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Au cours des dernières années, l’exacerbation de la concurrence, l’influence des nouvelles technologies, la croissance des logiques financières, entre autres, ont provoqué de profondes transformations du travail salarié, qui ont introduit elles-mêmes une plus grande flexibilité ainsi qu’une précarisation et une mobilité accrues de la main-d’oeuvre[1]. Ces transformations sont liées au capitalisme néolibéral, qui offre une place de premier ordre au marché économique[2] et qui a conduit à l’émergence du travail atypique sous diverses nouvelles catégories d’emploi : par exemple, celle des emplois précarisés (ex. : poste à temps partiel, contrat à durée déterminée) ou celle des liens d’emploi disparus au profit d’autres relations contractuelles (ex. : sous-traitance, travail autonome)[3]. Ces dernières permettent à l’entreprise d’externaliser la main-d’oeuvre, c’est-à-dire de continuer à bénéficier d’une main-d’oeuvre qualifiée, sur demande, sans être contrainte par la totalité des lois du travail. Le recours à l’intermédiation, et plus particulièrement au travail temporaire par l’entremise des agences de location de personnel (ALP), s’inscrit dans cette logique néolibérale, qui nie l’intensité du rapport de force opposant employeur et travailleurs[4]. Si le droit du travail a, en partie, réussi à protéger les travailleurs temporaires (TT), force est de constater que, globalement, il opère depuis plusieurs décennies une régression sociale certaine prenant la forme de la fragilisation et de la flexibilisation de l’emploi[5].

Le travail temporaire dont nous traitons dans le présent article est de nature triangulaire, et non binaire, comme l’est la relation traditionnelle entre employeur et employé. Le travail temporaire a vu le jour en Grande-Bretagne, puis s’est développé dans le reste de l’Europe ainsi qu’en Amérique du Nord[6]. En France, le travail temporaire dont il est question ici se présente sous la forme d’une ALP qui fournit à une entreprise utilisatrice (EU) du personnel temporaire, qu’elle aura sélectionné, géré et rémunéré. Du point de vue de l’EU, cette forme de mise à disposition de personnel offre effectivement l’énorme avantage de l’externalisation des risques et des obligations liés à l’embauche de salariés permanents ainsi qu’un gain en termes de flexibilité, surtout dans le contexte socioéconomique actuel. L’EU peut disposer d’un personnel qualifié, de manière ponctuelle, mais, à certaines conditions. Certaines EU ont à leur service, quasiment en permanence, un bassin de TT. Elles gèrent cette fourniture comme n’importe quelle autre et la négocient avec les fournisseurs, en l’occurrence les ALP[7]. Du point de vue de ces dernières, il y a avantage à conclure le plus grand nombre de contrats de mise à disposition de personnel possible, puisqu’elles exercent leur activité dans un but lucratif. Il faut aussi noter que le placement de travailleurs par les ALP coexiste avec le placement assuré par d’autres acteurs tels que l’agence publique Pôle emploi en France[8] et l’agence Emploi-Québec au Québec. Du point de vue des TT, les choses sont moins évidentes : si le travail temporaire est choisi pour quelque raison personnelle que ce soit, personne ne s’en plaindra ; en revanche, s’il est subi par le travailleur, par exemple, pour échapper au chômage ou à défaut d’un emploi stable et permanent, la situation est plus critique[9]. Dans un cas comme dans l’autre, le rapport de force du TT, devant son employeur, soit l’ALP, est réduit à peu de chose. Cela est d’autant plus vrai que le TT interagit aussi avec un autre partenaire, soit l’EU. Il y a parfois confusion dans l’esprit du travailleur sur la question de savoir qui est son véritable employeur[10]. En conséquence, il ne s’adresse pas nécessairement à la personne compétente pour telle ou telle réclamation. Les organisations syndicales critiquent souvent les ALP dans la mesure où elles permettent une flexibilité de la main-d’oeuvre au détriment des travailleurs.

Les données statistiques les plus récentes datent de 2011. En France, le volume de travail temporaire fourni par les ALP a fortement augmenté entre 2010 à 2011 ; la progression a été de 9,3 p. 100 en une seule année. Au Québec, les données concernent le travail temporaire entendu largement et non uniquement celui qui est relatif aux ALP : pour donner un simple ordre de grandeur, nous pouvons signaler que le travail temporaire québécois, quelle que soit sa nature, a connu une hausse de 14,6 p. 100 de 2009 à 2010[11]. Dans les deux régimes, l’augmentation du recours aux TT, peu importe leur statut juridique, varie d’un secteur d’activité à l’autre. Les marchés de l’emploi français et québécois réservent une large place au travail temporaire. En France, ce sont les hommes qui représentent la très grande majorité des TT (65 p. 100 en 2011)[12]. Au Québec, ils sont également majoritaires dans le secteur du travail temporaire[13]. En France comme au Québec, les jeunes représentent une part importante des TT et perçoivent souvent ce statut d’emploi comme un tremplin pour un emploi permanent, ce qui, dans les faits, arrive rarement[14]. En ce qui concerne les ALP, elles sont plusieurs milliers à s’être implantées sur le territoire français très régulé ; plus de 600 entreprises produisent à elles seules 90 p. 100 du chiffre d’affaires de la profession. L’organisme Professionnels de l’intérim, services et métiers de l’emploi représente 6 800 ALP sur l’ensemble du territoire français. Au Québec, il existe environ 1 137 ALP[15], dont 120 d’entre elles sont représentées par l’Association nationale des entreprises en recrutement et placement de personnel (Association of Canadian Search, Employment and Staffing Services (ACSESS))[16]. Cette industrie brasse donc des milliards de dollars et d’euros.

Au-delà de ces statistiques, il convient de souligner qu’en France, le travail temporaire fait l’objet d’une très forte régulation et le droit régional y est peu influent[17]. Notre but est ici de mettre en exergue les mesures propres au travail temporaire prévues par le modèle juridique français : celles-ci pourraient contribuer aux débats québécois sur la question, voire constituer une source d’inspiration pour le législateur qui a totalement abandonné à leur sort les TT. En effet, aucune régulation spécifique n’existe au Québec, où les seules règles applicables aux TT résident dans les lois du travail d’ordre public[18] ; les parties peuvent également s’aider en prenant en considération les faisceaux d’indices dégagés dans l’affaire Ville de Pointe-Claire[19] en matière de qualification du véritable employeur.

Il importe de garder à l’esprit les risques que comporte une analyse comparée et d’éviter les écueils qu’elle peut engendrer : il ne faut pas croire que le régime français est parfait ou totalement transposable au Québec. Au contraire, il apparaît, de manière sous-jacente, que la forte régulation du secteur du travail temporaire français ne permet pas de manière absolue de soustraire les TT du marché du travail exploitant et non libre[20].

Plusieurs classifications des règles peuvent être élaborées, selon le prisme adopté pour leur examen. Sans vouloir être exhaustif, notre choix se porte sur les éléments de régulation nous semblant les plus caractéristiques et symboliques applicables au travail temporaire, essentiellement en raison du fait qu’ils ont pour objet la protection du TT en agissant sur le marché du travail lui-même ainsi que sur ses acteurs et, de manière plus pragmatique, sur l’environnement de travail, soit les communautés d’origine et d’accueil. En effet, l’angle choisi pour notre analyse est celui de l’intégration du TT dans les communautés, soit celle d’origine, l’ALP, et celle d’accueil, l’EU. L’intégration des TT dans une communauté permet de leur donner relativement plus de poids dans le rapport de force les opposant à l’employeur au sein de la communauté visée et, en conséquence, d’avoir des chances d’obtenir de meilleures conditions de travail. La particularité du travail temporaire par l’entremise des ALP tient au fait que l’entreprise au sein de laquelle le TT travaille n’est pas son employeur, mais qu’elle doit quand même l’accueillir à certaines conditions : il s’agit de la communauté d’accueil.

Notre propos est essentiellement bâti sur la régulation française, soit le Code du travail français, et quelques accords collectifs applicables à l’industrie du travail temporaire par l’intermédiaire des ALP. Aussi, nous ferons, de temps à autre, de brèves incursions dans d’autres disciplines, voire de courtes descriptions d’usages et de pratiques, afin d’illustrer notre propos et de donner une idée des réalités contemporaines de cet aspect du marché du travail.

Après de nécessaires prolégomènes sont présentés les moyens d’intégration et les conditions de travail des TT dans les différentes communautés. Nous rappelons que notre exposé critique concerne la régulation française, en vue d’une possible source d’inspiration pour le législateur québécois ou, à tout le moins, une participation aux débats sur la question des ALP.

1 Des prolégomènes

En guise de prolégomènes, nous tenons à procéder à une mise au point. De nature terminologique, celle-ci porte aussi sur des éléments de base : l’articulation des sources de régulation, un bref historique concernant l’apparition du travail temporaire, la négociation collective des conventions et des accords, des variations sur le thème de l’ALP et la flexicurité européenne.

1.1 La terminologie privilégiée

Les ALP jouent assurément un rôle important dans la régulation du marché du travail ; d’ailleurs, elles semblent en être fières, et nous y reviendrons[21]. Avant d’entrer dans le vif du sujet, il importe de préciser quelques éléments terminologiques, dont le travail et l’emploi : à l’instar de l’auteure Erbès-Seguin[22], nous considérons que la notion d’emploi fait davantage référence au marché du travail et à ses entrées et sorties de travailleurs, alors que la notion de travail renvoie à l’activité professionnelle et à ses conditions d’exercice. Ensuite, au sujet de la notion de régulation, nous faisons nôtre la définition de Murray, Lévesque et Vallée[23] : aux termes de celle-ci, la régulation du travail comprend simultanément le processus d’élaboration des normes et ses résultats et, en tant que telle, la régulation constitue un processus par nature dynamique, multiforme et contingenté. De ce point de vue, les règles sont issues du législateur, de la négociation collective et aussi de la pratique des acteurs qui interagissent dans un rapport de force. Ces règles peuvent donc évoluer au fil du temps[24]. Ainsi, les interventions des acteurs sociaux constituent les véhicules de l’évolution et de la transformation du marché du travail et du modèle classique de la relation d’emploi, et ce, pour le meilleur et pour le pire des conditions de travail des TT.

1.2 L’articulation des différentes sources de régulation

Contrairement à ce qui se produit dans certains systèmes juridiques, la source principale du droit du travail français a longtemps été la loi et le règlement. Depuis environ trois décennies, le droit conventionnel collectif a gagné du terrain et se positionne comme concurrent du duo loi-règlement, malgré le principe de supériorité de ces derniers sur les conventions collectives et les accords collectifs. La quantité de normes légales et réglementaires, mais aussi conventionnelles, du travail temporaire est impressionnante. Clairement, le législateur français ainsi que les partenaires sociaux cherchent à protéger les TT, le plus souvent, par des règles faisant preuve d’une certaine originalité et, en tout cas, s’attaquant aux différentes facettes de la relation triangulaire liant l’ALP, l’EU et le TT.

1.3 Un bref historique

La première phase de régulation française du travail temporaire — par l’entremise des ALP — date des années 70[25]. Cette forme d’emploi n’est alors autorisée que dans certaines situations précises pour éviter de nuire aux travailleurs permanents en devenant la généralité plutôt que l’exception. Le législateur impose à ce moment-là la signature d’un contrat comprenant des mentions spécifiques (ex. : motif du recours au travail temporaire, qualification du TT, rémunération). Dès cette époque, le TT bénéficie d’une prime de précarité, proportionnelle à la durée de la mission. Malgré ses bonnes intentions, la loi de 1972[26] ne parvient pas à limiter le recours au travail temporaire, qui prend de plus en plus de place sur le marché du travail français : les TT ne sont plus recrutés pour exécuter des tâches de nature exceptionnelle, mais pour pourvoir de manière quasi permanente des postes de travail[27]. De surcroît, la majorité d’entre eux ne reçoivent même pas le salaire minimum[28]. Pour leur part, les organisations syndicales dénoncent la dérive du recours aux TT et la précarisation de l’emploi. Elles sont entendues par le nouveau gouvernement de gauche qui, en 1982, limite le recours au travail temporaire, assure un traitement similaire entre TT et travailleurs absents qu’ils remplacent et sanctionne le recours abusif au travail temporaire[29]. Toutefois, dès 1985, toujours sous un gouvernement de gauche, le recours au travail temporaire se libéralise[30] : augmentation des cas de recours autorisés au travail temporaire ; allongement de la durée des contrats de travail temporaire ; création du cas de recours au travail temporaire pour l’exécution d’une tâche non durable, dite « mission » ; harmonisation des dispositions relatives au contrat de travail temporaire et au contrat à durée déterminée (CDD). Au cours des années 90, sous le gouvernement de gauche, le régime juridique du travail temporaire est de nouveau révisé et permet le rétablissement d’une liste restreinte de cas de recours autorisés[31]. Les années 2000[32], sous le gouvernement de cohabitation gauche/droite, sont marquées par quelques modifications du cadre législatif, notamment à propos de la succession de contrats concernant un seul et même poste et du pouvoir des représentants des travailleurs de dénoncer le recours excessif au travail temporaire dans leur l’entreprise. Le régime actuel du travail temporaire est prévu par les articles L. 1251-1 et suivants du Code du travail français[33].

1.4 Les conventions collectives et les accords collectifs du travail

En France, la négociation collective des conditions de travail a lieu à trois niveaux différents[34]. Des conventions collectives sont conclues à l’échelle de l’entreprise. De nombreux accords de branches d’activité ont été négociés notamment au cours des deux dernières décennies[35]. Une trentaine d’entre eux sont actuellement applicables aux TT et concernent tant les conditions de travail, de santé et de sécurité que la formation professionnelle ou l’égalité de traitement entre TT et travailleurs permanents. Il existe également des accords nationaux interprofessionnels (ANI) concernant le travail temporaire. À ce titre, par exemple, l’Accord national interprofessionnel du 24 mars 1990 relatif aux contrats à durée déterminée et au travail temporaire[36] reprend grosso modo les dispositions du Code du travail applicables aux relations tripartites propres au travail temporaire et enjoint aux parties signataires de faire le suivi de cet ANI. L’Accord national interprofessionnel du 11 janvier 2008 sur la modernisation du marché du travail[37] reprend notamment les mêmes dispositions. Bien que ces instruments existent, il faut reconnaître que la mise en place d’agents négociateurs est difficile dans ce segment du marché du travail, qui éparpille structurellement les TT.

Aussi, il faut souligner l’existence de codes de conduite et d’engagements en matière de responsabilité sociale des entreprises au sein des géants du travail temporaire. Il s’agit d’une autorégulation non négligeable, même si elle est d’application volontaire[38].

1.5 La flexicurité européenne

L’Europe a adopté depuis plusieurs années la ligne de conduite de la flexicurité ainsi que de la marchandisation du travail, contrairement à ce que prônait la Déclaration de Philadelphie[39]. Il s’agirait de « garantir un nouvel équilibre susceptible de concilier à la fois le développement des entreprises et de l’emploi, la mobilité de l’emploi inhérente aux mutations économiques et la sécurité des salariés contre le risque de chômage[40] ». La flexicurité est au centre des débats européens depuis de nombreuses années. Elle veut concilier la sécurité et la flexibilité. La sécurité devrait être assurée au niveau macroéconomique, tandis que la flexibilité se manifesterait au niveau microéconomique, ce qui permettrait ainsi aux entreprises de gérer plus facilement leurs activités en bénéficiant d’une marge de manoeuvre en matière de ressources humaines. Idéalement, la flexibilité devrait renvoyer à la capacité d’adaptation du système productif et non à la précarisation du statut des travailleurs ; et la sécurité s’appliquerait non plus au lien d’emploi à vie, mais à la formation continue, appelée par certains la « trajectoire professionnelle[41] ». Cependant, en fin de compte, c’est bien le travailleur qui doit être maître et responsable de sa formation professionnelle, en d’autres mots, de son employabilité, de sa sécurité. À l’heure actuelle, la flexicurité, bien qu’elle soit toujours mise en avant sur la scène européenne, semble atteindre ses limites[42].

Soulignons que la Directive 2008/104/CE du Parlement européen et du Conseil du 19 novembre 2008 relative au travail intérimaire[43] a eu peu d’impact en droit français. En effet, la régulation nationale française datant des années 70, certains pourraient penser que le régime français a servi de modèle au texte européen[44]. Dans les faits, l’Europe se préoccupe du sort des TT depuis les années 80, mais aucune entente sérieuse et efficace n’a vu le jour avant 2008. Plus exactement, deux textes ont été adoptés durant les années 90 au sujet de l’égalité de traitement entre travailleurs atypiques et travailleurs typiques, mais ils n’ont rien de propre aux TT. La directive de 2008 reprend, d’une certaine manière, l’esprit du livre vert de la Commission européenne sur la modernisation du droit du travail[45], qui souhaitait favoriser la mise en oeuvre des formes d’emploi plus flexibles et assurer le minimum de droits sociaux. Paradoxalement, le livre vert dénonce — certes un peu mollement — la balkanisation du marché du travail. Apparaît ici, en partie, la complexité du concept de flexicurité. La directive a toutefois quelques mérites en ce qu’elle encourage les droits nationaux à intégrer des dispositions protectrices des TT, comme c’est le cas en France. D’abord, la directive se montre sécuritaire et prescrit l’égalité de traitement entre TT et travailleurs permanents de l’EU, notamment en matière de conditions de travail, d’accès aux infrastructures, de formation et d’instances représentatives du personnel (IRP) et de délégués syndicaux (indispensables à la négociation de leurs conditions de travail). Ensuite, la directive se fait flexibilitaire en prévoyant des possibilités de dérogations conventionnelles à l’égalité de traitement. Ces dérogations sont cependant limitées dans la mesure où la protection globale des TT doit toujours être garantie. La directive fait également preuve de flexibilité lorsqu’elle permet aux États membres de l’Union européenne de considérer les cas de recours au travail temporaire, qui, en fonction de raisons d’intérêt général, pourraient être modifiés. Malgré tout, et de manière évidente, la directive permet aux droits nationaux de garantir une place de choix aux ALP à l’occasion de leurs interventions sur le marché du travail.

Mentionnons au passage l’existence de la Convention (no 181) sur les agences d’emploi privées[46] de l’Organisation internationale du travail, qui définit, à l’instar du droit français, les relations tripartites du travail temporaire.

1.6 Des variations sur le thème de l’agence de location de personnel

L’intermédiation française « ALP » se décline sous différentes formes. Traditionnellement, elles se divisent en deux catégories selon qu’elles sont ou non à but lucratif. L’ALP coexiste avec un service public de l’emploi et d’autres organismes sans but lucratif fournissant de la main-d’oeuvre. Jusqu’en 2005, le placement, c’est-à-dire la fourniture de services en vue du rapprochement entre offres et demandes d’emploi, bénéficie d’un monopole au profit de l’Agence nationale pour l’emploi (Anpe)[47] : celle-ci alors place gratuitement les demandeurs d’emploi. En raison de la non-conformité de ce monopole avec le droit issu de l’Union européenne, le législateur ouvre ce champ d’activité à des organismes privés[48] : dès lors se met en place un service public de l’emploi destiné au placement et à l’accompagnement des demandeurs d’emploi, mais aussi au versement d’un revenu de remplacement, qui intègrent les ALP : du même coup, ces dernières sont institutionnalisées. En 2008, afin de simplifier les choses, le législateur crée une institution publique, appelée « Pôle emploi »[49]. La mission de cet organisme comporte plusieurs volets, notamment la prospection du marché du travail, l’accompagnement des demandeurs d’emploi, en leur offrant formation et conseil professionnel en vue de leur reclassement sur le marché de l’emploi, et le contrôle de la recherche d’emploi par les demandeurs, la collecte et la communication de données relatives au marché du travail ou encore la mise en oeuvre d’actions demandées par l’État[50]. À noter qu’il s’agit ici d’une quasi-privatisation du service d’aide aux chercheurs d’emploi dans la mesure où le service public laisse les ALP participer à ses actions. Le même phénomène a également lieu au Québec, par l’intermédiaire de l’agence Emploi-Québec. Celle-ci mentionne sur son site Internet les annonces d’offres d’emploi des ALP et renvoie, par le fait même, les chercheurs d’emploi sur le marché privé des offres d’emploi.

Au fil du temps, les ALP s’européanisent et s’internationalisent. Depuis les années 90, elles ont beaucoup évolué en raison de l’intérêt des entreprises étrangères pour le marché français du travail temporaire. Au niveau international, c’est le deuxième marché en importance pour ce qui est du chiffre d’affaires, après celui des États-Unis[51]. Certaines grandes ALP françaises offrent différents services. Elles négocient des contrats avec des maisons mères françaises ou étrangères et deviennent ainsi le fournisseur unique de main-d’oeuvre pour l’ensemble de leurs filiales, qu’elles soient sur le territoire français ou étranger. En d’autres mots, de nombreuses combinaisons sont possibles, mais, en pratique, les contrats internationaux relatifs au travail temporaire ne sont pas si nombreux[52].

Faisant suite à ces prolégomènes, nous nous intéresserons aux TT, qui sont au coeur des relations de travail triangulaires.

2 L’intégration des travailleurs temporaires dans les communautés d’origine et d’accueil

L’intégration des TT dans les différentes communautés tend, dans une certaine mesure, à atténuer un peu la puissance patronale dans le rapport de force les opposant aux ALP. Les travailleurs partageant des intérêts se regroupent au sein d’une communauté. Par « communauté d’origine », nous entendons l’ALP. Les TT sont engagés par l’ALP et, à ce titre, bénéficient de droits. Par « communauté d’accueil », nous désignons l’EU dans laquelle séjournent temporairement les TT. La régulation du travail temporaire ne se limite pas aux articles du Code du travail français précisément consacrés au travail temporaire, mais elle découle aussi d’autres dispositions législatives et conventionnelles non spécifiques, qui organisent d’une manière ou d’une autre l’inclusion du TT dans les différentes communautés. Soulignons qu’aucun contrat de travail ne lie le TT à l’EU : cela ne signifie toutefois pas une absence de droits et d’obligations entre ces deux acteurs. L’EU a un pouvoir de direction sur le TT au moment de l’exécution de la mission, ce qui fait de ce dernier un commettant à l’égard des tiers. Concrètement, le contrat de mise à disposition de personnel permet à l’EU d’exercer un pouvoir de direction sur des travailleurs qui ne sont pas juridiquement les siens, mais qui lui sont tout de même subordonnés. Toutefois, le pouvoir disciplinaire demeure entre les mains de l’ALP, ce qui, dans les faits, peut être ubuesque. Les TT sont intégrés dans l’une ou l’autre des communautés, en application de la très forte régulation française.

2.1 L’intégration dans la communauté d’origine, soit l’agence de location de personnel

L’intégration des TT dans la communauté d’origine s’opère dans le respect de certaines modalités. Par ailleurs, la pratique révèle certaines habitudes douteuses.

2.1.1 Les modalités d’intégration des travailleurs temporaires dans la communauté d’origine

Les modalités d’intégration concernent la fiabilité de l’ALP, mais aussi l’interdiction du placement à but lucratif, qui, d’une certaine manière, est compensée par l’octroi d’un monopole d’activité aux ALP. Ces dernières doivent observer certaines formalités pour pouvoir exercer en bonne et due forme leurs activités. Enfin, l’intégration des TT au sein de la communauté d’origine passe par leur comptabilisation dans les effectifs de ladite communauté.

La fiabilité de l’ALP est absolument nécessaire pour la bonne marche de la relation triangulaire ALP-TT-EU ; surtout, elle doit permettre de protéger le TT. La fiabilité est strictement encadrée tant en matière de création et d’existence qu’en matière d’activité. En d’autres termes, la régulation de la fiabilité de l’ALP comporte plusieurs mesures.

Le placement de la main-d’oeuvre à but lucratif est en principe interdit en France[53]. Le Code du travail incrimine en effet toute activité de fourniture de main-d’oeuvre à but lucratif qui nuirait au salarié ou contournerait la législation du travail ; en conséquence, elle est illicite. Toutefois, le législateur autorise la fourniture de main-d’oeuvre lorsqu’elle a lieu dans le cadre légal du travail temporaire, cadre légal dont les règles sont très strictes[54]. Quant au Québec, le placement de la main-d’oeuvre à but lucratif n’y est absolument pas interdit.

Il convient de souligner l’existence d’un monopole de l’activité en France. En effet, le législateur impose des conditions très strictes aux ALP : celles-ci concernent tant leur création que l’exercice de leur activité. L’ALP a pour activité exclusive la fourniture de la main-d’oeuvre dans un but lucratif[55]. Le non-respect de ces dispositions entraîne la condamnation de l’ALP à plusieurs sanctions qui peuvent aller jusqu’à l’interdiction d’exercer[56]. L’obligation d’exclusivité des ALP est compensée par le monopole qui leur est accordé[57]. Partant, la mise à disposition de personnel en dehors du contexte d’une ALP, reconnue comme telle, est interdite et donne lieu à des sanctions pénales[58]. Dans un tel contexte, le syndicat représentatif peut exercer en justice toutes les actions en faveur d’un TT.

L’ALP doit respecter certaines formalités. Ainsi, elle doit se déclarer auprès de l’inspection du travail, de manière très formelle[59]. Par ailleurs, pour garantir la sécurité des travailleurs, il est crucial que l’ALP offre des garanties. Entre autres choses, elle doit présenter une garantie financière permettant de couvrir notamment les salaires et les accessoires, les indemnités, les cotisations obligatoires de sécurité ou d’institutions sociales[60]. Ce montant est calculé en fonction du chiffre d’affaires annuel de l’entreprise[61]. Le non-respect de l’une des obligations peut entraîner la fermeture de l’ALP jusqu’à 12 mois[62]. À noter qu’aucune de ces formalités n’est imposée aux ALP québécoises, qui demeurent libres de tout acte, dans la limite des minimaux légaux.

Les TT sont pris en considération dans l’effectif des deux entreprises, à certaines conditions[63]. Ils peuvent prendre part aux élections de leurs IRP uniquement au sein de l’ALP, soit la communauté d’origine ; ils y sont également éligibles et peuvent même être désignés représentants syndicaux, et ce, à certaines conditions liées à l’ancienneté[64].

2.1.2 Les contournements de la loi au sein de la communauté d’origine

Dans les faits, certaines ALP tentent de contourner la loi en créant des entreprises distinctes, c’est-à-dire qu’elles tissent un voile corporatif dissimulant les véritables liens d’emploi. Cependant, le juge contrecarre aisément ce type de procédé en recourant à la notion d’unité économique et sociale[65] : si les deux entreprises sont appréhendées comme un ensemble économique unique embauchant les mêmes travailleurs, les activités de mise à disposition de personnel et de prestation de services sont mises en lumière et tombent sous le coup de l’interdiction du cumul d’activités[66]. Au Québec, des stratégies comparables existent[67] : des ALP, dites fly-by-night, disparaissent aussi vite qu’elles ont été créées, abandonnant les TT à leurs problèmes de rémunération non versée et autres conditions de travail non prises en charge. Autre exemple québécois, une ALP chapeaute plusieurs sous-agences afin de contourner la législation minimale du travail, notamment en matière de rémunération d’heures supplémentaires. Dans un tel cas, l’ALP principale paie le TT pour la durée normale de travail au taux simple et fait payer par une sous-agence les heures supplémentaires toujours au taux simple, puisque cette dernière apparaît comme un autre employeur. Ainsi, le TT ne bénéficie jamais du taux majoré.

La Cour suprême du Canada a fourni un faisceau d’indices permettant d’identifier le véritable employeur. L’affaire Ville de Pointe-Claire[68] concernait une travailleuse, sous contrat avec l’ALP, mise au service d’une EU, la Ville, pendant deux périodes, respectivement de 6 et de 18 semaines, à titre de réceptionniste, puis de commis. Concrètement, l’ALP sélectionnait, plaçait et rémunérait la travailleuse ; la Ville déterminait les conditions de travail, exception faite de la rémunération, et contrôlait l’exécution du travail. L’enjeu était de taille pour la travailleuse et résidait dans l’application de la convention collective si l’EU était reconnue comme le véritable employeur. Deux points de vue se sont confrontés au sein de la Cour suprême[69] : l’un, qualifié de civiliste ou formaliste, met en avant l’existence de liens contractuels existants entre la travailleuse et son vis-à-vis ; l’autre, appelé travailliste, concret ou réaliste, insiste sur la réalité du travail. Selon la position dominante au sein de la Cour suprême, l’approche du litige — résidant dans la détermination du véritable employeur — doit être globale. Il n’est pas opportun de se limiter à l’examen du lien de subordination juridique ; au contraire, il convient de prendre en considération les autres éléments de la relation de travail : « Le contrôle quotidien sur le travail effectué n’est donc qu’un facteur dans la détermination de l’employeur. Le processus de sélection, l’embauche, la discipline, la formation, l’évaluation, l’assignation des fonctions et la durée des services sont tous des éléments à considérer lorsqu’il faut déterminer le véritable employeur dans une relation tripartite[70]. »

En l’espèce, c’est la Ville de Pointe-Claire qui a été reconnue employeur véritable. Ce type de situation dans laquelle le travailleur ne connaît pas son véritable employeur n’est pas rare, à tel point que cela mériterait l’intervention du législateur. Depuis plus de 15 ans, les juges appliquent les critères posés par cette décision de la Cour suprême, dépourvus d’autres outils pour trancher les litiges impliquant une ALP.

Dans un autre registre et à titre informatif, soulignons que les partenaires sociaux français du secteur du travail temporaire ont négocié et conclu une convention nationale destinée à lutter contre le travail illégal[71]. Les pouvoirs publics et les professionnels du travail temporaire estiment que certains comportements sont inacceptables dans la mesure où ils sont déloyaux et engendrent différentes formes irrégulières de travail et d’emploi constitutives du travail illégal. Tel est le cas, par exemple, des ALP qui ne respectent pas les conditions légales d’exercice de la profession. Lorsque ces entreprises agissent de cette façon, elles créent une concurrence faussée et contribuent à la détérioration des conditions de travail des TT. La lutte contre le travail illégal a, sans conteste, des répercussions sur le recours au travail temporaire.

2.2 L’intégration des travailleurs temporaires dans la communauté d’accueil, soit l’entreprise utilisatrice

L’intégration dans la communauté d’accueil implique des mesures concernant précisément les TT, mais aussi des mesures mises en oeuvre au sein de cette communauté essentiellement en vue de protéger l’emploi qui y existe.

2.2.1 La protection de l’emploi stable au sein de la communauté d’accueil

La protection de l’emploi stable exige, selon le droit français, une limitation des cas de recours et l’information des IRP. Soulignons que, de son côté, le droit québécois ne prévoit absolument rien des mesures qui suivent.

En France, le contrat à durée indéterminée (CDI) étant la norme, le CDD est l’exception[72]. Dès lors, le recours à ce dernier doit être limité ; à défaut, il y a développement du « précariat[73] ». Le contrat étant par nature temporaire, le législateur limite avec précision les possibilités de faire appel à des TT et, du même coup, tente de contenir la segmentation du marché du travail.

Le Code du travail français prévoit grosso modo trois grandes catégories de limitation du recours au TT. En premier lieu, il limite le recours au travail temporaire en vue de protéger l’emploi stable[74]. En conséquence, les EU n’ont droit de recourir aux TT qu’à l’occasion de situations exceptionnelles tels que le remplacement d’un salarié absent provisoirement, l’incapacité de l’entreprise à faire face, avec son effectif habituel, à un accroissement temporaire d’activité ou encore l’embauche pour un travail saisonnier[75]. Les cas de recours sont clairement destinés à combler un déficit ponctuel de main-d’oeuvre. En cas d’accroissement durable ou constant de la production, l’entreprise doit adapter de manière durable ses effectifs aux besoins de production, notamment en embauchant des travailleurs sous CDI. La Cour de cassation, la plus haute juridiction française, rappelle régulièrement le fait que la conclusion de contrats de mission et de mise à disposition de personnel en vue de pourvoir des emplois liés à l’activité permanente d’une entreprise est illégale, et que le travail temporaire n’est pas un mode normal de gestion des effectifs. Elle l’a notamment fait dans une affaire concernant un TT qui avait été mis à disposition d’une EU dans le contexte de 185 missions au cours d’une période de deux ans[76].

En deuxième lieu, la loi vise la protection du bénéficiaire du CDI. Ainsi, une entreprise qui aurait procédé récemment à des licenciements pour motif économique ne peut faire appel à des TT pour répondre à une augmentation temporaire d’activité, relevant normalement des travailleurs licenciés[77]. Toutefois, cette interdiction s’applique avec une relative souplesse dans la mesure où, d’une part, elle ne concerne pas les contrats de mission de courte durée (trois mois maximum) et non renouvelable et que, d’autre part, elle ne s’applique pas à l’entreprise qui doit faire face à une commande exceptionnelle à l’exportation. Par ailleurs, il est interdit de remplacer par un TT un salarié dont le contrat a été suspendu à la suite d’un conflit collectif de travail[78]. De surcroît, les contrats doivent respecter un délai de carence entre des contrats de mission successifs auprès d’une même EU[79].

En troisième lieu, il est aussi interdit de recourir à un TT pour effectuer des travaux particulièrement dangereux, essentiellement ceux qui les exposent à des agents chimiques dangereux, tel l’amiante[80]. Cette dernière interdiction s’avère fort intéressante, mais quelque peu vaine. En effet, malgré elle, le nombre d’accidents du travail concernant des TT est très élevé. Ce type de travaux serait « deux fois plus accidentogène [pour les TT] que la moyenne de l’ensemble des activités[81] ». Ce constat est assez logique dans la mesure où, en raison de la nature même du travail temporaire, les TT sont perpétuellement nouveaux dans les communautés d’accueil. Ils doivent systématiquement faire face à des contextes de travail différents ou encore à des consignes propres à chacune d’entre elles, lorsqu’ils ont la chance d’en être informés. Cette situation les expose à un niveau de risque élevé, alors que le travail qui leur est confié est souvent considéré comme banal. Les jeunes sont plus souvent victimes d’accidents du travail que les TT d’autres tranches d’âge[82] ; les TT accidentés représentent le tiers (au Québec ou la moitié en France) de la main-d’oeuvre de ce secteur[83]. Selon les récentes données statistiques françaises, le secteur de la construction est le plus touché par les accidents du travail, les TT représentant la moitié de la main-d’oeuvre de ce secteur[84]. Malgré les bonnes intentions du législateur français, il convient de reconnaître que l’interdiction de confier à des TT des travaux particulièrement dangereux est peu efficace.

À propos de l’interdiction de recourir à un TT pour effectuer un travail dangereux, la Cour de cassation fait, à juste titre, une interprétation très radicale de la loi : elle estime que la seule exposition au risque constitue un manquement à une obligation de résultat incombant à l’EU[85].

Au Québec, il n’existe aucune interdiction de faire exécuter par un TT des travaux particulièrement dangereux, ou nécessitant un suivi médical, au sein de la communauté d’accueil[86]. En pratique, les EU ont tendance à confier les travaux les plus dangereux à des TT plutôt qu’à leurs salariés[87]. Comme nous l’avons mentionné plus haut, le droit du travail général s’applique aux EU, et notamment en matière de santé et de sécurité au travail ainsi que d’accidents du travail et de maladies professionnelles[88]. La régulation québécoise fait défaut de manière notable à l’égard des TT, spécialement dans le domaine de la santé et de la sécurité. C’est le cas à l’égard des travaux particulièrement dangereux pour les TT eux-mêmes, mais aussi pour le public dans certaines circonstances.

Les IRP reçoivent périodiquement des informations relatives à la marche générale de l’entreprise[89]. Aux termes de la loi du 17 janvier 2002[90], si elles ont connaissance de faits susceptibles de caractériser un recours abusif aux contrats de travail temporaire, elles peuvent attirer l’attention de l’inspecteur du travail sur ce sujet afin que celui-ci fasse les constatations nécessaires. Concrètement, l’employeur fait notamment état des contrats conclus avec des ALP pour la mise à disposition des TT et précise les motifs pour lesquels il a eu recours à eux[91]. Dans une certaine mesure, cette disposition fait participer les IRP à la gestion du personnel et les incite à la vigilance.

2.2.2 La protection du travailleur temporaire au sein de la communauté d’accueil

La protection dont il est question ici prend la forme du développement de l’employabilité du TT ainsi que l’égalité de traitement entre TT et travailleurs réguliers de la communauté d’accueil, soit l’EU.

Le développement de l’employabilité passe par un perfectionnement du savoir-faire des TT par l’entremise de la formation professionnelle ainsi que par la non-interdiction d’embauche. Le Code du travail français autorise le recours au travail temporaire lorsqu’il tend à améliorer l’employabilité des TT, notamment en favorisant le recrutement de personnes sans emploi éprouvant des difficultés sociales et professionnelles particulières, un complément de formation professionnelle ou un apprentissage en vue de l’obtention d’une qualification professionnelle[92]. De cette façon, non seulement l’EU doit observer le caractère temporaire de la mission assurée par un TT, mais aussi, dans ces trois cas de figure, il lui faut mettre l’accent sur le sort du travailleur. Les dispositions législatives françaises ont définitivement pour objet l’amélioration des aptitudes et des compétences du TT afin qu’il trouve un emploi. Ces cas d’ouverture au travail temporaire correspondent à des contrats spécifiques du type mission-formation[93].

Au-delà de ces cas de recours au travail temporaire, nous voulons souligner que les acteurs sociaux ont convenu qu’il fallait permettre notamment aux TT de s’inscrire dans une dynamique favorisant leur déroulement de carrière grâce à la construction d’un projet professionnel articulé autour des dispositifs accessibles à différents moments de leur vie professionnelle[94]. Le droit français consacre le principe de la formation professionnelle tout au long de la vie en créant notamment un droit individuel à la formation[95], qui permet aux TT, comme à tout travailleur, d’accéder aux actions de promotion, d’acquisition, d’entretien ou de perfectionnement des connaissances ou encore de qualification[96].

Cependant, les TT de certains secteurs d’activité affirment ne pas avoir été formés. C’est notamment ce que révèle une étude de Gorgeu et Mathieu[97] à propos du secteur de l’automobile, qui d’ailleurs recourt énormément aux TT, en particulier des jeunes. Certains TT, ceux que Waltisperger appellent les « déshérités du travail[98] », vivent une grande pénibilité qui entraîne, entre autres problèmes, des troubles musculo-squelettiques.

Alors que la pratique québécoise consiste à empêcher l’embauche d’un TT par l’EU, en imposant à cette dernière une amende fortement dissuasive, le législateur français oblige les parties à mentionner au CDD que l’embauche du TT par l’EU n’est pas interdite[99]. Cette dernière disposition est remarquable et originale dans la mesure où elle permet de lutter contre la précarisation du travail : non seulement l’embauche du TT est encouragée, mais, en plus, l’EU se voit obligée de porter à la connaissance des TT la liste des postes à pourvoir, sous CDI, en son sein[100].

Aucune clause contractuelle ne peut donc interdire l’embauche du TT par l’EU à l’issue de la mission[101], mais, de surcroît, le Code du travail français prévoit la prise en considération de la durée des missions au sein de l’EU pour le calcul de l’ancienneté du TT[102]. Ces mesures ont pour objet de lutter contre la précarité et, plus largement, elles font partie d’une politique d’emploi globale.

Il se peut que l’embauche par l’EU ne soit pas totalement volontaire ou, à tout le moins, n’émane pas d’une volonté clairement exprimée. C’est le cas lorsque la communauté d’accueil continue de fournir du travail au TT après le terme de la mission, sans conclusion d’un contrat de travail ou d’un nouveau contrat de mise à disposition de personnel : l’EU se voit ainsi liée à ce travailleur dans le contexte d’un CDI[103]. Dans les faits, le TT doit demander la requalification de son contrat à l’égard de l’EU, et non à l’égard de l’ALP[104].

Ces mesures influent directement et très concrètement sur le marché du travail, non seulement en mettant l’accent sur le caractère ponctuel du recours aux TT, mais aussi, avec toute la nuance précédemment exprimée, en privilégiant la formation des TT en vue d’améliorer leur employabilité.

L’embauche du TT peut aussi avoir lieu à la suite d’une requalification du contrat de travail, au titre d’une sanction[105]. En cas de violation des dispositions concernant les limitations du recours au travail temporaire, en l’absence de contrat écrit ou encore lorsque l’effet ou l’objet du contrat consiste à pourvoir durablement un emploi lié à l’activité normale et permanente de l’EU, celle-ci est susceptible de se voir imposer une sanction civile, très pertinente compte tenu de la situation, soit la requalification contractuelle : le salarié peut invoquer l’existence d’un CDI entre lui et l’EU[106]. Ainsi, l’EU qui recourait aux services d’une ALP afin de ne pas embaucher un salarié se retrouve alors employeur et est liée par un CDI lorsqu’elle enfreint la loi. Qui plus est, en cas de succession de contrats de mission requalifiés en un CDI, l’EU doit rémunérer le travailleur pour les périodes d’inactivité entre ces différents contrats de mission, à condition que le travailleur n’ait pas travaillé pour une autre EU entre les missions et qu’il se soit tenu disponible pour l’EU au cours desdites périodes[107]. La procédure devant le tribunal compétent est alors accélérée[108].

Pour l’essentiel, l’égalité de traitement concerne la représentation collective, la rémunération et d’autres conditions de travail. Même si elle est très réduite, la représentation collective des TT existe. Comme nous l’avons indiqué précédemment, les TT sont pris en compte dans l’effectif des deux entreprises à certaines conditions[109]. L’importance de tenir compte dans les effectifs de l’EU des TT réside dans l’acquisition de certains droits collectifs en raison de l’atteinte d’un seuil d’effectifs. C’est le cas, par exemple, de la mise sur pied d’un comité d’entreprise, une IRP, qui nécessite généralement la présence d’au moins 50 travailleurs. Aussi, cela peut faire naître chez les TT un sentiment d’appartenance à la communauté d’accueil.

La disparité de traitement a longtemps perduré, dans la communauté d’accueil, entre les TT et leurs homologues permanents. L’employeur, soit l’ALP, doit bénéficier d’informations relatives aux conditions de travail applicables au sein de l’EU afin de rémunérer correctement ses TT[110]. Ainsi, le salaire doit comprendre les indemnités diverses et variées telles que les primes conventionnées et le paiement des jours fériés ; par ailleurs, il doit être au moins égal à celui qui serait versé à un salarié permanent, de qualification équivalente, après période d’essai, pour un même poste au sein de l’EU, peu importe son ancienneté[111]. D’une certaine façon, l’égalité de traitement prend la forme du remplacement de la prime d’ancienneté par une prime de précarité et passe aussi par le versement d’une indemnité de congés payés, au moins équivalente au dixième de la rémunération totale brute, et ce, peu importe la durée de la mission. Toutefois, toujours au sujet de la rémunération, il semble que, parfois, les TT ne soient pas nécessairement les plus mal lotis[112].

Le principe d’égalité de traitement dépasse largement la question de la rémunération. L’Accord professionnel du 6 juillet 2007 relatif à la non-discrimination, à l’égalité de traitement et à la diversité dans le cadre des activités de mise à l’emploi des entreprises de travail temporaire national[113] a pour objet de lutter contre toute forme de discrimination et de promouvoir l’égalité de traitement et la diversité dans le contexte des différentes activités de mise à l’emploi des ALP. Ainsi, la communauté d’accueil doit offrir au TT les conditions de travail nécessaires à l’exécution de la mission, notamment en fait de conditions de travail liées à la durée du travail, au travail de nuit, à la santé et à la sécurité[114], au travail des femmes, des enfants et des jeunes travailleurs, à la médecine du travail ou encore en matière de moyens de transport collectifs[115]. L’application de certaines dispositions légales aux TT nécessite parfois la prise en considération de leur ancienneté, qui s’apprécie au prorata du temps de présence dans l’ALP. De la même manière, la participation des TT aux programmes de formation doit être encouragée[116]. En réalité, il n’est pas rare que les TT aient des horaires instables et imprévisibles, essentiellement en raison de la nature même de l’organisation du travail temporaire[117]. D’une manière globale, la similarité des conditions de travail entre les TT et leurs homologues au sein de la communauté d’accueil devrait renforcer chez les TT un sentiment d’appartenance.

De manière générale, le TT pourrait faire part à l’ALP du fait que l’EU ne respecte pas les conditions de travail dans la mesure où elles figurent tant au contrat de mission qu’au contrat de mise à disposition de personnel. En pratique, les choses ne sont pas si idylliques, notamment en raison de l’absence des syndicats dans la plupart des cas, principalement dans les petites entreprises.

N’étant pas l’employeur, l’EU n’a pas à assumer les conséquences d’un accident du travail, sauf si elle a commis une faute inexcusable. Cette expression désigne la faute d’une gravité exceptionnelle dérivant d’un acte ou d’une omission volontaire, de la conscience du danger que devait en avoir son auteur, en l’occurrence l’employeur, et de l’absence de toute cause justificative[118].

Au Québec, les lois du travail doivent s’appliquer aux TT comme à tout autre travailleur. Ainsi, le Code du travail[119] devrait s’appliquer à l’ALP ; les TT devraient donc être syndiqués, si association accréditée il y a, et profiter des avantages conventionnels. Toutefois, dans la mesure où les TT effectuent leur travail au sein des communautés d’accueil, il semble plus opportun qu’ils accèdent aux conditions de travail — conventionnés ou non — qui y sont prévues, par souci d’équité entre les TT et leurs homologues salariés de l’EU. Soulignons que la plupart du temps les TT ignorent s’il existe un syndicat accrédité au sein de l’EU[120].

2.3 La triangulation des liens entre les deux communautés et le travailleur temporaire

Au gré des contrats, des liens se tissent, entre l’ALP et les TT, d’une part, et entre l’ALP et l’EU, d’autre part. Toutefois, dans un cas comme dans l’autre, l’ALP met en place de grands moyens pour fidéliser TT et EU. Nous voulons illustrer ici certains aspects juridiques présentés plus haut à l’aide de pratiques et d’usages ayant cours dans le secteur.

2.3.1 La communauté d’origine et le travailleur temporaire : une grande famille

L’ALP doit se rendre indispensable aux yeux des TT dans la mesure où ils constituent sa fourniture. À cette fin, certaines n’hésitent pas à qualifier leurs salariés d’experts et mettent de l’avant les avantages que procure le travail temporaire. À ce titre, Manpower, par exemple, affirme : « Dans un contexte de mondialisation, l’industrie française a particulièrement souffert de la crise, obligeant industriels et sous-traitants à envisager d’autres alternatives comme la rationalisation des process, l’optimisation des coûts ou le développement de nouveaux produits[121]. » Les salariés experts sont d’ailleurs souvent qualifiés de collaborateurs et non de salariés. Il s’agit en effet de séduire à long terme les TT afin qu’ils soient fidèles à leur ALP. Ces dernières n’hésitent pas à organiser des fêtes afin de se montrer reconnaissantes à leur égard. En ce sens, le fondateur de Manpower a livré un discours lors d’un rassemblement d’une centaine de fidèles TT : « Je voudrais vous remercier pour ce que vous avez fait pour Manpower, vous êtes un groupe exceptionnel, vous qui assumez de prendre le risque de la liberté et qui avez le courage de l’assumer. Sans vous Manpower n’existerait pas[122]. » La fidélisation des TT passe aussi, par exemple, par un état d’esprit ouvert à une possible négociation salariale, par une priorité d’accès à certains emplois temporaires réservés aux plus fidèles TT, par une certaine familiarité des échanges entre TT et ALP ou encore par une offre de perfectionnement. À ce dernier sujet, si les ALP prônent la mise en oeuvre de formations, c’est essentiellement qu’elles veulent développer une meilleure adaptabilité des TT lors de la succession des missions et fidéliser les meilleurs d’entre eux[123]. Les ALP créent de cette manière un bassin de TT disponibles et dûment formés et qualifiés. En ce qui concerne les jeunes TT, ils constituent un bassin de TT perfectionnables, et des formations ciblées et propres aux besoins particuliers des EU leur sont offertes. Les jeunes profitent environ des deux tiers des formations proposées sous contrat de qualification ; mais la plupart d’entre eux affirment ne pas avoir reçu de formation[124]. Par ailleurs, les ALP ont avantage à ce que les savoirs et la qualification soient transférables d’une EU à une autre. En un sens, il y a une identification à l’employeur. Selon Kornig, le processus de fidélisation s’inscrit dans une politique de gestion des ressources humaines, mais aussi dans une politique d’institutionnalisation de la profession[125].

2.3.2 La communauté d’origine et la communauté d’accueil : un partenariat incontournable

En vue de développer et de stabiliser à long terme leurs activités, les ALP doivent créer des liens très forts avec leurs partenaires, soit les EU. À cette fin, dans le cas de la triangulation des relations de travail, elles doivent séduire leur clientèle, c’est-à-dire les EU. En d’autres mots, elles doivent se rendre indispensables à leurs yeux. Pour cela, les ALP doivent redoubler d’efforts sur différents fronts. Elles doivent coller au plus près des demandes des EU. Pour ce faire, elles peuvent, par exemple, prendre possession du territoire[126], en mettant en avant leur caractère de chef (leader) sur le plan national par la répartition de leurs bureaux sur tout le territoire du pays, ce qui formera ainsi un réseau capable de cibler les besoins spécifiques des EU locales. Les ALP doivent aussi se montrer spécialistes de la branche d’activité au sein de laquelle se trouve l’EU. Depuis peu, certaines ALP se spécialisent dans le placement de TT hautement qualifiés ; ce marché est encore restreint dans la mesure où le travail temporaire n’attire pas particulièrement ce type de travailleurs. Par exemple, l’ALP Manpower[127] compte plusieurs agences sur le territoire français : les unes sont généralistes ; les autres, spécialisées dans la fourniture exclusive de TT de telle ou telle qualification ; souvent d’ailleurs, lorsqu’elles ne sont pas généralistes, elles proposent des TT à la qualification différente, mais commune à un secteur d’activité. Certains bureaux de Manpower, par exemple à Toulouse (France), sont généralistes, alors que d’autres sont spécialisés dans la fourniture de main-d’oeuvre qualifiée en technologies et systèmes d’information, soit le soutien technique et la maintenance, l’exploitation des systèmes d’information, les réseaux de télécommunication, l’étude et le développement, le domaine commercial et conseil ainsi que la sécurité. Pour chaque spécialisation, plusieurs corps de métier peuvent être mis à disposition d’une EU, allant du manoeuvre à l’ingénieur, en passant par le technicien. L’éventail de ces spécialisations correspond au besoin spécifique local de main-d’oeuvre, en l’occurrence, il est lié au secteur de l’aéronautique, industrie majeure dans cette région. Cependant, Manpower met aussi à disposition du personnel qualifié dans le secteur tertiaire (expertise dans différents domaines : comptabilité et finance, ressources humaines et droit, commercial et marketing, banque et assurance, téléservices). Le parallèle avec le Québec peut être facilement fait si nous songeons aux ALP spécialisées dans le domaine de la santé, qui mettent à disposition des EU, la plupart publiques, des TT spécialisés[128]. Il existe également de nombreuses ALP spécialisées en matière de sécurité.

En pourvoyant temporairement des postes vacants au sein des EU, les ALP s’immiscent fortement dans les affaires internes des EU. Cela nous paraît d’autant plus vrai lorsque nous passons en revue l’éventail de services proposés. Si, au départ, les ALP se limitaient à la fourniture de travailleurs afin de pourvoir des postes libres de manière passagère, en raison d’un surcroît d’activité occasionnel, au fil du temps elles ont étoffé la palette de leurs services. À l’avant-garde de la flexibilisation de l’emploi, elles proposent la gestion de la main-d’oeuvre de l’EU, de la pré-embauche à la formation professionnelle. Les ALP tendent à s’imposer de manière permanente entre le service des ressources humaines de l’EU et les TT. Faisant figure de partenaire incontournable, elles gèrent, de manière externe, une partie du personnel de l’EU. Les ALP prospectent le marché du travail ainsi que les écoles techniques et professionnelles afin de repérer de potentiels TT. Comme certains le mentionnent, elles prérecrutent les TT, leur offrent une formation appropriée, assurent le suivi des missions, évaluent l’efficacité des collaborateurs ou experts temporaires ou encore participent au règlement des conflits[129]. Afin de s’implanter durablement au centre des relations entre les TT et les EU ainsi que pour faire face à la forte concurrence entre ALP, ces dernières négocient de grands comptes, c’est-à-dire qu’elles concluent des contrats de mise à disposition de personnel de longue durée, au niveau national. Ces contrats permettent de s’attacher à long terme les EU et, dans une moindre mesure, les TT, ces derniers étant, malgré leur expertise, relativement interchangeables. Un tel contrat détermine souvent les services offerts, fixe les tarifs, etc. Ainsi, l’ALP tente de fidéliser sa clientèle : en fait, la gestion des ressources humaines constitue un levier stratégique remarquable pour séduire les EU.

Conclusion

Contrairement à bon nombre de régimes juridiques, celui de la France s’est concrètement intéressé aux TT dès les années 70. À cet égard, la France fait figure de précurseure. Elle a rapidement reconnu le travail temporaire en construisant un statut réglementé des ALP et, par là même, en protégeant les TT. Au-delà de l’intervention législative, ce sont les acteurs sociaux qui, au fil des négociations collectives aux différents paliers, ont négocié les règles applicables au travail temporaire. De nombreux accords ont été conclus malgré la difficulté, pour les organisations syndicales, à rejoindre une masse salariale volatile : en effet, les TT sont éparpillés au sein de nombreuses EU, sur le territoire français, voire en dehors de celui-ci, et ce, en raison de la segmentation du marché du travail. Les organisations syndicales d’ailleurs sont partagées entre un désir de défendre les conditions de travail des TT, qui, par principe, occupent une place qui n’est pas attribuée à un travailleur permanent, et une crainte de voir le travail temporaire progresser sur le marché du travail[130]. Et elles le sont d’autant plus, lorsque les entreprises tendent à réduire au minimum leur masse salariale. Si la défense des emplois moins traditionnels, tel le travail temporaire, reste une priorité, il n’en demeure pas moins qu’elle est difficile à assurer, compte tenu des caractéristiques du secteur d’activité du travail temporaire. C’est ce que souligne Mona-Josée Gagnon :

La construction d’un collectif à partir d’individus qui ont été embauchés dans des circonstances et à des conditions différentes, qui sont affectés à des tâches variées, qui ont des caractéristiques sociodémographiques différenciées ne va pas de soi : il s’agit d’un travail continuel, qui est en fait la mission première et fondamentale du syndicat. Et si la construction du collectif est toujours à faire, il s’ensuit que le collectif est toujours virtuellement menacé de déconstruction[131].

Isolé dans le rapport de force l’opposant à l’ALP, le TT ne fait pas le poids, surtout s’il ne fait pas partie des fidèles collaborateurs. Si l’intégration des TT dans l’une et l’autre des communautés d’origine et d’accueil est avant tout un angle de présentation de la régulation française du travail temporaire, il n’en demeure pas moins qu’elle met en lumière certains manquements tels que la difficulté qu’ont les IRP à entrer en contact avec les TT et le non-respect de la limitation des cas de recours au travail temporaire.

La forte régulation française frappe les esprits : il n’est plus question de réguler le travail par des mesures protectrices du TT ou encore de l’emploi stable, mais carrément de réguler le marché du travail en tant que tel. Cela a pour conséquence que les entreprises, quelles qu’elles soient, ont tendance à se déresponsabiliser en externalisant de plus en plus leurs besoins en matière de main-d’oeuvre et de sa gestion. D’ailleurs, les ALP se voient comme des régulateurs du marché du travail dans la mesure où elles se rendent indispensables et mettent au point des stratégies de séduction tant à l’égard des EU que des TT ; elles ne se privent d’ailleurs pas pour l’exprimer[132].

Pour sa part, le patronat trouve le régime français beaucoup trop strict et l’assimile à un frein au développement économique du pays. En vue d’être plus fortes et de constituer un lobby, les ALP se sont regroupées au sein d’organismes patronaux fédérateurs aux niveaux national, régional et international (Prisme, EuroCiett, Ciett). Les ALP sont devenues au fil du temps des intermédiaires incontournables sur le marché du travail et y assurent une flexibilité structurelle. D’ailleurs, la France reconnaît cette place de choix dans la mesure où elle a allié les ALP à l’organisme public Pôle emploi.

De son côté, le droit québécois mériterait un sérieux dépoussiérage en vue de dépasser les relations de travail binaires et d’intégrer pleinement les relations tripartites des relations de travail. Bien que le législateur ne soit pas intervenu sur ce sujet, des travaux ont vu le jour, dont le célèbre rapport Bernier[133], qui s’est intéressé, entre autres choses, aux travailleuses et aux travailleurs d’ALP. À cette fin, il a formulé plusieurs recommandations, parmi lesquelles se retrouvent les suivantes :

  1. la reconnaissance de l’ALP comme le véritable employeur dans toutes les lois, sous réserve de dispositions particulières en matière d’accréditation ;

  2. l’application de conditions de travail en fait de rémunération et de jours fériés existant dans l’EU pour l’emploi pour lequel s’effectue le remplacement ou pour un emploi comparable, dans la mesure où ces conditions sont plus favorables que celles de l’ALP ;

  3. l’attribution d’une compensation d’une somme au prorata temporis « équivalent à la contribution de l’employeur aux régimes d’avantages sociaux, dans la mesure où ces avantages ne sont pas accessibles au salarié en mission[134] » ;

  4. la responsabilité solidaire de l’ALP et de l’EU en cas de litige concernant le salaire, ou encore la santé et la sécurité au travail ;

  5. l’interdiction de toute clause empêchant l’embauche des TT par des EU.

Cependant, si le législateur français avait en tête l’idée de faire diminuer le recours au travail temporaire et de lutter contre la précarisation de l’emploi, dans les faits, les TT sont encore très nombreux. Qui plus est, les récentes réformes législatives ont tendance à brouiller les cartes dans la mesure où les ALP prennent maintenant part au processus global de gestion de la main-d’oeuvre en recherche d’emploi aux côtés du service public Pôle emploi. Toutefois, il faut reconnaître que, si le régime juridique français n’est pas parfait, il a le mérite de tenter de protéger les TT, au contraire de ce qui se passe au Québec.

Dans le contexte de crise qui existe depuis 2008, les premiers travailleurs sacrifiés sont les TT. En effet, alors que des milliers d’emplois sont supprimés, le secteur du travail temporaire français a atteint son niveau le plus bas au printemps 2011. Au-delà de ces chiffres, ce sont des réalités saisissantes. Les TT ont tendance à se considérer comme des sous-travailleurs[135]. L’avenir du travail temporaire est plus qu’incertain, et il est temps de s’interroger au sujet du fossé qui se creuse entre, d’une part, l’ALP comme intermédiaire incontournable à l’égard des TT faiblement qualifiés et, d’autre part, l’ALP développant un vivier de personnel hautement qualifié. Il semble tout aussi inquiétant de constater que le législateur a ouvert la voie au travail intérimaire au sein de la fonction publique.

La question de l’existence d’un choix de travailler de manière temporaire demeure. Selon Catherine Faure-Guichard, les TT peuvent être classés en trois catégories : les TT en insertion ; les TT en transition ; les TT professionnels[136]. Il existe bien sûr d’autres typologies possibles[137]. Certains classements sont centrés sur le libre choix de travailler comme TT. L’ALP Addeco vante d’ailleurs les mérites du travail temporaire en affirmant dans une publicité : « Travailler un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout. » En réalité, seuls 20 p. 100 des TT le seraient par choix, seraient satisfaits de leurs conditions de travail, bénéficieraient de la confiance de l’EU et travailleraient régulièrement[138]. L’autre partie des TT, soit 80 p. 100, vivraient une dépendance à l’égard de leur employeur. Concrètement, ces travailleurs attendraient le coup de téléphone de l’ALP qui va leur offrir une mission qu’ils espèrent longue, voire débouchant sur une embauche au sein de l’EU, s’investiraient au maximum dans les missions qui leur sont confiées, prendraient peu de vacances de peur d’être étiquetés comme « TT peu disponibles », iraient jusqu’à accepter toutes les missions proposées. En effet, la crainte de ne pas avoir de missions constitue un véritable ressort du travail temporaire. L’intermittence du travail renforce le sentiment de précarité. Une fois encore, tous ces constats peuvent être transposés aux pratiques québécoises. Tout cela n’empêche pourtant pas l’Observatoire des métiers et de l’emploi, organisme paritaire, de faire état d’une supposée grande satisfaction des TT ainsi que d’une amélioration de l’employabilité et des conditions de travail et d’une meilleure implantation sur le marché du travail[139].

Dans les faits, la plupart du temps, les TT se voient imposer le travail temporaire : ils ne sont pas libres et doivent souvent composer avec le sentiment d’aliénation[140]. Selon Friedmann, « [t]out travail mal choisi, inadapté à l’individu, entraîne pour celui-ci des effets nocifs. Tout travail ressenti comme quelque chose d’étranger par celui qui l’accomplit est, au sens propre du terme, un travail “aliéné”[141] ».