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Tout juriste qui s’intéresse à l’indemnisation des victimes d’un préjudice corporel ne manque pas de relever les inconvénients et les incongruités du système de droit commun en vigueur au Québec : coûts élevés, délais d’indemnisation se comptant en années, obligation pour le juge de jouer au devin en ce qui concerne les pertes postérieures à la date du procès, inadaptation des règles fiscales, et ainsi de suite. La liste est longue et amène immanquablement à considérer d’autres façons de faire plus simples, plus rapides et plus efficaces.

La Loi sur l’assurance automobile[1] a été adoptée, il y a plus de 30 ans, en réponse à ces inconvénients, dans un contexte où l’automobile est à l’origine de la majorité des cas de préjudices corporels graves. Le système n’est pas parfait, mais il a fait ses preuves : les primes d’assurance automobile au Québec sont les moins élevées, au Canada[2], alors que tous les résidents québécois sont automatiquement couverts lorsqu’ils sont victimes d’un accident d’automobile ou qu’ils sont responsables d’un tel accident.

Cette loi est entrée en vigueur, dans la foulée du rapport Gauvin[3], dans un contexte où plus du quart des victimes d’un accident d’automobile n’étaient pas indemnisées, où les passagers d’une automobile devaient assumer les conséquences dramatiques de la faute du conducteur (généralement un proche parent) et où les délais et les coûts liés à l’obtention d’une indemnité se comptaient en années et en dizaines de milliers de dollars. La Loi sur l’assurance automobile est l’une des illustrations les plus claires de la règle prévue dans l’article 41 de la Loi d’interprétation :

Toute disposition d’une loi est réputée avoir pour objet de reconnaître des droits, d’imposer des obligations ou de favoriser l’exercice des droits, ou encore de remédier à quelque abus ou de procurer quelque avantage.

Une telle loi reçoit une interprétation large, libérale, qui assure l’accomplissement de son objet et l’exécution de ses prescriptions suivant leurs véritables sens, esprit et fin[4].

L’objectif poursuivi dans le présent texte est de vérifier si cette règle d’interprétation large et libérale de la loi se reflète dans la jurisprudence québécoise.

Une décision de principe rendue par la Cour d’appel du Québec en 1992, toujours citée dans la jurisprudence postérieure, servira de point de départ à notre exposé. Un rappel des directives mentionnées par le juge Baudouin dans l’arrêt Productions Pram[5] ne sera pas inutile au moment où l’interprétation large et libérale de la loi semble vouloir être remise en cause par une partie de la jurisprudence. Nous y consacrerons une section préliminaire, avant d’analyser les décisions rendues en la matière au cours des deux dernières décennies. En raison de l’abondance de la jurisprudence[6], nous nous en tiendrons, dans la première partie de notre texte, aux décisions rendues par la Cour d’appel, pour nous pencher, dans la seconde partie, sur les accidents mettant en cause un usage anormal de l’automobile. L’histoire se répète et le courant d’interprétation stricte de la loi, qui nie le droit des victimes à une indemnisation automatique, semble vouloir refaire surface. C’est donc le même message d’alarme, lancé il y a près de 20 ans dans les pages de cette revue[7], que nous voulons réactualiser ici.

En plus de la règle voulant qu’une loi remédiatrice doive être interprétée de manière large et libérale, il existe une autre règle d’interprétation dont la connaissance est essentielle. Cette règle veut que le sens ordinaire des mots doive céder la place au sens explicite que leur donne le législateur dans un texte de loi particulier[8], d’autant plus que « le contexte peut souvent obliger à écarter le sens courant du mot pour réaliser l’harmonie de l’ensemble ou pour accorder un texte à son objet[9] ».

La Loi sur l’assurance automobile définit précisément une douzaine de termes et d’expressions dans ses deux premiers articles, ce qui oblige l’interprète à moduler sa compréhension du texte en fonction des choix opérés par le législateur. Les notions d’accident, d’automobile et de préjudice causé par une automobile ont notamment un sens beaucoup plus large que leur acception courante. S’il est évident qu’une mobylette ou un bulldozer sont des automobiles au sens de la loi, en raison des termes choisis par le législateur pour définir cet objet[10], il apparaîtra tout aussi évident qu’un accident n’exige la preuve d’aucun élément fortuit ou involontaire.

Beaucoup d’incompréhension résulte de l’oubli de ces règles fondamentales d’interprétation des lois.

Un rappel des faits et des enseignements de l’arrêt Productions Pram

Les faits de l’arrêt Productions Pram[11] sont relativement simples : engagé dans la production d’une série télévisée, le caméraman Michel Lemay doit filmer, à partir d’une automobile circulant lentement, le passage à faible altitude d’un petit avion. Malheureusement, une roue du train d’atterrissage fracasse le pare-brise de l’automobile et blesse sérieusement M. Lemay. À ce stade, il n’est pas inutile de rappeler deux définitions fondamentales apparaissant à l’article 1 de la Loi sur l’assurance automobile :

« accident » : tout évènement au cours duquel un préjudice est causé par une automobile […] ; « préjudice causé par une automobile » : tout préjudice causé par une automobile, par son usage ou par son chargement, y compris le préjudice causé par une remorque utilisée avec une automobile.

Fort de ces définitions, le juge Baudouin conclut « que le cas sous étude tombe bien sous le coup de la loi et que le dommage a été causé par l’usage de l’automobile. Il n’est certes pas, au sens strict du terme, “un accident de circulation” (encore que l’automobile roulait ici sur un chemin public), mais il n’est pas pour autant un accident d’avion, pas plus qu’une collision entre un chemin de fer et une automobile est un accident de train[12] ».

Le juge Baudouin en arrive à cette solution après avoir posé, selon ses propres mots, « trois règles fondamentales ». La première concerne le rejet très net des théories de la causalité (causalité adéquate, équivalence des conditions, etc.) auxquelles les juristes ont généralement recours : « Ces théories sont d’un grand secours en droit commun, notamment lorsqu’il s’agit, pour le juge, d’évaluer le rapport causal entre la faute et le dommage. Elles ne le sont pas ici. » La deuxième règle traite des « buts poursuivis par la loi, qui, rappelons-le, est une loi remédiatrice et à caractère social ». Enfin, la troisième règle incite à « retourner au texte même [de la loi]. Celui-ci mentionne non seulement le dommage causé par une automobile (ce qui pourrait laisser supposer l’exigence d’un rôle actif de celle-ci), mais aussi par son chargement et “par son usage” »[13].

Bref, au-delà des faits précis de cette affaire, la vision globale de la loi et des objectifs poursuivis par le législateur explique que l’arrêt Productions Pram soit devenu une décision de principe qui a guidé toute la jurisprudence postérieure. Enfin, presque toute.

La même tendance est observée dans les autres provinces canadiennes où un régime d’indemnisation sans égard à la responsabilité est en vigueur, soit la Saskatchewan et le Manitoba. Ce dernier a d’ailleurs recopié presque mot pour mot, en 1993, la loi québécoise. Cela nous permettra de faire des comparaisons intéressantes, au fil de nos développements.

Dans les autres provinces ayant mis en place des régimes de no-fault partiels, c’est le législateur qui a dû intervenir afin de remplacer le critère de l’accident « caused by an automobile » par celui, plus ouvert, de l’accident « arising out of the use or operation of an automobile »[14]. Nous y reviendrons un peu plus loin, lorsqu’il s’agira de porter un jugement sur l’interprétation donnée à la loi québécoise.

1 La portée de la Loi sur l’assurance automobile selon la Cour d’appel du Québec

Nous pouvons examiner la jurisprudence de la Cour d’appel du Québec sous deux angles, qui tendent tous deux à confirmer le fait que le plus haut tribunal du Québec tient le même discours cohérent depuis des décennies : recours à une interprétation large de la notion d’accident d’automobile (1.1) et reconnaissance de la pleine portée à l’immunité de poursuite civile édictée par le législateur (1.3). Une seule décision de la Cour d’appel s’écarte, à notre avis, de cette ligne de conduite : nous y consacrerons une section particulière (1.2).

D’entrée de jeu, signalons que la Cour suprême du Canada ne s’est jamais prononcée sur ces questions dans un pourvoi en provenance du Québec. L’occasion lui a été fournie dans le célèbre arrêt St-Jean c. Mercier[15], une affaire de responsabilité médicale où les blessures initiales avaient cependant été causées dans un accident d’automobile (victime fauchée en faisant de l’auto-stop la nuit sur le bord d’une autoroute). Dans cette affaire, la demande d’intervention de la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) a toutefois été rejetée, sans motifs écrits.

En fait, la seule décision intéressante rendue par la Cour suprême concernant la Loi sur l’assurance automobile nous vient de l’Ontario ! Dans l’arrêt Lucas, la Cour a donné sa pleine portée à l’immunité de poursuite civile édictée dans la loi québécoise en jugeant qu’un résident ontarien ne pouvait poursuivre en Ontario un autre résident ontarien à la suite d’un accident d’automobile survenu au Québec[16].

1.1 La notion d’accident d’automobile

1.1.1 Une position claire

L’interprétation large et libérale de la notion d’accident d’automobile avait déjà cours avant l’arrêt Productions Pram. Ainsi, au milieu des années 80, le juge en chef Crête concluait que, « compte tenu des dispositions de la L.A.A., lorsqu’un accident de circulation se produit impliquant une ou plusieurs automobiles et causant un dommage corporel, il n’y a plus lieu de rechercher le lien de causalité de l’accident sous l’aspect juridique[17] ». Quelques années plus tard, le juge Beauregard donnait toute sa portée à la loi dans une affaire où une personne avait subi des dommages cérébraux parce que quelqu’un avait laissé tourner le moteur d’une automobile dans le garage fermé d’une résidence :

En conséquence, si aux termes de la Loi sur l’assurance automobile une voiture peut causer un dommage par l’entremise des gaz de son moteur et si, suivant les mêmes termes, une voiture peut causer un dommage même si elle est temporairement remisée dans un garage, je ne vois pas comment on pourrait dire qu’en l’espèce le préjudice subi par l’intimée Neveu n’est pas régi par la Loi sur l’assurance automobile[18].

Le juge Monet était cependant dissident dans cette dernière affaire. Invoquant « des problèmes terminologiques qui obscurcissent la matière », il refusait d’appliquer la loi au motif qu’« on est loin des “victimes d’accidents d’automobile” que le législateur a voulu protéger[19] ». C’est cette vision réductrice de la portée de la Loi sur l’assurance automobile qui sera rejetée par le juge Baudouin trois ans plus tard, dans l’arrêt Productions Pram. Nous pouvons illustrer toute l’importance de cette décision en signalant que les arrêts postérieurs de la Cour d’appel n’ont jamais dévié, à une exception près, de la voie tracée par le juge Baudouin. Nous ne retiendrons ici qu’un exemple de décision qui reflète bien l’état du droit 30 ans après l’entrée en vigueur de la Loi sur l’assurance automobile. Les faits de l’affaire Gaudreau c. Business Depot Ltd.[20] sont bien résumés par la juge Moreau :

Le demandeur était, en août 2002, camionneur et s’est rendu chez la défenderesse pour y livrer des marchandises à l’entrepôt situé à l’arrière du commerce.

Une passerelle hydraulique avait été installée par la défenderesse pour relier la boîte du camion à l’entrepôt, afin de faciliter le déchargement de la marchandise.

Le demandeur allègue qu’on a enlevé la passerelle sans avertissement et qu’il est tombé dans le vide, entre le débarcadère et le camion, se blessant gravement.

Une requête en irrecevabilité est présentée par la défenderesse, au motif que cet accident est couvert par la Loi sur l’assurance automobile et que toute poursuite civile est par conséquent prohibée. La requête a cependant été rejetée[21], ce qui a incité la défenderesse à présenter, deux ans plus tard, une requête en rejet d’action. C’est cette dernière requête qui a été accueillie par la juge Moreau. Voici sa conclusion :

Donc, si le camion remorque du demandeur est une « automobile » au sens de la LAA et son article 1, que le préjudice qu’il a subi lui a été causé par l’usage de son automobile, alors qu’il fermait la porte de sa remorque et descendait du véhicule et qu’aucune des exceptions de la Loi s’applique en l’espèce, le Tribunal conclut que la LAA a compétence exclusive en la matière.

En conséquence, même si le Tribunal doit se montrer très prudent dans l’étude d’une requête pour rejet d’action selon l’article 75.1 C.p.c., il n’en reste pas moins que la compétence exclusive de la LAA en l’espèce exige le rejet de la requête introductive d’instance comme manifestement mal fondée au sens de la Loi[22].

Cette dernière décision a été confirmée séance tenante par la Cour d’appel[23], lors d’une audition d’à peine 20 minutes, ce qui est révélateur de la position de cette cour touchant le domaine d’application de la loi. Il faut en effet comprendre que M. Gaudreau faisait usage de son automobile au moment où il a été blessé, la conduite proprement dite ne représentant que l’une des facettes de la question. Procéder au déchargement d’un camion-remorque est clairement, au sens de la loi, une opération liée à l’usage d’une automobile.

À titre comparatif, notons que les tribunaux manitobains font la même interprétation de leur texte de loi :

In this case the automobile was being used for the purposes of carrying lumber. The strap, which Mr. Ducharme appears to have held onto in order to dismount from the back of the truck, gave way, causing him to lose his balance by stepping on a piece of lumber and to fall onto the Blue U. Perhaps his tripping or slipping on the lumber when he fell from the truck may well have been the cause of his injury, but there is no doubt that the injury occurred while using an automobile.

The plaintiff’s claim is based on facts that he had provided and is linked to the use of his truck ; therefore, his action against the defendant is barred. There need not be a trial to determine the essential facts, which clearly involve the use of an automobile[24].

Cette fermeté de la Cour d’appel du Québec apparaît également dans la jurisprudence relative aux exceptions à l’application de la loi. Dans un jugement rendu à la même époque que l’arrêt Productions Pram, la juge Rousseau-Houle conclut que l’exclusion des blessures résultant de travaux d’entretien ou de réparation d’une automobile ne concerne que les « travaux de réparation et d’entretien qui sont la cause nécessaire, essentielle et déterminante du dommage[25] ». Autrement dit, toute exception à l’application d’une loi remédiatrice doit être interprétée restrictivement, par une application a contrario de la règle de l’article 41 de la Loi d’interprétation que nous avons cité plus haut[26].

1.1.2 La limite de l’interprétation large et libérale

Si une interprétation large et libérale est de mise en la matière, il faut cependant éviter de donner à la loi une portée tellement étendue qu’elle en deviendrait un régime d’indemnisation sans égard à la cause du préjudice. Ainsi, nous imaginons mal que le conducteur d’une automobile, blessé par un coup de poing asséné par un passager, puisse être indemnisé par la SAAQ, peu importe que l’automobile ait été ou non en mouvement au moment de l’incident. Si le conducteur faisait bel et bien usage d’une automobile lorsqu’il a été frappé au visage, cet usage n’a rien à voir avec les blessures subies. Il en va de même de l’accident « survenu lorsque le traîneau sur lequel la victime dévalait une pente heurta une bosse pour ensuite reculer jusqu’en dessous d’une ambulance immobilisée[27] ». C’est ce que le juge Baudouin a bien vu dans l’arrêt Productions Pram, en posant cet avertissement formel :

Il m’apparaît donc qu’effectivement, lorsqu’on tient compte des buts poursuivis par le législateur, d’une part, du caractère social et indemnitaire de la loi, d’autre part, et, enfin, de la tradition jurisprudentielle très fortement majoritaire, la loi doive recevoir une interprétation large et libérale. Cette interprétation doit cependant rester plausible et logique eu égard au libellé de la loi[28].

Il existe de bonnes applications de cette dernière règle dans deux arrêts rendus en 1999 par la Cour d’appel. Dans le premier, le tribunal a refusé d’appliquer la loi à la passagère brûlée par le café que lui remettait le conducteur du véhicule arrêté au service à l’auto d’une entreprise de restauration rapide[29]. Si la décision nous apparaît inattaquable étant donné les faits de l’affaire, elle aurait été, à notre avis, différente si l’automobile avait été en mouvement et que le mauvais état de la chaussée — ou une manoeuvre brusque du conducteur — avait été à l’origine du déversement, puisque l’usage de l’automobile aurait alors expliqué l’accident en l’espèce.

Dans la seconde affaire, où le conducteur d’une automobile avait été blessé d’une balle à la nuque tirée par un policier lors d’une chasse à l’homme, la Cour d’appel a renversé la décision de première instance ayant accueilli la requête en irrecevabilité présentée par les policiers, en signalant que « l’automobile — dans toutes les caractéristiques d’utilisation que lui prête la loi — ne fait nullement partie de près ou de loin de la chaîne de causalité ayant mené à la réalisation du préjudice subi. Ce n’est, en effet, ni la conduite, ni le maniement, ni le fonctionnement, ni même la présence de l’automobile qui a entraîné ce préjudice.[30] »

Ces deux dernières décisions montrent qu’une interprétation généreuse de la loi est possible, sans pour autant aller jusqu’à la dénaturer. Nous ne pouvons en dire autant, avec respect, d’une décision de la Cour d’appel rendue en novembre 2010.

1.2 Une vision différente des choses

L’histoire qui suit s’est déroulée en 2006. Richard Rossy et son fils de 27 ans, Gabriel Anthony, circulaient en automobile sur le chemin de la Côte-des-Neiges, à Westmount. Alors qu’ils approchaient d’une intersection, un arbre appartenant à la Ville est tombé sur la voiture de M. Rossy, provoquant le décès de son fils.

Poursuivie par la famille Rossy à titre de propriétaire de l’arbre, la Ville dépose une requête en irrecevabilité en alléguant que l’accident en question est visé par la Loi sur l’assurance automobile.

En première instance, le juge S. Reimnitz accueille la requête en se référant à plusieurs reprises à l’arrêt Productions Pram. Dans une décision étoffée de 80 paragraphes, il conclut ceci :

Le droit apparaît suffisamment bien établi, entre autres, dans les décisions Pram et dans les décisions subséquentes qui ont eu à appliquer cette décision.

Le tribunal croit que c’est pour indemniser le type de situation en cause que la Loi sur l’assurance automobile a été adoptée.

Il peut sembler incongru de conclure qu’un arbre qui tombe sur une automobile peut être considéré comme un accident automobile, alors que l’automobiliste n’a été qu’une victime.

Mais, le tribunal se doit d’appliquer la loi et la jurisprudence qui ont interprété l’article 10 de la loi. Comme indiqué précédemment, la [L]oi sur l’assurance automobile est une loi remédiatrice [à] caractère social, et elle doit être interprétée de façon large et libérale[31].

À notre grande surprise, la Cour d’appel renverse cette décision en indiquant notamment ce qui suit :

Certes, le jeune homme était à bord d’une automobile lorsque l’arbre s’est abattu sur celle-ci, mais rien ne permet de relier le préjudice qu’il a subi au fait qu’il était dans une automobile. Celle-ci ne constituait que l’habitacle où il se trouvait lors de la chute de l’arbre. Il aurait aussi bien pu être à pied, à bicyclette, en patins à roues alignées, etc. et il aurait subi le même préjudice. En revanche, la solution aurait été différente si, par exemple, en raison de la chute de l’arbre, l’automobile dans laquelle circulait Gabriel Anthony avait percuté cet arbre ou avait dévié de son chemin pour être impliqué dans un accident[32].

L’arrêt Productions Pram est explicitement distingué en l’espèce au motif que « l’automobile dans laquelle était le jeune Rossy n’a pas été l’un des facteurs de l’accident et du préjudice qui en a découlé, selon les allégations de la requête introductive d’instance[33] ».

Notre première réaction est de nous interroger sur cette distinction opérée avec les faits de l’arrêt Productions Pram. Michel Lemay circule à bord d’une automobile, sur une voie publique, lorsqu’une roue du train d’atterrissage d’un petit avion fracasse le pare-brise de l’automobile et le blesse sérieusement. Gabriel Anthony Rossy circule à bord d’une automobile, sur une voie publique, lorsqu’un arbre fracasse le pare-brise de l’automobile et le tue. Dans le premier cas, l’automobile est « l’un des facteurs de la collision » ; dans le second cas, elle ne sert que d’« habitacle » à la victime, selon la Cour d’appel. Est-ce à dire que l’avion volait trop bas à cause de l’automobile et que c’est ce qui explique que celle-ci a été un facteur dans l’accident ? Mais n’était-ce pas plutôt pour se rapprocher du caméraman ? Si c’est le cas, Michel Lemay aurait pu tout aussi bien être à pied, à bicyclette, en patins à roues alignées (pour reprendre la formule de la Cour d’appel). L’objectif visé n’était-il pas de filmer le petit avion et non de circuler en automobile ? Nous avouons en perdre le peu de latin que nous maîtrisons. Dans l’arrêt Productions Pram, ce n’est tout de même pas l’automobile qui a frappé l’avion mais bien le contraire.

Poussons plus loin le raisonnement et interrogeons-nous sur les conséquences de l’arrêt Rossy.

Signalons tout d’abord que cet arrêt se distingue nettement de la jurisprudence qui sera analysée dans la seconde partie du présent texte, où le détournement de l’usage habituel d’une automobile est parfois retenu comme critère servant à écarter l’application de la loi. Ce détournement d’usage, aussi appelé « usage anormal de l’automobile », est totalement absent dans l’arrêt Rossy, où les victimes circulaient sur une voie publique comme le font des centaines de milliers d’autres automobilistes, chaque jour.

Remplaçons maintenant l’arbre en cause dans cette affaire par un bloc de béton, que deux hurluberlus s’amuseraient à lancer sur des automobiles du haut d’un pont d’étagement (communément appelé un viaduc). Il nous semble difficile de soutenir que la Loi sur l’assurance automobile s’appliquerait à un tel accident, à partir du critère dégagé dans l’arrêt Rossy. Pourtant, la Cour suprême n’a pas hésité à qualifier un tel évènement d’accident d’automobile au sens de la législation ontarienne :

En l’espèce, il est indubitable que les Vytlingam avaient droit aux indemnités sans égard à la faute, puisqu’ils s’adonnaient à une activité automobile « ordinaire et bien connue » en roulant vers le nord sur l’autoroute 95, et que les blessures qu’ils ont subies étaient liées à ces « utilisation et conduite ». C’est pourquoi leurs assureurs ont versé à Michael Vytlingam, et à sa mère et sa soeur, des indemnités légales sans égard à la faute totalisant 1 408 358,22 $ (mémoire de l’appelante, par. 16)[34].

Le régime québécois d’assurance sans égard à la responsabilité aurait donc une portée moins grande que le régime ontarien, pourtant moins protecteur des droits des victimes puisqu’il laisse un certain domaine d’application à la notion de faute ? Il est paradoxal de constater qu’une loi établissant un système d’indemnisation sans égard à la responsabilité est interprétée moins libéralement qu’une loi aménageant un régime partiel d’assurance de ce type. Quant à l’argument voulant qu’une rédaction différente de la loi ontarienne explique cette décision, nous signalerons simplement que les termes « pour les pertes ou les dommages : a) découlant de la propriété ou, directement ou indirectement, de l’usage ou de la conduite de l’automobile[35] » ont été adoptés en vue de remplacer les termes « causés par l’automobile » qui avaient été interprétés trop restrictivement par la jurisprudence. Au Québec, faut-il le rappeler, la loi distingue depuis ses tout premiers débuts le préjudice causé par une automobile de celui qui résulte de son usage.

Remplaçons maintenant le bloc de béton par une structure complète en béton, par exemple un pont d’étagement. En appliquant le critère de détermination retenu dans l’arrêt Rossy, quelle différence y a-t-il entre la chute d’un arbre sur un véhicule en mouvement et l’effondrement du viaduc de la Concorde sur les automobiles circulant dessous ? La SAAQ aurait dépensé inutilement des centaines de milliers de dollars pour des victimes qui n’auraient pas été tuées ou blessées dans un accident d’automobile ? Et que faire des passagers des automobiles qui étaient sur le tablier du pont au moment de son effondrement : pourraient-elles être indemnisées parce que ce n’est pas le viaduc qui s’est écrasé sur elles mais plutôt parce qu’elles sont tombées dans le trou créé par son effondrement ? Voilà où nous mène le critère de distinction appliqué dans l’arrêt Rossy[36].

Une autre solution serait de n’indemniser personne puisque les victimes auraient pu tout aussi bien être à pied ou à bicyclette au moment de l’effondrement, comme le suggère la Cour d’appel dans l’arrêt Rossy[37]. Une telle position irait à l’encontre de la position administrative de la SAAQ, dont l’affaire de l’effondrement du viaduc de la Concorde n’est pas le seul exemple : pensons notamment à la jeune femme gravement blessée en 2006 lorsque son automobile a plongé dans le trou causé par l’effondrement d’un ponceau sur l’autoroute 40, près de Grondines. Refuser d’indemniser ce genre de victimes irait également à l’encontre de la décision clé rendue par la Cour d’appel du Manitoba, dans une affaire où l’accident avait été causé par la formation soudaine d’un cratère sur une route inondée :

[W]here the words “caused by” are used, there must be some link between the injuries sustained and the use of the automobile […] The legislation does not require more. It does not seek out causation in terms of the accident. It specifically eliminates the concept of fault. In light of the elimination of fault, there is no support for the submission that the proximate cause of an automobile accident determines the application of Part 2 [de la loi][38].

Le problème avec la solution préconisée dans l’arrêt Rossy est qu’elle écarte le critère de l’usage de l’automobile pour s’en tenir au préjudice causé par l’automobile. Comment soutenir que les Rossy ne faisaient pas usage d’une automobile au moment de l’accident ? En extrapolant, la loi ne serait pas applicable dès qu’un élément extérieur à l’automobile constituerait la seule cause de l’accident. Par exemple, en raison d’une pluie torrentielle, la route sur laquelle une personne circule est subitement inondée par un débordement de la rivière X : n’est-ce pas l’eau qui constitue la seule cause de l’accident dont cette personne est victime ? Et que dire de l’accident causé par une perte de contrôle résultant d’une bourrasque de vent ?

Nous pourrions multiplier les exemples de ce genre à l’infini et en arriver toujours au même constat : l’arrêt Rossy fournit une occasion rêvée à la SAAQ de limiter le domaine d’application de la loi, au détriment de l’immense majorité des victimes potentielles. Pour un M. Rossy qui pourra peut-être réussir à engager la responsabilité du propriétaire de l’arbre, combien d’autres n’auront pas cette chance et devront tenter d’établir la faute d’un hypothétique responsable ? L’issue de l’arrêt Rossy est d’ailleurs loin d’être certaine. Même si une présomption de faute pèse sur la Ville à titre de gardienne de l’arbre qui a causé le préjudice par son fait autonome (art. 1465 C.c.Q.), celle-ci pourra tenter de s’exonérer en prouvant qu’elle a pris les moyens raisonnables pour entretenir son parc d’arbres (absence de faute[39]) ou encore que la chute de l’arbre constitue en l’espèce un évènement imprévisible et irrésistible (force majeure). Par ailleurs, les indemnités résultant du décès de ce jeune homme de 27 ans ne seront pas plus généreuses, une fois déduits les honoraires extrajudiciaires, que celles qui sont prévues dans la Loi sur l’assurance automobile.

Il n’est pas inutile de rappeler que la Loi sur l’assurance automobile constitue bel et bien un régime d’indemnisation « sans égard à la responsabilité de quiconque » (art. 5). L’emploi courant de la formule « régime de no-fault » ne doit pas nous faire oublier qu’il s’agit non pas d’un régime d’indemnisation sans égard à la faute (comme c’est le cas, par exemple, en matière de relations de voisinage) mais bien d’un régime d’indemnisation sans égard à la responsabilité, ce qui dénie formellement à la SAAQ le droit d’invoquer un moyen d’exonération tiré de la force majeure ou de la faute d’un tiers.

Par ailleurs, si la définition de « préjudice causé par une automobile » exclut explicitement le « préjudice causé par l’acte autonome d’un animal faisant partie du chargement » (Loi sur l’assurance automobile, art. 1, al. 6), il nous semble que le préjudice causé par le fait autonome d’un bien (un arbre) demeure soumis à la loi. Expressio unius est exclusio alterius.

Revenons à la formule lumineuse du juge Baudouin dans l’arrêt Productions Pram, selon laquelle la loi doit recevoir une interprétation large et libérale, mais cependant « logique et plausible eu égard au libellé de la loi ». Est-il logique et plausible qu’une personne, circulant sur une voie publique dans une automobile, ne soit pas visée par la loi lorsqu’un facteur extérieur à l’automobile entraîne sa destruction ? Est-il logique et plausible d’indemniser la victime qui percute un arbre tombé sur la chaussée quelques secondes plus tôt mais non celle qui est frappée par un arbre qui tombe sur sa voiture ? Est-il logique et plausible de ne pas indemniser une victime lorsque le dommage a été causé par un morceau de glace qui a fracassé le pare-brise de son véhicule, tout en considérant que le fait de glisser sur une plaque de glace en sortant de sa voiture est lié à l’usage de l’automobile ?

Vraiment, et nous le disons avec un réel respect pour les tenants d’une position contraire, nous croyons que l’arrêt Rossy porte en lui les germes d’une remise en cause du système d’indemnisation automatique prévu par la Loi sur l’assurance automobile. Si le contentieux actuel sur le domaine d’application de la loi peut paraître important, il ne pourra qu’augmenter, croyons-nous, à partir de la ratio decidendi de l’arrêt Rossy.

1.3 La portée de l’immunité de poursuite civile

L’affaire Gaudreau c. Business Depot Ltd., dont la saga a été résumée dans la partie 1.1.1 du présent texte, nous a donné un avant-goût de la position inébranlable de la Cour d’appel quant à la portée de l’immunité de poursuite civile prévue dans la Loi sur l’assurance automobile. La revue de jurisprudence qui suit ne fera que confirmer cette première impression.

Rappelons tout d’abord que l’immunité voulue par le législateur est complète puisque « [l]es indemnités prévues au présent titre tiennent lieu de tous les droits et recours en raison d’un préjudice corporel et nulle action à ce sujet n’est reçue devant un tribunal » (Loi sur l’assurante automobile, art. 83.57, al. 1). Le libellé de la disposition législative, beaucoup plus large que celui de l’article 438 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[40], explique pourquoi la solution dégagée par la Cour suprême dans la célèbre affaire Béliveau St-Jacques[41] est a fortiori applicable en matière d’accident d’automobile. La règle peut être résumée ainsi : lorsqu’un accident ouvrant la voie aux indemnités prévues dans la Loi sur l’assurance automobile survient au Québec, il n’existe absolument aucune possibilité pour la victime d’exercer un recours civil, que ce soit en vertu du Code civil ou de la Charte des droits et libertés de la personne.

Il est important de noter que la remise en cause de la solution dégagée dans l’affaire Béliveau St-Jacques, par un arrêt postérieur de la Cour suprême, ne concerne aucunement le régime d’assurance automobile. En effet, tout en reconnaissant l’autonomie du second alinéa de l’article 49 de la Charte québécoise par rapport au premier (droit d’obtenir des dommages punitifs en l’absence de la possibilité d’obtenir des dommages compensatoires), le juge LeBel a bien pris soin de préciser que « [l]a solution retenue par la juge L’Heureux-Dubé [dissidente dans l’affaire Béliveau St-Jacques] semble effectivement celle qui s’impose dans les cas où, comme en l’espèce, l’impératif de préservation des régimes étatiques d’indemnisation est absent du contexte juridique[42] ». Ce n’est qu’« [e]n dehors de ce contexte » qu’il propose de « reconnaître le caractère autonome des dommages exemplaires »[43].

Ainsi, l’interdiction d’intenter un recours de droit commun a tout son effet lorsque le résident québécois désire poursuivre au Québec un autre résident québécois qu’il tient responsable de l’accident survenu hors du Québec[44]. Le fait que la loi du lieu de l’accident permet un tel recours civil est insuffisant pour écarter l’article 83.57 de la Loi sur l’assurance automobile. La même solution est appliquée lorsque le résident québécois désire poursuivre au Québec un non-résident (par exemple, un constructeur d’automobiles) en raison d’un accident d’automobile survenu à l’étranger. La situation s’est présentée dans une affaire où un Québécois a subi un choc nerveux lorsque le capot de sa voiture de location s’est soulevé, alors qu’il circulait sur une autoroute du sud de la France. Dans le contexte de la poursuite intentée contre le constructeur, la requête en irrecevalité a été accueillie par le juge Dalphond, qui résume ainsi ses motifs :

En somme, je suis d’avis que l’ensemble de la réclamation de l’appelant doit être caractérisée de « préjudice corporel » au sens de la Loi. En effet, les chefs de la réclamation constituent soit des dommages causés à la personne économique de l’appelant par l’accident (coût de la voiture et du voyage et honoraires payés en France), soit des atteintes à sa qualité de vie (perte de temps, troubles et inconvénients causés par les évènements subséquents, stress, nervosité, vacances gâchées). Comme le fait valoir la S.A.A.Q. dans son mémoire, le préjudice corporel est rattaché à la personne accidentée et le préjudice matériel à l’automobile ou à un autre bien spécifique. Il n’existe pas de préjudice autre[45].

A fortiori, il est impossible de poursuivre au Québec un constructeur d’automobiles qui serait responsable de l’accident dont une personne a été victime sur le territoire québécois[46]. La Cour d’appel du Manitoba applique la même solution :

Whether a defect exists in a road, as in McMillan, or in a seat-belt, as in this case, the result remains the same : if the injury is ultimately related to the use or operation of a motor vehicle in Manitoba, an injured party is barred from pursuing his claim.

The amendments brought to the Act in 1993 to introduce in Manitoba a no-fault system are far reaching. This case is another example of how far the legislature went or to what extent common law rights which previously existed have been clawed back[47].

Par ailleurs, l’indemnité reçue de la SAAQ à la suite d’un préjudice corporel remplace tous les droits et recours de la victime à cet égard[48]. Cette règle a été réaffirmée à plusieurs reprises, notamment dans une affaire où la Cour d’appel est intervenue pour renverser une décision de première instance qui avait refusé d’accueillir une requête en irrecevabilité, dans le cas d’un recours de droit commun intenté par la victime d’un accident d’automobile estimant qu’elle n’avait pas été indemnisée relativement à certaines conséquences de son préjudice corporel. Parlant pour la Cour d’appel, le juge Vallerand conclut en ces termes : « Il s’agit donc ici d’un dommage corporel. Certains sont indemnisés par la Société d’assurance automobile ; d’autres pas. Quant à ceux-ci, ils ne sont pas pour autant exclus de l’application de la loi. S’y applique précisément cet article 83.57, sur lequel l’appelante fonde son exception[49]. »

Par extension, la même solution est appliquée à un éventuel recours d’une victime par ricochet, qu’elle soit ou non indemnisée par la SAAQ[50]. En fait, il n’existe présentement qu’une zone grise où un recours parallèle en droit commun pourrait être possible pour la victime d’un accident d’automobile, soit le cas où une personne intervenant à la suite d’un accident (pompier, ambulancier, etc.) aurait causé un préjudice distinct à la victime. La jurisprudence québécoise[51] et la jurisprudence manitobaine[52] et de la Saskatchewan[53] renferment de tels exemples, mais nous nous garderons d’en tirer une conclusion certaine, puisqu’aucune de ces affaires n’a fait l’objet d’un jugement définitif reconnaissant l’existence d’un préjudice distinct par rapport à celui qui résulte de l’accident d’automobile. Il s’agit en effet de décisions rendues au stade de la présentation d’une requête en irrecevabilité par le défendeur. L’affaire St-Jean c. Mercier[54] demeure encore, à ce jour, l’illustration parfaite de la difficulté à séparer le préjudice résultant de l’accident d’automobile de celui qui est causé par un tiers, postérieurement à cet accident.

À l’heure actuelle, la portée donnée par la Cour d’appel à l’article 83.57 de la Loi sur l’assurance automobile est extrêmement large. Dans une affaire, un commerçant bien en vue de la région de la Côte-Nord, en état d’ébriété, avait heurté à mort un jeune père de famille. Le fautif avait alors proposé, de son propre chef, de verser un montant de 30 000 dollars à la veuve lors de son procès pénal. Il faut savoir qu’un « dédommagement » peut être accordé par le tribunal dans le contexte d’un procès au criminel, en vertu de l’article 738 du Code criminel. Quoiqu’elle soit rarement appliquée par les tribunaux, la disposition permet notamment la remise d’une somme d’argent aux personnes qui ont eu à subir les conséquences d’un acte criminel « si le montant peut en être facilement déterminé » (art. 738 (1) (b) in fine). Or, la Cour d’appel a mis son veto à la remise de cette somme de 30 000 dollars, puisque cela allait à l’encontre de la règle clairement édictée à l’article 83.57 : « Bien que l’objectif visé, tant du point de vue des enfants que du point de vue de l’intimé, soit louable, je suis d’avis qu’un tel ajout à l’ordonnance de probation n’est pas opportun dans le contexte de la législation québécoise en matière d’indemnisation des victimes de la route[55].  »

Il nous semble pourtant qu’une disposition du Code criminel ne peut être écartée par une loi provinciale, même si cette dernière est d’ordre public. Il en va du jeu normal des règles relatives au partage des compétences.

Ce dernier exemple est en tout cas révélateur de la position adoptée par la Cour d’appel, qui donne tout son effet (et même plus) à la prohibition de recours civils édictée par la Loi sur l’assurance automobile.

2 Une analyse de certains comportements marginaux

Personne ne contestera le fait que la Loi sur l’assurance automobile permet d’indemniser la personne qui, par sa faute, est à l’origine de ses blessures. La formule employée dans l’article 5 de la loi ne souffre aucune ambiguïté : « Les indemnités accordées par la Société de l’assurance automobile du Québec en vertu du présent titre le sont sans égard à la responsabilité de quiconque. » Ni la faute lourde ni la faute intentionnelle ne permettent à la SAAQ d’échapper à son obligation d’indemnisation. La Loi sur l’assurance automobile se distingue ici de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles qui a conservé une règle d’exclusion, remontant à la première loi de 1909, dans certains cas où la négligence grossière et volontaire du travailleur est la cause unique de sa lésion professionnelle[56]. Le seul pouvoir accordé à la SAAQ est celui qui résulte de l’article 83.30 de la loi, où l’indemnité de remplacement du revenu de la victime peut être réduite d’un certain pourcentage pendant la durée de l’incarcération qui découle des gestes commis à l’occasion de son accident d’automobile.

Les cas où l’accident résulte de l’usage anormal d’une automobile choquent pourtant notre sens commun, pour ne pas dire notre sens moral. Pourquoi indemniser l’hurluberlu blessé alors qu’il se promenait en deltaplane tiré par une camionnette ? Pourquoi donner une indemnité à la victime électrocutée alors que le poteau qu’elle tentait de hisser en utilisant deux camionnettes est entré en contact avec un fil électrique ? À celle qui se suicide à l’aide de son véhicule automobile ? Ou encore à ceux et celles qui sacrifient à cette mode, relativement nouvelle au Québec, du surf sur véhicule (car-surfing) ? Toutes ces hypothèses ont été présentées aux décideurs (instances de la SAAQ et tribunaux administratifs), qui ont généralement considéré que la loi ne s’appliquait pas à des cas semblables[57].

Dans la seconde partie de notre texte, nous allons exposer le raisonnement des tenants d’une interprétation restrictive de la loi, pour ensuite relever les dangers qui en résultent pour le régime d’indemnisation tout entier.

2.1 Le suicide

La question du suicide n’est pas nouvelle en matière d’assurance automobile. Dès 1986, la Cour supérieure avait refusé de renverser la décision administrative rejetant une demande d’indemnisation alors que la victime avait « branché un boyau sur son tuyau d’échappement et relié le tout à la cabine de son véhicule[58] ». Toutefois, il s’agissait alors d’un préjudice résultant davantage de la modification que de l’usage d’une automobile, situation aujourd’hui expressément exclue du champ d’application de la loi (art. 1, al. 6 in fine).

La plupart des cas contestés devant les tribunaux administratifs sont d’ailleurs des cas de suicide par inhalation de monoxyde de carbone, où l’application de l’exclusion de l’article 1, al. 6 in fine est suffisante pour régler la question. En fait, ce sont surtout les motifs invoqués au soutien de ces décisions qui nous préoccupent. Si l’exclusion en question s’applique, il est inutile d’ajouter que « [l’]automobile doit être utilisée pour les fins auxquelles elle est destinée, c’est-à-dire le transport d’un lieu à un autre[59] ». Le fait d’ajouter une exigence non prévue dans la loi ouvre la porte à des refus injustifiés de l’appliquer.

Dans une affaire où la victime avait fait exploser un bidon d’essence dans son véhicule, afin de se donner la mort, la demande d’indemnisation a notamment été rejetée pour le motif suivant : « Détourner un véhicule de son utilisation normale, comme le font certaines personnes désireuses de mettre fin à leurs jours, lui fait perdre sa nature d’automobile au sens de la loi[60]. » En tout respect, comment une automobile peut-elle cesser d’être « adaptée au transport sur les chemins publics » parce qu’une personne en fait une mauvaise utilisation ? Il suffisait pourtant de dire que le décès n’avait été causé ni par l’automobile, ni par son usage, ni par son chargement, mais plutôt par l’usage qu’avait fait la victime de ce chargement (le bidon d’essence). Une simple lecture de l’article 1, al. 6 de la loi nous permet de constater que, si l’usage de l’automobile entre bien dans le champ d’application de la loi, il en va autrement de l’usage de son chargement. Par exemple, si un bidon d’essence explose alors qu’un conducteur freine brusquement — ou qu’il est impliqué dans un accident –, la loi s’applique ; il en va différemment lorsqu’il fait directement usage de cet objet et qu’il en subit des blessures, indépendamment de l’usage de son automobile.

Bref, ce n’est pas tant la solution retenue dans la majorité de ces affaires qui est mauvaise mais plutôt les motifs invoqués, motifs qui sont aujourd’hui utilisés pour écarter d’autres hypothèses d’accidents d’automobile, comme nous le verrons plus loin (infra, partie 2.2). Ces motifs seraient de plus applicables lorsque le suicide résulte d’une collision frontale entre deux véhicules ou encore d’une décision délibérée de diriger son véhicule sur un objet fixe, afin de se donner la mort. Cependant, la SAAQ est alors hésitante à refuser le droit aux indemnités de décès : par exemple, la victime pourrait avoir changé d’idée ou d’autres facteurs liés aux conditions routières pourraient expliquer l’accident. Essayons de poser quelques jalons qui pourraient guider l’interprète de la loi.

Rappelons tout d’abord une évidence : dans un régime d’indemnisation qui s’applique sans égard à la responsabilité de quiconque, le juge Baudouin a raison d’affirmer que « [l]e caractère volontaire ou involontaire du comportement qui a produit le dommage est sans importance[61] ». Toutefois, disent les tenants de l’opinion contraire, il n’est pas possible de parler d’indemnisation sans égard à la responsabilité lorsque, au départ, la loi ne s’applique pas en raison de l’absence d’un fait accidentel. Le débat ne tournerait donc pas autour de la notion d’usage de l’automobile mais plutôt sur le concept d’accident. Qu’en est-il ?

L’argument est a priori séduisant. Le sens commun du mot accident renvoie en effet à une image d’évènement non prévu, et c’est ainsi que les dictionnaires usuels le définissent. Par exemple, le Petit Robert 2011 parle d’un « [é]vènement fortuit, imprévisible », alors que le Multidictionnaire de la langue française emploie les termes « [é]vènement imprévisible, désagréable ». Toutefois, le législateur a pris la peine de définir de manière explicite le mot accident dans l’article premier de la Loi sur l’assurance automobile : « « accident » : tout évènement au cours duquel un préjudice est causé par une automobile ».

En se fondant sur cette définition et compte tenu de la règle d’interprétation voulant que le législateur ne parle pas pour ne rien dire, il nous apparaît évident que le sens du mot accident aux fins de l’application de la loi diffère de son sens commun. D’une part, il faut noter l’absence de toute référence au caractère fortuit ou imprévisible de l’évènement en cause. D’autre part, il faut remarquer l’ajout de l’adverbe tout, qui dénote l’intention législative nette de ne pas limiter la portée de la définition. Les mots « tout évènement » ont une portée beaucoup plus large que les définitions usuelles d’« évènement imprévisible » ou d’« évènement fortuit ».

Un parallèle avec l’autre grand régime d’indemnisation sans égard à la responsabilité — celui des accidents du travail — n’est pas inutile à ce stade. Une recherche jurisprudentielle révèle que, dans plusieurs décisions, le tribunal a considéré le suicide du travailleur comme un accident du travail au sens de la loi[62]. Il est vrai que plusieurs autres décisions ont rejeté la demande d’indemnisation présentée par les proches de la victime[63], souvent sur la base de l’absence de relation entre le suicide et le travail. De plus, l’exigence d’un « évènement imprévu et soudain » dans les définitions légales[64] est susceptible de compliquer les choses. S’il est possible de soutenir que le suicide d’un travailleur n’est pas un évènement imprévu et n’entre donc pas dans le champ de la loi[65], une telle prétention est, à notre avis, insoutenable dans le cas des accidents d’automobile, puisque la loi parle de « tout évènement » sans ajouter de qualificatif qui viendrait réduire la portée des termes employés.

Dans un tel contexte, la décision rendue par le commissaire Cohen, à la suite du décès de la conductrice d’une automobile, nous apparaît davantage respectueuse des définitions en vigueur, adoptées dans le contexte d’un régime objectif d’indemnisation :

La jurisprudence, justement, nous apprend que le caractère volontaire ou involontaire du comportement qui a produit le dommage est sans importance […] Peu importe donc si la victime a voulu mettre fin à sa vie en accélérant et en conduisant directement vers le quai ou si elle a été terrassée par une maladie cardiaque, dont on ne sait nullement à quel moment précis elle a eu lieu[66].

Cette position devrait être suivie en jurisprudence, puisqu’elle permet non seulement de respecter l’objectif fondamental de la loi (indemniser les victimes sans égard à la responsabilité de quiconque), mais aussi parce qu’elle évite de créer d’autres problèmes dans l’application de la loi. En effet, si le suicide n’est pas un accident au sens de la loi, comment un mêmeévènement peut-il constituer un accident pour des personnes (innocentes) et non pour le suicidaire, à moins de revenir à la notion de faute ? Que faire avec le cas de l’enfant que son père désespéré a entraîné dans la mort, comme dans cette triste histoire survenue à l’été 2010 dans la région des Bois-Francs ? Accorder une indemnité pour le décès de l’enfant et la refuser pour le décès du père, alors qu’un seul et même évènement peut fonder l’une ou l’autre de ces décisions ? L’évènement — « tout évènement », nous dit le texte de loi — ne serait plus le même selon le comportement répréhensible ou innocent de chacune des victimes impliquées dans l’accident ? Que faire avec celui qui rate son coup et est gravement blessé dans la collision ?

Surtout, derrière cette interprétation restrictive de l’accident d’automobile, n’y a-t-il pas la remise en cause de l’idée de base du régime tout entier ? Par exemple, si une personne est blessée par l’acte volontaire d’un autre conducteur et que la SAAQ refuse de qualifier l’évènement comme un accident au sens de la loi, qu’est-ce qui l’empêche de le poursuivre devant les tribunaux de droit commun ? Et qui décidera du caractère accidentel ou non de l’évènement, dans chaque cas ? Mieux vaudra être frappé par une Rolls Royce conduite par un certain Éric… mais il n’y en a pas beaucoup sur les routes québécoises.

Manifestement, la logique du système est mise à mal par l’introduction de ce genre de distinction, d’autant plus qu’elle porte les germes d’une destruction du régime tout entier. L’exigence d’un usage normal de l’automobile appelle le même commentaire, comme nous allons le constater un peu plus loin (partie 2.2).

Ici encore, une interprétation logique et plausible, eu égard au libellé de la loi, permettra d’écarter les cas où l’automobile joue un rôle trop ténu pour accepter de considérer l’événement comme un accident d’automobile. C’est le cas de la victime qui se tire une balle de revolver alors qu’elle se trouve dans son automobile, ou encore de celle qui fait exploser un bidon d’essence dans une tentative désespérée de mettre fin à ses jours. Pour les autres cas, il n’y a rien de choquant à ce qu’une loi d’indemnisation, dont le titre même incorpore le mot « assurance », permette à des ayants droit innocents de toucher une indemnité de décès. Si une indemnité d’assurance vie peut être versée en cas de suicide (sous réserve de l’existence d’une police en vigueur depuis plus de 24 mois), une assurance automobile qui entre en jeu sans égard à la responsabilité de quiconque peut également indemniser les proches du défunt.

Si certains considèrent que la loi actuelle est rédigée en termes trop larges, il incombe au législateur d’intervenir et non à ceux et celles qui sont chargés d’appliquer la loi. Les circonvolutions autour de la notion d’accident ou de l’usage anormal de l’automobile ne sont rien d’autre que des tentatives de réécriture de la loi. Il est intéressant de noter qu’au Manitoba le législateur a prévu une exclusion expresse selon laquelle « aucune indemnité ne peut être versée aux victimes et aux autres demandeurs pour un dommage corporel que les victimes s’infligent intentionnellement au cours d’un accident[67] » et que la Nouvelle-Zélande prévoit, depuis 1992, une règle similaire[68]. En dehors d’une exclusion expresse prévue dans la loi, celle-ci doit s’appliquer sans distinction quant au caractère volontaire ou involontaire de l’acte à l’origine des blessures ou du décès.

2.2 Le surf sur véhicule (car surfing)

De ce côté-ci de l’Atlantique, nous avons tous entendu parler du surf sur véhicule (car surfing) : des imprudents — généralement jeunes — en quête de sensations fortes s’installent sur le toit ou le capot d’une automobile en mouvement… et les lois de la physique font le reste. Cette pratique originaire des États-Unis ayant maintenant franchi les frontières canadiennes, il faut s’interroger sur le droit des victimes à être indemnisées.

Le moins que nous puissions dire, c’est qu’une telle conduite n’a rien d’intelligent. Mais à partir du moment où les blessures quasi inévitables qui en résultent sont causées par l’automobile ou par son usage, comment nier le droit à l’indemnisation dans un contexte où celle-ci s’applique sans égard à la responsabilité de quiconque ? C’est pourtant ce que font les autorités de la SAAQ depuis que le phénomène est apparu au Québec, en insistant sur le détournement d’usage de l’automobile. Pour notre part, nous cherchons toujours dans la loi la mention d’une exigence d’usage normal de l’automobile pour en permettre l’application. La loi parle d’usage tout court, et nous ne savions pas qu’il était permis de modifier une disposition législative sous prétexte que la solution atteinte nous apparaît moralement choquante.

Cette position administrative semble négliger trois éléments pourtant fondamentaux.

Premièrement, puisque les victimes de surf sur véhicule décèdent habituellement des suites de leurs blessures, ce sont des victimes innocentes — les parents de ces jeunes — que la SAAQ pénalise en leur refusant les indemnités de décès prévues dans la loi. Comment expliquer aux parents de l’adolescente décédée en 2008 à Drummondville dans un accident de ce type qu’ils n’ont droit à aucune indemnité, alors que les parents des quatre jeunes décédés en 2010 alors qu’ils circulaient à très haute vitesse dans une rue résidentielle de la même ville ont été indemnisés sans aucun problème ? Quand le droit commun des assurances permet à la veuve d’un poseur de bombes de toucher l’indemnité prévue dans le contrat[69], comment le droit spécial de l’assurance automobile issu d’une loi remédiatrice peut-il nier ce droit dans un cas où la victime n’a commis aucun acte criminel ?

Deuxièmement, si le surf sur véhicule n’est pas un accident d’automobile au sens de la loi, les recours civils ne sont plus prohibés et il est alors possible de poursuivre le conducteur de l’automobile devant les tribunaux de droit commun. Ce conducteur — ou conductrice — étant souvent d’âge mineur, ce sont ses parents qui seront en définitive visés par la poursuite. L’hypothèse n’est pas d’école : un tel procès se prépare actuellement à Drummondville, à la suite du décès fort médiatisé de l’adolescente dont il a été question précédemment, après que la demande d’indemnisation présentée à la SAAQ par ses parents a été rejetée[70]. Les parents de la conductrice n’étant ici couverts ni par leur contrat d’assurance automobile (qui ne concerne au Québec que le préjudice matériel causé par l’automobile), ni par leur contrat d’assurance habitation (qui exclut explicitement les accidents d’automobile), nous laissons le lecteur deviner la suite. En fait, il s’agit d’une première brèche dans le principe de l’interdiction des poursuites civiles à la suite d’un accident survenu au Québec.

Troisièmement, si le surf sur véhicule n’est pas couvert par le régime québécois parce que cette activité implique un usage anormal et détourné de l’automobile, qu’est-ce qui empêche d’appliquer le même raisonnement à d’autres comportements routiers anormaux ? La conduite en état d’ébriété ou sous l’influence de drogues, la conduite de son véhicule à haute vitesse et même le fait de ne pas boucler sa ceinture de sécurité, toute conduite « déviante » devient alors sujette à examen.

Dire que « [l]’automobile doit être utilisée pour les fins auxquelles elle est destinée, c’est-à-dire le transport d’un lieu à un autre[71] », c’est faire une pétition de principe qui n’est supportée par aucune des définitions apparaissant dans la Loi sur l’assurance automobile. En fait, la référence expresse à « tout évènement » dans la définition du terme accident est en opposition directe avec une telle prise de position. C’est ce qu’a bien compris le juge Beauregard dans l’arrêt Neveu :

Si la Loi de l’indemnisation des victimes d’accidents d’automobiles [loi en vigueur de 1961 à 1978], parce qu’elle ne définissait pas le mot « accident », avait pour premier but, comme l’a écrit le juge Turgeon, d’assurer un recours « aux victimes de la route », la Loi sur l’assurance automobile trouve application s’il s’agit d’un « évènement au cours duquel un dommage est causé par une automobile »[72].

Cette même définition du terme accident permet d’écarter la jurisprudence canadienne, en provenance de provinces autres que le Québec, le Manitoba ou la Saskatchewan, où le détournement d’usage de l’automobile sert parfois à nier le droit aux indemnités : l’absence d’une définition aussi large du terme accident, notamment en Colombie-Britannique, permet d’expliquer cette situation[73]. Au Québec, l’usage anormal d’une automobile rend possible la survenance d’un évènement au cours duquel un préjudice est causé par une automobile. C’est tout ce que la loi demande pour ouvrir le droit aux indemnités. Si l’aspect moral de la question, qui concerne plutôt les sanctions de nature pénale ou administrative, est mis de côté, il n’y a plus de raisons de vouloir restreindre le domaine d’application de la loi aux victimes de bonne foi ou aux victimes innocentes, comme le voudraient certaines personnes qui s’intéressent à la réintroduction des droits de poursuite.

La loi vise autant les bons conducteurs que les impatients, les étourdis et les inconscients, tout simplement parce qu’ils font partie de la population susceptible d’utiliser une automobile. À partir du moment où il est reconnu que l’automobile est un phénomène de société et non une activité de loisir ou un choix personnel, chacun peut comprendre que le régime d’indemnisation doit appréhender le phénomène de la manière la plus large possible.

Conclusion

L’automobile est une nécessité dans le Québec moderne et il est impossible d’échapper à ses dangers, même sans être titulaire d’un permis de conduire. Les meilleures campagnes de prévention ne pourront jamais éliminer complètement les accidents d’automobile et leur cohorte de victimes ; au mieux sera-t-il possible de réussir à en limiter le nombre et, surtout, à indemniser rapidement et correctement les victimes.

Rejetant l’approche fataliste du juge Taschereau dans une affaire célèbre (« [i]l y aura toujours des accidents dommageables, qui cependant n’engendreront la responsabilité de personne[74] »), le Québec a choisi de se donner en 1977 un régime d’indemnisation « sans égard à la responsabilité de quiconque ». Les résultats observés depuis plus de 30 ans sont probants et expliquent le large consensus qui se dégage autour du maintien de cette loi essentielle. Comme l’indiquent les conclusions d’une étude indépendante, « [il] ressort de notre analyse que le régime d’indemnisation sans égard à la faute et sans droit de recours est celui qui indemnise le plus de victimes et qui minimise les coûts[75] ».

L’importance sociale de la Loi sur l’assurance automobile et la nécessité de l’interpréter de manière large et libérale ont toujours été bien comprises par la Cour d’appel du Québec. Les décisions rendues au cours des deux dernières décennies, dans le sillon tracé par l’arrêt Productions Pram, le démontrent de manière éloquente et l’analyse d’autres arrêts ne ferait que confirmer cette prise de position[76].

Dans ce contexte, l’interprétation réductrice proposée dans l’arrêt Rossy par la Cour d’appel, ainsi que les tentatives de la SAAQ et des tribunaux administratifs d’écarter certains cas moins « sympathiques » d’accidents d’automobile, ne peut emporter notre adhésion. Le régime québécois fonctionne mieux et à moindre coût que les autres régimes parce que son application est simple, dans la grande majorité des cas. Compte tenu du nombre d’accidents enregistrés chaque année et des circonstances variées qui les expliquent (la réalité dépassant parfois la fiction), on conviendra que le contentieux actuel est somme toute minime. Cette « paix juridique » dont le juge Baudouin a été l’un des artisans avec l’arrêt Productions Pram est, à notre avis, menacée par une vision administrative et jurisprudentielle plus restrictive de la portée de la loi.

La Loi sur l’assurance automobile n’est ni une loi sur les accidents de la route ni une loi sur les collisions entre automobiles. Si la SAAQ est autorisée à faire enquête et à rejeter des demandes chaque fois que l’accident n’implique qu’une automobile, même en mouvement sur un chemin public, nous assisterons bientôt à la mise au rancart des objectifs de simplicité et de rapidité qui ont guidé le législateur lors de l’adoption de la loi. Et c’est la société tout entière qui en paiera le prix.