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Le titre de l’ouvrage est un peu trompeur, car il s’agit plutôt d’un texte sur la fonction judiciaire, son statut et son évolution dans le système de démocratie occidentale, et notamment le nôtre. Cet ouvrage très bien documenté et magnifiquement écrit porte sur la place de la fonction de juger « dans le système juridique à la lumière des remaniements historiques dans l’organisation des pouvoirs politiques et la production du droit » (p. 2). La transformation de cette fonction est « l’aboutissement d’un processus historique et évolutif, et non le produit d’un empiètement injustifié du domaine politique par le juge » (p. 2). On ne pourrait pas parler de gouvernement des juges, comme certains l’ont prétendu.

Il s’agit donc d’un ouvrage savant de sociologie juridique sur la légitimation du pouvoir judiciaire comme créateur de normes juridiques, dont l’accroissement menacerait même la légitimité démocratique. N’étant pas expert en sociologie juridique, je formulerai avec prudence les quelques réflexions qui suivent.

Les parties 1 et 2 de l’ouvrage traitent des perspectives théoriques, de la place du droit dans la société, des transformations du droit et des formes du droit dans le temps. Dans la partie 3, l’auteure aborde la justice dans la tradition juridique occidentale et la place du système judiciaire dans l’environnement politique et social. C’est finalement au chapitre 6 du dernier titre qu’on traite de l’indépendance judiciaire (p. 349-380), qui est en quelque sorte une conséquence logique de la situation constitutionnelle de la fonction de juger et de son importance à l’époque contemporaine. Ce dont il s’agit ici, c’est de la justice formelle plutôt que de la justice matérielle, mais j’estime que la responsabilité du juge dans la solution des litiges contemporains comporte aussi une dimension sociale inéluctable, aussi bien en droit privé (conflits familiaux, relations du travail) qu’en droit public (contestations en vertu des chartes, surveillance judiciaire des actes de l’Administration).

Dans les 38 pages consacrées spécifiquement à l’indépendance judiciaire, l’auteure explique succinctement comment on est passé du poids de la tradition, comme fondement de cette indépendance, à la consécration formelle, tardive il est vrai, par les tribunaux eux-mêmes d’un principe constitutionnel de la plus haute importance. L’auteure fait ressortir, à partir de la jurisprudence de la Cour suprême du Canada, que l’objectif poursuivi a été de dépolitiser la justice au maximum. L’indépendance est essentielle à la nature de la relation entre le tribunal et toute autre entité. Ce n’est pas tellement le principe de la séparation des pouvoirs qui justifie la distance qui doit exister entre le juge et ces autres entités, mais la nécessité de protéger le juge contre toute contrainte ou influence indue que seule la dépolitisation peut procurer.

Cette dépolitisation est favorisée par l’inamovibilité, la sécurité financière et l’autonomie institutionnelle de l’appareil judiciaire, les trois ingrédients essentiels de l’indépendance, selon la jurisprudence de la Cour suprême[1]. En ce qui concerne la sécurité financière, l’auteure rappelle la structure imposée par la Cour suprême, soit la mise sur pied d’un comité indépendant chargé de statuer sur les questions relatives à la rémunération. La Cour suprême n’hésite pas à qualifier cette instance de nouvel organe constitutionnel : elle est « un organisme mandaté par la Constitution[2] » !

L’auteure mentionne que cette structure a été critiquée et est discutable du point de vue du droit positif, mais l’objectif de dépolitisation justifierait « ce transfert de responsabilité vers un organisme qui ne fait pas partie des pouvoirs législatif, exécutif ou judiciaire » (p. 373).

Il faut rappeler que le mécanisme imposé par la Cour enfreint un principe constitutionnel séculaire fondamental. Il n’y rien de plus fondamental dans notre démocratie parlementaire que la souveraineté du Parlement en matière de finances publiques : « No taxation without representation ! » La Cour estime qu’il est inacceptable que les juges puissent négocier leur rémunération et autres avantages avec le gouvernement ou le Parlement, parce que les juges ne doivent pas être perçus comme des fonctionnaires. De plus, les juges ne doivent pas être perçus « comme étant vulnérables aux pressions politiques exercées par le biais de la manipulation financière[3] ». La Cour estime donc que le Parlement, lorsqu’il exerce ses responsabilités en matière de finances publiques, est vulnérable aux manipulations financières ; le Comité indépendant, lui, ne le serait pas ! La Cour ajoute que « l’indépendance de la magistrature peut être menacée par des mesures qui soit traitent les juges différemment des autres personnes rémunérées sur les fonds publics, soit les traitent de façon identique[4] ». Or pour éviter ce danger, argumente la Cour, « les gouvernements doivent, pour parer à cette menace, recourir à une commission avant d’apporter des changements à la rémunération des juges[5] ».

L’existence de cette commission indépendante et l’impact de ses recommandations, soi-disant non obligatoires parce que c’est finalement la Cour qui a le dernier mot, s’accommodent mal avec le texte de la Constitution écrite qui est très clair. L’article 100 édicte que « [l]es salaires, allocations et pensions des juges des cours supérieures […] [sont] fixés et payés par le parlement du Canada[6] ». Cet article est important, car l’un des principes constitutionnels sous-jacents, dont parle la Cour suprême dans le célèbre Renvoi sur la sécession du Québec, est la « démocratie[7] » :

[L]a démocratie est une valeur fondamentale de notre culture juridique et politique […], le principe démocratique […] au sens de suprématie de la volonté souveraine d’un peuple […] La démocratie, dans la jurisprudence de notre Cour, signifie le mode de fonctionnement d’un [g]ouvernement représentatif et responsable et le droit des citoyens de participer au processus politique en tant qu’électeurs […] La démocratie exprime la volonté souveraine du peuple […] L’assentiment des gouvernés est une valeur fondamentale dans notre conception d’une société libre et démocratique […] [L]e bon fonctionnement d’une démocratie exige un processus permanent de discussion. La Constitution instaure un gouvernement par des assemblées législatives démocratiquement élues et par un exécutif responsable devant elles[8].

Or comment concevoir que l’opinion d’une commission indépendante, qui n’a aucune légitimité démocratique, impose une mesure politique dont le caractère raisonnable sera sanctionné finalement, non pas par le peuple ou par des élus, mais par des juges qui, comme par hasard, sont directement concernés puisqu’il s’agit de leur propre rémunération ? Il est difficile de voir comment la Cour suprême a fait « en sorte de lever elle-même le paradoxe des tribunaux fixant eux-mêmes leur rémunération » (p. 374).

L’auteure traite de la justice formelle administrée par les cours traditionnelles. Or la justice est aussi administrée à l’époque contemporaine par d’autres institutions publiques, les tribunaux administratifs. Il serait intéressant de réfléchir aussi sur la légitimation de cette justice, car se pose actuellement, devant la Cour d’appel du Québec, la délicate question de l’indépendance de cette justice. Cela s’impose d’autant plus que ces tribunaux administratifs spécialisés sont saisis de litiges impliquant quotidiennement le gouvernement ou l’administration publique et un justiciable, ce qui les distingue des tribunaux de droit commun, et devrait renforcer l’exigence d’indépendance institutionnelle. Or comme les tribunaux administratifs relèvent du pouvoir exécutif, selon la Cour suprême[9], ou sont des « organismes de l’ordre administratif », selon la Loi sur la justice administrative[10], il ne peut y avoir d’indépendance institutionnelle des tribunaux administratifs que si l’on aménage une distance qui doit exister entre le juge administratif et toute autre entité, y compris le gouvernement, avec la nécessité de protéger ce juge contre toute contrainte ou influence indue que seule la dépolitisation peut procurer. Si la séparation des pouvoirs n’est plus le fondement de l’indépendance institutionnelle, il est possible de concevoir une dépolitisation de la justice administrative analogue à celle de la justice civile et pénale.

L’auteure conclut que l’indépendance judiciaire est une condition essentielle au maintien de la primauté du droit. Le seuil évolutif normal du système juridique est l’institutionnalisation d’un système judiciaire qui n’est responsable devant aucune autorité politique ou sociale. L’indépendance judiciaire participe à l’autonomie du système judiciaire et, par extension, à l’autonomie du droit en tant qu’ordre normatif universel, général et conditionnel.