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Depuis sa création, la collection Diké s’est donné pour mission d’offrir un lieu de rencontre non restrictif en vue de permettre des débats autour de questions de nature juridique. La direction de cette collection a su démontrer avec efficacité au fil de ses publications antérieures qu’un débat autour des questions juridiques implique nécessairement la rencontre avec d’autres champs d’études. Les ouvrages de cette collection ont habitué le lectorat à la philosophie du droit, à la philosophie politique et à la sociologie. Ils l’ont également surpris parfois en l’initiant à la communication, à la linguistique et à la bioéthique, par exemple. La collection Diké continue maintenant sur sa lancée avec une rencontre à première vue pour le moins inusitée : elle propose un rendez-vous entre le droit et la géographie.

Patrick Forest assure la direction de l’ouvrage collectif intitulé Géographie du droit. Il rassemble pour l’occasion des géographes et des juristes de traditions juridiques et géographiques variées. Il organise et présente les textes d’une douzaine d’auteurs avec pour objectif ultime de stimuler les échanges entre les disciplines du droit et de la géographie. Forest « cherche davantage à susciter la réflexion sur leurs complémentarités qu’à [rompre] avec un passé qui serait “négligent” de cette interdisciplinarité » (p. 9). Son ouvrage est essentiellement exploratoire. Il permet aux lecteurs de découvrir l’interface géolégale dans laquelle « espaces et normes se conjuguent dans le développement de concepts et de dispositifs méthodologiques communs » (p. 7). Les pays anglo-saxons ont déjà établi, quant à eux, les jalons d’une discipline commune au droit et à la géographie qu’ils nomment legal geography. L’approche interdisciplinaire géolégale demeure à ce jour un lieu peu fréquenté dans la francophonie.

L’ouvrage sous la direction de Forest constitue la première tentative de la discipline en français. Il fonde ainsi les bases de la legal geography dans la langue de Molière. Il se distingue également de ses voisins anglo-saxons par la présence non seulement de travaux critiques, mais aussi de textes de nature positiviste. En effet, les travaux effectués jusqu’à présent dans le domaine de la legal geography constituent une tribune privilégiée pour le développement d’une perspective critique. Si la francophonie n’en est qu’à ses balbutiements sur l’interface géolégale, la legal geography demeure tout de même une discipline récente dans les pays anglo-saxons. Ce ne sera que durant les années 80 et 90 que les rapports spationormatifs seront pour la première fois théorisés. Les travaux bidisciplinaires antérieurs limitaient habituellement la portée de leurs analyses au seul impact de l’une des disciplines sur l’autre. Il s’agissait certes d’une démarche nécessaire, mais elle demeurait insuffisante pour la mise en place d’un cadre d’analyse singulier.

La première étape de francisation de la discipline s’intéressant à l’interface géolégale consiste à lui trouver un nom. À cet égard, la traduction littérale de legal geography doit être exclue, car elle a un caractère trop restrictif, précise Forest. Elle renvoie à l’idée de loi ; or la loi, ce n’est pas le droit et, du même coup, la loi ne constitue pas le seul champ d’intérêt de la legal geography. Après quelques tentatives de dénominations infructueuses, Forest reprend, emploie et consacre la formulation géographie du droit, telle que l’a proposée Henri Dorion qui est à la fois géographe et juriste. Selon lui, l’expression « géographie du droit » a pour avantage « de n’impliquer aucune hiérarchisation, de s’affirmer interdisciplinaire et de rassembler l’ensemble des chercheurs s’intéressant aux liens géographie-droit » (p. 27). C’est l’usage de l’expression qui saura dire si elle constitue la désignation la plus appropriée mais, à la lecture de l’ouvrage, nous sommes à même de constater qu’elle semble convenir mieux que toutes les autres.

Les treize chapitres de l’ouvrage explorent la géographie du droit sous différentes perspectives. Ils sont séparés selon quatre grands thèmes. Les deux premiers sont essentiellement théoriques. Ils portent respectivement sur l’épistémologie de la géographie du droit et sur le rapport entre la géographie du droit et le courant critique. Le troisième thème réunit trois cas appliqués d’analyse géolégale portant sur la nature et l’environnement. En d’autres mots, il présente des exemples, ou encore un éventail des possibilités de recherches à effectuer en géographie du droit. Les propositions sont à la fois théoriques et empiriques. Enfin, le quatrième thème aborde de façon large les concepts de frontière et de territoire. Ces derniers font intrinsèquement appel à la géographie et au droit. Ils sont ainsi au coeur même de la problématique qui anime la géographie du droit. Les textes de ce thème proposent un regard neuf sur ces concepts qui jonglent avec le droit et l’espace depuis bien avant la naissance de la géographie du droit.

Le premier thème concerne l’épistémologie de la géographie du droit. Il traite « des origines, des conceptions, des méthodes et des pratiques liées à l’exercice d’une démarche géo-légale » (p. 10). Nous y trouvons les textes de Patrick Forest (épistémologie de la legal geography), de Fabienne Cavaillé (interdisciplinarité entre le droit et la géographie) et le premier de deux textes de Romain Garcier publiés dans l’ouvrage (méthodologie d’analyse géolégale). Les recherches de Forest ont porté, entre autres, sur l’exportation de l’eau en Amérique du Nord, la collaboration transfrontalière au niveau local et la géographie du droit. Pour lui, l’interface géolégale est le lieu de rencontre de la discipline du droit et de la géographie. Elle met en place une communauté d’interprétation intégrant à la fois des notions d’espace et de droit. Autrement dit, la géographie du droit « consiste en l’investigation des liens et de la complémentarité entre la géographie et le droit, avec pour objectif l’étude des rapports spatio-normatifs » (p. 24). Évidemment, la géographie du droit n’invente pas les rapports entre le droit et l’espace, mais elle assure la reconnaissance de la singularité de leur rapport et met en place un cadre d’analyse particulier, soit un cadre géolégal. La géographie du droit mène à une plus grande connaissance de la dynamique droit-géographie, ce qui permet enfin une théorisation de leurs interactions, précise Forest.

Si les normes juridiques encadrent de manière générale la vie en société, elles ne sont cependant pas les seules à baliser les comportements sociaux. L’espace et le lieu géographique dans lequel circulent les individus contribuent également à la détermination de leurs conduites : « la géographie et le droit sont co-constitutifs de la formation du paysage humain ». Reprenant les mots de Montesquieu, Garcier dit que ce « sont des facteurs socio-politiques d’égale “respectabilité” » (p. 72). En effet, le droit marque l’espace en imposant des limites quant aux déplacements dans certains lieux, en déterminant et en imposant une vocation particulière à des lieux précis ou, encore, tout simplement en exigeant la construction d’une clôture entre voisins par exemple. Le juridique se matérialise, selon Forest. C’est à cause de l’espace, qui s’impose comme lieu concret, que le droit devient visible. La collaboration est inévitable : « l’empreinte géo-légale est réelle et omniprésente, voire flagrante » (p. 35), lorsqu’il est question, par exemple, de zones ou de frontières, indique Forest. Il ne faut pas voir le droit comme « le résultat mécanique et univoque de certains facteurs géographiques qui le détermineraient de manière absolue » (p. 72) ni voir la géographie comme un aspect isolé du champ d’action du droit, précise Garcier. Le travail en collaboration du géographe et du juriste est nécessaire. Il mène à la mise en place de pratiques communes, mais également d’un cadre d’analyse théorique unique sur lequel est fondée la géographie du droit. La naissance de la legal geography a été le résultat d’une approche interdisciplinaire entre le droit et la géographie. Elle a consisté « en des emprunts, des transferts d’une discipline à l’autre, de l’un ou plusieurs de ses éléments particuliers » (p. 46). Le droit et la géographie s’enrichissent mutuellement de leur rencontre, et c’est ce qui nous autorise à parler d’interdisciplinarité entre le droit et la géographie, affirme Cavaillé.

Le deuxième thème propose d’explorer de manière large l’impact du courant critique subi par le droit dans l’émergence de la géographie du droit. Nicholas K. Blomley, auteur phare du courant de la critical legal geography, souligne que le courant critique aura contribué largement à un rapprochement géographie-droit par la « reconnaissance du social comme élément constitutif de la norme et de l’espace » (p. 31). Ainsi, en revisitant l’objectivité de leur science, le droit et la géographie s’ouvrent l’une à l’autre, permettant ainsi une appropriation du matériel juridique par la géographie et vice versa. Ce thème présente des textes de Benjamin Forest (approche interprétative en géographie du droit), David Delaney (construction géolégale de la réalité), Chris Butler (contexte spatial des phénomènes juridiques, selon Henri Lefebvre) et Christopher City (approche socioenvironnementale). Ces quatre textes sont le témoignage d’une volonté commune chez les chercheurs de théoriser l’interface géolégale. Ces auteurs parviennent à une théorisation par l’entremise d’analyses concrètes et variées dans lesquelles le droit et la géographie sont appelés à se côtoyer nécessairement et où les implications spatiojuridiques sont inévitables.

Le troisième thème compte trois textes fondés sur des études de cas. Il explore des problématiques précises liées à la nature et à l’environnement. Frédéric Lasserre propose, dans le premier texte, d’adopter une perspective géographique dans la réflexion juridique. Il emploie d’abord aux fins de son analyse l’idée de bassin versant. Ensuite, il problématise la question du partage de l’eau en droit international. Puis Claire Choblet signe le deuxième texte du thème, dans lequel elle pose son regard sur les études d’impact effectuées en France en tant qu’objets légaux. Elle s’interroge sur le difficile amalgame des normes et de l’espace et surtout relativement à l’incidence de cette difficulté sur l’aménagement du territoire. Vient ensuite le second texte de Romain Garcier. Celui qui avait entretenu les lecteurs dans le premier thème sur les éléments constitutifs d’une méthode d’analyse géolégale propose ici de passer de la théorie à l’action. En effet, il offre une étude de cas en géographie du droit : la pollution de la rivière Fensch en France.

Le quatrième et dernier thème explore de diverses façons les concepts de frontière et de territoire. D’abord, le texte d’Andrea Brighenti pose les bases d’une « territoriologie » du droit. L’auteure dit que « le droit a besoin d’“avoir lieu” » (p. 240). Il ne doit cependant pas s’y limiter pour autant, précise-t-elle un peu plus loin. Il doit également territorialiser, soit organiser sur son territoire. Il doit alors nécessairement s’ouvrir à ce qui s’y trouve, c’est-à-dire qu’il doit tenir compte de l’hétérogénéité des sujets et des agents qui peuplent le territoire. Pour Brighenti, « le territoire est un événement social » (p. 260). Ensuite, Jean-Marie Perret se penche sur les influences mutuelles du droit et de l’espace : « si le droit peut être spatialement différencié, l’espace peut quant à lui, être juridiquement modelé » (p. 261). Perret propose ainsi d’analyser les influences mutuelles de manière concrète par le zonage. Le treizième et dernier chapitre de l’ouvrage présente le texte de Georges Labrecque. Ce dernier est probablement celui qui inscrit de la manière la plus appropriée sa démarche dans une perspective positiviste. Il soumet une analyse concrète des faits spatiaux et juridiques en matière d’eaux internationales et de délimitation des frontières maritimes.

Il nous est évidemment impossible de rendre justice à la valeur de tous les textes et de décrire en détail chacun d’entre eux dans la présente recension. Nous référons donc le lecteur à la brillante introduction du directeur de cette publication dans laquelle il effectue un traitement plus exhaustif des textes en question. Le bref survol que nous avons proposé plus haut permet néanmoins de constater la pluralité des approches possibles en matière de géographie du droit. L’ouvrage dirigé par Forest a pour objectif de stimuler les échanges et de favoriser la mixité entre les chercheurs en droit et en géographie. L’avenir dira s’il y parviendra efficacement ; cependant, il aura réussi à tracer avec brio un portrait vaste et riche de la géographie du droit dans son épistémologie, dans son développement et dans ses perspectives. Enfin, cet ouvrage sous la direction de Forest s’avère intéressant en ce qu’il s’inscrit en complément et dans la continuité de la réflexion déjà amorcée dans le numéro thématique des Cahiers de droit portant sur l’eau (vol. 51, nos 3-4).