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Aristote écrivait que, si des personnes sont inégales, « elles n’auront pas des parts égales ; mais les contestations et les plaintes naissent quand, étant égales, les personnes possèdent ou se voient attribuer des parts non égales, ou quand, les personnes n’étant pas égales, leurs parts sont égales […] Le juste est, par suite, une sorte de proportion[1]. » L’illustre philosophe grec, faisant de l’équité la pierre angulaire de cette proportionnalité, est celui qui soutenait également que « l’ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit[2] ».

Le présent numéro des Cahiers de droit regroupe les réflexions de plusieurs chercheurs qui se sont réunis lors d’un colloque tenu à la Faculté de droit d’Aix-Marseille, le 26 septembre 2013, dont le thème était « Le principe des responsabilités communes mais différenciées en droit international de l’environnement[3] ». Organisé par le Centre d’Études et de Recherches Internationales et Communautaires (CERIC) de la Faculté de droit d’Aix-Marseille et le Centre d’études en droit économique (CEDE) de la Faculté de droit de l’Université Laval, ce colloque a donné lieu à maintes discussions sur l’un des défis les plus importants du droit international de l’environnement, qui est d’amener des États à coopérer au développement économique et en fonction d’intérêts différents autour d’un objectif environnemental commun.

Pour y parvenir, le droit international de l’environnement emprunte l’idée, qui existait déjà en droit international économique, de différencier les obligations des États, dans le contexte d’un même traité. En droit international de l’environnement, la différenciation se fait au nom du principe des responsabilités communes mais différenciées (PRCMD). Formulé dans le principe 7 de la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement[4], le PRCMD se fonde sur l’idée qu’il serait inéquitable de soumettre les pays en développement aux mêmes obligations environnementales que les pays développés. Par conséquent, il incite à différencier les obligations des États, dans le cadre d’un même traité environnemental, afin que les moins nantis soient tenus au respect d’obligations moins exigeantes.

Le PRCMD se trouve à l’heure actuelle dans une phase critique de sa mise en oeuvre, compte tenu des négociations climatiques en cours. En effet, il est au coeur de l’impasse des négociations internationales qui concernent l’avenir du régime international sur les changements climatiques (Philippe Cullet ; Sandrine Maljean-Dubois et Pilar Moraga Sariego ; Kristin Bartenstein), au sujet duquel les États ne s’entendent pas sur la répartition entre eux de l’effort de réduction des émissions de gaz à effet de serre. La part des pays émergents est particulièrement problématique, au regard de l’importance de leur contribution actuelle et future aux changements climatiques. Dans ce contexte, la question se pose de savoir si le PRCMD fournit, dans un traité environnemental, une réponse juridique appropriée pour favoriser une justice environnementale au service du développement durable. Cependant, la réponse n’est pas simple, et l’objectif de ce numéro thématique est de poursuivre et de renouveler la réflexion à son sujet.

Au lendemain du Sommet de la Terre de Rio, Philippe Cullet écrivait que « l’existence de problèmes qui doivent être résolus collectivement dans une société internationale organisée sur des principes qui favorisent les attitudes égocentriques a eu tendance à créer des tensions dans les négociations étatiques sur ces problèmes et a favorisé l’émergence de groupes de pays ayant des vues tranchées opposes[5] ». Il constatait que le besoin de solidarité interétatique était criant pour que la coopération internationale puisse répondre à une série de problèmes, notamment d’ordre environnemental, dont la solution ne peut être trouvée sur le plan national. Quinze ans plus tard, dans le présent numéro, il affirme qu’« il est indispensable [que le PRCMD] reste un élément central du droit de l’environnement en devenir étant donné que le fossé structurel entre pays du Nord et du Sud n’a pas changé de façon significative au cours des deux dernières décennies. Ce qui est probablement nécessaire est de repenser la différenciation par rapport aux catégories actuelles[6]. »

Les thèmes retenus par les auteurs des textes de ce numéro ont justement pour objet de pousser plus loin la réflexion sur les multiples manifestations que prend le PRCMD dans différents régimes du droit international de l’environnement et de s’interroger sur leur contribution actuelle et potentielle au développement du droit international dans le domaine du développement durable. À cette fin, les textes que les auteurs proposent dans les pages qui suivent éclairent, sous différents angles, les relations qui existent entre le PRCMD et les concepts d’équité interétatique et de développement durable en soumettant au lecteur des réflexions sur ses conséquences potentielles pour la coopération internationale pour répondre aux défis planétaires environnementaux.

La question de savoir si l’utilisation du PRCMD dans les traités environnementaux résulte d’une obligation coutumière des États est d’abord abordée par Jean-Maurice Arbour qui propose une étude exhaustive et critique de la littérature traitant de la normativité juridique du principe. Il rappelle que, bien que la discussion sur la normativité juridique du PRCMD semble a priori un faux débat, un débat académique, voire byzantin, on y trouve toutefois un intérêt fondamental. En effet, si le PRCMD est juridiquement contraignant, il ouvre toute grande la voie à une forme de péréquation à l’échelle internationale sur le chapitre de la protection de l’environnement, du moins en ce qui concerne des enjeux globaux qui se révèlent des préoccupations communes de l’humanité.

Il n’est dès lors pas étonnant qu’une fracture existe entre les États au sujet de la nature juridique du PRCMD puisque l’assistance financière des pays développés aux pays en développement, en droit international de l’environnement, pose d’abord la question de savoir si elle a un caractère obligatoire, fondé sur le PRCMD, ou si elle a un caractère instrumental, auquel cas son seul objet serait d’obtenir une large adhésion des pays en développement aux accords internationaux, problématique qui est centrale dans le texte de Sophie Lavallée.

Hugues Hellio présente une analyse de l’influence du PRCMD sur les procédures de contrôle du respect des obligations étatiques des accords multilatéraux sur l’environnement. Observant que le processus de contrôle du non-respect ne prend jamais en considération le poids historique d’un État dans la dégradation de l’environnement, il poursuit son analyse jusqu’à en arriver au constat, sans doute décevant, que la place qu’occupe le PRCMD dans les mécanismes de contrôle de la conformité est peu développée, tant dans les textes que dans la pratique.

Les autres textes du numéro s’interrogent sur la présence, les modalités d’application et les conséquences du PRCMD dans les domaines de l’atténuation des changements climatiques (Philippe Cullet ; Sandrine Maljean-Dubois et Pilar Moraga Sariego ; Kristin Bartenstein), des migrations causées par la dégradation environnementale (Tohouindji Christian Hessou et Kristin Bartenstein), de l’élimination des polluants organiques persistants (POP) (Thomas Deleuil) et du droit international des eaux douces (Jochen Sohnle).

Malgré l’importance accordée à la différenciation en doctrine, certains régimes ou domaines du droit international de l’environnement n’avaient pourtant été jusqu’ici que très peu étudiés dans cette perspective. Ainsi, Jochen Sohnle part du constat selon lequel le PRCMD se présente comme un intrus dans le domaine du droit des cours d’eau internationaux, où il est diamétralement opposé à la règle de la parfaite égalité entre tous les États riverains qui y prédomine. À la recherche des traces du PRCMD à l’intérieur des régimes de bassin, l’auteur conclut dans son analyse que l’application du PRCMD n’est opportune que lorsque des différences notables de développement existent entre les États riverains ou lorsque la problématique de la protection des ressources en eau douce dépasse le cadre géographique restreint du bassin pour devenir régionale, suprarégionale ou mondiale.

L’analyse présentée par Thomas Deleuil fait aussi figure d’oeuvre pionnière en s’interrogeant sur le rôle du PRCMD dans le régime international sur les produits chimiques. La Convention POP[7] est en effet le seul autre instrument conventionnel que ceux sur les changements climatiques à consacrer explicitement le PRCMD. Cependant, au contraire du Protocole de Kyoto[8], la Convention impose des obligations centrales applicables à toutes les parties sans distinction, tout en prévoyant une certaine différenciation par un système d’exceptions et des mécanismes d’assistance.

L’analyse que Sandrine Maljean-Dubois et Pilar Moraga Sariego font des négociations climatiques actuelles montre combien le PRCMD y est fréquemment mentionné. Cependant, alors que le régime international du climat en offre l’application la plus éclatante, les négociations en cours ne parviennent pas à aboutir à un consensus international sur le partage du fardeau des réductions d’émission qu’il doit impliquer dans le futur accord international. Bouclier pour les uns, repoussoir pour les autres, le PRCMD voit son rôle évoluer progressivement.

Dans une réflexion apparentée, Kristin Bartenstein retrace la difficulté qu’éprouvent les États, dans les négociations actuelles, à se mettre d’accord sur une répartition des charges associées à la lutte contre le réchauffement climatique. Elle arrive à la conclusion que la pierre d’achoppement principale des négociations est la difficile question du partage équitable de ces charges. Elle plaide donc, pour sortir de l’impasse actuelle, en faveur d’une différenciation plus nuancée des obligations des États, qui, bien qu’elle soit complexe à négocier, permettrait la prise en considération plus appropriée des contributions et des capacités respectives des États.

Tohouindji Christian Hessou et Kristin Bartenstein proposent, quant à eux, une analyse croisée du concept d’adaptation et du PRCMD dans le régime sur le climat. Elle les amène à conclure que la migration climatique est acceptée comme une forme d’adaptation. Par conséquent, l’opérationnalisation du droit africain des réfugiés, qui accorde une protection juridique aux déplacés climatiques, devrait bénéficier des fonds versés au nom du PRCMD dans le cadre du régime sur le climat.

Enfin, en épilogue, Yves Le Bouthillier rappelle que le PRCMD, qu’il ait ou non atteint le statut de droit coutumier, a eu un effet rassembleur pour la communauté internationale car il a facilité la participation d’un grand nombre de pays en développement aux négociations internationales en droit de l’environnement. Il souligne, à cet égard, que la ratification massive de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques[9] s’explique en grande partie par le rôle clé qu’y joue le PRCMD, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il assure la conclusion d’accords propices au développement durable. Le professeur Le Bouthillier donne, à ce sujet, l’exemple de l’atténuation que connaît le principe dans les plus récentes négociations sur les changements climatiques, et qui, au lieu d’avoir pour effet d’inciter les États à adopter un régime plus susceptible de combattre effectivement la hausse des émissions de gaz à effet de serre, a jusqu’à maintenant été réalisé au prix d’un affaiblissement des engagements internationaux de tous les États.

Les textes présentés dans ce numéro sont d’une très grande richesse. Portés par la volonté de contribuer à la conceptualisation d’un droit qui soit en adéquation avec le concept de développement durable, les auteurs proposent des analyses critiques sur les manifestations du PRCMD dans les accords environnementaux qui sont d’un réel intérêt dans la mesure où plusieurs réflexions apportent un nouvel éclairage sur l’utilisation et les incidences du PRCMD.

Nous tenons à remercier chaleureusement l’équipe du CERIC, le CEDE et la Faculté de droit d’Aix-Marseille pour l’organisation de cette journée d’étude, l’ensemble des participants pour leur intérêt manifeste, ainsi que l’équipe des Cahiers de droit qui a rendu possible la publication de ce numéro.

En terminant, nous formulons le souhait que le lecteur trouvera autant de plaisir à découvrir les discussions sur les rouages et les finalités du PRCMD que nous en avons eu à les avoir. Nous espérons que les analyses contenues dans ce numéro seront source d’inspiration pour ceux et celles qui voudront continuer la réflexion amorcée sur l’équité en droit international de l’environnement, puisque c’est de cette équité, et de la solidarité qu’elle dessine, que dépend l’avenir de notre planète.