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L’évocation d’une fonction créatrice du juge dans le développement d’un système de droit provoque fréquemment inquiétude et irritation dans l’opinion publique ou chez des commentateurs. Parfois, elle suscite des interrogations ou des réactions de rejet quant à la légitimité même de la participation du juge dans la création du droit. Dans ce contexte, l’auteur examinera quelques aspects de la fonction créatrice du juge à l’égard de la formation et de l’évolution du droit dans le système juridique mixte en vigueur au Québec.
Encore une fois, en septembre 2014, la Faculté de droit de l’Université Laval organisait la Conférence Claire-L’Heureux-Dubé. Elle voulait ainsi rappeler les éminentes contributions de cette dernière à la vie juridique du Canada et du Québec et au développement de leur droit. Invité à prononcer cette conférence à l’occasion de laquelle je revoyais une juriste qui fut ma collègue à la Cour d’appel du Québec et que je retrouvai par la suite après ma nomination à la Cour suprême du Canada, j’ai voulu examiner certains aspects du rôle de la magistrature dans le développement du système de droit du Québec, dans un temps où la nature de cette fonction, sinon son existence même, soulève parfois des réserves ou des oppositions. Le présent texte est basé sur des notes préparées pour l’allocution prononcée à l’occasion de la Conférence-Claire L’Heureux-Dubé, tenue le 5 septembre 2014, à l’Université Laval.
En des temps où notre société s’étonne parfois de la visibilité nouvelle des juges et s’interroge davantage sur la nature du rôle de sa magistrature à tous ses niveaux, j’ai cru opportun d’étudier certains aspects de cette interrogation et de l’exercice de la fonction judiciaire. Ma réflexion portera sur l’existence et la nature de la fonction créatrice du juge dans la formation du droit et, partant, sur sa légitimité. En effet, j’entends rappeler que le juge québécois est un créateur de droit et que, ce faisant, il remplit une fonction nécessaire et légitime dans la formation et l’évolution du système juridique québécois. D’ailleurs, cette question se pose avec une acuité particulière dans un système de droit mixte ou métissé, tributaire du droit civil et de la common law et de l’exercice des pouvoirs législatifs du Parlement du Canada et de l’Assemblée nationale du Québec[1]. De plus, les tribunaux ont joué des rôles différents dans les systèmes de droit dont les traditions ont façonné le droit du Québec.
Je ne cherche pas à donner une réponse universelle à cette question. Je m’interroge sur le juge d’ici, de ce temps et de ce pays, appelé à oeuvrer dans ce système juridique canadien et québécois. Cette réflexion se situe dans un contexte où la fonction judiciaire semble fréquemment mal comprise. Cette incompréhension découle sans doute en partie d’une méconnaissance de la nature du droit et des méthodes de sa formation dans un État moderne, comme le Canada, où interagissent des traditions juridiques nées de l’histoire de ce pays et des phénomènes modernes de globalisation. D’un déni de réalité, il faut passer à l’acceptation de la nature réelle de la fonction judiciaire, comme elle s’exerce dans notre société et dans notre système juridique.
Le déni de réalité : l’image du juge
Des modèles traditionnels définissant les rôles du juge, du législateur et du gouvernement contribuent sans doute à inspirer de façon tenace certaines opinions sur le rôle des juges et parfois à influencer la manière dont ceux-ci se voient eux-mêmes. Un aspect de cette vision du rôle du juge s’exprime dans l’opinion selon laquelle le magistrat applique la loi, mais ne la fait pas. Sous des formes diverses, cette vision du rôle du juge possède des racines profondes dans les systèmes juridiques de droit civil et de common law qui constituent le fondement du droit appliqué au Québec.
En common law, l’approche traditionnelle laissait au juge la tâche d’appliquer la loi, lorsque le Parlement avait légiféré. Au plus, il lui revenait de l’interpréter, ce processus intellectuel se confondant en quelque sorte avec celui de l’application de la loi. En somme, il n’était pas chargé de juger la loi. Celle-ci le liait une fois qu’elle était entrée en vigueur. Dans les domaines du droit situés hors du champ d’application des statuts adoptés par le Parlement, on ne contestait pas au juge la fonction de développer des règles de droit. Selon une rhétorique judiciaire ancienne donnant un sens particulier à cette fonction, il s’agissait de redécouvrir la coutume du royaume conformément à la doctrine établie par Blackstone au xviiie siècle. Cette doctrine présumait que le juge ne créait pas le droit : il retrouvait la véritable règle, qui avait toujours fait partie de la coutume du royaume, mais que des jugements erronés avaient occultée[2].
Dans la tradition du droit civil se manifestent encore de vives résistances à la seule pensée que le juge puisse légitimement jouer un rôle dans la création du droit. Une manifestation éclatante et relativement récente de cette conviction se retrouve dans une intervention d’un éminent juriste français, François Terré, à l’occasion d’un colloque tenu en 2004 sur le thème de la création du droit par le juge[3]. Le professeur Terré terminait son intervention par cette phrase percutante : « Le juge créateur de droit, comme dans les pays de common law ? Non merci ![4] »
L’auteur de cette phrase aurait-il été étonné que l’on récuse l’existence ou au moins la légitimité d’une fonction du juge de common law dans la création du droit ? En effet, ce thème revient périodiquement au Canada, particulièrement depuis le développement et le renforcement des droits fondamentaux de la personne consécutifs à l’entrée en vigueur de la Charte canadienne des droits et libertés[5]. Cette réaction constate la réalité de l’intervention judiciaire dans l’élaboration des droits fondamentaux des personnes au Canada. En même temps, elle met en doute la légitimité d’un rôle judiciaire dans ces matières. Elle témoigne aussi de la persistance d’une forte réticence politique et juridique à l’égard de la reconnaissance d’une démocratie constitutionnelle et du rôle joué par les tribunaux dans l’apparition de cette conception en droit canadien. En effet, la montée de cette conception remet en cause le sens donné traditionnellement à la notion même de démocratie dans le système politique canadien. Elle signifie que la démocratie ne s’identifie plus seulement avec l’action des majorités électorales ou parlementaires, mais exige la création et le respect de règles et de principes qui encadrent cette action[6].
Si elle s’exprime avec une acuité particulière en droit constitutionnel, notamment à l’égard des droits fondamentaux de la personne, en raison de leurs liens souvent étroits avec des débats sur des choix politiques et sociaux fort sensibles, cette interrogation sur le rôle du juge et sur la légitimité de la fonction judiciaire s’étend à l’ensemble du droit. Dans la forme la plus pure d’une conception étroite du rôle de la magistrature dans la société, le juge serait assimilé à un technicien des règles juridiques, appelé à identifier ou à reconnaître la règle de droit pertinente dans une situation de fait, à apprécier si elle s’applique à celle-ci et à tirer la conclusion inévitable de son constat. En somme, le juge serait un orfèvre du syllogisme.
Cette conception du rôle du juge existe depuis longtemps. Un philosophe du droit, Philippe Raynaud, rappelait qu’au xviiie siècle l’illustre pénaliste Beccaria rejetait violemment toute fonction créatrice dans l’activité judiciaire. En effet, pour Beccaria, que cite Philippe Raynaud, le juge ne peut que raisonner à partir de la loi générale. Il ne saurait créer la loi, rôle dévolu à un législateur qu’il n’est pas : « La première proposition est la loi générale ; la seconde exprime l’action conforme ou contraire à la loi ; la conséquence est l’absolution ou le châtiment de l’accusé[7]. »
Comme le notait Philippe Raynaud, Beccaria déniait aussi au juge l’exercice de la fonction d’interprète de la loi. Il saisissait sans aucun doute la richesse et la complexité de cette fonction, sur laquelle je reviendrai. Il considérait l’interprétation des lois comme une fonction législative, donc réservée au législateur.
Dans la tradition britannique de common law, s’exprime aussi une crainte analogue d’une appropriation de la fonction législative par le juge. Récemment encore, peu après sa retraite, Lord Bingham, l’un des lords judiciaires (law lords) les plus estimés et les mieux connus au Royaume-Uni et dans le Commonwealth, publiait un ensemble de réflexions sur la primauté du droit (rule of law). D’une part, cette oeuvre reconnaissait bien la diversité et l’importance du rôle des tribunaux dans le développement de la common law et du droit britannique contemporain. D’autre part, cependant, dans son dernier chapitre, Lord Bingham exprimait une réticence fondamentale devant la perspective que les tribunaux soient appelés à juger l’action du Parlement. Pour lui, l’action judiciaire s’inscrivait nécessairement dans le respect de la souveraineté parlementaire[8]. À son avis, l’attribution au juge de la fonction de juger la législation ne correspond pas au rôle traditionnel du juge.
Certes, Lord Bingham avait partiellement raison. Le juge n’édicte pas des lois adoptées après un débat politique. Il ne participe pas au processus législatif au sens courant de cette expression. Mais, s’il ne fait pas de lois, le juge crée du droit. Pour bien comprendre la réalité de son rôle, il faut s’arrêter un instant à cette distinction essentielle, mais parfois négligée, entre loi et droit. La langue anglaise qui ne connaît que le substantif law rend d’ailleurs mal compte de cette distinction. D’autres langues, comme le latin (jus, lex), le français (droit, loi) ou l’allemand (recht, gesetz), par exemple, permettent plus facilement de comprendre que la loi représente une partie du droit, mais que le droit ne se confond pas totalement avec la loi. Beccaria souhaitait sans doute que le droit se limitât à la loi ; Napoléon Bonaparte, que son Code civil des Français contînt tout le droit civil[9]. Il se peut que des constitutionnalistes aient désiré qu’une constitution renferme l’ensemble du droit constitutionnel. La réalité est différente. Le droit dépasse le cadre de la loi. Le droit civil ne se trouvait pas tout entier dans le Code civil du Bas Canada, comme le rappelait le juge Jean Beetz, dans un arrêt fameux de la Cour suprême du Canada sur l’enrichissement sans cause : « Le Code civil ne contient pas tout le droit civil. Il est fondé sur des principes qui n’y sont pas tous exprimés et dont il appartient à la jurisprudence et à la doctrine d’assurer la fécondité[10]. »
En droit civil, plus sûrement encore en common law, le juge contribue à ce phénomène de création du droit par l’exercice même de sa fonction judiciaire. Il faut ainsi bien comprendre à la fois la nature du droit et le rôle du juge pour découvrir la réalité et la portée de cette fonction créatrice.
Certes, sous réserve du contrôle constitutionnel des lois, le juge n’accomplit pas une oeuvre législative. Comme je l’ai rappelé plus haut, il ne crée pas de dispositions législatives. Ainsi, dans la tradition civiliste, il ne peut se considérer comme un codificateur, mais il doit oeuvrer dans le cadre des codes. En procédure civile, le Code de procédure civile du Québec[11] établit un cadre pour la conduite des instances qui lie le juge. L’action particulière du juge à l’occasion d’un procès s’inscrit dans un ensemble de principes et de règles spécifiques déterminés par l’Assemblée nationale du Québec[12]. Le Code civil du Québec[13], élément fondamental de l’architecture juridique du Québec, comme le proclame sa disposition préliminaire, établit un ensemble de principes et de règles qui brident la créativité judiciaire. Ainsi, l’article 1457 C.c.Q. détermine les éléments constitutifs de la responsabilité civile. Saisi d’un recours en dommages-intérêts, le juge doit examiner s’il existe une faute, un dommage et un lien de causalité. Il peut se tromper sur son interprétation ou son application de ces exigences de la loi, mais, le souhaiterait-il, il ne pourrait établir un système de responsabilité sans faute. Le tribunal ne pourra non plus mettre de côté les dispositions relatives aux fiducies ou aux prescriptions. L’examen du corpus législatif en vigueur au Québec permettrait de relever une infinité d’exemples de ces encadrements de l’action du juge.
Dans ce contexte, l’activité judiciaire peut sembler se réduire à une action interstitielle où le tribunal arrête une application particulière de la règle générale. Le constat reste souvent exact. Cependant, il comporte des nuances que révèle l’examen concret de la réalité de l’oeuvre judiciaire.
Techniquement, certes, le juge se trouve alors à interpréter et à appliquer la loi qui préexiste à son action. Beccaria serait-il satisfait ? Sans doute pas, si, au-delà des apparences, il explorait ce qui survient dans l’activité judiciaire. En effet, la loi ne dit pas tout. Elle laisse des vides. Elle comporte des éléments de polysémie. Comme l’écrivait le juge Yves-Marie Morissette de la Cour d’appel du Québec, le juge est souvent appelé à interpréter l’indéterminé[14]. Ce faisant, au cours de l’activité d’interprétation juridique, il doit déterminer cet indéterminé. En effet, dans le système juridique canadien, une règle de droit demeure constitutionnellement valide, bien qu’elle paraisse indéterminée, pourvu qu’elle reste déterminable[15].
Revenons ainsi à ce célèbre et fondamental article 1457 C.c.Q. Pour l’appliquer, le juge doit se demander ce qu’est la faute, quels éléments comportent un lien de causalité suffisant et en quoi consiste un dommage. La règle édictée par le législateur ne peut être mise en oeuvre sans éclaircir ces éléments d’indétermination. L’inachèvement de la loi invite à une action judiciaire pour découvrir les potentialités du texte. L’interprète judiciaire parachève ainsi l’oeuvre législative.
Ainsi, ce que l’on appelle couramment le « droit de la responsabilité civile », ce que l’on décrit comme le système de responsabilité civile québécois, représente, au moins en partie, le résultat d’innombrables décisions judiciaires ainsi que les conséquences de certains arrêts de principe. Se constitue alors le droit dans la loi et au-delà d’elle. Sa formation, même en droit civil, dépend non seulement du législateur, mais aussi de cette fonction de création et de cette capacité de créativité du juge. Cette branche du droit se constitue certes sur la base de la loi, mais aussi au-delà d’elle dans une entreprise d’explicitation et de développement du cadre législatif préexistant.
Parfois, il faut retrouver et constituer un droit malgré le silence de la loi. Un exemple maintenant classique, en droit civil québécois, est celui de la reconnaissance de l’enrichissement sans cause par le juge Beetz dans l’arrêt Viger[16]. La Cour suprême du Canada établissait à cette occasion les éléments constitutifs d’une institution importante du droit des obligations du Québec. Un autre exemple de l’importance de la créativité judiciaire se retrouve dans la reconnaissance d’un devoir général de bonne foi, dans le droit des obligations du Québec, notamment grâce à l’opinion de la juge Claire L’Heureux-Dubé, dans l’arrêt Houle[17]. Déjà, quelques années plus tôt, le juge Beetz avait jeté les bases de cette reconnaissance d’un devoir d’exécution de bonne foi des obligations civiles, à propos de la mise en oeuvre d’un cautionnement en faveur d’une banque, dans l’arrêt Soucisse[18]. Peu après l’arrêt Houle, l’opinion du juge Charles Gonthier, dans l’affaire Bail, complétait le contenu du devoir d’exécution de bonne foi en reconnaissant la pertinence d’une obligation de renseignement dans les contrats[19]. Ces arrêts ont établi un ensemble de principes gouvernant les obligations des parties engagées dans des opérations contractuelles. Le législateur les a incorporés dans le Code civil du Québec, mais ils faisaient déjà partie du droit civil du Québec.
On observe la même activité créatrice des tribunaux dans des domaines fort différents du droit, par exemple le droit criminel. La part de créativité judiciaire y est même plus évidente en raison de la complexité de cette partie du système de droit canadien et de ses sources. Le droit criminel contemporain au Canada est au moins, en partie, le résultat d’une oeuvre de codification. Cette codification repose elle-même sur le socle de la common law et de ses traditions qui ont continué à influencer fortement l’évolution du droit pénal canadien. De plus, l’entrée en vigueur de la Charte canadienne a accentué le rôle des tribunaux dans la détermination et l’interprétation des règles gouvernant toutes les branches du droit pénal, de la procédure au droit substantiel[20].
Il est indéniable que la codification du droit criminel a encadré et contraint l’action des tribunaux. Elle a limité ou supprimé certains pouvoirs qu’ils exerçaient auparavant en common law, en leur interdisant désormais de créer de nouveaux crimes dits de common law, selon l’article 9 du Code criminel[21]. Tout crime devait à l’avenir être prévu par la loi elle-même[22]. Tout acte humain échappe à l’empire du droit pénal si les lois criminelles ne le criminalisent pas. Malgré ces limites législatives, autant et plus que dans le cas du Code civil du Québec, les juges sont demeurés des agents actifs de l’évolution du droit pénal canadien. Ils ont rempli un rôle nécessaire dans le développement du droit criminel. Ils interprètent les lois, mais ils créent aussi du droit[23]. Un exemple illustre bien l’existence de ce rôle de créateur de droit, celui de la capacité pénale du prévenu. L’article 16 C.cr. détermine les paramètres généraux de la responsabilité pénale, mais le contenu de ceux-ci restait très général. Les tribunaux ont dû alors interpréter le texte législatif, et ce, pour le rendre applicable. La common law, favorisant l’activité créatrice des juges, avait joué un rôle important avant la codification pour établir les paramètres que le Code criminel a adoptés. Après la codification du droit pénal, la jurisprudence a expliqué et approfondi les textes parfois sibyllins de la loi[24].
La tradition de common law, toujours présente dans le système de droit applicable au Québec, continue à y jouer son rôle. Toutefois, il importe de bien comprendre la nature de la méthode d’intervention des tribunaux en common law. Comme on l’a vu plus haut, la décision judiciaire n’est pas une redécouverte d’une coutume déjà établie, mais mal comprise. Dans la réalité des choses, le travail des tribunaux s’assimile à un processus extralégislatif de création et de réforme constante, mais graduelle et prudente du droit[25]. Les tribunaux sont mis en garde contre les dangers des révolutions dramatiques et de l’instabilité du droit, mais invités à un exercice prudent d’un pouvoir créatif, considéré comme légitime et nécessaire pour l’évolution de la société. Dans l’arrêt Salituro, le juge Frank Iacobucci insistait sur la prudence nécessaire dans cette oeuvre de rénovation continue du droit. Il semblait distinguer l’oeuvre de réforme du droit, réservée aux législatures, du travail de mise à jour continuelle de la common law, qui relevait de la fonction judiciaire[26]. Cependant, si prudentes qu’elles soient, ces évolutions de la common law changent effectivement le droit, comme la Cour suprême du Canada l’a reconnu à l’occasion de l’examen du problème des effets dans le temps des revirements de jurisprudence[27].
Cependant, dans ses interventions en common law, la Cour suprême du Canada a confirmé, plus récemment, la capacité de création juridique des tribunaux et l’importance potentielle de ce rôle dans le développement du droit. Un exemple se retrouve dans sa réforme partielle du droit de la diffamation en common law pour y introduire une défense de journalisme raisonnable. Pour concevoir cette nouvelle défense désormais ouverte aux médias, la Cour a pris en compte l’environnement créé par la protection accrue de la liberté d’expression à la suite de l’adoption de la Charte canadienne et des difficultés croissantes dans la mise en oeuvre de la responsabilité civile pour diffamation. Du droit nouveau apparaissait ainsi, par l’action de la jurisprudence[28].
Cette approche correspond d’ailleurs à celle que l’on a pu observer en droit civil, toujours à propos de la responsabilité civile pour diffamation, notamment dans l’arrêt Prudhomme dont la juge L’Heureux-Dubé fut l’un des auteurs peu avant sa retraite. Il fallut alors explorer la signification du concept de faute, mais dans le contexte particulier de la vie des institutions municipales du Québec[29].
Ces exemples pourraient être multipliés à l’infini dans les domaines les plus divers du droit et valideraient la conclusion que les tribunaux créent du droit dans le système juridique du Québec. Un cas bien connu est celui de la fonction attribuée au juge dans le développement du droit constitutionnel. Malgré des controverses persistantes, cette fonction a été attribuée au juge constitutionnel non seulement au Canada, mais aussi dans de nombreuses démocraties modernes, depuis la Seconde Guerre mondiale, particulièrement en raison de la montée du souci de la protection des droits fondamentaux de la personne dans les démocraties modernes[30]. En dehors de ce domaine, un examen concret du travail des tribunaux rappellerait qu’il s’agit d’une fonction judiciaire traditionnelle et légitime, bien que toujours controversée.
L’étude du travail des juges au Québec souligne une première réalité : au-delà de la loi, il existe du droit. La loi, les décisions des tribunaux, la réflexion des universitaires et la pratique quotidienne développent le droit. L’interprétation même de la loi comporte une part de création. Elle ne se réduit au seul repérage ou prise de connaissance d’un sens sous-jacent. Elle contribue à dégager et à créer le contenu indéterminé parfois, mais déterminable de la loi.
Les contestations de la légitimité de cette fonction de création reposent ainsi sur une négation du réel, sinon du nécessaire. Malgré ces réserves, il importe que les juges sachent reconnaître qu’ils sont chargés de cette responsabilité et qu’ils acceptent de la remplir avec un courage prudent. Il y va de l’adaptation du système de droit du Québec à l’évolution de la société québécoise. La juge L’Heureux-Dubé sut comprendre cette réalité. Elle conserva toujours le courage et la volonté de confronter les conséquences de cette réalité, malgré les controverses. Cette fonction de création du droit n’était-elle pas, pour elle aussi, une recherche de justice ?
Appendices
Notes
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[1]
Maurice Tancelin, Des obligations en droit mixte du Québec, 7e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2009, p. 5 ; Maurice Tancelin, « Comment un droit peut-il être mixte ? », dans Frederick Parker Walton, Le domaine et l’interprétation du Code civil du Bas-Canada, Toronto, Butterworths, 1980, p. 1.
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[2]
William Blackstone, Commentaries on the Law of England, vol. 1, Oxford, Clarendon Press, 1765, p. 69 et 70 ; Alan Paterson, Final Judgment. The Last Law Lords and the Supreme Court, Oxford, Hart Publishing, 2013, p. 264-266 ; Canada (Procureur Général) c. Hislop, [2007] 1 R.C.S. 429, 464.
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[3]
François Terré, « Un juge créateur de droit ? Non merci ! », (2007) 50 Ar. philo. dr. 305.
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[4]
Id., 311.
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[5]
Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.)] (ci-après « Charte canadienne »). Voir par exemple : Rainer Knopff et F.L. Morton, Charter Politics, Scarborough, Nelson Canada, 1992, p. 20-34 ; James B. Kelly et Christopher P. Manfredi, « Should We Cheer ? Contested Constitutionalism and the Canadian Charter of Rights and Freedoms », dans James B. Kelly et Christopher P. Manfredi (dir.), Contested Constitutionalism. Reflections on the Canadian Charter of Rights and Freedoms, Vancouver, UBC Press, 2009, p. 3.
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[6]
Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, 257-261.
-
[7]
Cesare Beccaria, Des délits et des peines, Livourne, 1764, cité dans Philippe Raynaud, Le juge et le philosophe, Paris, Armand Colin, 2008, p. 109.
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[8]
Tom Bingham, The Rule of Law, Londres, Penguin Books, 2010, p. 162 et 163.
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[9]
Jean-Louis Halpérin, « Code Napoléon (Préparation, rédaction et évolution) », dans Denis Alland et Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, Lamy, 2003, p. 200, aux pages 206 et 207.
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[10]
Cie Immobilière Viger c. L. Giguère Inc., [1977] 2 R.C.S. 67, 76.
-
[11]
Code de procédure civile du Québec, R.L.R.Q., c. C-25.
-
[12]
Lac d’Amiante du Québec Ltée c. 2858-0702 Québec Inc., [2001] 2 R.C.S. 743, 763-765 ; Sylvette Guillemard et Séverine Menétrey, Comprendre la procédure civile québécoise, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2011, p. 14-16.
-
[13]
Code civil du Québec, L.Q. 1991, c. 64.
-
[14]
Yves-Marie Morissette, « Peut-on “interpréter” ce qui est indéterminé ? » dans Interpretatio non cessât. Mélanges en l’honneur de Pierre-André Côté, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2011, p. 9.
-
[15]
R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606, 638-640.
-
[16]
Cie Immobilière Viger c. L. Giguère Inc., préc., note 10.
-
[17]
Houle c. Banque canadienne nationale, [1990] 3 R.C.S. 122.
-
[18]
Banque Nationale c. Soucisse et autres, [1981] 2 R.C.S. 339.
-
[19]
Banque de Montréal c. Bail Ltée, [1992] 2 R.C.S. 554.
-
[20]
Gisèle Côté-Harper, Pierre Rainville et Jean Turgeon, Traité de droit pénal canadien, 4e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1998, p. 38-42 ; Kent Roach, Criminal Law, 4e éd., Toronto, Irwin Law, 2009, p. 30 et suiv. ; Pierre Béliveau et Martin Vauclair, Traité général de preuve et de procédure pénales, 21e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2014, p. 1 et 2.
-
[21]
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46.
-
[22]
G. Côté-Harper, P. Rainville et J. Turgeon, préc., note 20, p. 44.
-
[23]
Justice Brian Dickson, « The Judiciary. Law Interpreters or Law-Makers », (1982) 12 Man. L. J. 1, 8.
-
[24]
Hughes Parent, Traité de droit criminel, t. 1, Montréal, Éditions Thémis, 2003, p. 80-90.
-
[25]
T. Bingham, préc., note 8, p. 44.
-
[26]
R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654, 670 ; Watkins c. Olafson, [1989] 2 R.C.S. 750.
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[27]
Canada (Procureur général) c. Hislop, préc., note 2, 464 et 465.
-
[28]
Grant c. Torstar Corp., [2009] 3 R.C.S. 640, 671 et 681-684.
-
[29]
Prud’homme c. Prud’homme, [2002] 4 R.C.S. 663 ; Gilles E. Néron Communication Marketing inc. c. Chambre des notaires du Québec, [2004] 3 R.C.S. 95.
-
[30]
Alec Stone Sweet, « Constitutional Courts », dans Michel Rosenfeld et Andras Sajo (dir.), The Oxford Handbook of Comparative Constitutional Law, Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 816 ; Stéphane Bernatchez, « Les fondements philosophiques et théoriques de la Charte canadienne des droits et libertés », dans Errol Mendes et Stéphane Beaulac, Charte canadienne des droits et libertés, 5e éd., Markham, Lexis-Nexis, 2013, p. 47, aux pages 54-59.