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Si la rivalité constitue la facette la plus connue de la concurrence, il n’en demeure pas moins qu’au sens large cette notion recouvre aussi les possibilités de coopération et de coordination de divers aspects relatifs à l’activité économique[1]. Le binôme rivalité/coopération caractérise la concurrence[2]. De ce fait, les règles relatives au maintien de la concurrence visent non seulement à faire en sorte que les entreprises rivalisent quant au mérite, à l’ingéniosité et à la technologie, mais aussi qu’elles puissent coordonner leurs activités, lorsque cette collaboration est bénéfique pour la société. Ce paradoxe inhérent à la régulation concurrentielle explique, en partie, le développement fulgurant, depuis plusieurs décennies, des opérations de fusion et d’acquisition, d’une part, et des conventions multiformes d’alliance stratégique, d’autre part.

Néanmoins, les raisons de la floraison des opérations de rapprochement et d’alliance entre entreprises sont plus fondamentales et tiennent essentiellement à l’économie ; les entreprises fusionnent ou concluent des alliances stratégiques pour réaliser des économies d’échelle ou de gamme, partager des risques, ou simplement pour s’arrimer aux exigences de taille optimale de la concurrence internationale[3]. Ainsi, des justifications économiques sous-tendent principalement les regroupements structurels et stratégiques entre entreprises. Dans le contexte canadien, ces considérations de nature économique occupent une place importante dans l’appréciation de la compatibilité des fusions et des alliances stratégiques avec la législation sur la concurrence[4].

Les règles de la concurrence relatives aux fusions et alliances stratégiques reposent sur une ambivalence : d’une part, elles autorisent les fusions et alliances qui n’ont pas d’effets anticoncurrentiels et contribuent ainsi au progrès économique et social ; d’autre part, elles prohibent les fusions et alliances qui portent atteinte de manière significative à la concurrence. Ainsi, les articles 92 et 90.1 de la Loi sur la concurrence[5] interdisent respectivement les fusions et les alliances stratégiques qui ont pour effet d’empêcher ou de réduire sensiblement la concurrence sur un marché. Néanmoins, et dans la plupart des cas, une fusion ou une alliance stratégique peut présenter un bilan mitigé et mixte, lorsqu’elle produit des effets anticoncurrentiels, tout en générant des gains d’efficience économique. À titre illustratif, une fusion peut avoir pour effet de permettre à l’entité fusionnée d’augmenter les prix ou de diminuer la production et, en même temps, donner la possibilité aux parties à la fusion de réaliser des économies de coût ou de produire des biens de meilleure qualité. C’est dans ces situations hybrides que se pose le délicat problème de l’appréciation des gains en efficience. Doit-on autoriser une fusion ou une alliance qui, bien que portant atteinte à la concurrence, améliore en même temps l’efficience économique ?

Le législateur fédéral a voulu tenir compte de manière explicite des gains en efficience dans l’appréciation de la licéité des fusions et des alliances stratégiques. L’article 96 L.c., relatif aux fusions, et l’article 90.1 (4) L.c., de droit nouveau ayant trait aux alliances stratégiques ou ententes, posent un véritable moyen de défense fondé sur les gains en efficience en vertu duquel sont autorisées les fusions et ententes au sein desquelles les gains en efficience surpassent et neutralisent leurs effets anticoncurrentiels. Les gains en efficience sont ainsi perçus comme un motif de légitimation des fusions et ententes ayant des effets restrictifs sur la concurrence. Une fusion ou une entente, fût-elle anticoncurrentielle, est autorisée lorsqu’elle est de nature à promouvoir l’efficience économique. C’est ce qu’on appelle la « balance d’efficience »  ou l’« exception d’efficience »[6].

Si, dans son principe, l’exception d’efficience semble simple, puisqu’elle prévoit une mise en balance entre les effets anticoncurrentiels, d’une part, et les gains en efficience, d’autre part, sa mise en oeuvre présente néanmoins plusieurs difficultés (l’exercice, en lui-même, consistant à isoler les gains en efficience et les effets anticoncurrentiels, n’est pas facile), dont la plus importante consiste en l’équilibrage et en la pondération entre les gains en efficience et les effets anticoncurrentiels. En effet, cet équilibrage des gains en efficience et des effets anticoncurrentiels doit fondamentalement tenir compte de tous les objectifs poursuivis par le droit canadien de la concurrence et prévus par l’article 1.1 L.c.[7]. Certes, cette disposition clé de la Loi sur la concurrence prévoit expressément des objectifs de nature économique parmi lesquels l’efficience économique occupe les premières loges, suivie de la nécessité de tenir compte du commerce international. Mais, de manière concomitante, l’article 1.1 assigne à la Loi sur la concurrence deux objectifs de nature sociale qui visent à assurer à la petite et moyenne entreprise (PME) une chance honnête de participer à l’économie, d’une part, et aux consommateurs des prix compétitifs et un choix varié, d’autre part.

Ainsi, la question principale que suscite cette étude est de savoir comment faudrait-il organiser l’intégration des objectifs économiques et sociaux prévus par l’article 1.1 L.c. dans l’appréciation de l’exception d’efficience ? Ou encore, comment concilier les objectifs de nature économique et sociale dans l’interprétation de la balance d’efficience ? Et, ultimement, comment concilier les impératifs sociaux avec les exigences d’efficience économique ?

Cette étude explore ainsi la possibilité de la réception de normes de nature sociale au sein du droit de la concurrence qui, par ses objets, est caractérisé par une forte prégnance économique[8]. Elle a pour objet de montrer, à travers l’appréciation et l’interprétation de l’exception d’efficience, qu’une conciliation des objectifs en apparence contradictoires de nature sociale et économique est possible et souhaitable. À cet effet, le critère d’équilibrage des gains en efficience et des effets anticoncurrentiels, qui concilie et intègre le mieux les objectifs économiques et sociaux, semble être le critère du surplus modéré du consommateur que nous proposons dans la seconde partie de l’étude.

Nous allons présenter d’abord le cadre théorique d’intégration des objectifs économiques et sociaux qui semble, à certains égards, simple (partie 1), et, ensuite, nous insisterons sur la complexité qui caractérise la mise en oeuvre de l’intégration des objectifs économiques et sociaux dans l’appréciation de l’exception d’efficience (partie 2).

1 L’intégration théorique simple des objectifs économiques et sociaux dans l’appréciation de l’exception d’efficience

Cette partie met en relief le cadre théorique dans lequel s’insère la cohabitation des objectifs économiques et des objectifs sociaux dans l’appréciation des gains en efficience. En théorie, l’intégration des objectifs de nature différente dans le traitement des gains en efficience présente un cadre fort simple : d’une part, d’un point de vue analytique, il s’agit d’un moyen de défense qui ne peut être invoqué qu’en cas de fusion ou d’alliance stratégique (1.1) ; d’autre part, la prise en compte des gains en efficience tend à faire prédominer les objectifs économiques sur les objectifs sociaux (1.2).

1.1 Le cadre analytique d’appréciation de l’exception d’efficience

L’étude du cadre analytique dans lequel s’apprécient les gains en efficience est intéressante à plusieurs égards. D’abord, elle permet de déterminer les catégories juridiques du droit de la concurrence dans lesquelles une telle appréciation est pertinente. Cette circonscription du domaine d’application de l’exception d’efficience met en lumière l’importance que le législateur a voulu accorder à la prise en compte des gains en efficience dans l’appréciation de la licéité de certaines transactions des entreprises. Ensuite, en autorisant une considération explicite des gains en efficience, le législateur indique nommément comment celle-ci doit être faite. La détermination de cette méthode spécifique d’appréciation des gains en efficience permettra de la distinguer d’autres méthodes plus générales applicables à d’autres catégories juridiques du droit de la concurrence.

L’exception d’efficience ne s’applique qu’à certaines catégories de pratiques anticoncurrentielles dûment spécifiées par le législateur : les opérations de fusion et les alliances stratégiques, d’où l’intérêt de bien circonscrire son domaine (1.1.1). Par ailleurs, l’étude de la méthode d’appréciation des gains en efficience dans ce cadre révèle qu’il s’agit d’un moyen de défense mis entre les mains des parties à la fusion ou de l’alliance stratégique (1.1.2).

1.1.1 Le domaine d’appréciation : les fusions et les alliances stratégiques

Les gains en efficience ne sont explicitement appréciés que lorsque l’on est en présence d’une fusion[9] ou d’une entente ou alliance stratégique[10]. Il est ainsi important de définir les notions de fusion et d’entente qui, seules, permettent une considération explicite des gains en efficience. À plusieurs égards, ces deux notions peuvent sembler similaires ou équivalentes. En effet, dans le langage commun, les opérations de fusion et d’acquisition peuvent, dans une certaine mesure, être considérées comme des alliances stratégiques. Et, inversement, plusieurs ententes ou alliances stratégiques peuvent s’opérer au moyen d’acquisition d’actions ou d’actifs. Cependant, au sens de la Loi sur la concurrence, la distinction entre ces deux catégories juridiques doit être effectuée afin de distinguer le régime juridique qui leur est spécifiquement applicable[11]. Par ailleurs, la circonscription de ces deux catégories juridiques, qui autorisent l’exception d’efficience, permet de distinguer celles-ci d’autres dispositions du droit de la concurrence qui excluent une telle voie.

D’abord, au sens du droit antitrust, et à la différence du droit des sociétés par actions notamment, la notion de fusion revêt une acception large et générale[12]. Elle recouvre toutes les opérations commerciales par lesquelles une ou plusieurs personnes acquièrent et exercent une influence déterminante sur l’entreprise ou une partie de l’entreprise d’une autre personne qui peut être un concurrent, un fournisseur ou un client[13]. Cette définition couvre deux situations essentielles : la première concerne le changement de contrôle dont fait l’objet l’entreprise cible ; la seconde touche à l’intérêt relativement important qu’acquiert une personne dans l’entreprise cible. La première situation vise toutes les transactions aux termes desquelles une personne prend le contrôle de tout ou partie de l’entreprise d’une autre personne[14]. Alors que le deuxième cas de figure est relatif à l’opération par laquelle une personne parvient à détenir un intérêt relativement important dans l’entreprise d’une autre personne.

La notion d’intérêt relativement important n’est pas définie par la loi. Pour autant, il est admis qu’une personne détient un intérêt relativement important dans l’entreprise d’une autre personne si sa capacité d’influencer concrètement le comportement économique de l’entreprise cible est établie, lequel comportement se manifeste dans les décisions relatives aux prix, aux achats, à la distribution ou à la commercialisation des produits ou encore à la politique d’investissement, au financement ou à l’octroi de droits de propriété intellectuelle.

En somme, la fusion au sens du droit de la concurrence est caractérisée par trois éléments : d’abord, il doit s’agir d’une modification structurelle se manifestant par une influence déterminante sur l’entreprise cible ; ensuite, cette modification doit revêtir un caractère durable pour la distinguer des modifications temporaires et évasives. Enfin, d’un point de vue relationnel, les fusions-acquisitions peuvent impliquer des parties qui se trouvent aussi bien dans les mêmes secteurs d’activité que dans des paliers différents du marché. Autrement dit, une fusion peut être horizontale[15], verticale[16] ou conglomérale[17]. Ce dernier aspect, ayant trait à la position des parties sur le marché, différencie fondamentalement la fusion au sens de l’article 91 L.c. de l’entente prévue par l’article 90.1 L.c.

L’article 90.1 permet au tribunal de rendre certaines ordonnances à l’égard d’ententes conclues ou proposées entre concurrents ou concurrents potentiels qui auraient vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer la concurrence dans un marché pertinent. Cette nouvelle disposition a vocation à régir les ententes les moins graves pour la concurrence qu’on loge dans la catégorie hétéroclite des alliances stratégiques. Dans ce cadre, la notion d’entente ou d’alliance stratégique, contrairement à son sens commun, revêt une acception restreinte. Elle réfère ainsi acontrario aux accords entre entreprises concurrentes ne comportant pas une restriction caractérisée prévue par l’article 45 (1) L.c., et qui n’emportent pas une modification structurelle durable constitutive de fusion.

Cette définition de la notion d’entente ou d’alliance stratégique au sens de l’article 90.1 L.c. permet de la distinguer de la notion de fusion sur un double aspect relatif à la position des parties sur le marché et de la flexibilité de la transaction.

D’une part, la notion d’alliance stratégique nécessite au moins que deux des parties soient des concurrents réels ou potentiels, c’est-à-dire qu’elles partagent le même secteur d’activité et se trouvent sur le même palier du marché. Ce qui signifie que l’alliance ou l’entente doit avoir une forme horizontale. Or, nous venons de voir que la notion de fusion est plus large et concerne les regroupements tant du type horizontal (entre concurrents) ou vertical (entre un fournisseur et un distributeur) que diversifié (conglomérat).

D’autre part, l’entente ou l’alliance stratégique au sens de l’ar-ticle 90.1 L.c. n’implique pas une prise de participation sous forme d’achats d’actions, d’actifs, alors que la fusion nécessite ce type de transaction qui lui confère son caractère durable. De ce point de vue, les alliances stratégiques visées par l’article 90.1 offrent plus de flexibilité et de souplesse, car elles n’opèrent pas une modification de la structure de la propriété des entreprises parties à l’accord. À cet effet, elles permettent aux entreprises « de répondre avec plus de souplesse aux changements de conditions sur les marchés et à l’apparition inattendue de nouveaux produits[18] ». À la différence de la fusion dans laquelle l’entreprise se portant acquéreur reprend généralement à sa charge tous les actifs de l’entreprise ayant fait l’objet de l’acquisition, y compris les opérations qui ne sont pas rentables, les alliances permettent aux entreprises de ne coopérer que dans les domaines qui présentent un intérêt pour chacun. Ainsi, l’article 90.1 s’applique à une panoplie d’alliances stratégiques sans prise de participation[19] comme les ententes de commercialisation commune, de recherche et développement, de coproduction ou d’achats groupés, de transfert de technologies ou d’échange d’informations[20].

Il ressort de ce survol que l’entreprise commune ou coentreprise[21], définie comme un regroupement momentané d’entreprises qui concluent un accord de coopération ou de coordination de leurs activités dans le but de réaliser un projet spécifique et ponctuel tout en gardant leur autonomie[22], pourrait être considérée comme une entente ou une fusion, si les parties en cause sont des concurrents[23]. De ce point de vue, il appartiendra au commissaire de la concurrence de faire un choix entre l’une ou l’autre disposition, compte tenu de l’interdiction du cumul de procédures[24]. De même, le critère relatif à la prise de participation joue un rôle important dans le choix du commissaire, car celui-ci indique que la plupart des transactions avec prise de participation sous forme d’achat d’actions, d’actifs ou de regroupement entre entreprises seront contestées en vertu des dispositions portant sur les fusions[25] ; par conséquent, généralement seules les transactions horizontales sans prise de participation, et donc sans modification de la structure de la propriété des parties, seront contestées selon les nouvelles dispositions portant sur l’entente et les alliances stratégiques.

En fin de compte, ce n’est qu’en présence d’une des catégories du droit de la concurrence susdécrites, que la considération explicite des gains en efficience est permise. En conséquence, l’on pourrait alors en conclure que la prise en compte des gains en efficience n’est pas pertinente pour l’appréciation d’autres formes de pratiques interdites comme l’abus de position dominante, le maintien de prix, le refus de vendre ou les pratiques verticales. Une telle conclusion serait hâtive, puisque les gains en efficience peuvent jouer un rôle dans l’appréciation de ces catégories du droit de la concurrence. Mais ce rôle est plus limité puisqu’une considération explicite des gains en efficience n’est permise qu’en matière d’entente ou d’alliance stratégique et de fusion. En effet, dans ce cadre, les gains en efficience constituent un moyen de défense et non un simple critère d’appréciation de la restriction de la concurrence, d’où l’intérêt d’envisager maintenant cette méthode de considération des gains en efficience en matière de fusion et d’alliance stratégique.

1.1.2 La méthode d’appréciation : les gains en efficience comme moyen de défense

La prise en compte des gains en efficience dans l’appréciation de la restriction de la concurrence n’est pas uniforme. Elle varie selon la catégorie juridique en cause et selon la place que lui attribue explicitement le législateur. Elle peut suivre un continuum[26] allant de l’absence de considération à un examen explicite en passant par une analyse en tant que critère de la restriction de la concurrence.

Cependant, d’un point de vue théorique, deux méthodes principales permettent de prendre en compte les gains en efficience dans la mesure de l’effet restrictif de la concurrence[27]. D’une part, une méthode dite intégrative par laquelle les gains en efficience sont considérés comme un simple facteur dans l’appréciation de la restriction de la concurrence. Dans cette perspective, les gains sont intégrés dans l’analyse globale de la restriction de la concurrence. D’autre part, la seconde méthode, dite autonome, parce qu’elle confère aux gains en efficience économique la qualité de moyen de défense en vertu duquel la restriction de concurrence est en quelque sorte neutralisée par les gains que produit l’acte en cause. Dans le premier cas, les gains en efficience sont pris en compte a priori dans l’appréciation même de la restriction de la concurrence. Dans cette perspective, s’ils sont déterminants et décisifs[28], l’acte en cause est déclaré valide et non restrictif de la concurrence. Alors que, selon la méthode autonome, il faut d’abord constater le caractère restrictif de la concurrence de l’acte avant d’envisager ensuite a posteriori si les gains en efficience sont susceptibles de neutraliser ou d’« aseptiser » ces effets anticoncurrentiels. Il va sans dire que le cadre analytique d’appréciation n’est pas le même selon qu’on est en présence de l’une ou de l’autre méthode. Il est donc important de savoir quelle méthode s’applique à l’appréciation des gains en efficience en matière de fusion et d’alliance stratégique. Pour cela, il important de s’en tenir notamment à la volonté du législateur.

Aux termes des articles 96 (1) et 90.1 (4) L.c., le Tribunal de la concurrence ne rend pas d’ordonnance lorsqu’il conclut que la fusion ou l’accord anticoncurrentiel respectivement visé par les articles 92 (1) et 90.1 (1) L.c. :

a eu pour effet ou aura vraisemblablement pour effet d’entraîner des gains en efficience, que ces gains surpasseront et neutraliseront les effets de l’empêchement ou de la diminution de la concurrence qui résulteront ou résulteront vraisemblablement de l’accord ou de l’arrangement et que ces gains n’auraient pas été réalisés si l’ordonnance avait été rendue ou ne le seraient vraisemblablement pas si l’ordonnance était rendue[29].

En demandant de considérer si les gains « surpasseront et neutraliseront » les effets anticoncurrentiels, le législateur semble avoir fait le choix non équivoque de la méthode autonome qui confère aux gains en efficience la qualité de véritable moyen de défense. Dans ce cadre, les gains en efficience ne sauraient être perçus comme un simple facteur d’appréciation de l’effet restrictif de la concurrence d’une fusion ou d’une alliance stratégique. En effet, les articles 96 (1) et 90.1 (4) L.c. exigent de constater, en premier lieu, les effets anticoncurrentiels puis, en second lieu, les gains en efficience et enfin, en troisième lieu, si ceux-ci sont susceptibles de neutraliser et surpasser ceux-là. Donc, l’appréciation des gains en efficience en matière de fusion et d’entente requiert une analyse triptyque dans laquelle les gains en efficience sont invoqués en défense de la constatation de l’effet nuisible sur la concurrence de la fusion ou de l’alliance stratégique.

C’est pourquoi d’ailleurs, lors du réexamen dans l’affaire Supérieur Propane, appelé à se prononcer sur la question de la méthode d’appréciation des gains en efficience en cas de fusion, le tribunal a très clairement tranché, en ces termes, en faveur de la méthode autonome en considérant la facture de l’article 96 L.c. : « l’étude des gains en efficience ne doit pas être intégrée dans l’analyse des effets concurrentiels du fusionnement. L’article 96 est libellé en conséquence ; il exige, en effet, que les gains en efficience “surpasse[nt] et neutralise[nt]” les effets de l’empêchement ou de la diminution de la concurrence, et non pas qu’ils empêchent ces effets de se produire[30] ».

L’appréciation des gains en efficience comme moyen de défense produit plusieurs conséquences importantes du point de vue analytique. D’abord, et de manière négative, la considération des gains en efficience est impertinente pour savoir si une fusion ou une alliance a des effets anticoncurrentiels, au sens strict du terme. La méthode autonome exclut une telle possibilité, contrairement à la méthode intégrative applicable à d’autres catégories juridiques du droit de la concurrence[31]. Malgré la recommandation du Comité consultatif sur les gains en efficience[32], la suggestion du Groupe d’étude sur les politiques en matière de concurrence[33] et la texture poreuse de l’article 93 (h) L.c.[34], la distinction entre les effets anticoncurrentiels, d’une part, et les gains en efficience, d’autre part, s’impose dans l’interprétation de l’article 96 L.c. et emporte la conséquence analytique importante de ne pas les mêler les uns aux autres. Donc, la considération des gains en efficience est impertinente pour apprécier les effets anticoncurrentiels, sauf, selon le Bureau, dans un cadre restreint dûment identifié[35]. Ce précepte est entièrement transposable au nouvel article 90.1 (4).

Ensuite, l’autre conséquence importante est que la balance d’efficience prévue par les articles 96 et 90.1 (4) est interprétée selon une analyse triptyque qui nécessite d’isoler les effets anticoncurrentiels, d’un côté ; ensuite, il faut déterminer les gains en efficience, d’un autre côté, et, enfin, comparer les gains en efficience avec les effets anticoncurrentiels en vue de constater si ces derniers contrebalancent à suffisance les premiers. Et comme le rappelle le tribunal dans Supérieur Propane, « la Loi n’exige pas que le fusionnement soit “purgé” de ces effets ; en fait, les effets de l’empêchement ou de la diminution de la concurrence peuvent subsister même quand le critère de l’article 96 se trouve rempli[36] ».

En somme, l’examen du cadre analytique nous a permis de circonscrire le domaine et la méthode d’appréciation de l’exception d’efficience. Ce cadre révèle que l’exception d’efficience ne peut être invoquée qu’en cas de fusion et d’entente anticoncurrentielles et qu’elle sert de moyen de défense, à ce titre. Il serait intéressant, à présent, d’envisager comment ce cadre analytique interagit avec les objectifs assignés au droit de la concurrence.

1.2 Le cadre téléologique d’appréciation : les gains en efficience et les objectifs de la régulation de la concurrence

Cette section a pour objet de déterminer le cadre téléologique d’appréciation de l’exception d’efficience. Autrement dit, elle aborde l’interrelation théorique entre la considération des gains en efficience et les finalités générales et particulières poursuivies par le droit de la concurrence. Dès lors, il sera question de savoir, dans le principe, si les fondements de l’exception d’efficience rencontrent les objectifs du droit de la concurrence prévus par l’article 1.1 L.c., à savoir les objectifs économiques d’efficience et de commerce international, dans un premier temps, et les objectifs de nature sociale de protection des PME et des consommateurs, dans un second temps. De soubassement d’abord économique, l’on constatera sans difficulté que, si la prise en compte des gains en efficience tend naturellement à raffermir les objectifs utilitaristes (1.2.1), elle peut cependant avoir l’impulsion inverse d’assouplir les finalités de nature sociale posées par l’article 1.1 L.c.

1.2.1 L’affermissement certain des objectifs économiques

La prise en compte des gains en efficience dans l’appréciation des fusions et alliances stratégiques tend naturellement à renforcer les objectifs économiques poursuivis par le droit de la concurrence. La législation canadienne sur la concurrence affirme très clairement en son article 1.1 L.c. la poursuite d’objectifs de nature économique qui sont la stimulation de « l’adaptabilité et l’efficience de l’économie canadienne », d’une part, et l’amélioration des « chances de participation canadienne aux marchés mondiaux tout en tenant simultanément compte du rôle de la concurrence étrangère au Canada », d’autre part. Il faut même affirmer que c’est pour concrétiser ces objectifs économiques que le législateur a prévu l’exception d’efficience, compte tenu des caractéristiques reconnues à l’économie canadienne, qui confèrent à ces derniers une place essentielle. Il en est ainsi autant de l’objectif d’efficience économique que du but d’amélioration de la participation canadienne au commerce international, qui trouvent un écho dans l’exception d’efficience.

Les caractéristiques de l’économie canadienne sont bien connues et sont mises en exergue pour expliquer les spécificités tenant aux politiques publiques et notamment à la politique de la concurrence. Quatre traits de caractère sont généralement attribués à l’économie canadienne : 1) son étroitesse ; 2) sa grande concentration ; 3) son ouverture sur le commerce international et la dépendance de ses échanges avec les États-Unis ; et 4) une population modeste dispersée sur une grande superficie géographiquement segmentée[37].

Pour tenir compte de ces spécificités[38], il est largement admis l’importance de l’efficience : « Pour des raisons de rendement économique, il importe de permettre la réalisation d’épargnes importantes au niveau des coûts, par exemple grâce à des économies d’échelle ou à d’autres moyens[39]. » Il est aussi toléré le degré de concentration des industries qui n’est pas en soi une inquiétude[40] : « Considérant qu’il s’agit d’une petite économie ouverte, le Canada affichera inévitablement un plus grand degré de concentration industrielle que d’autres économies modernes, notamment les États-Unis[41] ». De même, l’ouverture de l’économie canadienne sur le commerce international suggère que « la politique sur la concurrence ne devrait pas trop s’occuper des fusions et consolidations dans ces secteurs de l’économie où il y a concurrence internationale. Une telle politique devrait plutôt se pencher sur les secteurs de l’économie qui ne sont pas exposés à la concurrence extérieure[42]. » Ce sont donc ces caractéristiques de l’économie canadienne qui sous-tendent le rôle important conféré aux objectifs économiques, à savoir la préservation de l’efficience économique et le renforcement de la position du Canada dans le commerce international, dans l’appréciation des opérations de fusions et d’alliances stratégiques.

En premier lieu, en ce qui concerne l’objectif fondamental de recherche et d’amélioration de l’efficience économique, il est utile de rappeler qu’il procède d’un changement de cap et d’orientation de la politique de la concurrence qui résulte du constat d’ineffectivité et d’inadéquation des premières législations canadiennes en ce domaine[43]. Ce constat a conduit le Conseil économique du Canada, dans son célèbre rapport de 1969, à préconiser une nouvelle approche selon laquelle « [l]a concurrence doit être considérée non pas comme une fin en elle-même, mais plutôt comme le principal moyen d’assurer l’efficacité[44] ». Dans un même ordre d’idées et relativement à l’appréciation des fusions, le Conseil recommandait de prévoir une sorte d’exception[45] lorsque la fusion présente « des avantages compensateurs pour le grand public[46] », avantages perçus comme d’importantes « économies sociales[47] ». Après plusieurs tentatives infructueuses[48], le législateur allait profiter de l’adoption de la Loi sur la concurrence en 1986 pour mettre en oeuvre ce cadre inspiré du rapport du Conseil[49] avec l’insertion dans la L.c. d’une disposition d’objet qui reconnaît l’importance de l’efficience économique parmi les finalités du droit de la concurrence[50], tout en aménageant conséquemment une prise en compte explicite des gains en efficience dans l’examen des fusions.

Au sens général, l’efficience économique désigne une propriété[51] de moyens mis en oeuvre pour atteindre la maximisation de la richesse[52]. De manière particulière, l’efficience économique équivaut au critère de la production de la plus grande richesse possible (maximisation de la valeur, de la production)[53]. C’est en effet seulement sous l’hypothèse selon laquelle la fin recherchée est la production de la plus grande richesse possible que l’économie permet de conclure que la concurrence est efficiente[54].

Ainsi conçu et perçu, l’objectif d’efficience économique concorde parfaitement avec l’exception d’efficience à laquelle il sert de prolongement dans l’appréciation des fusions et des alliances stratégiques. À cet effet, les catégories de gains en efficience considérées dans l’établissement de la balance d’efficience expriment les différentes formes que la propriété d’efficience peut revêtir. De la même manière, au titre des effets anticoncurrentiels, entrent en compte les effets nuisibles à l’efficience.

D’abord, au titre des gains en efficience, les autorités de contrôle retiennent seulement les économies de coût qui apportent une valeur et contribuent à la richesse de la société. Ainsi, les économies qui découlent d’une réduction de la production, du service, de la qualité ou du choix des produits ne sont pas prises en considération. Trois types de gains en efficience sont pris en compte : les gains relatifs à l’efficience productive, les gains allocatifs et les gains dynamiques[55]. L’efficience productive est atteinte lorsque l’entreprise produit et/ou distribue ses biens au coût le plus bas possible en utilisant ainsi le moins de ressources possible. Les gains relatifs à l’efficience productive couvrent une vaste gamme d’économie de coût que l’entreprise est susceptible de réaliser dans la production et la distribution de ses biens et services. Il en va ainsi des économies d’échelle, des économies de gamme, des économies de densité, des économies liées à un transfert de technologie et des économies de réseau notamment[56]. Ils s’apprécient généralement sous forme quantitative. Et il appartient aux parties qui les allèguent de les prouver avec le plus de précision possible. Cependant, ne constituent pas des gains en efficience productive les simples économies de coût dans la production qui ne se répercutent pas sur l’ensemble des acteurs du marché, mais seulement du point de vue des parties.

L’efficience allocative vise la répartition des ressources : la manière suivant laquelle les ressources dont dispose la société sont réparties à leur utilisation la plus valorisée. Il y a efficience d’allocation lorsque les biens ou les services correspondent en quantité et en qualité à ceux que les consommateurs désirent le plus[57]. Elle porte sur le mécanisme auquel aboutit le processus économique. L’efficience dynamique, enfin, concerne un aspect important de la concurrence : l’innovation[58]. L’efficience dynamique touche principalement toute amélioration de la qualité des produits, le lancement de nouveaux produits ou encore la découverte de nouveaux procédés techniques. Les gains relatifs à l’efficience dynamique ont une répercussion directe sur la qualité de vie de la société. Ils améliorent le bien-être collectif.

Ensuite, au titre des effets anticoncurrentiels, il est considéré les pertes d’efficience. Ceux-ci sont composés de tous les actes qui ont pour conséquence de réduire une des catégories d’efficience susmentionnées. En particulier, l’effet négatif sur la répartition des ressources revêt une importance particulière. En effet, l’augmentation des prix consécutive à une fusion ou à une alliance stratégique entraîne généralement une baisse de la demande qui induit un report d’une partie de celle-ci vers des substituts moins adéquats. Cela entraîne une inefficience de l’allocation des ressources qui est appelée « perte sèche ». Il y a perte sèche lorsque des unités ne sont pas produites alors que des acheteurs seraient prêts à payer pour celles-ci un prix supérieur au coût marginal de production de ces unités. D’ailleurs, comme nous le verrons ci-après[59], selon l’analyse économique, seule cette perte sèche devrait être considérée comme un effet anticoncurrentiel.

En second lieu, l’objectif d’amélioration des « chances de participation canadienne aux marchés mondiaux tout en tenant simultanément compte du rôle de la concurrence étrangère au Canada[60] » trouve une traduction complète aux articles 96 (2) et 90.1 (6) L.c. Selon ces textes, « [p]our décider si l’accord ou l’arrangement aura vraisemblablement pour effet d’entraîner les gains en efficience visés au paragraphe (4), le Tribunal examine si ces gains se traduiront, selon le cas : a) par une augmentation relativement importante de la valeur réelle des exportations ; b) par une substitution relativement importante de produits nationaux à des produits étrangers[61] ». Ces dispositions exigent que le tribunal tienne compte du remplacement des importations et de l’augmentation des exportations au moment d’évaluer les gains en efficience engendrés par une fusion ou une alliance stratégique et rencontrent ainsi l’un des objectifs fixés par l’article 1.1 L.c.

Améliorer la position du Canada dans le commerce international, en stimulant les exportations et en diminuant les importations de produits, tel est le but principal visé par ces textes. En effet, l’objectif particulier d’améliorer la participation canadienne au commerce international et de tenir compte de la concurrence extérieure au Canada s’explique par la place névralgique qu’occupe ce secteur dans la balance commerciale du pays et de l’ouverture globale des marchés qui encourage leur interpénétration au sein du système continental (ALENA) et multilatéral (OMC) de commerce[62].

Au moment où les marchés se sont mondialisés, en transformant le cadre de référence de l’activité économique, qui est passé d’une dimension nationale à une échelle régionale puis globale, les entreprises canadiennes font face de plus en plus à une concurrence mondiale dans certains secteurs comme ceux de l’industrie minière, de l’aéronautique ou de l’informatique. Dans ces industries, les entreprises doivent avoir une certaine taille pour pouvoir tirer parti des économies d’échelle mondiales ou bénéficier de chaînes de valeurs transfrontalières[63]. Dans ce contexte, des opérations de restructuration d’entreprises sous formes de fusion ou d’alliance sont indispensables. Les études démontrent en même temps que, plus le degré de concurrence dans une économie domestique est élevé, meilleures sont les chances des entreprises locales de tirer parti du commerce international grâce à leur compétitivité[64].

Donc, comme l’a rappelé le Tribunal de la concurrence dans le réexamen de l’affaire Supérieur Propane, l’article 96 (2) L.c. a été adopté en considérant le rôle important du commerce international, mais cela ne signifie pas que ce paragraphe limite l’application de l’exception d’efficience aux seules situations relatives au commerce international. À ce propos, le juge Marc Nadon met bien en exergue l’objet de ce paragraphe :

[J]e n’en conclus pas pour ma part que la défense fondée sur les gains en efficience du paragraphe 96 (1) n’ait été prévue que pour les fusionnements mettant directement en jeu les facteurs spécifiés au paragraphe 96 (2). C’est plutôt que celui-ci permet d’accorder une attention particulière aux entreprises canadiennes qui deviennent plus efficientes par suite de fusionnements ayant pour effet de stimuler les exportations et de réduire les importations[65].

En fin de compte, le fondement utilitariste de l’exception d’efficience converge parfaitement avec les objectifs économiques d’efficience et d’amélioration de la position du Canada dans le commerce international. D’ailleurs, nous avons pu constater que l’exception d’efficience était une traduction de ces préoccupations économiques qui jouent un rôle important dans l’appréciation des fusions et des alliances stratégiques. Si elle raffermit ainsi les objectifs de nature économique, l’étude des objectifs de nature plus sociale révèle, en revanche, que l’exception d’efficience tend à les assouplir.

1.2.2 L’assouplissement probable des objectifs sociaux

Les objectifs de nature sociale peuvent être variés en droit de la concurrence. En effet, la politique de concurrence peut être utilisée pour veiller à la préservation et à l’augmentation de l’emploi. Elle peut aussi servir à la protection sociale[66], à encourager des modes de production durable[67]. Cependant, en droit canadien, les objectifs de nature sociale enchâssés dans l’article 1.1 L.c. ont une portée assez restreinte, puisqu’ils ne réfèrent ni à la protection de l’emploi ni à la protection sociale ou environnementale. Sur ce point, le législateur a entériné l’idée communément reçue selon laquelle les considérations strictement sociales relatives à l’emploi et à la protection sociale ne sont pas pertinentes pour apprécier la licéité des comportements des entreprises, en général, et des opérations de restructuration, en particulier[68]. Donc, dans le contexte canadien, les objectifs de nature sociale poursuivis par le droit de la concurrence ont une portée restreinte confinée dans l’article 1.1 L.c. qui vise notamment à protéger, d’une part, les PME en leur assurant « une chance honnête de participer à l’économie » et, d’autre part, les consommateurs en leur donnant la possibilité d’avoir accès à « des prix compétitifs et un choix dans les produits ».

Bien que restreints, ces deux objectifs de nature sociale n’en demeurent pas moins importants[69], compte tenu de leurs fondements distributifs et démocratiques. En effet, les objectifs de protection des PME et des consommateurs trouvent leur fondement dans la justice distributive, laquelle vise à ce que chacun des membres de la communauté reçoive une portion adéquate à son mérite[70]. Si le principe d’efficience se préoccupe seulement d’assurer la maximisation des ressources de la société, le principe de justice distributive, plus englobant, s’intéresse à la répartition et à la redistribution justes de la richesse ainsi créée entre les individus et groupes d’individus, en fonction de leur mérite ou de leur rôle dans la société. Bien que touchant de manière incidente à la justice corrective — qui concerne la justice des rapports entre parties —, le droit de la concurrence a un rapport direct avec la justice distributive[71].

L’objectif d’assurer aux consommateurs des prix compétitifs et un choix varié semble constituer le point de rencontre de tous les autres objectifs poursuivis par la Loi sur la concurrence[72]. Dans cette perspective, le droit antitrust a pour vocation de promouvoir des comportements des entreprises fondés sur le mérite pour le profit ultime de la collectivité, en général, et du consommateur, en particulier[73]. Ces comportements doivent avoir pour effet d’offrir au consommateur des prix concurrentiels, un choix varié et des produits de qualité ou de nouveaux produits.

La protection des PME, qui leur donne une chance de participer à l’économie, est fondée sur l’idée de préserver la loyauté de la concurrence, la liberté économique ainsi que le renforcement de la démocratie économique : maintenir un équilibre dans la répartition et la distribution des richesses et du pouvoir économique et éviter une concentration excessive du pouvoir économique entre les mains d’un petit nombre d’entreprises. Le droit de la concurrence garantit l’accès des PME au marché en raison du rôle social important que celles-ci occupent et jouent dans l’économie. Cette garantie d’accès au marché revêt deux dimensions : d’abord, elle permet aux PME de prétendre à participer au marché en y faisant une entrée ; ensuite, elle assure aux PME une participation pérenne au marché, une fois leur entrée effectuée avec succès[74].

Malgré leur importance, le législateur n’a pas malheureusement traduit de manière explicite ces deux objectifs sociaux dans le mécanisme législatif de l’exception d’efficience. En effet, du point de vue littéral, rien n’indique dans les libellés des articles 96 et 90.1 (4) une considération expresse des objectifs de protection des consommateurs et des PME. Malgré cette carence, la jurisprudence a néanmoins affirmé, à juste titre, que l’exception d’efficience[75] devait être interprétée par référence à tous les objectifs fixés par l’article 1.1 et, notamment, à la lumière de ses objectifs sociaux[76].

La référence implicite aux objectifs de protection des PME et des consommateurs entraîne, en théorie, une considération périphérique de ces derniers dans l’appréciation de l’exception d’efficience. Cette prise en compte périphérique tend inéluctablement à l’assouplissement de ces objectifs. Cet assouplissement des objectifs sociaux posés par l’article 1.1 L.c. ne signifie pas cependant que l’appréciation et l’interprétation de l’exception d’efficience ignorent ou ne tiennent pas compte de ces valeurs distributives, mais qu’elles procèdent d’une volonté affichée de faire prédominer les objectifs économiques et leur donner préséance. D’abord, un survol rapide des caractéristiques des gains en efficience pris en compte et un examen de l’effet social indirect de l’efficience économique montrent cette considération périphérique des objectifs sociaux. Ensuite, l’analyse des effets anticoncurrentiels induits par une fusion ou une alliance stratégique révèle naturellement des conflits certains avec les objectifs sociaux.

En plus du fait d’appartenir à l’une des catégories susmentionnées, les gains en efficience doivent remplir certaines caractéristiques pour pouvoir être pris en compte dans la balance d’efficience[77]. Ils doivent être notamment nécessaires[78] et objectifs[79]. L’exigence que les gains soient objectifs est en mesure d’intéresser directement les finalités de nature sociale. En effet, dans l’établissement de la balance d’efficience, les autorités de contrôle ne doivent pas tenir compte des simples « redistribution[s] de revenu entre plusieurs personnes[80] ». Une simple redistribution des revenus n’économise pas des ressources : elle ne fait que les déplacer.

Ainsi, pour être considérées comme un gain en efficience, il doit s’agir d’économies réelles de coût pour la société plutôt que des gains pécuniaires pour une entreprise par suite d’une redistribution des revenus. Cette restriction trouve son origine dans le rapport du Conseil économique du Canada qui mentionnait la notion plus évocatrice de « ressources sociales[81] ». Cela signifie que les gains réalisés par l’entreprise et qui contribuent exclusivement à son propre bénéfice sont exclus de l’analyse. Au titre de ces gains exclus, car subjectifs, l’on peut citer notamment les concessions salariales ou remises résultant du renforcement du pouvoir de négociation de l’entreprise ou encore des gains fiscaux[82]. Donc, en filigrane, l’exigence d’objectivité des gains devrait pouvoir théoriquement favoriser d’autres membres de la société que l’entreprise elle-même. Elle pourrait permettre, par exemple, des revalorisations salariales, une augmentation de la qualité des produits ou encore des prix plus compétitifs pour les PME et les clients. Ce qui renforce indirectement les objectifs sociaux prévus par l’article 1.1 L.c.

C’est aussi de manière périphérique que l’efficience économique, en général, peut contribuer à assurer aux PME une chance de participer au marché et contribuer à maintenir des prix concurrentiels et un choix varié. Il en est ainsi, par exemple, quand l’efficience productive permet d’offrir aux PME et aux consommateurs des produits à des prix plus bas ou que l’efficience dynamique permet d’améliorer la qualité des produits ou leur méthode de distribution. Comme le fait remarquer le Groupe d’étude sur les politiques en matière de concurrence, « le fait d’améliorer la performance économique globale du Canada permettra aux Canadiens de rehausser leur niveau de vie. Une performance économique solide se traduit par des emplois meilleurs et plus nombreux ainsi que par des salaires plus élevés[83]. »

Cependant, malgré l’optimisme affiché par le Groupe d’étude sur les politiques en matière de concurrence et sa confiance légitime en la performance économique, la réalité montre que les opérations de fusion et les alliances stratégiques entre entreprises ont souvent des effets tendant à restreindre les objectifs sociaux fixés par l’article 1.1 L.c. En effet, les opérations de restructuration entre entreprises n’ont pas seulement pour effet d’entraîner, dans la plupart des cas, des coupures d’emplois[84], mais aussi elles peuvent avoir pour conséquence de forclore l’accès de PME efficientes au marché, en les évinçant[85] ou en leur empêchant l’entrée[86]. De même, une fusion ou une alliance stratégique pourraient avoir pour effet d’induire une hausse de prix, une baisse de la production, une détérioration de la qualité des produits ou, enfin, une limitation de la variété de ces derniers. Dans ces cas qui résultent souvent d’une fusion créant un monopole ou un quasi-monopole[87], il va sans dire que l’objectif de protection des consommateurs visé par l’article 1.1 L.c. est remis en cause.

Dans ce contexte, il est important de tenir compte de tous objets prévus par l’article 1.1 L.c. pour déterminer les effets anticoncurrentiels au titre de la balance d’efficience. À cet égard, et pour tenir compte des objectifs sociaux protégés par cette disposition, il est fondamental de considérer autant la perte sèche subie par toute la société que la perte de gains des consommateurs consécutive au transfert de richesse[88] induit par l’augmentation des prix. De même, les effets hors prix résultant de la diminution de la qualité, du choix ou de l’innovation doivent être perçus comme des effets anticoncurrentiels.

2 L’intégration pratique complexe des objectifs économiques et sociaux dans l’appréciation de l’exception d’efficience

D’un point de vue pratique, la question que pose l’intégration des objectifs économiques et sociaux a trait exclusivement à l’équilibrage qui doit être opéré entre, d’un côté, les gains en efficience relevés, et de l’autre, les effets anticoncurrentiels identifiés. En effet, comme l’a montré le cadre analytique évoqué plus haut, l’application de l’exception d’efficience suppose, dans un troisième temps, la mise en balance, la comparaison et l’équilibrage entre les gains en efficience et les effets anticoncurrentiels à l’effet de constater que les gains en efficience neutralisent et surpassent les effets anticoncurrentiels[89]. Et il s’agit là d’une question délicate, puisque le législateur a délibérément décidé de ne dicter aucune norme d’équilibrage aux autorités de contrôle[90]. En plus, le critère de pondération doit rencontrer les objectifs économiques et sociaux assignés au droit de la concurrence.

L’objet de cette partie est de montrer que la norme de pondération doit être fondée sur un critère qui concilie et intègre les objectifs de nature économique et sociale. À cet égard, il faut d’abord identifier la panoplie de critères qui rendent possibles une interrelation et un équilibrage entre les gains en efficience et les effets anticoncurrentiels (2.1) ; ensuite, nous envisagerons les enseignements tirés de l’examen de la jurisprudence (2.2) avant de proposer, à la lumière de ces constats, la norme qui nous semble être la plus appropriée pour concilier les objectifs économiques et sociaux dans la mise en oeuvre de la balance d’efficience (2.3).

2.1 Les interrelations possibles

Un certain nombre de critères d’équilibrage entre les gains en efficience et les effets anticoncurrentiels ont été proposés par les économistes. Ils sont principalement cinq allant des deux critères extrêmes du prix et du surplus total aux trois critères intermédiaires incarnés par le surplus du consommateur, le critère « Hillsdown » et le critère des coefficients pondérateurs. Parmi ces cinq principaux critères, les deux qualifiés d’extrêmes ne sont pas souhaitables (2.1.1) puisqu’ils ne concilient pas les objectifs économiques et sociaux. Alors que les critères intermédiaires sont envisageables d’un point de vue socioéconomique, mais se révéleront insatisfaisants en pratique (2.1.2).

2.1.1 Les interrelations non souhaitables

Dans le contexte du droit canadien, les normes de pondération fondées sur le prix (critère du prix) et sur le surplus total ne sont pas souhaitables, car elles ne rencontrent pas les exigences de l’article 1.1. En effet, ces critères ne sont pas en mesure de concilier les objectifs de nature économique et sociale. Ce sont des critères exclusifs. Il en est ainsi du critère du prix qui ignore les objectifs économiques posés par l’article 1.1 L.c. De manière inverse, le critère du surplus total reste indifférent aux objectifs sociaux.

Comme son appellation l’indique, selon le critère du prix, toute fusion ou alliance stratégique qui a pour effet d’induire une augmentation de prix est censurée. Et, dans cette perspective, la notion de prix revêt une acception très restreinte qui vise uniquement la valeur monétaire consentie en contrepartie de l’acquisition d’un produit, bien ou service. Dans cette approche, les gains en efficience doivent surpasser et neutraliser les effets anticoncurrentiels à l’effet que les prix pratiqués soient maintenus vers le bas ou à leur niveau précédant l’opération de fusion ou l’alliance. Autrement dit, ce critère ne rend légales que les fusions et les alliances dont il résulte généralement une diminution des prix des produits ou services offerts aux clients. À première vue, l’on pourrait penser que ce critère rencontre l’objectif d’assurer aux consommateurs des prix compétitifs et un choix varié[91]. Mais il s’agit là d’un trompe-l’oeil, car cette norme de pondération préconise une « tyrannie des prix bas » en vertu de laquelle les autres critères pertinents et importants pour la société sont mis de côté, tels la qualité ou la durabilité des produits ou le lancement de nouveaux produits. Ainsi, une transaction qui aurait pour effet d’élever même modestement les prix, tout en améliorant la qualité des produits au profit des consommateurs, serait interdite. En ignorant d’autres paramètres concurrentiels importants et en se limitant uniquement au niveau des prix, ce critère ne rencontre certainement pas les objectifs posés par l’article 1.1 L.c., d’où son rejet souhaité.

En revanche, la norme d’équilibrage fondée sur le surplus total ou global pèche par « excès de confiance à l’efficience économique », de sorte qu’elle néglige de considérer au titre des effets anticoncurrentiels toutes les conséquences socialement défavorables des fusions et alliances stratégiques. En effet, le critère du surplus total est de présentation assez simple et « naïve[92] » : il opère à l’addition du surplus du producteur et du surplus du consommateur. Autrement dit, le surplus total considère la somme des avantages autant des consommateurs que des parties à la transaction, c’est-à-dire les producteurs. Ce critère prône la neutralité économique. Son point de repère essentiel demeure la maximisation de la valeur jaugée de manière mécanique par l’addition des avantages des producteurs et des consommateurs. Cette simplicité et cette neutralité apparente lui ont valu beaucoup de succès[93].

La conséquence majeure du critère du surplus total est qu’il ignore le transfert de richesse des consommateurs aux producteurs causé par l’augmentation des prix. En effet, la logique globalisante de ce critère considère le transfert de richesse comme ayant un effet neutre dans la mesure où ce transfert est perçu par les producteurs ; donc, en fin de compte, la société ne perd pas du fait de ce transfert de richesse. La seule véritable perte pour la société résulte, selon ce critère, de la perte sèche. Comme déjà mentionné plus haut, la perte sèche est la conséquence de l’inefficience de l’allocation des ressources. En effet, l’augmentation des prix va entraîner une baisse de la demande, mais aussi le report des consommateurs vers des substituts imparfaits. Cette perte est sèche parce qu’elle n’est pas répercutée sur le bien-être des producteurs ni sur celui des consommateurs.

Toutefois, sous le faux-semblant de neutralité économique, l’application du critère du surplus total avantage généralement le producteur au détriment des consommateurs. En effet, en s’attardant à la valeur monétaire de la production, le critère de maximisation de la richesse traite comme équivalente du point de vue social chaque unité monétaire retirée du processus productif[94]. Mais, on le sait bien, un dollar ne représente pas la même chose pour tout le monde[95]. Mesurer les richesses à l’aune de la valeur marchande des biens, puis faire de la maximisation des richesses un objectif revient à dire que la satisfaction des besoins des solvables est socialement plus importante que la satisfaction des besoins des moins solvables[96]. Dès lors, en ignorant le transfert des richesses consécutif à une augmentation de prix, le critère du surplus total rencontre certes les objectifs économiques fixés par l’article 1.1, mais contrevient sensiblement aux objectifs de protection des PME et des consommateurs prévus par le même texte[97]. Et, comme nous le verrons[98], l’application de ce critère dans la décision initiale concernant l’affaire Supérieur Propane a conduit à un résultat inattendu. C’est pourquoi ce critère, tout comme celui fondé sur le prix, n’est pas souhaitable.

2.1.2 Les interrelations envisageables

Ce sont les normes de pondération qui, en principe, semblent pouvoir concilier les objectifs économiques et sociaux dans la détermination de la balance d’efficience. Donc, elles sont envisageables même si leur application peut se révéler délicate, en raison du niveau probatoire complexe. Il s’agit du critère du surplus du consommateur, celui dit de « Hillsdown », et, enfin, de la norme des coefficients pondérateurs.

D’abord, en vertu de la norme du surplus du consommateur, sont considérés les gains qui augmentent le bien-être du consommateur, soit en termes de prix bas, de produits de qualité ou encore d’un choix amélioré des produits. Acontrario, toute restriction de l’un ou de l’autre de ces paramètres concurrentiels est conçue comme un effet anticoncurrentiel.

C’est un critère qui s’apparente au critère fondé sur le prix, mais il demeure plus large que ce dernier. En effet, la norme fondée sur le surplus du consommateur ne s’oppose pas systématiquement à toute hausse de prix. À titre illustratif, si l’augmentation de prix est contrebalancée par l’offre de produits de meilleure qualité ou mieux adaptés aux besoins des consommateurs et des PME, la transaction est alors susceptible d’être autorisée en application de ce critère. De ce fait, l’on constate que ce critère tient compte notamment de l’efficience dynamique, tout en assurant aux consommateurs des prix compétitifs et un choix varié. En ce sens, il rencontre les objectifs économiques et sociaux dictés par l’article 1.1 L.c.

Cependant, le critère du surplus du consommateur a le « défaut de sa qualité » : en se concentrant uniquement sur les gains et les effets qui se répercutent sur le consommateur, il ignore quelque peu les pertes subies par les producteurs et les actionnaires. Ce critère ne tient pas compte en effet de la diminution du surplus du producteur au titre des effets anticoncurrentiels[99].

Ensuite, le critère dit de « Hillsdown » constitue plus un réaménagement du critère du surplus du consommateur et est ainsi dénommé suite à la remarque avant-gardiste faite par l’honorable juge Reed dans l’affaire portant le titre éponyme[100]. Dans cette affaire dont il sera question plus bas[101], la juge Reed a contesté la neutralité attribuée au transfert des richesses par le critère du surplus total. Elle a préconisé, comme dans le cadre du critère du surplus du consommateur, une prise en compte de ce transfert dans les effets anticoncurrentiels de la fusion. En conséquence, le transfert de richesse du consommateur au producteur suite à une hausse de prix fait partie intégrante de l’analyse suivant ce critère. Son application permet de considérer la totalité du transfert des richesses du consommateur au producteur comme un effet anticoncurrentiel de l’opération en cause. Cette remarque de la juge Reed a le mérite de montrer que les objectifs économiques, quelle que soit leur importance, ne doivent pas éluder ni évincer les objectifs sociaux dans la détermination de l’exception d’efficience.

Enfin, la norme des coefficients pondérateurs constitue la voie médiane entre le critère du surplus total et le critère du surplus du consommateur. Comme son nom l’indique, elle préconise d’attribuer des coefficients de pondération aux effets anticoncurrentiels et aux gains en efficience : « en vertu du critère des surplus pondérés, les divers effets du fusionnement sont additionnés, comme pour le critère du surplus total, mais chaque élément est multiplié par une “pondération sociale” reflétant l’importance accordée au bien-être de chaque groupe par l’instance se livrant à l’examen[102] ».

Dans ce cadre, le transfert de richesse ainsi que les gains en efficience doivent être pondérés de telle manière que les gains globaux pour l’économie surpassent et neutralisent les pertes d’efficience dans une mesure correspondant à l’importance du transfert de richesse causé par l’augmentation des prix. Pour le professeur Townley, qui a suggéré un tel critère dans l’affaire SupérieurPropane[103], les coefficients devraient être pondérés de sorte que l’avantage net ou le coût net de la transaction soit exactement nul[104]. Cependant, le critère des coefficients pondérateurs souffre d’un inconvénient majeur : sa difficile mise en oeuvre. En effet, conférer des coefficients pondérateurs à chaque effet anticoncurrentiel ou gain en efficience relève décidément d’un simple jugement de valeur susceptible de fluctuer et de changer d’une affaire à l’autre. Ce critère s’accommode mal avec la prévisibilité attendue des normes juridiques ; il ne permet pas, comme le critère du surplus du consommateur ou celui du surplus total, une application quelque peu prévisible. Malgré cet inconvénient dirimant, le critère des coefficients pondérateurs satisfait de manière évidente en principe aux exigences fonctionnelles économiques et sociales que commande l’interprétation croisée de l’article 1.1 L.c. et des articles 96 et 90.1 (4) L.c. Il combine harmonieusement les critères souvent opposés du surplus total et du surplus du consommateur.

2.2 L’imbroglio jurisprudentiel et les tentatives de réforme infructueuses

Un survol des décisions rendues par les tribunaux dans l’appréciation de l’exception d’efficience, malgré l’imbroglio qui les caractérise, nous permettra de savoir quels sont les principes préconisés par les autorités judiciaires dans l’interprétation entrecroisée des articles 1.1 et 96 L.c.[105], et surtout quels préceptes en ressortent en vue de la proposition d’une norme qui serait conforme à ceux-ci. De la même façon, l’examen des tentatives de réforme législative consécutives à l’imbroglio jurisprudentiel se révélera utile dans la recherche des motivations du législateur.

Puisque l’article 96 L.c. ne donne aucune indication précise sur la manière de comparer les gains en efficience et les effets anticoncurrentiels résultant d’une fusion, il a appartenu au Tribunal de la concurrence de donner un contenu normatif à la balance d’efficience. Il l’a fait dans deux affaires importantes[106] : d’abord en obiter dans l’affaire Hillsdown, et ensuite, de manière plus exhaustive dans la querelleuse affaire Supérieur Propane[107].

L’affaire Hillsdown concerne l’acquisition de Packers inc., qui est une filiale de l’Ontario Rendering Company Ltd. (Orenco), par Hillsdown Holdings (Canada) Ltd. (Hillsdown). Orenco était le principal concurrent de Rothsay, filiale de la société Hillsdown, sur le marché non captif de l’équarrissage au sud de l’Ontario. La fusion horizontale allait conférer à la nouvelle entité une part de marché comprise entre 62 et 63 p. 100. C’est ainsi que le directeur des enquêtes et recherches (tel est le titre qu’il portait à cette période) a contesté l’acquisition de Orenco par Hillsdown devant le Tribunal de la concurrence.

Même si le Tribunal a jugé que cette acquisition n’avait pas un effet d’empêchement ou de diminution de la concurrence, il s’est tout de même permis, sous la plume de la juge Barbara Reed, de se prononcer en obiter dictum sur l’exception d’efficience prévue par l’article 96 L.c.

Le Tribunal a d’abord rappelé le cadre juridique dans lequel il fallait apprécier l’article 96. Il a précisé l’étendue normative de cette disposition, qui suppose de mettre en balance, d’une part, les gains en efficience dont la preuve incombe aux parties fusionnées, et d’autre part, les effets anticoncurrentiels que le directeur des enquêtes doit établir.

Ensuite, en ce qui concerne l’équilibrage entre les effets anticoncurrentiels et les gains en efficience, le Tribunal a clairement rejeté le critère du surplus total en se fondant sur les dispositions de l’article 1.1 L.c., qui fixent les objectifs de la Loi selon un cercle centrifuge allant de l’efficience économique à la protection des consommateurs en passant par l’accommodement des PME et l’ouverture vers le commerce extérieur. La juge Reed a notamment rappelé le caractère discutable de la prétendue neutralité du transfert des richesses en cas d’augmentation de prix[108]. Selon elle, le transfert des richesses n’est pas neutre et constitue « en général l’effet le plus important d’une diminution sensible de la concurrence[109] ». De ce fait, la balance d’efficience devrait inclure, parmi les effets anticoncurrentiels, autant la perte sèche (inefficience de la répartition des ressources) que le transfert des richesses.

Enfin, le Tribunal remarque que la mise en balance entre les gains en efficience et les effets anticoncurrentiels serait réalisée en fonction de la vraisemblance des effets anticoncurrentiels. Dans cet exercice, plus les effets anticoncurrentiels seraient importants, plus l’on donnerait du poids aux gains en efficience à l’effet de savoir s’ils sont de nature à neutraliser et à surpasser l’effet anticoncurrentiel. À ce propos, des gains en efficience, qui provoqueraient une baisse des prix seraient déterminants pour l’autorisation de la fusion[110].

Outre son caractère non contraignant parce qu’énoncé en obiter dictum, l’arrêt Hillsdown pose les balises qui encadrent l’application de l’exception d’efficience. Au mieux, il suggère un critère semblable à celui du surplus du consommateur, car le transfert des richesses est mis au passif de la balance d’efficience. Mais, il ne dicte pas, en tant que tel, un critère clair et explicite pour appliquer l’article 96. C’est ce déficit normatif que va tenter de combler le Tribunal de la concurrence, sous la surveillance de la Cour d’appel fédérale (CAF), dans la houleuse affaire Supérieur Propane.

L’affaire Supérieur Propane constitue la première cause dans laquelle le Tribunal de la concurrence autorise une fusion anticoncurrentielle en se fondant sur l’exception d’efficience. Les faits remontent à décembre 1998, lorsque l’entreprise Supérieur Propane décide d’acquérir son principal concurrent, ICG Propane, dans le marché de la production et de la distribution du gaz propane. Le commissaire de la concurrence conteste cette acquisition devant le Tribunal de la concurrence au motif qu’elle entraînera vraisemblablement une diminution et un empêchement de la concurrence au sens de l’article 92 L.c. Devant le Tribunal de la concurrence, l’intimée invoque l’article 96 L.c., arguant que, même si la fusion projetée doit produire des effets anticoncurrentiels, elle doit être autorisée, parce que les gains en efficience résultant de l’opération neutralisent et surpassent ses effets anticoncurrentiels.

Dans sa décision initiale[111], le Tribunal constate sans difficulté les effets anticoncurrentiels de l’opération : une diminution importante de la concurrence autant sur 66 marchés locaux à l’échelle du Canada que sur le marché des services de coordination destinés aux clients nationaux. De même, la fusion nuirait fortement à la concurrence au Canada atlantique. Elle allait donner lieu à la création d’un quasi-monopole avec une entreprise détenant environ 95 p. 100 de part sur 16 marchés de la production et de la distribution du propane ; la fusion allait entraîner aussi une augmentation d’au moins 16 p. 100 du prix de détail du propane[112].

C’est dans ce contexte que Supérieur Propane invoque l’exception d’efficience prévue par l’article 96 L.c. Passant outre la mise en garde de la décision Hillsdown, le Tribunal applique le critère du surplus total en incluant uniquement la perte sèche au titre des effets anticoncurrentiels et rejette, en conséquence, l’argument du commissaire[113]. Le Tribunal conclut alors que la fusion doit être autorisée : les gains en efficience résultant de la fusion, estimés à 29,2 millions de dollars par année, surpassent et neutralisent largement la perte sèche[114], estimée à 6 millions par année[115]. Le commissaire porte l’affaire en appel devant la CAF.

En appel, la question essentielle est de savoir si le critère du surplus total est conforme à l’article 96, mais aussi et surtout à l’article 1.1 L.c. La CAF répond par la négative en estimant que limiter uniquement les « effets anticoncurrentiels » à la perte sèche, sans aucune considération du transfert des richesses, porte atteinte manifestement aux objectifs prévus par l’article 1.1 L.c. : « en limitant ainsi les facteurs à prendre en compte comme “effets”, le Tribunal a commis une erreur en droit, parce qu’il n’a pas fait en sorte que tous les objectifs de la Loi sur la concurrence et les circonstances particulières de chaque fusionnement puissent être pris en compte dans l’exercice de pondération prescrit par l’article 96[116] ».

La CAF souligne que la nature, en partie, économique des objectifs de la Loi sur la concurrence ne constitue pas un obstacle pour intégrer les effets de redistribution des revenus au titre des effets de diminution et d’empêchement de la concurrence, compte tenu de l’article 1.1 L.c. qui vise aussi des objectifs sociaux :

[L]’article 1.1 donne à penser que l’interprétation des « effets » ne devrait pas se concentrer exclusivement sur l’un des objectifs de la promotion de la concurrence, soit de stimuler l’adaptabilité et l’efficience de l’économie canadienne. Les « effets » à prendre en compte dans le cadre de l’article 96 devraient également comprendre les autres objectifs auxquels répond l’encouragement de la concurrence susceptible d’être empêchée par un fusionnement anticoncurrentiel, comme la capacité de la petite et moyenne entreprise de participer à l’économie et la disponibilité pour les consommateurs d’un choix de marchandises à des prix compétitifs[117].

Sans pour autant dicter un critère précis, la CAF précise que le critère de pondération devrait être assez souple pour être conforme à l’article 1.1, même si elle semble pencher en faveur du critère des coefficients pondérateurs présenté par l’expert du commissaire, le professeur Townley[118].

C’est ainsi que l’affaire est renvoyée de nouveau devant le Tribunal de la concurrence pour réexamen. Dans cet exercice, le Tribunal s’applique à respecter les directives de la CAF en considérant ainsi le transfert des richesses au titre des effets anticoncurrentiels. Cependant, le Tribunal rejette l’argument du commissaire l’invitant à prendre en compte la totalité du transfert des richesses[119], ce qui équivaudrait à l’adoption du critère du surplus du consommateur. Le Tribunal se limite à intégrer à titre d’effets uniquement l’impact négatif de l’augmentation des prix sur les consommateurs à faible revenu. Il estime cet effet socialement négatif à 2,6 millions de dollars par année. De même, il ne considère pas, faute de preuve, le transfert des richesses provenant des entreprises consommatrices de propane, qui constituent pourtant 90 p. 100 des clients de propane.

Conformément à la suggestion de la CAF, le Tribunal adopte la méthode des coefficients pondérateurs, telle que préconisée par le professeur Townley. Cependant, la difficulté de mise en oeuvre d’un tel critère apparaît tout de suite : la question fondamentale que pose une telle méthode est de savoir quelle pondération il faut accorder aux différents effets et aux différents gains en efficience. Quel coefficient faudrait-il attribuer à la panoplie d’effets et de gains ainsi identifiés ?

Le Tribunal se contente de relever cette difficulté avant de conclure que, quel que soit le système de pondération adopté, et malgré l’ajout des effets nuisibles sur les consommateurs à faible revenu, les gains en efficience surpassent et neutralisent les effets anticoncurrentiels[120]. Ainsi, la fusion sera de nouveau autorisée en application du critère des coefficients pondérateurs.

Le commissaire de la concurrence saisit alors de nouveau la CAF, en reprochant au Tribunal de ne pas avoir suivi les directives de celle-ci. En particulier, la question clé est de savoir si le critère des coefficients pondérateurs est conforme aux directives ordonnées par la CAF lors du premier appel. En l’occurrence, il s’agit de déterminer si le Tribunal a commis une erreur en excluant la totalité du transfert de richesse des effets anticoncurrentiels.

La CAF répond par la négative en considérant que le critère des coefficients pondérateurs répond aux exigences combinées des articles 96 et 1.1 L.c: ce critère reconnaît « le pouvoir discrétionnaire nécessaire pour tenir compte de l’incidence d’un fusionnement sur les statuts socio-économiques différents des consommateurs et des actionnaires d’une entité fusionnée[121] ». Le choix de ce critère relève du pouvoir discrétionnaire du Tribunal que lui reconnaît la Cour.

L’autre conclusion importante de Supérieur Propane est que l’exception d’efficience est applicable aux opérations de fusion créant un monopole ou un quasi-monopole, comme cela a été le cas en l’espèce où l’entité fusionnée détiendrait plus de 95 p. 100 de part de marché, malgré la voie dissidente légitime de l’honorable Létourneau[122].

En somme, le ballet judiciaire occasionné par l’affaire Supérieur Propane aura été « une montagne qui a accouché d’une souris ». D’abord, cette affaire autorise l’application d’un critère qui, certes, cherche l’équilibre dans l’arbitrage entre l’épineuse question de la redistribution sociale des richesses et l’efficience économique. Mais ce critère est d’application délicate. En effet, la tare essentielle du critère des coefficients pondérateurs réside dans son imprévisibilité. Les parties, de même que les autorités de contrôle, ne peuvent avoir aucune indication, même approximative, de l’issue de l’application de la balance d’efficience[123]. Ensuite, cette affaire permet l’application de l’exception d’efficience à une fusion créant un monopole, avec les effets subversifs que cela comporte du point de vue tant des consommateurs[124] que des PME[125].

Cependant, cette affaire a eu le mérite de susciter le débat. C’est ainsi qu’une proposition de modification de l’article 96 a été déposée devant le Parlement[126]. Cette proposition faisait des gains en efficience un facteur à prendre en considération dans l’analyse de l’effet d’empêchement ou de diminution de la concurrence. Elle exigeait aussi le transfert de ces gains au consommateur[127]. Mais elle n’a pas été adoptée, emportée par les vicissitudes politiques[128].

Profitant des discussions suscitées par le projet de loi no C-249, le Bureau de la concurrence lançait des consultations publiques[129] à l’issue desquelles le Comité consultatif sur les gains en efficience a été institué. Le Comité a remis son rapport à l’automne 2005[130], rapport dans lequel il préconise le maintien d’une défense fondée sur les gains en efficience[131] tout en penchant en faveur d’une prise en compte systématique des gains en efficience comme facteur dans l’appréciation même de la diminution ou de l’empêchement de la concurrence[132]. En outre, le Comité recommande l’adoption d’un critère plus clair et plus prévisible que celui des coefficients pondérateurs[133].

Aussi paradoxal que cela puisse être, malgré l’imbroglio juridique né de l’affaire Supérieur Propane, et la tentative avortée de réforme du projet de loi no C-249, le Bureau de la concurrence a affiché sa préférence pour le statu quo[134]. Car, après le lancement de nouvelles consultations publiques en 2008[135], suivies de la publication d’un bulletin portant sur l’exception d’efficience[136] dans lequel le Bureau optait pour le critère des coefficients pondérateurs[137], il ne s’en est pas suivi une réforme législative. En effet, le législateur n’a pas profité de la réforme majeure de la Loi sur la concurrence en 2009[138] pour amender l’article 96. Au surplus, et cela confirme sa préférence pour le statu quo, il a préféré transposer le cadre normatif de l’article 96 L.c. au nouvel article 90.1 (4) L.c. régissant l’exception d’efficience en matière d’entente susceptible de recours devant le Tribunal, c’est-à-dire les alliances stratégiques.

En octobre 2011, le Bureau a publié de nouvelles lignes directrices sur les fusions dont la partie 12 traite de la défense fondée sur les gains en efficience[139]. Dans cette partie, le Bureau adopte une posture de neutralité par rapport au critère d’équilibrage approprié et informe seulement qu’il reconnaît « l’importance de tous les objets de la Loi qui sont énoncés à l’article 1.1[140] », lorsqu’il considère les effets anticoncurrentiels. Et, en ce sens, il indique prendre en compte au titre des effets anticoncurrentiels le « “transfert des richesses” des acheteurs aux vendeurs », car « [u]n des objectifs de la Loi est d’assurer aux acheteurs des prix compétitifs et un choix dans les produits[141] ». Donc, l’état actuel du droit relatif à l’exception d’efficience est caractérisé par le statu quo total, d’où l’intérêt d’envisager un critère de pondération qui serait prévisible et apte à concilier les objectifs économiques et sociaux prévus par l’article 1.1 L.c.

2.3 La possible conciliation des objectifs socioéconomiques : le surplus modéré du consommateur

Quel que soit le critère ou la norme d’équilibrage et de pondération proposé, il devra répondre à la question fondamentale que pose l’application de l’exception d’efficience : À qui devraient profiter des gains en efficience générés par une fusion ou une alliance stratégique par ailleurs anticoncurrentielle ? Aux investisseurs-producteurs représentés par le corps des actionnaires qui prennent le risque d’injecter leurs capitaux dans l’économie ? Aux consommateurs, destinataires de l’activité économique, et sans qui l’investissement des actionnaires n’aurait aucun objet ? Aux PME, qui, à elles seules, emploient près de la moitié des salariés du secteur privé et contribuent ainsi au développement économique et social ?

Il s’agit là d’une question essentielle qui relève autant de « politique stratégique[142] » que de politique distributive[143]. Car ici il n’est pas véritablement question d’« augmenter le gâteau », mais aussi et surtout de le partager. L’objet de cette dernière partie est de tenter d’apporter un début de réponse et non une réponse définitive à cette question. Il s’agit d’un début de réponse, car, moins qu’une norme rigide et mécanique, le critère qui est ici proposé et que nous appelons critère du « surplus modéré du consommateur » s’apparente davantage à un ensemble de caractéristiques. Cet ensemble de caractéristiques s’inspire évidemment, d’une part, des exigences des articles 1.1, 96 et 90.1 (4) L.c. et, d’autre part, des critères envisageables évoqués plus haut, mais aussi des principes et normes judiciaires découlant de l’interprétation de l’exception d’efficience. Cet ensemble de caractéristiques du critère du surplus modéré du consommateur est fondé sur une vision conciliatrice des objectifs économiques et sociaux et qui fait donc intervenir le soubassement distributif de la question et du début de réponse. Ce critère concilie les objectifs de l’article 1.1 L.c., tout en tenant compte de la particularité de l’économie canadienne.

Le critère du surplus modéré du consommateur tient compte de tout ou partie du transfert des richesses tout en assurant en même temps que tout ou partie des gains réalisés sont ou seraient vraisemblablement transmis au consommateur, conformément à la discrétion reconnue aux autorités de contrôle. Ainsi, trois éléments caractérisent le critère du surplus modéré du consommateur. D’abord, il prend en considération tout ou partie du transfert des richesses. Ensuite, il oblige à garantir que les gains sont transférés en tout ou partie aux destinataires de l’activité économique. Enfin, ces deux caractéristiques principales du critère du surplus modéré du consommateur laissent transparaître la discrétion qui est laissée aux autorités de contrôle dans l’application de ce critère souple qui leur permet d’exercer leur pouvoir souverain, étant entendu qu’elles sont les mieux placées pour déterminer l’incidence de la transaction sur les statuts socioéconomiques différents des consommateurs, des clients, des actionnaires et des propriétaires[144].

La première caractéristique exige de considérer au titre des effets anticoncurrentiels tout ou partie du transfert des richesses. À la différence du critère du surplus total, le critère proposé ici tient compte du transfert des richesses, comme le font d’ailleurs les critères du surplus des consommateurs, le critère « Hillsdown » ou celui des coefficients pondérateurs. Cependant, à la différence du critère du surplus du consommateur ou du critère dit de « Hillsdown », le critère du surplus modéré du consommateur n’impose pas au Tribunal de considérer la totalité du transfert des richesses au titre des effets anticoncurrentiels. Il exige juste, selon les circonstances de la cause, de considérer tout ou partie du transfert des richesses. Et, contrairement au critère des coefficients pondérateurs, il n’exige pas non plus d’attribuer des coefficients à tel ou tel effet. Il interdit seulement aux autorités de contrôle les gestes extrêmes d’ignorer ou d’amplifier le transfert de richesse. C’est la raison pour laquelle il s’agit d’un critère modéré.

Il va sans dire que la question principale que soulève la modération de ce critère est relative à son exercice. Autrement dit, quels sont les éléments et facteurs qui permettent aux autorités de contrôle de décider de prendre en compte seulement une partie ou tout le transfert de richesse ?

Puisque les autorités de contrôle sont les mieux placées pour déterminer l’impact d’une transaction sur la catégorie hétéroclite de destinataires de l’activité économique, il leur faudra fondamentalement tenir compte du statut socioéconomique de ces derniers conformément à l’article 1.1 L.c. qui veut que les consommateurs puissent bénéficier de prix compétitifs et d’un choix varié, mais aussi que les PME puissent avoir la chance de participer à l’économie. À cet égard, il sera important pour les autorités de contrôle de tenir compte notamment :

  • du niveau de revenu des consommateurs affectés par le transfert par rapport à celui des revenus moyens et à celui des propriétaires : ainsi, plus les revenus des consommateurs affectés sont bas par rapport aux revenus moyens à ceux des propriétaires, plus ils seront affectés par le transfert, et d’autant sera plus grand le montant retenu au titre des effets anticoncurrentiels ;

  • l’utilisation du produit et sa destination sociale : s’agit-il d’un produit de base nécessaire ou d’un produit de luxe ? Plus le produit en cause est nécessaire et essentiel, plus le montant retenu au titre du transfert sera d’autant plus grand ;

  • l’impact du transfert sur la productivité et la capacité concurrentielle des clients PME : plus le transfert affectera la rentabilité économique et sociale des PME, donc leur capacité à participer à l’économie, d’autant plus grand sera le montant retenu au titre des effets anticoncurrentiels.

Ces facteurs sont juste indicatifs, mais ils peuvent contribuer à déterminer le montant du transfert pertinent à considérer au titre des effets anticoncurrentiels. Par exemple, dans l’affaire Supérieur Propane, il aurait été pertinent de considérer le transfert de richesse provenant des entreprises consommateurs de propane et son impact sur leur rentabilité économique et sociale, conformément à l’article 1.1 L.c.

Enfin, certains pourront reprocher à ce critère son manque de prévisibilité. Cependant, cette critique pourra être atténuée par le fait que le critère du surplus modéré du consommateur fait foi et confiance à l’expertise des autorités de contrôle dans ce domaine. Elles pourront, avec la pratique, développer des balises solides permettant d’assurer une certaine sécurité juridique[145], comme c’est le cas sur d’autres questions complexes du droit de la concurrence.

La deuxième caractéristique du critère du surplus modéré du consommateur est qu’il exige que les gains soient transférés en tout ou partie aux destinataires de l’activité économique, soit, en l’espèce, les consommateurs ou/et les PME. Si l’on tient compte de l’article 1.1 L.c, il est clair que l’efficience générée par une fusion ou une alliance stratégique devrait profiter à l’économie canadienne, en général, et au consommateur, en particulier. Si les gains sont transmis aux consommateurs ou destinataires de l’activité économique, sous forme de prix réduits, de produits de qualité ou de nouveaux produits, il est permis de présumer qu’ils seront alors de nature à neutraliser et à surpasser les effets anticoncurrentiels. Le transfert des gains au consommateur tient tout autant compte de toutes les formes d’efficience économique qu’il peut se faire de manière directe ou indirecte ou être réalisé à court ou à moyen terme. En effet, cette exigence autoriserait une transaction, qui hausserait les prix, sous la condition expresse que cette hausse se répercute favorablement sur le consommateur, en termes de produits de qualité, de choix améliorés ou de durabilité.

Il ne fait nul doute que l’article 1.1 L.c. commande un équilibrage entre plusieurs objectifs communs qui devraient être complémentaires, à notre sens, et non contradictoires. L’objectif d’efficience économique n’est pas contradictoire avec l’objectif d’assurer aux PME une chance de participer à l’économie, ni avec l’objectif fondamental d’assurer au consommateur un choix de produits avec des prix compétitifs. L’efficience économique sert de manière générale à atteindre ces objectifs et, particulièrement, des produits variés, de bonne qualité avec des prix abordables au profit du consommateur. À notre sens, tel est le précepte fondamental que véhicule l’article 1.1 L.c. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le projet de loi C-256 de 1971, qui prévoyait « qu’une partie importante des avantages retirés ou à retirer de cette amélioration de l’efficacité est transmise ou sera probablement […] transmise au public dans un délai raisonnable, sous la forme d’une diminution des prix ou d’une amélioration des produits[146] ».

Quatre décennies plus tard, après l’affaire Supérieur Propane, une autre proposition semblable a été mise en avant. Le projet de loi C-249 de mars 2003, même s’il renonçait au principe de défense, n’en contenait pas moins une disposition tendant à mettre en conformité la balance d’efficience avec l’article 1.1 L.c. en prévoyant le transfert des gains en efficience aux consommateurs sous forme de prix concurrentiels ou de choix variés des produits.

L’exigence de transfert des gains aux consommateurs aura au moins un double mérite. D’une part, elle serait en parfaite conformité avec l’article 1.1 L.c. D’autre part, elle enraierait toutes les transactions qui ne créeraient pas des conditions favorables de nature économique et sociale posées par l’article 1.1 L.c., ce qui aurait pour conséquence que les fusions créant des monopoles ou des quasi-monopoles ne seraient admises que dans les cas où elles seraient en faveur du consommateur en termes de prix ou de qualité du produit. Ce qui serait exceptionnel. Dès lors, la deuxième caractéristique du critère du surplus modéré du consommateur crée les conditions implicites et explicites qui permettraient d’exclure de l’exception d’efficience les transactions créant un monopole.

Conclusion

Une idée reçue assez répandue considère que le droit de la concurrence n’a pas à se préoccuper de questions de nature distributive. Que c’est un outil inadéquat pour « s’ingérer » dans les questions de redistribution de la richesse. Que d’autres moyens plus adéquats que le droit de la concurrence essaient déjà d’apporter des solutions aux questions distributives : tel est le cas de la politique fiscale, de la politique de protection sociale. Cela est, en partie, exact parce que la politique de la concurrence n’a pas pour objet premier de régir la redistribution de la richesse, car elle vise d’abord à maintenir des conditions qui stimulent la création de la valeur pour l’ensemble de la société. Nous venons de voir néanmoins que certaines questions de droit de la concurrence peuvent avoir un rapport sinon direct du moins incident avec la justice distributive.

L’exception d’efficience a été prévue pour permettre l’autorisation d’opérations de fusion et, récemment, d’alliance stratégique qui, bien que restreignant la concurrence sur un marché, génèrent en fin de compte un avantage net pour la société dans son ensemble, et non pas pour une catégorie particulière. En délaissant le critère restrictif du surplus total vers un critère plus ouvert tendant à considérer d’autres intérêts que ceux seulement des propriétaires et des investisseurs[147], l’interprétation de l’exception d’efficience n’a pas encore connu cependant une maturation. En droit canadien, elle est en genèse et cherche encore ses points de repère. Le statu quo actuel entretenu par le législateur donne aux autorités judiciaires la latitude de l’interpréter encore davantage dans le sens de rencontrer les finalités économiques et sociales poursuivies par le droit de la concurrence. Le critère du surplus modéré du consommateur proposé ici va dans le sens de l’élargissement de cette question centrale qui recevra bientôt d’autres débuts de solution.