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Avec l’adoption de la Loi C-21[1] en 2003, le Code criminel[2] du Canada s’est enrichi de nouvelles règles applicables à la détermination de la peine lorsqu’un crime est attribuable à une organisation[3]. Ces nouvelles règles[4] ont été adoptées en même temps que les dispositions sur l’attribution de la responsabilité pénale aux organisations[5]. Étant donné qu’il s’agit des organisations, le législateur a seulement prévu deux types de sanctions applicables : l’amende et la probation.

L’adoption de ces dispositions législatives a été saluée et décrite comme une réponse appropriée aux multiples préoccupations des citoyens relativement à l’impunité des entreprises. L’une des préoccupations qui a été particulièrement déterminante pour la mise en marche des changements législatifs est sans nul doute la tragédie survenue à la mine Westray en Nouvelle-Écosse en 1992. Lors de ce terrible accident, 26 mineurs ont péri en raison de l’explosion due à la désactivation des détecteurs de méthane, au vu et au su des superviseurs et des gérants de l’entreprise. Les poursuites judiciaires et l’enquête publique ayant suivi cet événement ont bien mis en évidence la difficulté, voire l’impossibilité, de poursuivre criminellement l’organisation et les dirigeants pourtant clairement responsables de la mort des travailleurs[6].

En dehors de ces lacunes du droit criminel existant à l’époque, la faiblesse des lois provinciales portant sur la santé et la sécurité au travail n’a pas non plus permis de responsabiliser convenablement les auteurs des manquements à l’obligation de sécurité envers les employés. Les modifications législatives apportées par la Loi C-21 sont venues remédier, en partie, à toutes ces faiblesses. Les nouvelles dispositions législatives sont ainsi réputées constituer une avancée majeure en ce sens qu’elles instituent un régime général de responsabilité criminelle dont celui qui est fondé sur la négligence et des sanctions plus dissuasives et plus stigmatisantes que ne prévoient les lois provinciales portant sur le même sujet. Tout en prévoyant la responsabilité pénale des organisations, les nouvelles dispositions n’excluent cependant pas celle des personnes physiques à l’origine des agissements fautifs. Ce nouveau régime du Code criminel est spécialement aménagé de manière à protéger la valeur de la santé et de la sécurité au travail en complément de la législation provinciale. L’importance de la protection de cette valeur doit, par conséquent, transparaître à travers une application efficace des principes de détermination de la peine établis par les modifications du Code criminel apportées par la Loi C-21.

Nous avons choisi de commenter la première application jurisprudentielle de ce nouveau régime de détermination de la peine pour les entreprises responsables de négligence criminelle en milieu de travail. Sur l’ensemble du territoire canadien, deux poursuites criminelles seulement ont déjà abouti au prononcé de peines après que les entreprises accusées eurent plaidé coupables. Il s’agit des affaires Transpavé au Québec et Metron Construction en Ontario[7]. Dans l’affaire Transpavé, cette entreprise a plaidé coupable après la mort en 2005 d’un employé écrasé par le grappin d’un palettiseur. Elle était accusée de négligence criminelle causant la mort. Dans le cas de l’affaire Metron Construction, cette entreprise a également plaidé coupable, entre autres, aux accusations de négligence criminelle causant la mort et de négligence criminelle causant des lésions à la suite du décès de quatre travailleurs et des blessures d’un cinquième alors qu’en décembre 2009 ils étaient tombés des balcons d’un gratte-ciel de 14 étages où ils effectuaient des travaux sans avoir appliqué les mesures sécuritaires requises.

L’analyse des deux premières décisions rendues jusqu’à ce jour par les tribunaux montre que les juges ont peu suivi la réforme législative sur ces nouvelles dispositions relatives aux peines applicables aux organisations. D’abord, les amendes imposées sont relativement moins élevées. Ensuite, les plaidoyers de culpabilité semblent avoir été obtenus en échange de l’abandon des poursuites criminelles contre les dirigeants des entreprises, ce qui risque d’avoir pour conséquence de transformer les sanctions pécuniaires imposées aux entreprises en une simple dépense offrant une assurance contre la violation de la loi. En épargnant ainsi les dirigeants, les sanctions imposées aux seules entreprises risquent de ne pas exercer l’effet dissuasif nécessaire pour éviter de nouveaux accidents du travail. Enfin, les juges n’ont pas cru bon d’imposer des ordonnances de probation afin de s’assurer que les entreprises sanctionnées ne retomberont pas dans les mêmes pratiques dangereuses pour la vie et la santé des travailleurs.

Bien que les principes et les objectifs généraux relatifs à la détermination de la peine puissent s’appliquer à la fois aux particuliers et aux organisations, nous n’en parlerons pas dans la présente note[8]. Notre propos se limitera donc à la discussion sur l’application des principes spécifiques régissant la détermination de la peine pour une organisation condamnée au paiement d’une amende, y compris la possibilité de rendre une ordonnance de probation. Il sied de rappeler toutefois que la Loi C-21 inclut certains objectifs généraux dans les objectifs spécifiques et allonge ainsi la liste de ces derniers afin que les juges aient devant eux un tableau complet et précis de facteurs à prendre en considération en vue de pouvoir déterminer une peine juste et appropriée pour les entreprises contrevenantes[9].

Ces facteurs inclus dans l’article 718.21 C.cr. sont donc exclusivement prévus pour s’appliquer aux entreprises et non aux individus. Ils ont été élaborés en fonction de la nature de la peine pour cette catégorie de délinquants. Comme il est question d’organisations, les peines possibles sont toujours l’amende ou les ordonnances de probation, ou les deux à la fois, sauf si les cadres sont aussi reconnus criminellement responsables, auquel cas ils peuvent être condamnés à des peines d’emprisonnement selon la nature des infractions commises. Si le montant maximal d’amende est de 10 0000 $ pour les petites infractions punissables sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire[10], l’article 735 (1) C.cr. ne fixe pas de maximum pour les infractions dites criminelles au vrai sens du terme. Il convient de mentionner que des ordonnances de confiscation peuvent aussi s’appliquer et que l’inefficacité d’une confiscation peut donner lieu à une amende[11]. Dans le cas de l’affaire Transpavé, l’amende s’est élevée à 100 000 $ plus 10 000 $ de suramende compensatoire pour les services aux victimes. Comme nous le verrons plus loin, l’entreprise Transpavé a bénéficié de plusieurs circonstances atténuantes lors du processus de détermination de la peine. En plus, la défense et l’accusation s’étaient accordées sur ce montant, et le pouvoir du juge pour modifier ce genre d’ententes est très limité[12]. Dans le cas de l’entreprise Metron Construction[13], la Cour de justice de l’Ontario l’a condamnée au paiement d’une amende de 200 000 $, plus 15 p. 100 de suramende à la suite de son plaidoyer de culpabilité. Plusieurs facteurs ont influencé cette décision qui reflète par ailleurs une certaine clémence de la part du juge étant donné que la poursuite avait requis une amende d’un million de dollars. C’est d’ailleurs par ce poids exagéré accordé aux circonstances atténuantes que ce jugement nous semble s’écarter de l’esprit de la Loi C-21. Il convient donc d’analyser d’abord les deux décisions en fonction des facteurs liés à l’amende avant d’examiner les facteurs liés à l’ordonnance de probation.

1 Les facteurs liés à l’amende

Mentionnons d’entrée de jeu que, dans les deux affaires que nous analysons ici, l’effet atténuant des plaidoyers de culpabilité s’est soldé par l’absence de toute accusation ou le retrait des accusations contre les dirigeants des entreprises. Comme nous le verrons plus loin, ces deux affaires ont également été caractérisées par l’absence de mesures de probation. Compte tenu de ces considérations, le moins que nous aurions espéré aurait été que l’amende imposée soit conséquente et adaptée en fonction des principes pénologiques généraux et spécifiques. Or, dans ces deux cas d’espèce, l’amende nous paraît indûment légère et les critères de détermination de la peine exagérément interprétés en faveur des entreprises. Pour s’en convaincre, il importe d’analyser la prise en considération de dix facteurs par les juges lors de la détermination du montant de l’amende appropriée, tels qu’ils sont énumérés à l’article 718.21 C.cr.

1.1 Les avantages tirés par l’organisation du fait de la perpétration de l’infraction

Pour ce qui est du premier critère, le juge qui détermine la peine doit évaluer si la commission de l’infraction a procuré des avantages financiers ou autres à l’organisation poursuivie. Plus les avantages qu’en a tiré l’entreprise sont importants, plus la peine (amende) est sévère ou élevée. Ce critère sera souvent mentionné lorsque l’entreprise aura été reconnue coupable ou aura plaidé coupable d’une infraction de mens rea subjective, notamment en matière de fraude[14].

En principe, dans les cas d’infractions de négligence criminelle (mens rea objective) qui surviennent généralement en matière de travail, l’application de ce critère sera plutôt rare. Dans l’affaire Transpavé, la Cour du Québec a conclu que l’entreprise n’avait tiré aucun avantage du fait de la perpétration de l’infraction[15]. La Cour de justice de l’Ontario a abouti à la même conclusion dans l’affaire Metron Construction en relevant qu’il n’y avait aucune preuve montrant que l’entreprise avait obtenu un avantage quelconque relativement à l’accident à l’origine des accusations[16]. Cependant, il ne saurait être totalement exclu que l’infraction de négligence criminelle profite à l’entreprise. Par exemple, les économies que l’entreprise fait en refusant de faire réparer ou remplacer l’équipement à l’origine de l’accident du travail peuvent valablement être considérées comme des profits. Dans ce sens, la Loi canadienne sur la protection de l’environnement prévoit d’ailleurs une circonstance aggravante lorsque « le contrevenant, en commettant l’infraction ou en omettant de prendre des mesures pour empêcher sa perpétration, a accru ses revenus ou a réduit ses dépenses, ou avait l’intention de le faire[17] ». Lorsque l’entreprise compromet la santé et la sécurité de ses employés en refusant, pour des raisons purement économiques et spéculatives, d’engager des dépenses nécessaires, elle doit être punie en conséquence. Dans les deux affaires à l’étude, les juges qui ont déterminé l’amende n’ont peut-être pas poussé plus loin la réflexion.

1.2 Le degré de complexité des préparatifs liés à l’infraction et de l’infraction elle-même et la période au cours de laquelle elle a été commise

Dans le deuxième critère, le législateur fait mention des préparatifs précédant la commission de l’infraction qui trahissent une volonté délibérée d’enfreindre la loi. Il s’agit d’une sorte de planification ou de préméditation de la commission de l’infraction qui est toujours un facteur aggravant, même lorsque l’auteur est une personne physique. Pour le ministère de la Justice, il est tout à fait normal que la planification de la commission de l’infraction entraîne une peine plus sévère que dans le cas où des cadres supérieurs d’une organisation sautent sur une occasion inopinée de faire rapidement un profit illégal[18]. Le critère de préméditation est également mentionné dans l’article 380.1 (1) (a) C.cr. relatif à la fraude financière qui prévoit que, lorsque le tribunal détermine la peine à infliger, l’ampleur, la complexité, la durée ou le niveau de planification de la fraude constituent des circonstances aggravantes[19]. L’article 718.21 C.cr. étend ce critère à toutes les infractions susceptibles d’être commises par des organisations. Dans certains domaines, comme en matière d’environnement, la planification peut faire en sorte que l’amende soit le double de ce qui aurait été imposé si l’infraction avait résulté d’un simple acte non intentionnel[20].

Dans l’affaire Transpavé, tout en reconnaissant la gravité de l’infraction[21], la Cour du Québec a d’abord constaté que « ni la compagnie ni aucun de ses employés n’étaient au courant que le levier de détection de planche du convoyeur pouvait se coincer et se décoincer[22] ». Elle a ajouté qu’« [i]l existait un système de sécurité à faisceau optique pour limiter l’accès à l’endroit où l’accident s’est produit et c’est hors la connaissance de la compagnie ou de ses dirigeants qu’il avait été neutralisé lors de l’accident[23] ». La Cour du Québec a alors conclu qu’il n’y avait eu aucune planification ni quelque préparatif que ce soit pour commettre l’infraction[24]. Pour appuyer davantage sa conclusion, la Cour du Québec a relevé qu’il y avait, avant l’accident, un comité de santé et de sécurité au travail au sein de l’entreprise, ainsi qu’un code de conduite, des règlements et des normes que devaient suivre les employés : « Ce n’est donc pas de façon active ou positive que l’entreprise a commis l’infraction, mais par inaction, de façon passive, sans planification[25]. » Tout comme pour le premier critère, le deuxième critère qui exige des préparatifs pour commettre l’infraction trouvera généralement son application dans le cas des infractions de mens rea subjective. Par ailleurs, l’insouciance quant au respect des directives des autorités réglementaires sera également considérée comme une circonstance aggravante[26]. Dans l’affaire Metron Construction, le juge a mentionné que la preuve montre que la plate-forme utilisée par les travailleurs le jour de l’accident pour monter aux étages n’avait jamais transporté plus de deux travailleurs, soit sa capacité maximale. Ensuite, les travailleurs n’avaient pas reçu des instructions de sécurité pour utiliser cette plate-forme. En outre, le superviseur fermait les yeux sur la consommation de stupéfiants en milieu de travail. Enfin, la plate-forme à l’origine de l’accident avait servi moins de deux mois seulement et elle ne comportait aucune mention ni instruction indiquant son utilisation et sa capacité maximale, ce qui violait les lois et les normes en matière de santé et de sécurité au travail. Bien que le juge ait conclu que, pendant près de deux mois, l’entreprise Metron Construction avait enfreint un certain nombre de lois et de règlements, il a estimé qu’il n’y avait aucune preuve de la planification de l’infraction, encore moins du degré de complexité des préparatifs liés à la commission de l’infraction[27]. Le juge a ainsi accepté l’argument de la défense selon lequel l’infraction a été le résultat d’un mauvais jugement porté dans un court laps de temps précédant l’accident. Nous sommes d’avis que le juge a eu une certaine clémence à l’égard de cette entreprise étant donné qu’il aurait dû exploiter le créneau de l’insouciance pour retenir un facteur aggravant à l’encontre de ses dirigeants.

1.3 La tentative de dissimulation des éléments d’actif, ou de conversion, afin de se montrer incapable de payer une amende ou d’effectuer une restitution

Troisière critère à considérer, la dissimulation des éléments d’actif ou leur conversion pour échapper au paiement des pénalités est un moyen frauduleux que les entreprises menacées de sanctions peuvent utiliser après leur implication dans la commission d’une infraction. Devant l’imminence des poursuites, une entreprise peut être tentée de transférer ses fonds à une autre entreprise ou à un compte d’une personne physique. Elle pourra alors se montrer en difficulté sur le plan financier et déposer son bilan ou se faire racheter par une autre pour éviter les conséquences d’une condamnation criminelle. Pour le ministre de la Justice, une organisation qui, au lieu de présenter sa véritable situation financière au tribunal, essaie de se faire passer pour pauvre manifeste clairement qu’elle n’a pas changé sa façon d’agir ou qu’elle n’est pas prête à la modifier[28].

Les juges qui ont déterminé la peine applicable aux deux entreprises ayant plaidé coupables en vertu de nouvelles dispositions du Code criminel n’ont pas fait le constat d’une tentative de dissimulation des éléments de leur actif. Dans l’affaire Transpavé, le juge Chevalier a noté que l’entreprise n’avait pas tenté de dissimuler des éléments d’actif ou d’en convertir afin de se déclarer incapable de payer une amende, mais qu’elle avait, au contraire, dépensé plusieurs centaines de milliers de dollars pour s’assurer que pareil accident tragique ne se reproduise pas[29]. Ce constat favorable à l’entreprise laissait présager une peine clémente à son endroit. Dans l’affaire Metron Construction, la poursuite avait vainement tenté de plaider que l’entreprise avait dissimulé ses avoirs. La poursuite avait ainsi apporté à la Cour de justice de l’Ontario des documents montrant qu’il existait une autre entreprise, Formstructures inc., appartenant également au propriétaire de Metron Construction. La démarche de la poursuite visait à démontrer que la bonne santé financière de Formstructures inc. était le résultat d’éventuelles dissimulations des éléments d’actif de Metron Construction. Pour appuyer son argumentation, le procureur avait montré la similitude entre les mentions des sites Web des deux entreprises, notamment l’identité des projets qu’elles prétendaient toutes deux avoir réalisés avec succès. Selon la poursuite, l’entreprise Formstructures inc. était probablement la réincarnation de Metron Construction et les éléments d’actif de cette dernière avaient été reconvertis en éléments d’actif de Formstructures inc.[30]. Le juge a reconnu qu’il était possible que Formstructures inc. ait profité de la notoriété de Metron Construction pour prospérer, mais que, depuis l’accident, cette réputation était ternie et que sa valeur était significativement réduite. Il a alors décidé que la poursuite n’avait pas prouvé, hors de tout doute raisonnable, la tentative de cacher ou de convertir les avoirs de Metron Construction pour réduire sa capacité de payer l’amende ou pour éviter la restitution[31]. Le procureur qui allègue qu’il y a eu dissimulation des éléments d’actif doit donc prouver les faits au-delà d’une simple identité d’actionnariat ou de similitude de gestion. Il lui faut matériellement prouver hors de tout doute raisonnable un acte de fraude, par exemple un transfert frauduleux de fonds ou une conversion illégale d’éléments d’actif, comme le prévoit l’article 724 (3) (e) C.cr. en ce qui concerne la contestation d’un facteur aggravant. Il nous semble que, dans ce genre de cas où règne la confusion, la nomination d’un contrôleur indépendant chargé de vérifier l’existence ou non des actes de dissimulation des avoirs de l’entreprise aurait été appropriée. En effet, la pratique qui consiste à créer plusieurs entreprises semblables dans un but frauduleux n’est pas impossible à privilégier[32].

1.4 L’effet de la peine sur la viabilité économique de l’organisation et le maintien en poste de ses employés

Au Canada, l’intérêt public recommande que toute sanction pénale ou criminelle tienne compte de la nécessité d’assurer la survie économique de l’entreprise et de conserver les emplois, et c’est là le quatrième critère dont il faut tenir compte. Le ministre de la Justice du Canada l’a mentionné en disant que, tout comme une « personne physique ne devrait pas être condamnée à une amende trop lourde, au point de devenir incapable de subvenir aux besoins de sa famille, une entreprise ne devrait pas être normalement acculée à la faillite par une amende trop lourde pour elle et ses employés être jetés ainsi sur le pavé[33] ». Il ne faut cependant pas perdre de vue que, à l’égard d’une personne physique, c’est lorsque le crime ne mérite vraiment pas une grande réprobation que le tribunal tient compte de ce critère dans la détermination du quantum de l’amende. Dans le cas des crimes violents, le besoin de neutralisation ou d’isolement du délinquant permet d’ignorer les conséquences financières de la peine sur ce dernier. En effet, celui-ci peut être puni d’emprisonnement en sus de toute peine d’amende[34]. Ensuite, si elle est en défaut de paiement d’une amende, la personne physique délinquante peut être emprisonnée[35]. Appliqué aux entreprises qui ne peuvent pas être emprisonnées, ce critère spécifique donne lieu à un traitement nettement plus favorable aux personnes morales qu’aux particuliers. Il importe donc que ce risque de traitement de faveur soit contrebalancé par une amende considérable ou des ordonnances de probation énonçant des conditions très strictes, ou les deux à la fois.

Par ailleurs, remarquons que les nouvelles dispositions ne prévoient pas la possibilité de prononcer la dissolution de l’entreprise reconnue criminellement responsable. Est-il donc possible d’en conclure que, quelle que soit la gravité du crime, le juge doit s’assurer que l’entreprise survit à sa condamnation afin de conserver les emplois ? Une entreprise criminelle ne devrait-elle pas être neutralisée ou isolée ? Il semblerait que la dissolution de l’entreprise par une décision du tribunal serait considérée comme une peine capitale et paraîtrait ainsi idéologiquement répugnante aux yeux du public qui serait de plus en plus opposé à ce genre de punitions[36]. Il y a aussi des considérations politiques qui postulent que les entreprises doivent coûte que coûte être préservées, car elles constitueraient une source importante de bien-être socioéconomique par l’entremise des impôts qu’elles paient et des emplois qu’elles procurent. Visiblement, ce sont ces considérations qui semblent avoir fait que par la Loi C-21 le législateur n’ait pas voulu s’engager sur le terrain de la dissolution des compagnies criminelles.

Toutefois, il ne faudrait pas oublier que quelques entreprises existent sans payer d’impôts ni employer qui que ce soit. Leur dissolution ne pourrait donc pas entraîner de conséquence fâcheuse. Par exemple, lorsque les activités de l’entreprise sont totalement criminalisées, le tribunal sera dans l’obligation de prendre des mesures qui équivalent à sa dissolution[37]. De même, si tous les dirigeants de l’entreprise sont aussi reconnus coupables d’infractions criminelles, celle-ci pourra être liquidée pour manque d’administrateurs[38] notamment en cas de peines d’emprisonnement prononcées à l’encontre de ces dirigeants. En outre, il est prévu que la dissolution d’une entreprise peut être demandée si celle-ci a agi en violation de ses statuts constitutifs[39]. Il reste à voir dans quelle mesure la négligence criminelle causant la mort ou des lésions ou toute autre infraction contre la santé ou la sécurité pourra être considérée comme un acte violant le statut constitutif de l’entreprise.

Dans l’affaire Transpavé, la Cour du Québec a d’abord jugé que l’entreprise « n’est pas une multinationale mais une compagnie familiale. Elle emploie jusqu’à une centaine d’employés pendant la période de production. Elle n’a jamais versé de dividendes à ses propriétaires-actionnaires, réinvestissant année après année ses bénéfices afin de se moderniser et de rester concurrentielle[40]. » La Cour du Québec a par la suite estimé que « l’amende que doit imposer le Tribunal ne doit pas mettre en jeu la viabilité de l’entreprise et faire perdre leur emploi à la centaine d’employés qui en retirent de bons salaires[41] ». Elle a alors procédé à l’estimation des avoirs de l’entreprise en relevant qu’en 2007 les bénéfices nets de l’entreprise avaient été chiffrés à près de 750 000 $[42] et que la même somme avait été dépensée pour corriger la situation et se mettre à l’avant-garde[43]. Enfin, la Cour du Québec a annoncé que les parties au procès avaient suggéré, de façon commune, qu’une amende de 100 000 $ satisferait les fins de la justice[44] et elle a conclu que, tout en étant importante, cette amende permettait d’assurer la survie de l’entreprise et le maintien d’une centaine d’emplois[45]. Dans l’affaire Metron Construction, la Cour de justice de l’Ontario a d’abord fait le constat selon lequel l’entreprise avait un seul actionnaire qui était en même temps son seul directeur. Elle a ensuite relevé que l’entreprise n’avait que deux autres employés permanents et que les récents relevés de compte montraient que ces derniers n’avaient reçu aucun salaire. Puis elle a poursuivi en mentionnant que l’exécution des travaux sur le terrain était faite par des employés sous contrat. Ensuite, la Cour de justice de l’Ontario a fait savoir que l’avocat de la défense avait soumis des documents soulignant l’impact que l’accident à l’origine des accusations avait eu sur la viabilité économique de l’entreprise. À cet égard, le juge a relevé le rapport qu’un comptable agréé avait produit indiquant que l’entreprise Metron Construction avait enregistré un gain de 112 948 $ pour l’année financière s’étant terminée le 30 septembre 2009. Pour l’année suivante, soit celle qui prenait fin le 30 septembre 2010, le rapport notait une perte de 8 099 $, alors que la perte était évaluée à 54 691 $ pour l’année subséquente ayant pris fin le 30 septembre 2011. Le rapport précisait aussi que les seuls actifs que possédait l’entreprise Metron Construction au 30 septembre 2011 étaient constitués de crédits et de comptes clients, dont les montants étaient en grande partie insaisissables. La Cour de justice de l’Ontario a ajouté qu’il ne fallait pas oublier qu’il y avait aussi d’autres litiges en cours impliquant cette entreprise et que leur issue demeurait inconnue. Metron Construction a aussi d’autres responsabilités importantes en dehors du paiement d’amendes, a souligné le juge. Par ailleurs, il a rapporté que, malgré la précarité de la situation financière de l’entreprise au moment de l’audience, l’avocat de Metron Construction lui avait signifié la détermination de sa cliente à rétablir le succès de ses affaires afin de continuer à offrir des services de bonne qualité à la communauté. L’avocat de Metron Construction avait finalement fait valoir que, dans un proche avenir, sa cliente était seulement capable de payer une amende de 100 000 dollars et qu’une amende plus élevée risquerait d’entraîner l’insolvabilité de l’entreprise[46].

La Cour de justice de l’Ontario a été d’avis qu’il était impossible de prédire avec certitude l’avenir financier de Metron Construction étant donné les procès en cours impliquant l’entreprise, ce qui compliquait toute tentative de détermination de l’impact de l’amende[47]. Cependant, le juge a estimé que, compte tenu des preuves présentées devant lui, imposer la peine d’un million de dollars d’amende, tel que l’avocat de la poursuite le recommandait, aboutirait probablement à la faillite de l’entreprise et irait à l’encontre des dispositions du Code criminel qui exigent de tenir compte de la capacité du contrevenant à s’acquitter de l’amende[48]. Toutefois, le juge était également d’avis qu’une amende allant au-delà de celle qui était suggérée par la défense était appropriée. À cet égard, il a relevé que l’entreprise avait un grand nombre de comptes clients, même s’il était difficile de savoir combien d’entre eux seraient effectivement collectés. Il a ajouté que, malgré l’impact négatif de l’accident sur la réputation de Metron Construction, cette entreprise était capable de survivre et de prospérer compte tenu de sa longue histoire de succès. Le juge a aussi rappelé que, en vertu de l’article 734.3 C.cr., un contrevenant peut demander l’échelonnement du paiement de l’amende s’il démontre son incapacité à respecter les délais établis par le tribunal[49]. Le juge a alors conclu que, vu la condamnation à l’échelle provinciale de 112 500 $ imposée au propriétaire et directeur de Metron Construction et étant donné le statut financier de l’entreprise, une amende de 200 000 $, plus la suramende pour les victimes de 15 p. 100, serait appropriée et devrait envoyer un message clair à toutes les entreprises sur l’importance d’assurer la sécurité de leurs employés[50]. Mentionnons tout d’abord qu’en vertu du principe de responsabilité limitée, le juge n’aurait pas dû faire référence à l’amende de 112 500 $ imposée au propriétaire de Metron.

Ensuite, en cas de doute à propos de l’impact de l’amende sur la viabilité de l’entreprise, le tribunal qui détermine la peine ne pourrait-il pas imposer une peine conséquente, quitte à accepter des paiements par tranches au lieu d’imposer une amende insignifiante ? Ainsi, le juge pourrait accorder à l’entreprise condamnée un délai plus ou moins long au terme duquel le montant total de l’amende devrait être payé au fur et à mesure de l’évolution de la situation financière de l’entreprise. Une telle rectification permettrait d’imposer une peine respectueuse de la capacité financière réelle de l’entreprise et serait conforme à la loi[51]. Par ailleurs, plutôt que d’entretenir un doute sur la capacité financière de l’entreprise, il serait approprié que le tribunal nomme un expert indépendant capable de déterminer la véritable situation financière de l’entreprise et d’estimer son amélioration ou non dans les mois suivant la survenance de l’infraction.

En définitive, nous constatons que ni la loi ni les tribunaux ne mentionnent l’impact de l’amende sur la situation économique des investisseurs de l’entreprise. Sans aucun doute, l’approche de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Canadian Dredge[52] reste de mise. Dans cet arrêt, le plus haut tribunal du pays a estimé que faire des investissements c’est aussi accepter des risques qui peuvent en découler. Les investisseurs ne peuvent seulement lorgner des profits ; ils doivent aussi s’attendre aux éventuelles pertes lorsque les affaires n’ont pas bien tourné. L’impact de l’amende sur les créanciers de l’entreprise ou ses dirigeants n’a pas non plus à être pris en considération.

1.5 Les frais supportés par les administrations publiques dans le contexte des enquêtes et des poursuites relatives à l’infraction

Dans sa démarche en vue de déterminer la peine appropriée pour une organisation, le juge doit tenir compte du coût des enquêtes et des poursuites relativement à l’infraction commise afin que le gaspillage des ressources publiques soit limité : tel est le cinquième critère. Dans certaines affaires qui portent sur les infractions de mens rea subjective par exemple, la complexité de ce genre de crimes occasionnera des dépenses importantes en ce qui a trait aux enquêtes policières pour découvrir les éléments de preuve suffisants. Il en sera ainsi des infractions de fraude impliquant plusieurs entreprises, notamment dans le cas des groupes de sociétés multinationales. Leur complexité exige souvent la tenue de longues enquêtes et les juges devraient tenir compte des frais que les contribuables doivent supporter pour que les avocats puissent détecter les infractions et monter un dossier judiciaire[53]. Cependant, les infractions de négligence peuvent aussi exiger de longues et coûteuses démarches, particulièrement en matière d’environnement[54]. Bien entendu, le plaidoyer de culpabilité de l’organisation poursuivie peut réduire sensiblement les frais d’enquête et de poursuites selon le moment où il intervient dans la procédure. Si le plaidoyer de culpabilité se produit dès le début, il peut être bénéfique et ainsi contribuer à atténuer le montant de l’amende[55]. S’il intervient pendant le procès, après que les victimes ont déjà été appelées à témoigner, le plaidoyer de culpabilité peut n’être qu’un facteur neutre[56]. Dans l’affaire Metron Construction, la Cour de justice de l’Ontario a reconnu que le plaidoyer de culpabilité a réduit les frais des poursuites relatives aux infractions reprochées[57]. Dans l’affaire Transpavé, la Cour du Québec a aussi mentionné « l’importance de la reconnaissance, par l’entreprise, de sa faute et du sens des responsabilités qu’elle a manifesté par la suite[58] ». Toutefois, le plaidoyer de culpabilité, dans le cas des entreprises, devrait être traité différemment de celui qui est obtenu des personnes physiques. En effet, comme nous l’avons déjà mentionné, loin d’être une indication de remords, le plaidoyer de culpabilité enregistré par certaines entreprises est beaucoup plus une stratégie pour éviter les conséquences plus importantes, en particulier les poursuites à l’encontre des personnes physiques ou l’atteinte à leur réputation. Dès lors, le plaidoyer de culpabilité enregistré par les entreprises ne devrait pas être un critère entraînant automatiquement la réduction de la peine. Il est donc clair ici qu’il peut y avoir des difficultés à vouloir appliquer aux entreprises les principes pénologiques destinés aux personnes physiques. Il y a un problème évident d’arrimage et d’harmonie entre les principes généraux réfléchis et bâtis autour d’une personne physique et la nouvelle catégorie de délinquants que forment les personnes morales.

1.6 L’imposition de pénalités à l’organisation ou à ses agents à l’égard des agissements à l’origine de l’infraction

Sixième critère, les nouvelles dispositions du Code criminel prévoient la responsabilité des entreprises sans exclure celle des individus qui travaillent pour elles[59]. Le Code criminel permet aussi que toute pénalité distincte de celles qu’il prévoit expressément, infligée à l’entreprise pour la perpétration de l’infraction, soit prise en considération par les tribunaux au moment de la détermination de sa peine. Les pénalités visées ici sont généralement celles qui sont prévues en vertu des lois provinciales. Si, par exemple, une entreprise a déjà été condamnée au paiement d’un certain montant d’amende en vertu de la Loi sur la santé et la sécurité du travail[60], le juge qui détermine la sanction criminelle appropriée en vertu du Code criminel devra en tenir compte afin d’éviter que l’ensemble des sanctions devienne disproportionné et économiquement insupportable pour l’entreprise. En d’autres termes, il s’agira de déterminer si l’intérêt public justifie l’ajout d’une lourde amende aux amendes et aux autres peines auxquelles l’organisation a déjà pu être condamnée par un organisme réglementaire comme la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST) ou la Commission des valeurs mobilières du Québec (CVMQ)[61].

Dans l’affaire Transpavé, la Cour du Québec a conclu que ni l’entreprise ni ses dirigeants n’avaient fait l’objet d’une accusation de nature pénale réglementaire relativement aux faits à l’origine du dossier présentés devant elle[62]. La Cour du Québec a cependant reconnu que l’amende convenue entre la défense et la poursuite avait tenu compte du montant de plus de 750 000 $ dépensé par l’entreprise Transpavé en 2006-2007 pour améliorer la situation sur le chapitre de la santé et de la sécurité au travail[63]. Il faut ici faire attention au risque que des dépenses engagées pour accomplir ce qui aurait dû l’être en vue d’éviter la violation de la loi ne profitent pas à l’entreprise en matière de circonstances atténuantes.

Dans l’affaire Metron Construction, la Cour de justice de l’Ontario a souligné le fait que le président de l’entreprise, qui était en même temps son seul directeur, avait déjà plaidé coupable aux accusations qui pesaient sur lui personnellement en vertu de la Loi sur la santé et la sécurité au travail[64] et qu’une amende de 90 000 $ et une suramende de 25 p. 100 lui avaient déjà été imposées pour les mêmes faits[65]. Cela a contribué à revoir à la baisse le montant total de l’amende pour son entreprise.

Cependant, qu’en est-il des poursuites criminelles à l’encontre des autres cadres supérieurs de Metron Construction qui ont acquis et permis l’utilisation d’un équipement dangereux pour la vie des travailleurs contrairement aux lois et aux règlements ? Alors qu’au départ, en plus de l’entreprise, trois individus étaient également accusés en vertu du Code criminel[66], au final, seule l’entreprise Metron Construction aura été condamnée, les accusations contre son président, Joel Swartz, et contre Benny Saigh, ayant ultimement été abandonnées. Seules demeurent pendantes les accusations contre Vadim Kazenelson, un des cadres supérieurs de Metron Construction[67]. Il semble clair que le plaidoyer de culpabilité enregistré par cette entreprise a été obtenu par la poursuite en échange de l’abandon des poursuites criminelles contre son président. Ce dernier a possiblement décidé de plaider coupable aux accusations pénales en vertu de la législation ontarienne sur la santé et la sécurité au travail[68] qui est moins répressive et moins stigmatisante. Or, une peine imposée dans le contexte d’une infraction prévue par une loi provinciale n’est pas incompatible avec la peine prononcée dans les limites d’un procès criminel[69].

La possibilité d’éviter les accusations criminelles en échange d’un plaidoyer de culpabilité en vertu du droit pénal réglementaire a comme conséquence d’affaiblir significativement la portée des nouvelles dispositions du Code criminel qui ont pourtant été conçues pour s’appliquer à la fois aux entreprises et aux individus si les conditions s’y prêtent. Si de telles négociations se généralisaient dans l’avenir[70], il serait permis de craindre que l’effet dissuasif attendu du nouveau régime législatif reste un objectif inatteignable. La pratique consistant à négocier les chefs d’accusation qui doivent peser sur le délinquant et ceux qui doivent être abandonnés peut comporter de conséquences fâcheuses en matière de criminalité économique, en particulier dans la mesure où elle peut conduire à la situation comparable à celle qui a précédé l’adoption des nouvelles dispositions portant responsabilité pénale des entreprises. Pour bon nombre de ces dernières, le paiement d’une amende peut s’avérer une dépense offrant la garantie pour continuer malgré tout des pratiques dangereuses pour la vie et la santé des employés et du public. En effet, il semble simple pour l’entreprise de passer l’amende payée à ses filiales, à ses clients ou à ses actionnaires et aux autres consommateurs[71]. Dans ce cas, seules les poursuites et les peines à l’encontre des individus à l’origine des infractions pourront avoir un effet dissuasif, surtout lorsque cela se traduit par un emprisonnement. Il reste à voir si les accusations contre Kazenelson, cadre et gérant du site de l’accident pour le compte de l’entreprise Metron Construction, vont suivre leur cours jusqu’au procès.

Dans le cas d’espèce, même si la preuve requise en vue de la condamnation des personnes physiques est généralement plus exigeante que celle qui est requise dans le cas de l’entreprise[72], une infraction de négligence criminelle causant les blessures ou la mort pouvait être imputée aux dirgeants[73]. En effet, l’acquisition d’un équipement sans offrir d’information sur un usage sécuritaire, alors que cet équipement devait servir à transporter les employés sur un immeuble de plus de dix étages, constituait un comportement blâmable dénotant un écart marqué et important par rapport à la conduite qu’aurait eue un employeur raisonnable dans les mêmes circonstances. Ce comportement méritait donc une condamnation criminelle à l’encontre du dirigeant négligent et de l’entreprise[74]. En effet, un employeur raisonnable placé dans la même situation n’aurait pas accepté qu’un équipement destiné à transporter les employés sur une dizaine d’étages ne puisse faire mention de sa capacité maximale ou de son mode d’emploi.

1.7 Les déclarations de culpabilité ou les pénalités dont l’organisation − ou tel de ses agents qui a participé à la perpétration de l’infraction − a fait l’objet pour des agissements similaires

Le septième critère énonce la notion de récidive. C’est un facteur aggravant la sentence à imposer aussi bien aux personnes physiques qu’aux personnes morales. Le juge qui détermine la sentence doit prendre en considération les activités illégales de l’entreprise ou de ses employés déjà sanctionnées dans le passé. La récidive concerne indistinctement les sanctions relatives aux infractions criminelles et celles qui portent sur les infractions pénales fédérales ou celles qui relèvent d’organismes provinciaux de réglementation[75]. Si l’entreprise a précédemment été condamnée pour des faits similaires, il s’agit généralement d’un signe indiquant qu’elle est beaucoup plus préoccupée par le profit que par le respect de la réglementation[76]. Dans ce cas, la nouvelle infraction fait apparaître une illégalité systémique faisant partie d’une culture d’entreprise fautive qui doit être punie plus sévèrement pour éviter la survenance d’accidents du même genre. Dans l’affaire Transpavé, la Cour du Québec a relevé que ni la compagnie ni ses dirigeants n’avaient été condamnés pour un crime semblable ou pour une infraction pénale réglementaire[77]. Le même constat a été fait lors de la détermination de la peine à imposer à l’entreprise ontarienne Metron Construction récemment condamnée pour négligence criminelle causant la mort[78]. Cependant, étant donné les difficultés à mettre au jour la violation des lois et des règlements par des entreprises, il s’avère nécessaire que les tribunaux tiennent compte non seulement des pénalités mais aussi des mises en garde et des avertissements reçus quand bien même ils n’auraient pas abouti à des pénalités. Une entreprise qui choisit de persister dans des activités illégales alors qu’elle a été l’objet d’avertissements de la part des autorités réglementaires pour se conformer à la loi n’est pas moins délinquante[79] qu’une entreprise punie pour la deuxième ou la troisième fois.

1.8 L’imposition par l’organisation de pénalités à ses agents pour leur rôle dans la perpétration de l’infraction

Le huitième critère fait référence à l’attitude de désapprobation de l’entreprise au sujet des agissements fautifs de ses employés et de ses agents. Cette désapprobation est importante pour juger d’une absence ou non de l’aveuglement volontaire de la part de l’entreprise et, le cas échéant, de l’existence de punitions internes concernant le comportement illégal d’un employé ou d’un agent. Cela peut se traduire par des mesures disciplinaires comme la suspension temporaire de l’employé à l’origine de l’infraction, voire par un congédiement pur et simple. Ces mesures peuvent envoyer un message fort aux contrevenants potentiels au sein de l’entreprise. Si celle-ci a toléré la conduite illégale d’un employé, elle devra s’attendre à une peine plus sévère de la part du tribunal, cette tolérance constituant un facteur aggravant. Cela peut être le cas si l’entreprise cherche à couvrir les fautes commises par un membre de sa direction ou de son conseil d’administration. Autrement dit, l’indifférence de l’employeur à l’égard des comportements criminels de son employé sera perçue comme un signe du manque de détermination afin d’éviter que les mêmes événements surviennent dans l’avenir. À l’inverse, si l’entreprise a pris les mesures nécessaires pour sanctionner l’employé fautif et le dissuader ou dissuader ses collègues de reproduire la même chose, le juge qui détermine la peine en prendra acte comme d’un cas susceptible de constituer des circonstances atténuantes. Toutefois, il peut être difficile, par exemple dans le contexte de l’accident impliquant l’entreprise Transpavé, d’identifier les employés dont les manquements sont à l’origine de l’accident. Dans ces conditions, il y a un risque que l’entreprise qui veut bénéficier de la sentence clémente choisisse de sanctionner au hasard un employé « mal aimé ». L’entreprise profiterait donc de la survenance de l’infraction pour régler des comptes avec cet employé. Enfin, un employé ayant exécuté des ordres contradictoires de la part de plusieurs supérieurs pourrait endosser seul la responsabilité si la survenance de l’infraction en est résultée.

Dans l’affaire Transpavé, il n’y a pas eu de sanction à l’encontre de l’employé spécialement responsable de la neutralisation du système de sécurité. Le tribunal a plutôt constaté qu’une partie du personnel savait comment neutraliser ledit système, mais il a été impossible de déterminer l’employé qui l’avait fait avant l’accident. Ce problème risque de se poser souvent au sein des entreprises qui emploient plusieurs travailleurs. Cependant, avec le recours de plus en plus fréquent aux caméras de surveillance dans les établissements des entreprises, cette difficulté devrait être surmontée rapidement. Quoi qu’il en soit, l’impossibilité d’identifier l’employé fautif ne doit pas profiter à l’entreprise, même à titre de facteur neutre. Elle doit plutôt s’interpréter comme la manifestation d’une culture illégale dans l’entreprise et ainsi militer en faveur de l’aggravation de la sentence pour la personne morale. Dans l’affaire Metron Construction, le juge a aussi relevé qu’il n’y avait pas eu de pénalité imposée à l’employé de l’entreprise. Toutefois, il faut noter que le superviseur de l’entreprise à l’origine des décisions mortelles était lui-même parmi les morts. L’employé survivant fautif a été gravement blessé et n’a pas été sanctionné pour avoir dangereusement accompli son travail, notamment en consommant des stupéfiants.

1.9 Toute restitution ou toute indemnisation imposée à l’organisation ou effectuée par elle au profit de la victime

Neuvième critère, la restitution ou l’indemnisation volontaire en faveur des victimes par l’entreprise pour compenser les préjudices physiques, mentaux et économiques résultant de la négligence criminelle est un indice militant pour l’atténuation de la sentence. Dans le contexte des entreprises, il faut cependant bien s’assurer que l’indemnisation volontaire ne sera pas en réalité le remboursement des fonds accumulés à titre de produits de la criminalité, auquel cas elle ne devrait pas être un facteur d’atténuation de la peine[80].

La restitution et l’indemnisation s’inscrivent dans un processus global de réparation. Celle-ci comprend aussi la réhabilitation ou la réadaptation de même que les gestes de compassion et de reconnaissance du tort causé à la victime. En common law, il était déjà admis que le fait que le délinquant accepte de compenser la victime constituait un facteur pouvant influencer favorablement le tribunal au moment de la détermination de la peine[81]. Dans l’affaire Transpavé, il n’y a pas eu de restitution ni d’indemnisation par l’entreprise, par exemple au profit de la famille de l’employé décédé. Cependant, la Cour du Québec a quand même souligné positivement le fait que les cadres supérieurs de l’entreprise avaient eu recours aux services d’un psychologue dès le lendemain de l’accident pour venir en aide aux autres employés[82]. Ce geste ressemble à l’action de réhabilitation, certes, mais il faut garder à l’esprit que la réhabilitation peut s’échelonner sur plusieurs mois et il n’est pas sûr que l’entreprise pourrait accepter de financer tout le processus. Le tribunal a aussi pris en considération le fait que les cadres de l’entreprise Transpavé avaient appelé personnellement chacun des employés pour les informer du lieu et de la date des funérailles de leur collègue de travail[83]. Le juge a également reconnu que ces cadres supérieurs avaient exprimé des remords et de la compassion à l’endroit de la famille de la victime[84]. Rien de tel n’a été mentionné dans l’affaire Metron Construction. Il faut cependant observer que le dirigeant de l’entreprise était lui-même moralement déstabilisé à la suite du dépôt rapide d’accusations en vertu du Code criminel contre lui-même, bien qu’elles aient été abandonnées par la suite au profit des accusation pénales réglementaires. Enfin, l’entreprise Metron Construction n’était peut-être pas motivée à accorder une indemnisation volontaire étant donné qu’elle faisait l’objet de recours civils devant les tribunaux par certains employés et ayants droit réclamant des dommages et intérêts.

1.10 L’adoption de mesures en vue de réduire la probabilité de commission d’autres infractions

Le dixième critère atténuant tient compte de la bonne conduite postcriminelle de l’entreprise en la considérant comme une preuve que celle-ci se comporte de façon à prévenir les risques criminels à l’avenir, et donc à ne plus récidiver. Plus les investissements auront été importants pour corriger les manquements à la santé et à la sécurité des travailleurs, moindre sera la peine[85]. Les mesures ayant pour object la réduction ou la suppression de la survenance d’infractions au sein d’une entreprise peuvent être de plusieurs ordres. Selon l’infraction, l’adoption de nouvelles politiques et de nouvelles pratiques d’exécution des tâches, ou de surveillance de leur exécution, peut montrer que l’entreprise a tiré des leçons de ce qui s’est passé et qu’elle a décidé d’agir autrement. Comme nous l’avons mentionné précédemment, pour constituer un facteur légitime d’atténuation de la sentence, les mesures de correction doivent cependant aller au-delà de ce qui aurait été nécessaire avant la commission de l’infraction. Si les mesures de correction sont jugées insuffisantes ou minimales au regard de ce qui était nécessaire avant la survenance de l’infraction, il s’agira au mieux d’un facteur neutre[86]. Dans l’affaire Transpavé, le juge Paul Chevalier de la Cour du Québec a longuement mentionné les efforts déployés par l’entreprise pour éviter qu’un autre employé soit victime du même type d’accident :

Transpavé a dépensé en 2006 au delà d’un demi-million de dollars pour mettre ses deux usines à un niveau de sécurité européen, lequel est plus élevé que celui en vigueur en Amérique du Nord. C’est plus que ce que la CSST demandait, mais c’est pour s’assurer qu’un tel accident n’ait plus jamais lieu. En 2006 et 2007, l’entreprise a de plus effectué des dépenses directes de près d’un quart de million de dollars en investissements directs en santé et sécurité pour hausser le niveau de sécurité dans l’entreprise[87].

Le juge d’instance a également mentionné ceci :

Transpavé s’est conformée par ailleurs à toutes les recommandations de la CSST. En juin 2007, le Directeur santé et sécurité à la direction régionale des Laurentides tenait « à féliciter les deux parties, patronale et syndicale pour avoir réussi à implanter en moins d’une année une structure et une culture de gestion de la santé et de la sécurité correspondant à un standard de haut niveau »[88].

Ainsi, il appartient à l’entreprise sanctionnée d’adopter les mesures nécessaires pour prévenir la survenance d’infractions similaires. Si elle les adopte, elle bénéficiera des circonstances atténuantes ; si elle ne les adopte pas, la peine sera aggravée. Toutefois, le juge qui détermine l’amende ne peut avoir qu’une courte appréciation du comportement futur de l’entreprise fautive. Au mieux, il apprécie la conduite entre l’infraction et l’imposition de la sentence. C’est la raison pour laquelle l’ordonnance de probation peut constituer une peine plus appropriée à l’égard de certaines organisations criminellement responsables. D’où l’importance de recourir aux ordonnances de probation qui seront discutées ci-après. Dans les deux causes examinés, cette peine n’a malheureusement pas été imposée.

2 Les facteurs relatifs à l’ordonnance de probation

L’amende qui est la peine la plus imposée aux personnes morales délinquantes peut également être jumelée avec la probation si le juge l’estime nécessaire. En prononçant une ordonnance de probation, le juge veut que la personne déclarée coupable ne puisse pas compromettre la sécurité publique. La personne condamnée sera alors soumise à un certain nombre d’obligations de faire ou non une action et ainsi de se comporter en bon citoyen. La personne physique délinquante ayant été l’objet de l’ordonnance de probation peut être obligée de se présenter à un agent de probation ou d’exécuter des travaux communautaires[89]. Si elle ne se conforme pas à ces conditions, elle peut se voir infliger une peine plus sévère comme l’emprisonnement. Les ordonnances de probation pour négligence criminelle en milieu de travail par les personnes morales sont plutôt inusitées en droit pénal canadien malgré leur potentiel en ce qui concerne l’adoption de mesures pour enrayer la culture criminelle d’entreprise[90]. Dans les deux jugements déjà rendus par les tribunaux en vertu des nouvelles dispositions du Code criminel, il ne se trouve nulle part des conditions probatoires imposées aux entreprises. Par contre, dans une récente décision sur la détermination de la peine pour une entreprise ayant plaidé coupable à l’accusation de corruption d’agents publics étrangers, une ordonnance de probation a été prononcée[91]. Or, il nous semble que la condamnation d’entreprises à la suite de l’absence de cadre de travail sécuritaire pour les employés devrait être un terrain propice aux ordonnances de probation. En effet, comme c’est le système organisationnel qui a été défaillant, il importe que le tribunal fasse un suivi rapproché pour que soient apportés des changements appropriés en vue de réduire la probabilité de commission de nouveaux crimes[92]. Il est vrai que, dans l’affaire Transpavé, le juge qui a déterminé la peine s’est fait dire que, afin d’améliorer la sécurité des employés, l’entreprise coupable avait massivement investi des sommes d’argent qui lui ont permis d’atteindre un niveau de sécurité plus élevé que ce qui est exigé au Québec. À notre avis, de telles affirmations non soutenues par une expertise indépendante ne devraient pas empêcher le tribunal d’être beaucoup plus vigilant.

Le nouvel article 732.1 (3.1) C.cr. prévoit une liste de mesures que le tribunal peut imposer à une entreprise coupable d’une infraction criminelle afin de l’amener à corriger les mauvaises pratiques. Le Code criminel prévoit ainsi ce qui suit :

Le tribunal peut assortir l’ordonnance de probation visant une organisation de l’une ou de plusieurs des conditions ci-après, intimant à celle-ci :

a) de dédommager toute personne de la perte ou des dommages qu’elle a subis du fait de la perpétration de l’infraction ; b) d’élaborer des normes, règles ou lignes directrices en vue de réduire la probabilité qu’elle commette d’autres infractions ; c) de communiquer la teneur de ces normes, règles et lignes directrices à ses agents ; d) de lui rendre compte de l’application de ces normes, règles et lignes directrices ; e) de désigner celui de ses cadres supérieurs qui veillera à l’observation de ces normes, règles et lignes directrices ; f) d’informer le public, selon les modalités qu’il précise, de la nature de l’infraction dont elle a été déclarée coupable, de la peine infligée et des mesures − notamment l’élaboration des normes, règles ou lignes directrices − prises pour réduire la probabilité qu’elle commette d’autres infractions ; g) d’observer telles autres conditions raisonnables qu’il estime indiquées pour empêcher l’organisation de commettre d’autres infractions ou réparer le dommage causé par l’infraction.

L’imposition de ce genre d’ordonnances de probation en complément de l’amende peut être d’une importance capitale dans la dissuasion des personnes morales délinquantes. Par exemple, en ce qui concerne l’adoption de mesures pour réduire la probabilité des accidents, il peut arriver qu’une entreprise s’abstienne d’investir dans le renouvellement ou le changement de son équipement et choisisse plutôt de payer l’amende infligée même avec des circonstances aggravantes. L’ordonnance de probation prévue dans le Code criminel permet d’éviter ce risque puisqu’il est demandé à l’entreprise condamnée de rendre compte au tribunal de l’application de ces mesures et de nommer un responsable chargé de superviser la mise en oeuvre des changements.

Ensuite, pour ce qui est de la publicisation de la nature de l’infraction dont l’entreprise a été déclarée coupable ainsi que des sanctions encourues, il s’agit d’un moyen de dissuasion généralement efficace, car cela peut influer sur l’image et la réputation des entreprises, surtout lorsqu’il s’agit d’entreprises de grande ou de moyenne taille. En effet, il est bien établi que ces dernières tiennent généralement à garder intacts leur prestige et leur réputation, et ce, plus que tout autre profit. La publication de la condamnation porterait à la connaissance du monde l’ampleur des conséquences des agissements illégaux de l’entreprise, ce qui réduirait la confiance du public à son égard. Cette atteinte à la crédibilité et à la réputation de l’entreprise peut, à plus ou moins long terme, avoir comme conséquence la diminution sensible de ses ventes ou de sa cote à la Bourse. Elle peut aussi compromettre la carrière des dirigeants de l’entreprise visée et menacer sérieusement sa compétitivité et sa survie. En définitive, la publication des sanctions par les entreprises elles-mêmes apparaîtrait donc, à leurs yeux, comme une humiliation susceptible de leur infliger un important tort. Dès lors, les entreprises seront motivées à éviter et à prévenir les infractions qui leur causeraient toute cette honte[93]. Malheureusement, cette mesure est de moins en moins employée par les tribunaux malgré ses avantages[94]. Notons enfin que, en vertu de son pouvoir d’empêcher une entreprise de commettre d’autres infractions, le tribunal peut imposer des mesures additionnelles qui peuvent inclure des actions visant la surveillance et l’alarme jusqu’à la suspension d’un permis, selon le cas[95]. Avec les récentes révélations sur l’implication des entreprises de construction dans la commission d’actes frauduleux, il est permis d’anticiper qu’un certain nombre de ces mesures supplémentaires pourraient être prises à leur encontre en cas de condamnation.

Il existe cependant deux problèmes associés à l’application de l’arti- cle 732.1 (3.1) C.cr. Le premier problème consiste dans le fait que ces ordonnances de probation sont sujettes à la discrétion du juge. Si, en général, d’aucuns y voient une certaine ingéniosité législative, l’imposition de ce genre d’ordonnances en matière de santé et de sécurité au travail gagnerait à être obligatoire. Par ailleurs, avec la possibilité offerte aux entreprises de négocier les charges en échange d’un plaidoyer de culpabilité, il est fort possible que la principale demande des défendeurs sera presque toujours de ne pas être soumis à une ordonnance de probation. C’est peut-être la raison pour laquelle aucune ordonnance n’a été rendue lors de la détermination de la peine dans les deux affaires déjà conclues en vertu des nouvelles dispositions du Code criminel. Le second problème est d’ordre pratique. En effet, les juges, surtout ceux qui siègent en matière criminelle, peuvent trouver complexe le suivi de l’exécution d’ordonnances dans le but de surveiller et d’évaluer la mise en oeuvre des normes d’ordre sécuritaire. Ils pourraient constater que ce genre de contrôles risquerait d’être un fardeau supplémentaire pour les tribunaux qui font déjà face à des problèmes d’engorgement. Or, il est logique qu’un tribunal ayant prononcé des mesures de probation s’assure que ces dernières ont été respectées. L’engagement du tribunal à ce sujet est primordial pour favoriser, avec efficacité, la prise en considération de la sécurité du public au sein des entreprises[96]. Au lieu de cette participation de première ligne, le législateur a donné l’occasion au tribunal de se dérober par l’entremise de l’article 732.1 (3.2) C.cr. qui prévoit que, « [a]vant d’imposer la condition visée à l’alinéa (3.1) (b), le tribunal doit prendre en considération la question de savoir si un organisme administratif serait mieux à même de superviser l’élaboration et l’application des normes, règles et lignes directrices mentionnées à cet alinéa ». Pour espérer en arriver à une quelconque efficience, il aurait fallu que ce paragraphe prévoie que le tribunal qui impose les ordonnances de probation s’assure qu’un organisme administratif veillera à leur mise en oeuvre[97]. Il y aurait ainsi une sorte de collaboration et de coordination entre le tribunal et les services provinciaux comme la CSST ou la CVMQ qui emploient des inspecteurs qualifiés et offrent une expertise spécialisée. Dans la mesure où les organismes provinciaux seront déjà engagés dans le processus dès la survenance de l’infraction, ce travail sera sans doute aisé pour eux.

Pour essayer de contourner les difficultés mentionnées plus haut, la loi anglaise sur les homicides en milieu de travail[98] prévoit que c’est le procureur de la Couronne, en consultation avec un organisme approprié, qui doit faire la demande de l’ordonnance de probation auprès du juge et fournir l’information nécessaire concernant son utilisation. Compte tenu de la plus grande discrétion dont jouissent les procureurs de la Couronne, l’approche anglaise semble plus pratique que l’approche canadienne qui ne prévoit que l’implication facultative du juge.

Par ailleurs, la possibilité de prononcer une ordonnance en vue du dédommagement des victimes de l’infraction est une très bonne chose, car cela permet que ces dernières soient indemnisées alors qu’elles auraient pu manquer des moyens nécessaires pour intenter des recours devant les tribunaux civils. Il est vrai que cette ordonnance n’a pas pour objet de remplacer ou de renforcer les poursuites civiles[99]. Cependant, l’existence ou non des recours civils influence le juge dans l’exercice de sa discrétion quant à la nécessité de rendre cette ordonnance[100]. En l’absence de recours civils, le juge devrait donc être beaucoup plus porté à prononcer de telles ordonnances afin de permettre aux victimes de récupérer une partie des pertes ou des dommages subis.

Alors que les victimes de l’accident impliquant l’entreprise Metron Construction étaient nombreuses et visiblement démunies, le tribunal n’a pas jugé bon de prononcer une seule ordonnance de dédommagement accessoirement à l’amende. La suramende compensatoire qui a été imposée à l’entreprise ne constitue qu’une mesure de financement partiel des services provinciaux d’aide aux victimes et n’est donc pas versée aux victimes d’un acte criminel particulier[101]. L’ordonnance de dédommagement, si elle avait été adoptée, aurait eu le mérite de permettre aux victimes de recevoir une certaine compensation en attendant l’aboutissement des recours en indemnisation devant les tribunaux. Rappelons que le prononcé de cette ordonnance est tout à fait facultatif et qu’il relève de la discrétion du juge chargé de déterminer la peine appropriée[102]. De même, la pratique montre que cette ordonnance n’est généralement pas accordée lorsque la responsabilité pécuniaire de la personne condamnée est difficile à déterminer[103].

Conclusion

Dans les pages qui précèdent, nous avons passé en revue les nouveaux critères du Code criminel qui ont été mis à la disposition du juge récemment pour déterminer la sanction appropriée aux personnes morales délinquantes. De façon globale, ce nouveau régime constitue un pas très important vers la responsabilisation des organisations pour les torts causés aux victimes d’actes criminels de toute sorte qui demeuraient jadis impunis du simple fait qu’ils étaient survenus dans les limites des activités des entreprises. Cependant, force a été de constater que dans l’ensemble la détermination de la peine à infliger aux entreprises n’a pas été correctement menée par les tribunaux dans les deux décisions judiciaires que nous avons étudiées relativement aux infractions concernant la santé et la sécurité au travail. Plus précisément, les tribunaux ont été très cléments dans la détermination des montants d’amende et insensibles à l’imposition des ordonnances de probation. Si les montants d’amende sont peu élevés, il y a des risques que les entreprises sanctionnées ne ressentent pas l’effet dissuasif attendu de toute peine. Les juges, dans ces deux affaires, ont beaucoup insisté sur la nécessité pour les entreprises visées de maintenir leur niveau de fonctionnement afin de ne pas compromettre les emplois. Cependant, le problème est que la capacité financière réelle de ces entreprises n’a pas été bien évaluée par un expert afin de voir si l’amende imposée était appropriée ou non. Nous pensons que, pour atténuer les effets d’une amende importante, la détermination du montant global devrait prévoir un paiement échelonné sur plusieurs mois en vue de permettre à l’entreprise de payer au fur et à mesure que sa capacité financière s’y prête.

L’effet dissuasif attendu de la peine requiert que des montants substantiels d’amende soient imposés aux organisations criminellement responsables, d’autant plus que les poursuites à l’encontre des personnes physiques responsables des infractions au sein de ces entreprises ont tendance à être levées en échange de plaidoyers de culpabilité. Or, contrairement aux entreprises, les personnes physiques ressentent beaucoup plus les effets de la peine, notamment en cas d’emprisonnement, ce qui les pousse à éviter d’enfreindre la loi. Le fait de se limiter à punir les entreprises, alors que les personnes physiques ont aussi un degré suffisant de responsabilité, dilue les effets de la peine et celle-ci est alors considérée au mieux comme une sanction civile, au pire comme la permission de violer les lois. Notre analyse des deux décisions montre qu’il y a un problème évident quant à l’inadéquation des principes conçus en vue de s’appliquer aux personnes physiques pour régir la criminalité des organisations. Il est donc urgent que les tribunaux traitent autrement les plaidoyers de culpabilité et les ententes sur la sentence lorsqu’ils visent à faire tomber des poursuites à l’égard des personnes physiques travaillant pour des organisations criminellement responsables. Derrière les plaidoyers de culpabilité, il ne devrait pas se cacher un projet d’amnistie pour les individus également considérés comme criminellement responsables.

Par ailleurs, la tendance à l’exclusion du régime d’ordonnance de probation au moment de la détermination de la peine est une pratique regrettable : ce régime devrait plutôt permettre au tribunal de s’assurer que l’entreprise sanctionnée s’engage résolument à ne plus violer la loi. Le juge qui détermine la peine à imposer aux entreprises ne devrait pas renoncer au prononcé de l’ordonnance de probation en se contentant des seules déclarations contenues dans l’entente entre la poursuite et la défense sur les investissements faits en vue de corriger la situation. En l’absence d’une évaluation indépendante pour vérifier la véracité des affirmations et le potentiel des investissements faits dans le but d’éviter de nouveaux accidents, le juge ne devrait pas se sentir lié à cet égard. En prévoyant ces ordonnances, le législateur voulait effectivement mettre de la pression sur les entreprises afin de s’assurer qu’elles ne commettront pas d’autres infractions[104]. La disponibilité de ces ordonnances devrait inciter les tribunaux à y recourir couramment et à aménager des mécanismes efficaces pour leur mise en oeuvre, notamment en désignant clairement des organismes provinciaux à même d’en superviser l’exécution ou en nommant un expert indépendant chargé de faire le suivi nécessaire.

En permettant aux entreprises criminellement responsables d’éviter les ordonnances de probation et à leurs dirigeants fautifs d’éviter la prison, les acteurs judiciaires chargés de mettre en pratique le nouveau régime de responsabilité pénale empêchent les objectifs de dénonciation, de dissuasion, de réhabilitation et d’isolement de recevoir leur pleine application.