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La propagande haineuse constitue un crime punissable en vertu du Code criminel du Canada[1]. Les différentes infractions constituant de la propagande haineuse sont notamment l’encouragement au génocide (art. 318 (1) C.cr.), l’incitation publique à la haine (art. 319 (1) C.cr.) et la fomentation volontaire de la haine (art. 319 (2) C.cr.). La propagande haineuse est définie comme étant « [t]out écrit, signe ou représentation visible qui préconise ou fomente le génocide, ou dont la communication par toute personne constitue une infraction aux termes de l’article 319[2] ». Pour entraîner la responsabilité pénale, la propagande haineuse doit être dirigée contre un « groupe identifiable » d’individus. Le Code criminel définit le « groupe identifiable » comme désignant « toute section du public qui se différencie des autres par la couleur, la race, la religion, l’origine ethnique ou l’orientation sexuelle[3] ». En dehors de l’ajout, en 2004, de l’orientation sexuelle comme critère de différenciation, cette définition reprend presque les mêmes catégories de personnes protégées par la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948[4]. En effet, l’article 2 de cette convention prévoit que le génocide s’entend de l’un quelconque des actes « commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux[5] ».

Littéralement interprété, le Code criminel ne réprime la propagande haineuse que lorsqu’elle est dirigée contre un groupe de personnes pour des raisons de couleur, de race, de religion, d’origine ethnique ou d’orientation sexuelle. Appliquant cette interprétation à la lettre, la juge Hélène Morin de la Cour du Québec a récemment refusé de retenir l’accusation d’incitation publique à la haine à l’encontre de Jean-Claude Rochefort, propriétaire de trois sites Web faisant l’apologie de Marc Lépine, auteur de la fusillade perpétrée le 6 décembre 1989 à l’École polytechnique de Montréal et qui a entraîné la mort de 14 étudiantes qui aspiraient à devenir ingénieures. Rochefort déposait également sur ses sites des textes dans lesquels il s’en prenait aux féministes. Selon Radio-Canada, M. Rochefort illustrait son idéologie masculiniste par des montages graphiques faisant usage de photos où était représenté M. Marc Lépine[6]. Dans l’un des photomontages de M. Rochefort, apparaissait un policier disant à Marc Lépine : « STP Marc, rends-nous service : tue toutes ces salopes[7]. » Dans un autre, M. Rochefort avait mentionné que « le 6 décembre [était] le jour de la Saint-Marc “pour le souvenir de la première contre-attaque contre les féminazies dans la guerre contre les hommes”[8] ».

Alors que la Couronne était convaincue que M. Rochefort avait commis l’infraction d’incitation publique à la haine prévue par l’article 319 (1) C.cr., l’avocat de ce dernier faisait valoir, de son côté, que les femmes ne constituaient pas un « groupe identifiable » au sens du Code criminel. En effet, comme nous venons de le signaler, l’article 318 (4) C.cr. prévoit que, pour constituer un acte criminel, l’incitation publique doit être dirigée contre un groupe d’individus identifiable par la couleur, la race, l’origine ethnique ou l’orientation sexuelle. Le motif de distinction basée sur le sexe n’est pas inclus dans l’actuelle définition du groupe identifiable par le Code criminel. En conséquence, la juge de la Cour du Québec a rejeté les arguments du Procureur de la Couronne[9] en soutenant que les femmes ne constituaient pas un « groupe identifiable » au sens des articles 318 et 319 du Code criminel et que l’accusation d’incitation à la haine ne pouvait pas être maintenue contre M. Rochefort[10].

Dans l’état actuel du droit canadien, la différenciation basée sur le sexe ne peut donc pas servir de fondement à une poursuite pour propagande haineuse en vertu du Codecriminel.

La décision de la juge Morin, soit de ne pas maintenir l’accusation d’incitation publique à la haine contre M. Rochefort, a suscité des commentaires variés dans l’opinion publique. Si quelques personnes l’ont considérée comme acceptable, la plupart l’ont trouvée malheureuse[11]. Même au Parlement, les réactions ont été vives. Par exemple, la députée Nicole Demers, de la circonscription de Laval, a estimé qu’il existe une importante lacune dans les articles 318 et 319 du Code criminel et qu’il est urgent d’inclure le mot « sexe » à l’intérieur des groupes identifiables afin que plus personne ne puisse proférer des menaces, inciter à la haine ou faire de la propagande haineuse à l’encontre des femmes[12]. La sénatrice Nancy Ruth, quant à elle, a fait savoir que le fait que les articles 318 et 319 du Code criminel n’assurent aucune protection contre la haine fondée sur le sexe pourrait entraîner des conséquences mortelles à l’égard des femmes et des jeunes filles[13].

Dans le présent article, nous soutenons que, telle qu’elle est présentement rédigée, la définition de la notion de « groupe identifiable » par le Code criminel est incomplète. À notre avis, le contexte actuel milite en faveur de la prise en considération du sexe dans la définition du concept de « groupe identifiable ». Pour appuyer cet argument, nous ferons d’abord un bref historique de l’adoption des dispositions du Codecriminel relatives à la propagande haineuse. Nous verrons que, au moment de l’adoption de ces dispositions, l’objectif principal du législateur était de réprimer les messages véhiculant la haine propagés par certaines personnes et organisations à l’encontre des groupes identitaires. C’est la protection des groupes faisant l’objet de la propagande discriminatoire à l’époque qui était essentiellement recherchée. Le fait que le Parlement ne soit pas encore parvenu à insérer au Code criminel le sexe comme critère de différenciation et motif de distinction d’un groupe de personnes ne peut être interprété comme un choix délibéré de sa part pour priver de protection contre la propagande haineuse une catégorie de citoyens canadiens. En effet, quand le besoin d’inclure les couples de même sexe parmi les groupes nécessitant la protection contre le discours haineux s’est urgemment fait sentir, la majorité des députés y a répondu positivement[14]. Le Parlement a aussi tenu compte du motif de distinction basé sur le sexe lors des modifications apportées au Codecriminel relativement aux circonstances aggravantes dans la détermination de la peine en cas de crimes haineux[15]. Loin d’être le résultat d’une volonté claire de priver de protection une catégorie donnée d’individus, le fait que l’article 318 (4) C.cr. ne comporte pas de critère de différenciation reposant sur le sexe relève davantage d’un manque de sensibilisation suffisante de la majorité des députés fédéraux quant à l’ampleur réelle du phénomène de propagation de la haine basée sur le sexe.

Puis, nous verrons que le contexte actuel du droit international, d’où la notion de « groupe identifiable » tire ses racines, est en faveur de l’inclusion de plusieurs catégories de personnes. Plus précisément, la notion de « groupe identifiable », dont l’origine est la Convention sur le génocide[16], a été interprétée de façon évolutive par la jurisprudence internationale qui l’étend pour le moment aux catégories qui n’étaient pas nommément visées à l’origine. Des modifications à l’article 318 (4) C.cr. s’imposent donc actuellement afin que le concept de « groupe identifiable » qu’il définit ne soit plus isolé de son contexte d’origine.

1 Le crime de propagande haineuse et la notion de « groupe identifiable » au Canada : une lenteur législative manifeste

1.1 Le contexte général de la propagande de haine au Canada

La répression de la propagation de la haine n’est pas un fait récent. Déjà en 1275, afin de prohiber la diffusion de fausses rumeurs de nature à semer la discorde ou la calomnie entre le roi et son peuple ou les personnages importants du royaume, l’Angleterre instituait l’infraction DeScandalisMagnatum[17]. En vertu de cette infraction, le responsable de la propagation de la rumeur devait être arrêté et mis en prison jusqu’à ce que la personne à l’origine de la fausse information soit traduite devant les tribunaux[18].

La propagation de la haine entre les races a pris une allure sans précédent avec l’instauration de la dictature d’Adolf Hitler en Allemagne. Malgré la défaite de l’Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale, l’idéologie d’Adolf Hitler s’est étendue sur le plan temporel et géographique, spécialement dans les États occidentaux[19]. C’est ainsi que, depuis les années 1950, le Canada a fait face à l’émergence d’une multiplicité de mouvements d’extrême droite constitués aussi bien de Canadiens que d’immigrants venus d’Europe[20]. Leur idéologie, essentiellement inspirée de l’idéologie nazie, était dirigée à l’encontre des communautés juive et noire du Canada, notamment, mais pas exclusivement, celles de l’Ontario et du Québec. Plusieurs organismes de la société civile ont alors demandé au gouvernement du Canada d’agir vite pour mettre fin à ces discours haineux.

Au Canada, si le Manitoba a été la première province à adopter une législation destinée à combattre la propagande haineuse d’inspiration nazie en 1933[21], il faudra attendre le mois de janvier 1965, au niveau fédéral, pour que le ministre de la Justice de l’époque, Guy Favreau, annonce la création « d’un comité spécial chargé d’étudier les problèmes relatifs à la diffusion au Canada de diverses sortes de “propagande de haine” et d’en faire rapport[22] ». Le président de ce comité était le professeur Maxwell Cohen, alors doyen de la Faculté de droit de l’Université McGill. Avec un mandat consultatif, le rôle de ce comité consistait en l’étude de « la nature et de l’envergure du problème de la propagande de haine [sous toutes ses formes pour] formuler des recommandations en vue de la supprimer ou de la limiter[23] ». Un rapport a été rendu au ministre en 1966. Comme le résume bien la Cour suprême, le rapport Cohen indiquait ceci :

[Les] individus soumis à la haine raciale ou religieuse risquent d’en subir une profonde détresse psychologique, les conséquences préjudiciables pouvant comprendre la perte de l’estime de soi, des sentiments de colère et d’indignation et une forte incitation à renoncer aux caractéristiques culturelles qui les distinguent des autres. Cette réaction extrêmement douloureuse nuit assurément à la capacité d’une personne de réaliser son propre “épanouissement”[24].

D’autre part, ce rapport affirmait que « la propagande haineuse peut parvenir à convaincre les auditeurs […] de l’infériorité de certains groupes raciaux ou religieux. Cela peut entraîner un accroissement des actes de discrimination, se manifestant notamment par le refus de respecter l’égalité des chances dans la fourniture de biens, de services et de locaux, et même par le recours à la violence[25] ». En définitive, les messages constituant de la propagande haineuse portent atteinte à la dignité et à l’estime de soi des membres du groupe victime tout en « contribu[ant] à semer la discorde entre différents groupes raciaux, culturels et religieux, minant ainsi la tolérance et l’ouverture d’esprit qui doivent fleurir dans une société multiculturelle vouée à la réalisation de l’égalité[26] ».

Même si le nombre d’individus et d’organismes prônant la propagande haineuse n’était pas très considérable, le rapport Cohen concluait qu’il y avait un danger évident et actuel au bon fonctionnement d’une démocratie[27]. Le rapport recommandait alors l’adoption d’une loi en matière de propagande haineuse qui devait assurer expressément la protection des mêmes catégories d’individus que dans la Convention sur le génocide[28].

Tout en reconnaissant que la liberté d’expression était la pierre angulaire de la civilisation occidentale et que l’affaiblir pouvait ébranler le mode de vie des Canadiens, le rapport Cohen ajoutait toutefois ceci :

Nous savons qu’il y a, outre les intérêts particuliers, des intérêts sociaux à protéger, et que ces derniers ne sont pas toujours protégés par une liberté individuelle illimitée. Les succès remportés par le fascisme en Italie et le nazisme en Allemagne à la suite d’une propagande effrontément fausse nous ont démontré la fragilité des sociétés libérales trop tolérantes dans certaines circonstances. Ils nous ont montré également la grande part d’irrationalité existant dans la nature humaine, ce qui rend les gens très vulnérables à la propagande en temps d’effort ou de crise. L’expérience et l’évolution de notre époque nous obligent à surveiller avec minutie les abus de la liberté de parole[29].

Enfin, selon le rapport Cohen, la nécessité d’une nouvelle loi était justifiée par le fait que, en common law, le droit sur la diffamation n’offrait aucune protection en cas de haine dirigée contre des groupes de personnes, car une personne diffamée en raison de son appartenance n’avait de recours en justice qu’en tant qu’individu[30]. Afin de pouvoir bénéficier de la protection de la loi, les personnes appartenant à un groupe identifiable devaient donc démontrer qu’elles avaient été diffamées directement et personnellement comme individus et non pas comme constituant un groupe[31]. Dans le même sens, les dispositions du Code criminel ne réprimaient la diffamation que lorsque celle-ci était personnellement dirigée contre des individus et non contre des groupes d’individus[32]. En tant que tels, les groupes minoritaires de personnes ne bénéficiaient donc d’aucune protection juridique, que ce soit en droit civil ou en droit pénal.

1.2 L’évolution législative en matière de propagande haineuse : une évidente réticence politique à propos de l’inclusion du sexe parmi les critères de différenciation de l’article 318 (4) du Code criminel

En réponse au rapport Cohen, des modifications ont été apportées au Code criminel en 1970 par l’inclusion des trois catégories d’infractions constituant de la propagande haineuse, actuellement présentes dans les articles 318 (1), 319 (1) et 319 (2) C.cr. Comme nous l’avons déjà souligné, la définition de l’expression « groupe identifiable » est prévue dans l’article 318 (4) C.cr.

À l’origine, la notion de « groupe identifiable » prévue par le Code criminel, à l’instar de celle qui est prévue dans la Convention sur le génocide, prenait en considération uniquement quatre motifs de distinction. Il s’agit des motifs basés sur la couleur, la race, la religion et l’origine ethnique[33]. Jugeant cette définition très restrictive, plusieurs appels et initiatives ont été lancés en vue de l’élargir davantage. En avril 1985, le Comité spécial d’étude de la pornographie et de la prostitution avait recommandé que la définition de l’expression « groupe identifiable » qui figure à l’article 318 (4) C.cr. soit élargie pour que les facteurs de différenciation comprennent aussi le sexe, l’âge et la déficience mentale ou physique aux fins de l’application de l’article 319 C.cr.[34]. De même, dans son rapport de 1986, la Commission de réforme du droit a considéré qu’« [u]ne excellente façon de choisir les critères de protection des groupes contre les attaques haineuses consiste à retenir à ce titre les motifs de discrimination clairement réprimés par le droit canadien[35] ». La Commission estimait ainsi que « la disposition protégeant le mieux contre la discrimination [était] le paragraphe 15 (1) de la Chartecanadienne [qui] garantit que tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi indépendamment des motifs de discrimination énumérés et fondés sur “la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou la déficience mentale ou physique”[36] ». La Commission ajoutait que, « [s]i la Charte protège les particuliers contre toute discrimination fondée sur ces motifs précis, il est tout à fait logique que les groupes ainsi désignés soient protégés par le droit pénal lorsqu’ils sont victimes d’expressions de haine virulentes[37] ». Le 4 mai 1987, le projet de loi no C-54, portant sur la pornographie, a été présenté devant la Chambre des communes[38]. Il est malheureusement mort au feuilleton alors qu’il prévoyait des modifications à l’article 318 (4) C.cr. pour ajouter le sexe comme motif de distinction dans la définition de l’expression « groupe identifiable[39] ».

Il faudra attendre le début des années 90 pour assister à de nouvelles initiatives en faveur de la prise en considération élargie des critères de protection pénale des groupes identifiables victimes de crimes haineux. Ces initiatives ont abouti aux modifications apportées au Code criminel en 1995 en vue d’y insérer, dans sa partie xxiii, les dispositions permettant de tenir compte du caractère haineux du crime dans la détermination de la peine. Il est ainsi prévu que les éléments de preuve qui établissent que l’infraction a été motivée par des préjugés ou de la haine fondés sur des facteurs tels que la race, l’origine nationale ou ethnique, la langue, la couleur, la religion, le sexe, l’âge, la déficience mentale ou encore physique ou l’orientation sexuelle, sont considérés comme des circonstances aggravantes[40]. L’élargissement de la notion de « groupe identifiable » prévue dans l’article 318 (4) C.cr. n’était malheureusement pas à l’ordre du jour de cette intervention législative.

En 2004, à la suite de l’activisme des mouvements luttant pour la reconnaissance des droits des couples de même sexe, l’orientation sexuelle a été ajoutée aux traditionnels motifs de différenciation à l’article 318 (4) C.cr.[41]. Selon certains militants et militantes féministes, la majorité des députés fédéraux, y compris le député néo-démocrate Svend Robinson à l’origine de cette initiative législative, ont refusé d’ajouter le motif lié au sexe à ce qui était alors appelé le « projet de loi no C-250 » malgré les appels lancés en ce sens[42].

En 2005, le député libéral Borys Wrzesnewskyj a soumis le projet de loi no C-385 en vue de ressusciter le débat sur l’inclusion du sexe parmi les motifs de différenciation des groupes identifiables[43]. Ce projet de loi n’a pas connu beaucoup de succès pendant une période d’à peu près quatre ans. Il a été réintroduit à la Chambre des communes en mai 2009 en tant que projet de loi no C-380[44]. Le dernier débat parlementaire de l’année 2009 sur ce projet de loi a eu lieu le 3 décembre peu avant que la deuxième session de la 40e législature soit prorogée par la gouverneure générale. Selon les extraits de ce débat parlementaire, il est apparu que seuls les conservateurs n’étaient pas disposés à ce que le projet de loi no C-380 soit adopté[45]. Après la reprise de la troisième session parlementaire, le député Wrzesnewskyj a tablé de nouveau sur ce projet de loi le 3 mars 2010, date à laquelle il a été soumis en première lecture[46]. Le 10 juin 2010, dans la foulée de l’affaire Jean-Claude Rochefort, la députée Nicole Demers a lancé une autre initiative législative, le projet de loi no C-531, en vue d’inclure le mot « sexe » dans la définition du groupe identifiable du Code criminel[47]. Le 16 juin 2010, le député Wrzesnewskyj a présenté une pétition signée par des étudiantes et des étudiants du programme d’études féministes de l’Université de Waterloo. Les pétitionnaires demandaient au gouvernement d’adopter le projet de loi no C-380 pour « élargi[r] la définition de [l’expression] “groupe identifiable” en ce qui concerne la propagande haineuse dans le Code criminel afin d’y inclure toute section du public qui se différencie des autres par le sexe[48] ». Le député Wrzesnewskyj faisait ainsi savoir ce qui suit :

Les pétitionnaires sont conscients du fait que la violence envers les femmes est souvent motivée par de la haine à leur égard, que la moitié des Canadiennes ont été victimes d’au moins un incident de violence physique ou sexuelle, que les Canadiens sont encore horrifiés par les sentiments haineux à l’origine du massacre de l’École polytechnique en 1989 et qu’ils sont atterrés de constater qu’il est actuellement légal au Canada de glorifier de tels actes et d’inciter d’autres personnes à les commettre[49].

Le même député a présenté deux autres pétitions en date respectivement du 27 septembre et du 22 octobre 2010 qui appelaient aussi à l’adoption du projet de loi no C-380 par les députés fédéraux[50]. Même s’il est difficile de prédire l’avenir de ces deux projets de loi, tout laisse croire que le contexte actuel est favorable à l’élargissement de la définition du groupe identifiable pour y inclure la différenciation basée sur le sexe en matière de propagande haineuse.

1.3 Vers une prise de conscience décisive sur l’inclusion du sexe parmi les critères de différenciation de l’article 318 (4) du Code criminel ?

Il importe de rappeler tout d’abord que, chaque fois qu’il a été question de discuter des dispositions portant sur la propagande haineuse, il y a toujours eu de vifs débats au sein du Parlement. Depuis qu’est née l’idée d’adopter une loi pénalisant la propagation de la haine, des oppositions farouches ont toujours existé[51]. À chaque occasion, l’issue des débats a été déterminée par le degré de mobilisation non seulement des politiciens mais aussi, et surtout, des organisations de la société civile. Dès lors, nous pouvons avancer que, pour une raison ou une autre, le combat pour l’inclusion du sexe comme critère de différenciation dans la définition de la notion de « groupe identifiable » n’a pas encore suffisamment trouvé de porte-étendards susceptibles de renverser la tendance. Et tant que la situation restera ainsi, la majorité des députés du Parlement ne réalisera pas que la propagande haineuse basée sur le sexe est d’une telle ampleur qu’il faut apporter des modifications au Code criminel pour y faire face. En l’absence d’une mobilisation conséquente, la majorité des députés considérera toujours que la situation n’est pas suffisamment grave pour requérir l’adoption d’une nouvelle loi à ce sujet.

Les défenseurs de la décriminalisation du discours haineux se fondent principalement sur la nature constitutionnelle de la liberté d’expression. Dans l’affaire Keegstra[52], bien que les juges dissidents et ceux de la majorité aient tous reconnu que les objectifs législatifs en vue de la prévention de la fomentation de la haine revêtent une importance suffisante pour justifier la violation du droit à la liberté d’expression, ils ont cependant divergé relativement à la proportionnalité de ces droits. Les juges dissidents ont estimé que l’article 319 (2) du Code criminel constitue une atteinte excessive à la liberté d’expression étant donné qu’il est rédigé en termes trop larges qui sont susceptibles d’englober plus de conduite expressive que ne le justifie l’objectif de la promotion de l’harmonie sociale et de la dignité individuelle. Selon les juges de la majorité cependant, même si la prohibition de la propagande haineuse viole la liberté d’expression garantie par l’article 2 (b) de la Charte canadienne des droits et libertés, son maintien est justifiable en vertu de l’article premier de cette même charte[53].

L’objectif de la prohibition de la propagande haineuse est donc suffisamment important pour justifier une atteinte à la liberté d’expression en vertu du droit criminel. Dans l’affaire Mugesera, la Cour suprême du Canada a estimé que le risque que la propagande haineuse engendre la haine est très réel et que c’est ce préjudice qui justifie l’engagement de poursuites en vertu du Code criminel. Reprenant les propos du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) dans l’affaire Médias de la haine[54], le plus haut tribunal du Canada a ajouté que « le dénigrement de gens fondé sur leur origine ethnique ou leur appartenance à un autre groupe peut, en soi et en raison des autres conséquences pouvant en découler, causer un préjudice irréparable[55] ». Il y a donc lieu de soutenir que la criminalisation du discours haineux par les articles 318 et 319 C.cr. n’est pas près de subir une éventuelle censure politique au nom de la liberté d’expression[56].

Par ailleurs, le fait qu’il y a rarement eu des cas devant les tribunaux[57] semble avoir contribué à donner l’impression que la propagation de la haine basée sur le sexe n’était pas un mal qu’il fallait éradiquer en vertu du droit criminel. Si tel a été le cas jusqu’à présent, le moment semble actuellement propice à une reconsidération de cette approche. L’affaire Rochefort pourrait constituer un bon point de départ vers l’inclusion du sexe parmi les motifs de distinction d’un groupe d’individus aux fins de la répression de la propagande haineuse en vertu du Codecriminel. Si elle était bien exploitée, cette affaire pourrait être un bon moyen de déclencher un large mouvement de soutien dans l’opinion publique, qui pourrait facilement bénéficier de relais suffisants au sein du Parlement pour faire adopter une loi.

Au cas où les deux projets de loi que nous venons de mentionner ne seraient pas adoptés dans l’immédiat, il faudrait peut-être attendre le lancement d’une campagne pour une nouvelle élection fédérale, moment où les candidats députés pourraient faire des promesses en ce sens. Une fois encore, il faudrait que des individus ainsi que des groupes de pression intéressés s’investissent suffisamment pour que l’inclusion du sexe comme critère de différenciation dans l’article 318 (4) C.cr. soit un enjeu électoral réel. En effet, comme nous venons de le signaler, le retard pris quant à l’inclusion du sexe parmi les motifs de différenciation des groupes en matière de propagande haineuse serait le résultat, d’une part, de l’absence de mobilisation conséquente de la part de la société civile et du public en général et, d’autre part, du faible engagement politique de la majorité des députés.

Certains milieux politiques ont soutenu qu’accorder une protection contre la propagande haineuse à une section du public qui se différencie des autres par le sexe serait contraire à l’égalité de tous devant la loi, car cela risquerait de placer un groupe identifiable par le sexe (généralement les femmes) dans une situation avantageuse par rapport aux autres groupes. Cependant, une telle approche passe sous silence le fait que l’auteur du crime de propagande haineuse basée sur le sexe s’en prend au groupe identifiable à cause justement de son sexe. Alors que le reste de la société peut être épargné par les crimes haineux, les membres du groupe identifiable par le sexe n’ont pratiquement rien pour les protéger contre les risques d’atteinte à la vie et à la sécurité à cause de leur appartenance sexuelle[58]. Dès lors, accorder la protection contre la propagande haineuse dont risque d’être victime un groupe identifiable par le sexe constituerait une reconnaissance que cette catégorie d’individus pourrait être la moins privilégiée et qu’il faudrait ainsi que la loi lui vienne en aide[59]. Comme le soutient la professeure Louise Langevin, « [l]’absence du sexe comme facteur de différenciation sur lequel se fonde la propagande haineuse constitue certainement une forme de discrimination basée sur le sexe[60] ». En conséquence, l’inclusion du motif de distinction basée sur le sexe assurerait plutôt l’égalité de tous devant la loi en permettant l’adoption de mesures pour placer une catégorie d’individus susceptibles de subir un désavantage sur le même pied que d’autres, c’est-à-dire hors de la portée des criminels motivés par la haine liée au sexe. En effet, la Cour suprême a estimé que la fomentation de la haine véhicule le message suivant :

[L]es membres de groupes identifiables ne doivent pas avoir un statut d’égalité dans la société, et ne sont pas des êtres humains qui méritent le même respect, la même déférence et la même considération que les autres […] [E]n restreignant la fomentation de la haine, le Parlement cherche donc à renforcer la notion de respect mutuel, indispensable dans une nation qui vénère le principe de l’égalité de tous[61].

Par ailleurs, l’inclusion du sexe parmi les motifs de distinction prévus dans l’article 318 (4) C.cr. assurerait la protection à la fois aux hommes et aux femmes même si ce sont ces dernières qui pourraient en bénéficier davantage compte tenu du contexte sociohistorique du Canada.

Il peut aussi être avancé que, en ne procédant pas à l’élargissement du contenu de la notion de « groupe identifiable », le législateur canadien veut préserver l’intégrité de sa définition telle qu’elle est prévue dans la Convention sur le génocide. Un tel argument n’est pas convaincant, car, comme nous l’avons déjà souligné, des modifications ont été apportées en 2004 à la définition du Codecriminel pour y inclure l’orientation sexuelle, alors que ce motif n’a jamais figuré dans la Convention sur le génocide. De plus, malgré ses origines, l’expression « groupe identifiable » n’est pas seulement applicable au crime d’encouragement au génocide (art. 318 (1) C.cr.). Elle s’applique aussi à l’incitation publique à la haine (art. 319 (1) C.cr.) et à la fomentation volontaire de la haine (art. 319 (2) C.cr.).

Et, même en ce qui concerne le crime d’encouragement au génocide, nous verrons que la notion de « groupe identifiable » a été largement interprétée par les tribunaux internationaux, à telle enseigne qu’elle englobe actuellement la protection de plusieurs groupes qui n’étaient pas visés à l’origine par la Convention sur le génocide. Dès lors, le Canada semble être en retard dans l’adaptation de ses lois à la pratique internationale. À notre avis, une telle adaptation est plus que jamais nécessaire, d’autant que les tribunaux canadiens sont, depuis quelques années, engagés dans le jugement des auteurs des crimes de génocide commis partout dans le monde une fois qu’ils se trouvent en sol canadien[62].

2 L’évolution de la notion de « groupe identifiable » en droit international : une interprétation extensive inspirante pour l’ajout du sexe comme critère de différenciation à l’article 318 (4) du Code criminel

C’est la situation du Rwanda qui a eu le mérite de mettre au jour les limites de la définition du concept de « groupe identifiable » de la Convention sur le génocide. Après la perpétration du génocide de 1994, le TPIR, créé par le Conseil de sécurité des Nations Unies, cherchait à appliquer les motifs de discrimination énumérés à l’article 2 de la Convention sur le génocide afin de démontrer juridiquement que le génocide avait été commis. Or, les Rwandais (Hutu comme Tutsi) ne présentent pas de différences notables que ce soit d’un point de vue religieux, racial ou linguistique. Les juges du TPIR ont donc été obligés d’être un peu plus créatifs pour justifier le fait que les Tutsi constituaient un « groupe identifiable ». Ainsi, dans l’arrêt Akayesu, le TPIR s’est posé la question de savoir « s’il serait impossible d’appliquer la Convention sur le génocide pour pénaliser la destruction physique d’un groupe en tant que tel, si ledit groupe, bien qu’il soit caractérisé par sa stabilité et par le fait qu’on y appartient par naissance, ne correspondait pas à la définition d’un des quatre groupes expressément protégés par la Convention[63] ». À cet égard, la réponse des juges a été négative. Même si cette interprétation ne semble pas avoir été reprise par d’autres chambres des tribunaux ad hoc, il demeure qu’il s’agissait d’une étape importante dans la tentative d’extension de la protection aux groupes identifiables d’individus qui ne sont pas nommément visés dans la Convention sur le génocide. Depuis lors, dans plusieurs affaires devant le TPIR, les juges ont estimé que la détermination du groupe identitaire exige la prise en considération du contexte politique, social et culturel de chaque cas étant donné qu’il n’existe pas de définition des concepts de nation, d’ethnie, de race et de religion qui soit internationalement reconnue[64].

De façon générale, l’analyse des décisions du TPIR montre une nette volonté de ne pas limiter la définition du « groupe identifiable » aux seuls groupes de personnes énumérés dans la définition de la Convention sur le génocide. De plus en plus, le TPIR a été d’avis que ce qui est plus déterminant est qu’un groupe identifiable soit traité comme tel par les autres groupes, y compris les auteurs des crimes[65]. Plus précisément, ce qui est généralement requis par plusieurs décisions des tribunaux ad hoc est que, au moment des faits, l’auteur de l’acte de génocide se sente distinct ou différent des membres du groupe qu’il cherche à détruire et que ces derniers se sentent aussi différents de lui[66]. Il s’agit en fait d’une référence à l’approche subjective dans la détermination d’un groupe identifiable. Dans l’arrêt Rutaganda par exemple, le TPIR a décidé ce qui suit :

[D]ans le cadre de l’application de la Convention sur le génocide, l’appartenance à un groupe est par essence une notion plus subjective qu’objective. La victime est perçue par l’auteur du crime de génocide comme appartenant au groupe dont la destruction est visée. La victime peut elle-même, dans certains cas, se considérer appartenir audit groupe[67].

Du côté du Tribunal pénal international pour l’Ex-Yougoslavie (TPIY), l’arrêt Jelisic´ expose les motivations des juges qui ont choisi d’appliquer l’approche subjective en ces termes :

Si la détermination objective d’un groupe religieux est encore possible, tenter aujourd’hui de définir un groupe national, ethnique ou racial à partir de critères objectifs et scientifiquement non contestables serait un exercice à la fois périlleux et dont le résultat ne correspondrait pas nécessairement à la perception des personnes concernées par cette catégorisation. Aussi est-il plus approprié d’apprécier la qualité de groupe national, ethnique ou racial du point de vue de la perception qu’en ont les personnes qui veulent distinguer ce groupe du reste de la collectivité. La Chambre choisit donc d’apprécier l’appartenance à un groupe national, racial ou ethnique à partir d’un critère subjectif : c’est la stigmatisation, par la collectivité, du groupe en tant qu’entité ethnique, raciale ou nationale distincte, qui permettra de déterminer si la population visée constitue, pour les auteurs présumés de l’acte, un groupe ethnique, racial ou national[68].

Globalement, l’approche subjective tient donc compte de la conduite de l’auteur de l’acte criminel qui choisit ses cibles du fait qu’elles appartiennent à un groupe identifiable différent du sien[69]. À l’opposé, l’approche objective permet d’identifier l’appartenance à un groupe en application des critères objectifs qui sont généralement admis par la science. Néanmoins, l’approche objective semble actuellement être en position très minoritaire dans la pratique du droit pénal international, sans en être totalement disparue.

Dans la jurisprudence récente issue des tribunaux internationaux, il existe un réel et vif attrait à vouloir, sinon adopter complètement l’approche subjective, du moins, combiner les deux approches[70]. En résumé, lorsque l’approche objective ne convient pas à ceux qui interprètent la définition du groupe identifiable, l’approche subjective devient la mieux placée pour tenir compte des phénomènes nouveaux qui n’étaient pas prévus lors de l’adoption de la Convention sur le génocide tels que le métissage ou d’autres appartenances aux différentes couches et sous-couches sociales d’une société donnée. Par exemple, la Commission internationale d’enquête sur le Darfour, qui devait déterminer s’il y a eu perpétration du génocide au Soudan, avait du mal à appliquer l’approche objective puisque les bourreaux et les victimes semblaient être d’un même groupe ethnique[71]. Afin d’arriver à la conclusion que les tribus victimes des massacres constituaient un « groupe identifiable », la Commission a alors été obligée de recourir à l’approche subjective. Elle a constaté que les membres des tribus qui supportaient les rebelles étaient considérés comme des « Africains », alors que ceux qui soutenaient la partie gouvernementale étaient considérés comme des « Arabes » indépendamment de leur origine ethnique[72].

À l’échelle de la Cour pénale internationale (CPI), dans l’affaire Bashir, la majorité des juges de la Chambre préliminaire I se sont abstenus d’adopter ouvertement l’une ou l’autre approche. Ils ont d’abord constaté qu’il n’y avait pas de motifs raisonnables de croire que la nationalité, la race ou la religion soit une caractéristique distincte de l’un quelconque des trois groupes visés (les Four, les Massalit et les Zaghawa), qui avaient été pris pour cible, et d’autres groupes de la région[73]. Toutefois, les juges ont estimé qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que chacun de ces groupes a sa propre langue, ses propres coutumes tribales et son propre lien traditionnel à ses terres. En conséquence, la Chambre préliminaire a considéré ces groupes comme différents au sens de la Convention sur le génocide[74]. Bien qu’elle ait refusé d’engager une discussion là-dessus[75], la Chambre préliminaire semble avoir opté pour l’approche subjective dans l’interprétation du contenu du concept de « groupe identifiable ».

Dans la pratique, si la combinaison de l’approche objective et de l’approche subjective est préconisée dans une bonne partie des jugements issus des tribunaux internationaux, une partie de la doctrine est d’avis que l’approche subjective peut, à elle seule, suffire pour assurer une meilleure catégorisation des personnes à considérer comme faisant partie d’un groupe identifiable[76]. Comme le soutient Schabas, vouloir appliquer l’approche objective coûte que coûte suggère que l’auteur du crime agit de façon rationnelle[77]. Or, un criminel « enragé » par la haine ne saurait agir de façon rationnelle.

Qu’en est-il alors de notre suggestion de reconnaître le groupe composé uniquement de femmes ou d’hommes comme constituant un groupe identifiable ? D’un point de vue objectif, il est de notoriété publique que les femmes sont différentes des hommes. En dehors des critères morphologiques traditionnels, l’inégalité sociale homme-femme a toujours créé un fossé énorme entre les deux sexes. De façon générale, les femmes ont historiquement souffert des abus et des injustices de la part des hommes et certaines continuent d’en souffrir malgré les multiples combats pour l’émancipation et l’égalité entre les sexes[78]. Plusieurs instruments internationaux ont reconnu très tôt cette réalité en préconisant la fin de l’inégalité liée au sexe. Ainsi, dans le Préambule de la Charte des Nations Unies[79], il est affirmé que les peuples des Nations Unies sont résolus à proclamer à nouveau la foi « dans l’égalité de droits des hommes et des femmes ». La Déclaration universelle des droits de l’homme prévoit que chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés sans distinction, entre autres, de sexe[80]. La même déclaration ajoute que l’homme et la femme ont le droit de se marier et de fonder une famille et qu’ils ont des droits égaux au regard du mariage, durant le mariage et au moment de sa dissolution[81]. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques interdit aussi la discrimination basée sur le sexe[82]. Il en est de même du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels qui proclame l’égalité des droits entre les sexes[83], notamment en matière de salaire[84]. Et comme toutes ces dispositions n’ont pas suffi à assurer l’égalité des droits entre les sexes, les Nations Unies ont préconisé en 1979 l’adoption de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes[85] ainsi que d’autres instruments[86]. Dans ces conditions, il n’est nul besoin de passer par l’approche subjective pour reconnaître que les femmes, tout comme les hommes, constituent un groupe identifiable.

En définitive, nous constatons que le droit international est favorable à un éventuel élargissement de la notion de groupe identifiable de façon à mieux assurer la protection efficace de plusieurs catégories d’individus susceptibles d’être victimes de leur appartenance. La Commission internationale d’enquête sur le Darfour a même soutenu que, étant donné que la pratique des tribunaux internationaux visant à interpréter largement la notion de « groupe identifiable » n’a été remise en question par aucun État, elle pouvait être considérée comme faisant partie de la coutume internationale[87].

Si l’approche subjective de la notion de groupe identifiable était admise comme faisant partie de la coutume internationale, un juge canadien pourrait en prendre acte même en l’absence d’une nouvelle intervention législative, à tout le moins en ce qui concerne l’incitation au génocide[88]. En effet, la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre[89] est assez ouverte pour permettre la prise en considération des développements ultérieurs en droit pénal international. Cette loi admet que tout groupe d’individus que le droit international coutumier ou les principes généraux de droit auront considéré comme étant digne d’une protection contre le génocide sera également considéré comme tel au Canada[90]. Cependant, une loi explicite est nécessaire pour qu’il y ait des garanties efficaces quant à la prise en considération de nouveaux critères de distinction des groupes par les tribunaux canadiens. En effet, comme nous l’avons vu précédemment, le Code criminel interdit non seulement l’encouragement au génocide mais aussi l’incitation publique à la haine et la fomentation volontaire de la haine. Étant donné que nous sommes en droit pénal, l’élargissement de la notion de groupe identifiable du Codecriminel requiert une intervention législative, car le principe de la légalité implique qu’une personne ne puisse pas être déclarée coupable d’un comportement qui n’était pas explicitement prohibé par la loi au moment de la survenance de l’acte que la société cherche à réprimer. Dans ce sens, nous venons de constater que le droit international ne pourrait pas être un handicap à une possible initiative législative en vue d’élargir la notion de « groupe identifiable » en droit pénal canadien. L’insertion du sexe comme motif de distinction dans la définition du groupe identifiable serait plutôt une bonne manière de se conformer aux exigences du droit international.

Conclusion

Comme la Cour suprême l’a affirmé, un discours haineux dirigé contre les membres d’un groupe identifiable nie leurs droits fondamentaux à l’égalité, à la vie, à la liberté et à la sécurité de leur personne[91]. En outre, le tort causé par les messages de haine est en conflit direct avec les valeurs essentielles à une société libre et démocratique[92]. Le crime de propagande haineuse comporte donc tous les ingrédients qui en font « un crime grave et des plus pernicieux qui soit, s’attaquant aux fondements mêmes de [toute] vie démocratique[93] ». La gravité des discours haineux recommande que des groupes identifiables d’individus en soient protégés, indépendamment de leur nature.

Le contexte national et international milite en faveur de la répression pénale d’un acte criminel haineux commis par un individu qui cible ses victimes à cause de leur appartenance sexuelle. En effet, en vertu de la disposition de l’article 15 (1) de la Charte canadienne des droits et libertés, il est évident que lorsque le nombre de groupes d’individus ayant besoin de la protection contre les actes de nature discriminatoire va au-delà de ce que prévoit présentement l’article 318 (4) C.cr. De plus, l’article 3 (1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne[94] prévoit que, pour son application, « les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, l’état de personne graciée ou la déficience ». Ensuite, comme nous l’avons précédemment indiqué, lorsque le législateur a adopté en 1995 les dispositions du Code criminel sur les circonstances aggravantes dans la détermination de la peine, il a implicitement reconnu que les groupes à protéger contre les crimes de haine sont plus nombreux que ceux qui sont présentement énumérés à l’article 318 (4) C.cr. Enfin, le Canada a été le premier pays à adopter les lignes directrices du Haut Commissariat des Nations Unies pour les refugiés[95] visant à accorder le statut de refugié aux femmes qui craignent d’être persécutées dans leurs pays d’origine en raison de l’appartenance sexuelle[96].

Par ailleurs, nous avons constaté aussi que le fait que l’expression « groupe identifiable » est d’origine internationale ne devrait pas être sans aucune incidence sur le droit canadien. En effet, depuis 2000, le Canada a adopté de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre[97] qui, entre autres, institue la compétence universelle permettant de poursuivre au pays les auteurs des crimes de génocide quelle que soit leur nationalité ou celle des victimes, peu importe le lieu et la date de perpétration[98]. Cette loi a déjà occasionné des poursuites criminelles contre un certain nombre d’individus résidant au Canada et soupçonnés d’avoir participé au génocide rwandais de 1994[99]. Pour éviter le « deux poids deux mesures judiciaires », il s’avère primordial que les juges canadiens appelés à appliquer les principes juridiques issus du droit international ne se sentent pas limités par des dispositions du droit interne. Dans ce sens, étant donné, comme nous l’avons déjà vu, que la notion de « groupe identifiable » est interprétée de façon large par les tribunaux internationaux, il y a nécessité que le droit canadien s’y conforme.

Dès lors, l’élargissement du contenu de la notion de « groupe identifiable », pour y inclure le sexe comme motif de discrimination, apparaît telle une logique nécessaire. La disposition de l’article 318 (4) C.cr. qui restreint le nombre de groupes identifiables d’individus susceptibles d’être protégés contre la propagande haineuse mérite alors fortement d’être modifiée afin qu’elle reflète l’évolution observée dans d’autres domaines du droit. Ce n’est pas en laissant le droit figé dans le temps qu’il prend ainsi plus de valeur. Le droit sert à réguler les phénomènes de la société et lorsque ceux-ci changent, le législateur devrait être prêt à l’adapter aux faits nouveaux auxquels il n’avait pas pensé lors de son adoption.

Étant donné que la propagation de la haine liée au sexe est devenue une réalité incontestable au Canada, le principe de la primauté du droit milite en faveur de l’élargissement de la notion de « groupe identifiable » du Code criminel en vue d’accorder aux groupes de personnes qui en sont victimes la même protection qu’à ceux qui sont présentement protégés. Il est vrai que la liberté d’expression est d’une importance constitutionnelle au Canada[100]. Cependant, la Cour suprême a jugé que sa limitation par les dispositions du Codecriminel sur la propagande haineuse est justifiée dans une société libre et démocratique[101].

Le fait que l’arrêt Keegstra a été rendu à la majorité de quatre juges sur trois ne permet pas de douter de la constitutionnalité de cette prohibition[102]. Après tout, même dans l’arrêt R. c. Zundel[103], qui a invalidé l’article 181 du Codecriminel pour entorse à l’article 2 (b) de la Charte canadienne, le jugement était ainsi partagé. Dans l’affaire Zundel, la Cour suprême a estimé que l’inconstitutionnalité de l’article 181 C.cr. découlait du fait que le texte de ce dernier est imprécis et a une portée excessive qui le rend, par conséquent, difficilement applicable par les tribunaux. De même, l’objectif historique de la disposition de l’article 181 a été jugé dépassé, ce qui renforçait son inconstitutionnalité. Par ailleurs, la récente invalidation de l’article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne par le Tribunal canadien des droits de la personne a été motivée par le fait que les modifications apportées en 1998 et prévues dans l’article 54 (1) (c) transformeraient celui-ci en une prohibition quasi criminelle, alors que la loi est normalement de caractère conciliatoire, préventif et réparateur[104]. Or, malgré leurs « limites étroites », les infractions prévues par les articles 318 et 319 C.cr. ne souffrent pas de ces lacunes[105]. En outre, cette décision a été fortement critiquée[106] et un recours en révision judiciaire a été interjeté[107].

Ainsi, tout comme la propagande haineuse est prohibée par le Codecriminel lorsqu’elle vise un groupe religieux ou ethnique, elle devrait l’être si elle est basée sur des motifs liés au sexe. La propagande haineuse ne devrait pas continuer d’échapper à la rigueur du droit pénal uniquement parce qu’elle est dirigée contre un groupe identifiable par le sexe. Il n’est pas concevable qu’une société démocratique reste muette devant le discours qui dénie l’humanité à tout un groupe identifiable d’individus et incite, par le fait même, à leur exclusion ou, pire, à leur élimination physique[108].

Logiquement, rien ne justifie le refus de la protection de l’article 2 (b) de la Charte canadienne à l’auteur de la propagande haineuse basée sur l’orientation sexuelle alors que cette protection est accordée à l’auteur de la propagande haineuse basée sur le sexe. Le massacre de l’École polytechnique de Montréal en 1989 a suffisamment montré que la haine basée sur le sexe constitue un vrai problème social. Le fait que M. Rochefort fasse l’apologie de cette tragédie en 2010 dans son site Web montre bien que ce problème de société n’a pas subi l’épreuve du temps. Bien au contraire, avec l’évolution croissante des nouvelles technologies de l’information et de la communication, les agissements de cet individu ainsi que ceux d’autres personnes qui se livrent aux mêmes discours haineux pourraient donner lieu à des conséquences plus dévastatrices que ce qui s’est passé à l’École polytechnique[109].

La propagande haineuse basée sur le sexe est donc une préoccupation urgente qui justifie suffisamment l’intervention du Parlement en vertu de ses pouvoirs en matière criminelle afin de protéger de manière appropriée les personnes qui peuvent en être victimes. C’est un mal qu’il faut éradiquer par l’intermédiaire du droit criminel.