En 1989, la féministe britannique Carol Smart observait que, malgré toutes les précautions prises, les bénéfices – encore moins les effets pervers – des réformes législatives en faveur des femmes ne sont pas prévisibles. Les meilleures intentions des élus et des élues peuvent demeurer lettre morte si les tribunaux sont incapables de faire preuve d’imagination et de faire progresser une loi. Smart suggérait de « décentrer » le droit, c’est-à-dire de ne pas trop lui accorder de pouvoir et d’utiliser plutôt d’autres stratégies lorsque cela est possible. Pourtant, les femmes – demanderesses, avocates, juges, jurées, notaires, expertes, témoins, militantes, journalistes – doivent continuer d’investir le système de justice, qui demeure un lieu de pouvoir, pour le transformer et s’en servir comme instrument de changement social. Constance Backhouse, professeure de droit, avocate et historienne de renom des droits des femmes, dresse le même constat que Smart par l’analyse de neuf procès canadiens portant sur la violence sexuelle, à travers neuf histoires de neuf femmes et filles. Tout comme Smart, Backhouse s’interroge sur les capacités des féministes de changer le droit pour améliorer la vie des femmes. À partir d’une recherche dans les archives judiciaires canadiennes, Backhouse a élaboré une banque de 1 202 procès criminels canadiens rapportés en matière d’infraction sexuelle de 1900 à 1975. La somme de travail est colossale. De cette banque, elle a retenu neuf procès pour leur représentativité. L’auteure présente ces procès comme des histoires et des reflets de leurs époques, démarche méthodologique qualifiée de microhistoire. Avec cet ouvrage, l’auteure poursuit un travail déjà entrepris. En effet, elle s’est déjà penchée sur ce même genre d’affaires criminelles pour la période pré-1900. Son travail d’archives s’arrête cette fois en 1975, date à laquelle ont été adoptées les premières modifications au droit canadien en matière de violence sexuelle, à la suite des pressions des groupes féministes. Afin d’aider le lectorat à bien comprendre la portée de chaque décision, l’auteure présente une étude très détaillée du contexte social de l’époque, du milieu social de la victime, du juge et des avocats. L’ouvrage est agrémenté de photos d’alors, dans certains cas, des photos des victimes, des juges et avocats, de plans et d’articles de journaux de la période à l’étude. Pour certains procès, l’auteure est entrée en contact avec des membres de la famille de la victime. L’ouvrage se lit presque comme une chronique du xxe siècle. En regard du résultat de ses recherches (et malgré les archives perdues), l’auteure conclut que la violence sexuelle à l’égard des femmes et des filles était un phénomène courant à cette époque et que les victimes se tournaient vers le système judiciaire pour obtenir justice. Ces histoires démontrent clairement les stéréotypes à l’oeuvre à l’égard des femmes en matière d’agressions sexuelles : la nécessité de corroboration ; la mise à nu de leur vie personnelle pour démontrer leurs mauvaises moeurs ; la lenteur à porter plainte comme preuve de leur mensonge ; la nécessité de leur résistance lors de l’agression pour prouver leur non-consentement ; leur manque de crédibilité ; les moeurs plus relâchées des femmes des classes ouvrières ; le rôle des contre-interrogatoires serrés pour démolir la victime. Outre les stéréotypes sexistes, l’auteure souligne les différentes formes de discrimination que peuvent vivre ces victimes : le racisme, l’homophobie et le classisme. Chaque histoire est fascinante et met en lumière les failles du système de justice pénale à l’égard des femmes et des enfants. On voudrait croire que de tels procès ne pourraient pas se tenir aujourd’hui dans notre société « très évoluée » et respectueuse des droits fondamentaux. Dans la première histoire, …
Constance Backhouse, Carnal Crimes. Sexual Assault Law in Canada, 1900-1975, Toronto, The Osgoode Society for Canadian Legal History, 2008, 443 p., ISBN 978-1-55221-151-9.[Record]
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Louise Langevin
Université Laval