derrière le silence, se fonde sur l’intention de l’auteur de l’acte et sur les principes généraux du droit, parfois pour ajouter effectivement à l’acte administratif, parfois pour neutraliser ses effets potentiels.

La seconde incarnation de l’implicite en droit administratif français est celle d’une décision immatérielle. C’est alors par le biais d’une authentique négation du silence, d’une interdiction du silence, lorsque celui-ci constituerait une forme de déni de justice, que va naître la décision implicite. On n’impose pas à l’Administration de parler, on impose en revanche un sens objectif à son silence, considérant qu’elle ne peut rester indifférente à la sollicitation dont elle fait l’objet, d’une part, parce qu’elle a, par son dire, le pouvoir exclusif d’accorder (ou refuser) des droits, d’autre part, parce que la règle classique du lien du contentieux, qui ne permet l’accès au juge administratif que « sur présentation » d’une décision administrative faisant grief, l’exige absolument. Le droit positif attribue donc à la puissance publique des décisions dites implicites, actes juridiques immatériels, car l’Administration sollicitée doit vouloir, doit dire, doit assumer le sens de son action.

C’est la demande de droits, dans le cadre d’une société ultraprocédurière, qui pousse à faire parler le silence à tout prix. Par suite, à la différence du silence de la personne privée, le silence de l’Administration est toujours signifiant, tantôt subjectivement par le biais de l’interprétation, tantôt objectivement parce que le droit en aura décidé ainsi en amont : la personne publique a effectivement décidé quelque chose même si elle ne donne pas à sa décision la forme d’un acte formel, mais celle d’un acte immatériel valant décision juridique, car porteur de droits ou d’obligations éclairés par ce que le droit positif veut transmettre à travers ce silence qu’il norme.

La loi du 12 novembre 2013 habilitant le gouvernement à simplifier les relations entre l’Administration et les citoyens[3], modifiant la loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec l’administration (DCRA)[4], est venue réaffirmer la volonté du droit positif de donner sens au silence de la puissance publique (1). Présenté comme révolutionnaire, ce texte l’est-il vraiment ? Sans doute au sens propre : il opère une révolution en ce qu’il revient, malgré les apparences, à la règle antérieure qu’il entendait effacer et selon laquelle le silence de l’Administration à la suite de la demande d’un administré vaut refus. Pour le reste, derrière une façade de modernité et d’amélioration des relations entre la puissance publique et les citoyens, la loi soulève plus de questions qu’elle n’en résout, mettant en exergue le paradoxe de l’existence même de la décision implicite au regard des exigences des principes de sécurité et d’intelligibilité juridiques (2).

1 La prétention du droit positif à donner sens au silence de l’Administration

La fiction juridique que représente la décision implicite n’est pas pratiquée traditionnellement dans tous les systèmes juridiques[5]. Elle résulte en France d’un volontarisme à la fois du juge et du législateur, qui ont tous deux voulu considérer que donner un sens juridique au silence administratif est une modalité essentielle de la protection des droits des citoyens (1.1) lorsque certaines conditions sont réunies (1.2).

1.1 La signification contingente du silence administratif

Donner sens au silence administratif est fondamental dans la mesure où l’Administration qui se tait n’offre pas de prise au contrôle du juge administratif et donc à la défense des droits des citoyens, à la garantie du principe de légalité et risque ainsi de constituer un déni de justice. Historiquement, le décret du 2 novembre 1864[6], qui, le premier, rompt le silence gardé par le ministre-juge en l’instituant refus, comme la loi du 17 juillet 1900, qui l’élargit à l’ensemble des autorités administratives, cherchent à permettre que s’opère le lien du contentieux par la présence d’une décision que le requérant va pouvoir présenter et contester devant le juge. La loi DCRA du 12 avril 2000 reprend le même principe, en ramenant à deux mois le délai dont l’écoulement sécrète la décision de refus et en prévoyant des exceptions au principe. Entre temps, le Conseil constitutionnel aura consacré le principe selon lequel l’Administration qui ne dit mot ne consent pas comme principe général du droit[7] auquel il ne peut être dérogé que par une loi. En 2001, le Conseil d’État, après avoir considéré que le pouvoir réglementaire pouvait déroger au principe non écrit « qui ne dit mot ne consent pas », l’a finalement lui aussi reconnu comme principe général du droit[8]. Cette consécration dégagée sous l’empire des lois de 1900 et de 2000 continuera-t-elle à prévaloir avec le changement du sens du silence opéré par la loi de 2013 ? Cela reste à voir, au regard des multiples exceptions qui accompagnent le nouveau principe, sauf à considérer que le principe général du droit proclamé en 1969 et en 2001 porte sur la seule affirmation que le silence administratif doit être signifiant juridiquement lorsqu’il entraînerait, à défaut, un déni de justice.

En somme, c’est la garantie de l’État de droit qui est en cause dans l’application d’un sens et in fine d’un effet de droit au silence administratif : garantie de lutte contre l’inertie administrative (droit à la décision) et garantie de recours juridictionnel (droit au juge, dans la mesure où celui-ci est subordonné à l’existence d’une décision par le biais du principe de la liaison du contentieux).

Notons que dépasser l’inertie administrative, et, ce faisant, accroître le cadre de la compétence liée (obligation de signifier quelque chose) de son pouvoir discrétionnaire, sont devenus en France une démarche globale. Ainsi, de même que ne rien dire peut avoir des effets de droit, ne rien faire peut générer une abstention illégale ; c’est le cas de l’obligation d’abroger, d’office comme à la demande d’un administré, une décision réglementaire illégale ab initio ou devenue illégale ou sans objet à raison d’un changement de circonstances de fait ou de droit[9] ; c’est le cas aussi s’agissant de l’obligation d’adopter une réglementation de police lorsque les nécessités de l’ordre public l’exigent[10]. On pourrait avancer que cette logique du faire dire se retrouve aussi dans le pouvoir d’injonction du juge administratif : quand une décision de refus est reconnue illégale et comme telle annulée, le juge peut enjoindre à l’Administration de se prononcer à nouveau sur la question posée dans un délai donné. De même, le silence de la puissance publique qui ne transpose pas une directive européenne n’empêche pas l’invocabilité de celle-ci en droit interne, pourvu que le requérant s’appuie sur ses dispositions claires et inconditionnelles[11].

Est-ce à dire que le pouvoir de décider est un pouvoir lié dans son exercice, à défaut de l’être toujours dans son contenu ? Faire dire à l’Administration sollicitée qui ne dit rien, c’est l’obliger à « sortir du bois », à dévoiler son intention et la placer le cas échéant sous le contrôle du juge. C’est bien permettre l’exercice de l’État de droit.

Déjà, dans le cadre de l’exercice du pouvoir réglementaire d’exécution de l’article 21 de la Constitution, si nulle injonction n’est faite à l’exécutif dans la Constitution, le Conseil d’État a néanmoins posé que la responsabilité de l’État peut être engagée du fait de la non-intervention des décrets d’application dans un délai raisonnable[12]. Dans le même sens, la loi DCRA et plus encore celle de 2013 semblent signifier à la puissance publique que son pouvoir discrétionnaire de décision est tenu du moins de s’exprimer : le contenu de la décision est discrétionnaire, l’usage du pouvoir ne l’est plus lorsqu’une sollicitation existe. C’est une exigence de l’État de droit avons-nous dit ; c’est aussi sans doute une exigence fondée sur le principe d’égalité, car chacun doit disposer de la certitude d’avoir le droit à une réponse de l’Administration à sa demande.

L’Administration en a bien eu conscience dans la mesure où c’est elle qui, la première, en 1864, affirme qu’un signifiant (en l’occurrence un refus) faisant grief est lié au silence gardé par l’autorité publique pendant quatre mois.

Puisque le silence doit avoir un sens, lequel lui adjoindre ? La règle de la formation d’un acte juridique hors la volonté matérialisée de l’auteur du silence est liée à la perception des intérêts qui en découlent.

À cet égard, la loi du 12 novembre 2013 amène, par un « choc de simplification », à changer la perception contentieuse prévalant jusqu’alors, car elle consacre désormais le principe selon lequel le silence gardé par l’Administration pendant deux mois fait naître une décision d’acceptation[13]. Ce faisant, elle apporte sa pierre à l’édifice législatif engagé depuis les années 70, qui cherche à faire réapparaître le citoyen derrière l’administré, en améliorant ses relations avec l’Administration : il ne s’agit plus seulement de permettre de lier le contentieux et de garantir ainsi le principe de légalité, mais de satisfaire aussi les intérêts privés des citoyens en considérant que, sauf parole contraire de l’Administration, leur demande est acquise.

Certes, l’Administration étant de plus en plus souvent sollicitée et ne pouvant, ne serait-ce que matériellement, répondre à tous, il est important de ne pas laisser son silence être « insignifiant » ; mais l’Administration saurait-elle prendre le risque de s’engager implicitement sur l’octroi d’un droit ou d’un avantage au détriment de l’intérêt général ? Saurait-elle accorder ce droit ou cet avantage au mépris du respect de la hiérarchie des normes ? Qui pourrait s’y opposer si ce n’est elle-même, responsable et convertie à une autodiscipline l’engageant dans une démarche de gestion efficace des sollicitations dont elle fait l’objet sans précédent ?

Pourquoi en 2013 avoir souhaité changer le sens du silence ? En pratique, il faut se rappeler que les dérogations au principe selon lequel le silence vaut rejet étaient de plus en plus nombreuses et touchaient notamment des domaines sensibles tels que la politique de l’emploi (autorisations tacites de licenciement), la politique de santé (autorisations tacites d’ouverture d’établissements sanitaires privés) ou l’aménagement du territoire (permis tacites de construire et de démolir). Ainsi le législateur peut-il se prévaloir d’un argument reposant sur la faisabilité de la réforme, son caractère finalement assez banal, dans la mesure où l’on dénombrerait, en 2013, plusieurs centaines d’exceptions au principe du silence valant refus, ces hypothèses ayant été prévues par l’article 22 de la loi DCRA qui autorisait le pouvoir réglementaire à les définir par décret en Conseil d’État[14].

Par ailleurs, la loi de novembre 2013 s’insère dans une volonté globale de simplification du droit, placé sous l’influence évidente du droit de l’Union européenne, qui, dans la directive 2006/123/CE sur les services du 12 décembre 2006[15], invite les États membres à revoir leur procédures internes d’autorisations en prévoyant que le silence gardé dans le délai de réponse prévu vaudra acceptation. Mais cette loi fait aussi office d’effet d’annonce, de symbole d’une volonté de nouvelles relations entre puissance publique et citoyens, on l’a dit. N’est-elle que cela ? On donne un autre sens au silence : de refus il devient acceptation ; derrière cet énoncé simple se cache une évolution structurelle de l’expression juridique du silence administratif : on ne donne plus du sens dans un objectif contentieux, mais pour donner priorité aux droits, aux intérêts du solliciteur, tout en sanctionnant d’une certaine manière l’Administration qui ferait preuve d’inertie dans le délai qui lui est donné pour instruire et répondre à la demande qui lui est adressée. La prime au silence change de bénéficiaire.

En effet, en s’en tenant à la règle du silence valant refus, on ne garantit pas au citoyen de voir son dossier effectivement examiné, on ne garantit pas non plus la qualité de l’examen administratif du dossier. Cela étant, si l’argument de la qualité du travail administratif peut être entendu, celui relatif à la garantie des droits de l’administré ne nous semble plus recevable depuis que le juge administratif est apte à formuler des injonctions à l’encontre de l’Administration : saisi d’une décision implicite de rejet, il pourra enjoindre à l’Administration de réétudier le dossier concerné dans un délai donné, éventuellement sous astreinte[16].

Cette réforme de façade s’inscrit aussi, nous l’avons dit, dans une démarche symbolique engagée dans les années 70 et consistant à replacer les droits subjectifs des citoyens au coeur de l’action publique, partageant ainsi la place avec son fondement traditionnel d’intérêt général objectif. En répondant implicitement « oui » au demandeur, on laisse entendre que ses droits passent, en dehors de toute étude de fond, a priori avant les préoccupations de défense de l’intérêt général qui motivent la réponse explicite de la puissance publique. C’est d’autant plus préoccupant que, si cette décision implicite d’acceptation est légale, elle ne pourra plus être retirée, quand bien même elle ne serait pas opportune au regard de l’intérêt général. À cet égard, il n’est pas anodin que les exceptions au principe, que nous étudierons ci-après, se fondent toutes, peu ou prou, sur des considérations d’intérêt général. Reste qu’il paraît peu satisfaisant de donner ainsi rang second au fondement même de l’action publique.

1.2 Les conditions d’émergence d’un silence emportant décision administrative

Les conditions de l’alchimie transformant le silence administratif en décision sont définies par la loi, qui pose que ce n’est pas n’importe quel silence qui peut valoir acte juridique (d’acceptation ou de refus, peu important à ce stade).

Pour que le silence de l’autorité administrative soit signifiant et emporte création d’un acte juridique immatériel entrant dans l’ordre juridique, encore faut-il qu’elle ait été effectivement sollicitée, par le biais d’une requête écrite, en français, mentionnant tout élément susceptible de permettre à l’Administration de se prononcer. Cela étant, l’Administration ne saurait arguer du caractère incomplet de la requête pour éviter la formation d’une décision implicite. En effet, depuis le décret du 6 juin 2001 relatif à l’accusé de réception des demandes présentées à l’Administration[17], celle-ci est tenue de réagir à la demande incomplète en indiquant au requérant les pièces complémentaires qui s’avèrent nécessaires pour l’instruction de son dossier. Dans de rares hypothèses, la sollicitation, complète ou à compléter, ne sera néanmoins pas susceptible de faire émerger une décision implicite. C’est le cas lorsque la loi le prévoit (par exemple dans le domaine du droit des étrangers, le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile prévoyant qu’aucune décision implicite ne peut naître du silence gardé sur une demande d’asile), ou bien lorsque la réponse à la sollicitation dont fait l’objet l’autorité administrative implique l’intervention d’autres organismes participant à la prise de décision.

Une fois la demande parvenue à l’Administration, l’article 19 de la loi DCRA lui impose, d’une part, d’en accuser réception, d’autre part, le cas échéant, de la transmettre à l’autorité effectivement compétente en cas d’erreur d’aiguillage du demandeur. Le temps fera ensuite son oeuvre juridique dans un délai de principe qui est le même pour la décision implicite d’acceptation et celle de rejet, à savoir deux mois, le point de départ du délai étant cependant différent selon le sens de la décision implicite potentielle : si c’est une décision implicite d’acceptation, le point de départ du délai est le jour de réception de la demande par l’autorité compétente, alors que, s’il s’agit d’une décision de rejet à venir, c’est le jour de réception initiale qui compte[18]. La différence d’exigence tient au fait qu’il faut laisser plus de temps à l’Administration pour se prononcer, s’agissant d’une décision plus impliquante, car faisant naître des droits.

En cas de demande complexe, il est loisible au pouvoir exécutif de prévoir par décret un délai plus long pour que se forme la décision implicite ; si au contraire l’exécutif considère qu’une situation relève de l’urgence, le délai sera raccourci, sachant que le juge administratif exerce un contrôle normal sur le caractère urgent ou complexe invoqué. Ainsi, il faut huit mois pour que naisse une décision implicite de rejet en lien avec l’appréciation de l’authenticité d’un titre d’état civil étranger[19] ; un mois suffit en revanche pour faire naître le refus implicite d’une demande de permis de chasser[20].

Une fois ces conditions remplies, est-ce bien une norme qui est créée a posteriori ? Certes, l’écoulement du temps fait naître une acception (ou un refus) qui fait grief, autrement dit qui modifie l’ordonnancement juridique, créant des droits ou des obligations et susceptible à ce titre de faire l’objet d’un recours juridictionnel, et ce, alors même que parfois, paradoxalement, lorsque l’Administration dit expressément, elle ne crée pas une décision faisant grief (cas des circulaires et lignes directives notamment). Mais ce n’est pas une norme stricto sensu, car il est bien précisé par la loi que le silence, après deux mois, vaut acceptation (ou refus selon le cas) et non pas est un acte juridique d’acceptation (ou refus). La décision implicite est donc un acte juridique sui generis. Dans le fait juridique qu’est le silence signifiant acceptation (ou refus) du fait de la loi, on veut considérer qu’il y a une volonté administrative, car, à défaut, il ne peut y avoir de décision implicite parce qu’il n’y a pas un acte juridique, faute de l’expression de la volonté de son auteur. Ainsi, en donnant du sens au silence, on recrée artificiellement une volonté.

En réalité, le silence se crée dans une situation, un contexte donné. Seul, il ne vaut rien. C’est un texte de droit antérieur qui lui donne sens, c’est une demande ou action extérieure qui le fait apparaître et le rend signifiant (l’exécution de travaux sur le domaine public sans réaction du propriétaire public par exemple). La question est alors de savoir déjouer les risques d’atteintes aux objectifs de sécurité juridique et d’intelligibilité de la loi[21] qu’un tel don de sens juridique peut induire.

2 Le paradigme de l’implicite au regard des objectifs de sécurité et d’intelligibilité du droit

La réforme de 2013 apparaît extrêmement complexe du fait des nombreuses exceptions qu’elle ménage (2.1) et parce qu’elle ne revient pas sur les insuffisances du régime juridique des décisions implicites (2.2).

2.1 La consécration ambiguë d’un principe nécessairement résiduel

Le législateur a prévu une multitude d’exceptions, au point de prévoir dans le nouvel article 21-III de la loi DCRA que la liste des procédures pour lesquelles le silence gardé vaudra acceptation sera publiée sur un site Internet relevant du premier ministre. On comprend bien la volonté de rendre ces démarches plus simples aux citoyens ; on comprend surtout que la loi est éminemment complexe, au point qu’il faille lister ce qui normalement relève du principe pour que le citoyen, comme l’agent public, s’y retrouve (étrange paradoxe que ce principe immédiatement défini comme résiduel, car habituellement ce sont les exceptions qui sont listées limitativement, le principe remplissant tout l’espace restant) : n’est-ce pas là un aveu explicite d’échec à « simplifier », contrairement à la prétention législative[22] ? D’autant que cela pourrait créer une confusion dans l’esprit du demandeur, si la démarche qu’il engage ne fait pas partie de la liste : relève-t-elle alors avec certitude de l’exception au principe, ou pas ? Cela étant, on voit mal comment la liste établie par décret pourrait aller à l’encontre de la loi, du principe et des exceptions limitatives qu’elle expose.

Les premières exceptions sont énoncées par le nouvel article 21 de la loi : le silence générant une décision non individuelle vaudra toujours décision de refus, de même lorsque la sollicitation adressée à l’autorité administrative est hors procédure existante ou s’apparente à un recours administratif ou une réclamation, ou bien dans le cadre des relations entre l’autorité administrative et ses agents. Le silence continue également de valoir refus, intérêt général oblige, lorsque la demande adressée a un caractère financier[23] ; il vaut encore refus, principe de légalité oblige, lorsque l’acceptation implicite serait incompatible avec une norme supérieure. En outre, le silence vaudra toujours refus dans les cas où une acceptation implicite ne serait pas compatible avec le respect des engagements internationaux et européens de la France, la protection de la sécurité nationale, la protection des libertés[24], des principes à valeur constitutionnelle ou la sauvegarde de l’ordre public.

Surtout, le législateur laisse la main au pouvoir réglementaire pour décider de façon discrétionnaire, autrement dit en toute opportunité, par décret en Conseil d’État ou en Conseil des ministres que le silence vaudra refus quand l’objet de la décision ou un souci de bonne administration le nécessite. D’où la publication, le 12 novembre 2014, d’une première série de 42 décrets relatifs aux administrations d’État et le 10 novembre 2015 de trois décrets relatifs aux exceptions au principe s’agissant des collectivités territoriales à cet égard. Comment, dans ces conditions, garantir une application intelligible de la loi, l’intelligibilité législative étant un objectif à valeur constitutionnelle[25] ? De fait, le Conseil constitutionnel n’ayant pas été saisi du texte, ce n’est que dans le cadre d’une hypothétique procédure de question prioritaire de constitutionnalité que l’insécurité juridique créée par la loi pourrait être sanctionnée.

Enfin, rappelons que l’article 1er de la loi du 12 avril 2000 limite son champ d’application aux autorités administratives que sont « les administrations de l’État, les collectivités territoriales, les établissements publics à caractère administratif, les organismes de sécurité sociale et les autres organismes chargés d’un service public administratif[26] » : s’ajoute donc aux exceptions précédentes au silence valant acceptation le cas de toutes les demandes adressées à des gestionnaires de services publics industriels et commerciaux, qui donneront naissance, après un délai de quatre mois (délai prévu par la loi du 7 juillet 1900), à des décisions implicites de rejet… Comment ne pas s’y perdre, et ne pas affirmer que, pour une fois, les exceptions infirment la règle ? On reste encore une fois songeur devant le deuxième alinéa du I de l’article 21 de la loi de 2000 modifié prévoyant qu’un site Internet reproduira la liste des procédures pour lesquelles le silence gardé vaudra acceptation : on publie une liste des cas correspondant au principe… Par définition, cela ne paraît pas satisfaisant juridiquement ; il ne pourra s’agir que d’illustrations, jamais d’une énumération complète. En outre, que vaut cette « liste », juridiquement ? N’est-elle qu’un acte informatif ou bien constitue-t-elle une décision faisant grief et, à ce titre, opposable aux usagers comme à l’Administration ?

Au final, le principe du silence administratif valant acceptation est un principe résiduel reposant sur l’application d’un critère matériel : c’est en réalité en fonction de ce sur quoi porte la demande des intéressés que le sens du silence est donné. La réforme le montre bien : il y a une position de principe, symbolique ; et puis il y a la réalité d’une multitude d’exceptions à raison de la matière visée, de la question posée.

La loi du 12 novembre 2013, sur le fond ne semble pas changer radicalement les conséquences du silence de l’Administration sollicitée par un citoyen. Le professeur B. Seiller résume vertement : « le législateur ment ouvertement aux citoyens en affirmant que désormais le silence vaudra en principe acceptation de la demande[27] ». Comble du paradoxe, avec cette loi de 2013, la place de la décision tacite d’acceptation est finalement moindre que sous l’empire de la loi de 2000, dans la mesure où l’existence de la décision implicite ne résulte plus de la volonté libre du pouvoir réglementaire exprimée par décret, mais qu’elle est expressément exclue non seulement par les multiples exceptions prévues par la loi et décrites supra, mais aussi, potentiellement, par autant de décrets dérogatoires à la loi qu’il plaira au pouvoir réglementaire d’adopter « eu égard à l’objet de la décision ou pour des motifs de bonne administration ».

À défaut de changer la réalité juridique du sens de la décision implicite, la loi du 12 novembre 2013 en change-t-elle le régime juridique ?

2.2 La complexité persistante du régime juridique de la décision implicite

Le législateur de 2013 est à ce point conscient de la difficulté d’application du texte qu’il a prévu un délai d’application d’un à deux ans selon les autorités administratives concernées[28].

S’agissant de la question de la justification des actes administratifs, on sait que l’exigence de motivation de la décision administrative n’est pas un principe général de droit ; mais la loi du 11 juillet 1979[29] l’impose pour les décisions administratives individuelles défavorables ou dérogatoires, sous peine d’illégalité externe. En marge de cette obligation ponctuelle de motivation, le juge administratif, dans le cadre de ses pouvoirs inquisitoriaux, peut également exiger de l’Administration qu’elle lui transmette tout document susceptible d’établir sa conviction et de nature à permettre de vérifier les allégations du requérant[30].

La réforme de 2013 aurait pu être une occasion de revenir sur cette loi de 1979 pour élargir son champ d’application, par principe, au-delà des décisions individuelles défavorables : quitte à vouloir renforcer les droits des administrés par la règle du silence valant acceptation, autant aller au bout de la logique en prévoyant le principe de la motivation explicite a posteriori pour toutes les décisions implicites ; une ambition de faire comprendre au-delà du faire dire. On aurait ainsi pu considérer que l’Administration doit dire et s’expliquer sur ce dire.

Il faut comprendre que l’existence d’une obligation de motivation n’empêche pas l’adoption d’une décision implicite. L’article 5 de la loi du 11 juillet 1979 le prévoit pour les décisions individuelles défavorables qui portent mesure de police, infligent une sanction, retirent ou abrogent une décision créatrice de droits ; le juge l’admet également lorsque l’obligation de motivation résulte d’une loi particulière[31]. Cela étant, lorsque la décision implicite est un rejet, l’article 5 de la loi de 1979 pose que la motivation doit être indiquée dans le délai d’un mois suivant la demande en ce sens de l’intéressé, formulée dans les délais de recours contentieux ; à défaut de communication, la décision implicite sera considérée comme illégale[32].

S’agissant des tiers, désormais, afin de protéger leurs droits, l’article 22 de la loi prévoit que l’Administration publie la sollicitation dont elle fait l’objet et le délai à l’issue duquel adviendra une décision d’acceptation. Nonobstant ce système de publication des demandes, les tiers ne seront sans doute pas informés précisément de l’existence de l’autorisation implicite, puisqu’aucune notification n’est véritablement envisageable (la loi évoque simplement la possibilité d’une publicité électronique). Une circulaire du premier ministre consultable sur le site Internet Légifrance et adressée aux préfets le 12 novembre 2014, date d’application de la réforme pour les services de l’État, précise à cet égard que les décisions d’acceptation implicites susceptibles de porter atteinte aux droits des tiers devront être publiées avec mention de la date à laquelle se crée la décision d’acceptation… Mais sans préciser dans quel délai doit intervenir la publication en question, ni si elle doit reprendre l’intégralité de la demande initiale[33].

S’agissant des requérants, une telle réforme nous paraît dangereusement incitative : ils vont solliciter l’Administration en se disant que pas de réponse vaut réponse positive pour eux ! Or on sait la difficulté que l’on a à mettre en oeuvre le retrait ou l’abrogation d’une décision d’acceptation dès lors qu’elle est créatrice de droits. On peut alors imaginer que le service administratif en charge de répondre à une demande sur laquelle son silence vaudrait acceptation dans les deux mois (voire moins puisque la loi l’y autorise) pourra être tenté de donner une réponse explicite négative (moins risquée pour la préservation de l’intérêt général et dont la disparition est plus aisée) pour éviter que se noue une acceptation créatrice de droits, quitte à ce qu’en découle éventuellement un accroissement du contentieux. En toute hypothèse, alors même qu’une décision implicite d’acceptation serait née, son bénéficiaire ne serait pas à l’abri d’un « droit de la deuxième chance » exercé par l’Administration, éventuellement sur demande d’un tiers (et, dans ce cas, le retrait sera obligatoire) par le biais du retrait de cette décision, si elle est illégale, pendant le délai de recours contentieux et pendant le délai de l’instance (en revanche, si la décision est légale, cela signifie que l’Administration est prise au piège d’une décision qui s’impose à elle, et plus précisément à l’intérêt général, alors que des considérations d’opportunité ne la motivent pas nécessairement). Quant aux décisions implicites de rejet, elles peuvent être abrogées à tout moment dans la mesure où elles ne sont pas créatrices de droits (si elles le sont, de fait, vis-à-vis de tiers, l’Administration ne pourra les retirer que dans le délai du recours contentieux, c’est-à-dire sans délai, car la décision implicite de rejet ne faisant pas l’objet d’une publicité, aucun délai ne court contre elle).

Enfin, du point de vue de l’esprit du droit public français, le passage au principe d’un silence valant acceptation est tout sauf anodin, quand bien même les exceptions seraient nombreuses. En effet, ne peut-on percevoir dans ce renversement la volonté de faire passer l’intérêt privé avant une éventuelle atteinte à l’intérêt général, au principe de légalité ? Ce serait finalement, sous couvert de simplification et de protection des droits de certains, mettre en danger ceux de tous. Qui ne dit mot consent, l’adage est connu dans le langage commun, mais l’Administration, la puissance publique et son action peuvent-elles et doivent-elles être régies par le commun ?

On peut penser qu’au moins deux des exceptions posées par la loi cherchent à pallier ce risque. La première concerne les demandes formulées hors procédures existantes, ce qui permet d’écarter du silence valant acceptation les décisions saugrenues, extravagantes. La seconde est celle de la demande qui, acceptée, serait incompatible avec « le respect des engagements internationaux et européens de la France, la protection de la sécurité nationale, la protection des libertés et des principes à valeur constitutionnelle et la sauvegarde de l’ordre public[34] ». Il faut espérer que ces dispositions permettront de maintenir le point d’équilibre entre défense des intérêts particuliers et défense prééminente de l’intérêt général.

Conclusion

On pousse l’Administration à décider vite… Décidera-t-elle bien, dans les deux mois qui constituent son épée de Damoclès, sachant que le délai de mise en oeuvre de la loi est d’ores et déjà expiré pour l’État (novembre 2014) et pour les collectivités locales (novembre 2015) ? Il faudra compter sur son sens des responsabilités, à défaut de pouvoir compter à court terme sur des moyens humains (et donc financiers) dont la faiblesse quantitative aura bien du mal à absorber le surcroît de travail engendré par la réforme, car le risque est grand sinon de voir se développer des décisions d’acceptation illégales qui, étant créatrices de droits, demeureront eu égard au droit positif de l’abrogation et du retrait des actes administratifs[35].

Il faudra sans doute compter aussi sur le poids de l’article 41§1 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui consacre le droit à une bonne administration, celui-ci comprenant le droit d’obtenir une réponse de l’Administration dans un délai raisonnable[36]. Gageons que, de son côté, la Cour européenne des droits de l’homme, qui avait déjà en son temps dénoncé le manque de clarté et de cohérence du système juridique français[37], pourrait à nouveau, à l’occasion d’un recours, mettre en question le caractère équitable de procédures aussi inintelligibles et insécures.

L’Administration est de plus en plus enserrée entre deux exigences paradoxales : se taire parce qu’elle est tenue au secret, s’exprimer et décider parce que la garantie des droits, objectifs et subjectifs, en dépend. Sans doute doit-on se réjouir de ce que la puissance publique ne puisse pas se retrancher dans le silence et l’inertie. Cela étant, le silence ne doit pas être remplacé par la logorrhée. Le citoyen a le droit d’échapper au bavardage normatif et il doit pouvoir accéder à un discours normatif mesuré. N’est-ce pas là l’une des composantes du principe d’intelligibilité de la loi ?

Ne pourrait-on alors repenser le rapport des citoyens au silence administratif en s’inspirant de mécanismes plus en lien avec ce besoin d’intelligibilité et de sécurité du droit, comme un recours en carence appuyé sur le pouvoir d’injonction du juge, ou même en amont, sur le plan non contentieux, comme le recours au défenseur des droits ? Le levier de la mise en cause de la responsabilité administrative pourrait aussi être utilement activé pour inciter l’Administration à répondre dans un délai raisonnable. En somme, ne pourrait-on donner une chance raisonnable au silence de prendre le temps de s’exprimer, renoncer à l’affirmation nécessairement trompeuse qu’il ait un sens objectif de principe, car ni sous l’empire de la loi DCRA de 2000, ni sous l’empire de celle de 2013, le principe n’a pu s’appliquer dans toute sa rigueur. La logique consistant à suivre un critère matériel et à établir, en tant que de besoin, une liste des silences valant refus et une liste des silences valant acceptation, serait plus conforme à la réalité. Enfin, il faut sans doute aussi être confiant dans le sens du silence, savoir faire preuve de patience, tant il est vrai que « [c]haque atome de silence [e]st la chance d’un fruit mûr[38] ».