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Considérant les quatre étapes incontournables qui doivent être prises en considération pour tout litige impliquant une des lois sur les droits fondamentaux applicables sur le territoire canadien[1] et le statut constitutionnel de la Charte canadienne des droits et libertés[2], il n’est que normal que le test établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Oakes[3] en 1986, en vue de baliser l’utilisation de la clause justificative de la Charte canadienne (l’article premier), ait rapidement été considéré – avant d’être plus tard consacré – comme un des principaux points d’ancrage (à tout le moins pratique) de la protection des droits et libertés fondamentaux au Canada.
Or, si les critères de l’arrêt Oakes demeurent toujours ceux qui gouvernent les tribunaux lors du recours à l’article premier de la Charte canadienne un peu plus de 20 ans après leur élaboration, « les conditions générales auxquelles doit satisfaire une règle de droit pour constituer une limite raisonnable à un droit constitutionnel […] demeurent contestées, voire confuses » (p. 3). Conformément à cette problématique initiale, le fil d’Ariane liant les différents essais réunis dans l’ouvrage dirigé par Luc B. Tremblay, professeur titulaire à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, et Grégoire C.N. Webber, membre associé du Centre de recherche en éthique de l’Université de Montréal (CREUM), est défini en ces termes en introduction : « Ces essais nous invitent à réfléchir et à réévaluer le “test de Oakes” et son statut dans la jurisprudence constitutionnelle. Ils ne répondent pas à toutes les questions que soulève l’arrêt Oakes […] Mais ils nous invitent à questionner ce qui n’est pas souvent questionné et à remettre en question les assises de la jurisprudence de la Charte. Bref, ils nous invitent à saisir soit la fin, soit la finalité de Oakes » (p. 12).
Dans le premier essai, intitulé « The Pluralism of the Charter : Revisiting the Oakes Test » (p. 13-35), le professeur Brian Slattery adopte une perspective critique sur le rôle « externe » qui a été réservé à l’article premier de la Charte canadienne et, plus largement, à l’étape de la justification des atteintes aux droits et libertés fondamentaux. Selon lui, alors que la Cour suprême a privilégié une approche « moniste » (soit une approche par l’entremise de laquelle une seule et même grille d’analyse s’applique en matière de justification, et ce, indépendamment du droit ou de la liberté dont il est question), une approche « pluraliste » aurait dû être privilégiée, ce qui aurait permis que les caractéristiques particulières des différents droits et libertés soient davantage prises en considération à l’étape de la justification.
Deuxième à prendre la plume, Grégoire C.N. Webber (qui est également codirecteur de l’ouvrage) fournit un essai dont le titre est : « La disposition limitative de la Charte canadienne : une invitation à définir les droits et libertés aux contours indéterminés » (p. 37-57). Dans celui-ci, Webber s’attaque principalement à l’impact que le rôle « externe » conféré à l’article premier par les tribunaux canadiens a eu dans le processus de « délimitation » des droits et libertés fondamentaux protégés par la Charte canadienne et les dérives que ce même rôle a été susceptible de produire concrètement concernant, notamment, la portée substantive très (ou trop) large qui fut conférée à certains de ces mêmes droits et libertés fondamentaux.
Le troisième essai, écrit par le professeur Alan Brudner et intitulé : « What Theory of Rights Best Explains the Oakes Test ? » (p. 59-76), se veut un très intéressant effort d’analyse du contexte et des schèmes de pensée ayant pu mener la Cour suprême à l’élaboration du « test de Oakes » pour baliser l’application de l’article premier de la Charte canadienne. Partant de différentes « incohérences apparentes » liées au même test, le professeur Brudner tente d’identifier un système philosophique pouvant justifier la structure politicojuridique des critères établis par l’arrêt Oakes et en vient à la conclusion – après avoir « testé » les théories philosophiques contemporaines de L.W. Sumner, David Beatty et Lorraine Weinrib – que la réponse réside dans les travaux du philosophe Georg Wilhelm Friedrich Hegel.
Codirecteur de l’ouvrage, le professeur Luc B. Tremblay est également responsable du quatrième essai ayant pour titre : « Le fondement normatif du principe de proportionnalité en théorie constitutionnelle » (p. 77-114). Dans cet essai, par une analyse systématique des fondements théoriques du test de Oakes, il en viendra à la conclusion que les principes établis par ledit test ont été consacrés en tant que « modèle distinct de processus de contrôle judiciaire » (p. 112 ; l’italique est de nous). Sa démonstration repose sur la mise en évidence de « raisons normatives, éthiques ou morales » (p. 78) pouvant justifier le caractère « distinctif » (et, éventuellement, la « valeur hiérarchique ») de ce modèle spécifiquement applicable aux cas qui impliquent la justification de lois portant atteinte, prima facie, à un droit ou à une liberté protégés par la Charte canadienne. Pour Tremblay, le modèle de proportionnalité repose principalement sur deux de ces « raisons », soit « l’idée d’impartialité morale [détaillée aux pages 88-97] et l’idée de légitimité politique fondée sur l’acceptation unanime de la justification du pouvoir politique et de la coercition [détaillée aux pages 97-112] » (p. 87).
Puis, le philosophe politique Daniel M. Weinstock offre son essai : « Philosophical Reflections on the Oakes Test » (p. 115-129). Ses réflexions sont focalisées sur l’évaluation de la justesse philosophique de l’approche « casuistique » retenue par le test de Oakes, ce qui, en d’autres termes, pourrait donner la formule suivante : le test de Oakes est-il une « bonne » manière de baliser l’application de l’article premier de la Charte canadienne ? Le professeur Weinstock considère que, d’un point de vue « contextuel », la manière de procéder instaurée par l’arrêt Oakes est sans doute la meilleure. Il considère en effet que, même si dans un monde purement théorique les limites imposées aux droits et aux libertés devraient se limiter à celles qui sont nécessaires à leur définition/délimitation (approche constitutive : p. 119 et 120), le fait que les tribunaux canadiens (et donc, les juges, non élus démocratiquement) sont l’institution responsable de l’imposition de telles « limites » amène la balance à pencher en faveur d’une approche casuistique (ou contingente : p. 120 et 121).
Avant-dernière à livrer le fruit de ses réflexions, la professeure Danielle Pinard a écrit un essai intitulé : « La promesse brisée de Oakes » (p. 131-154), dans lequel elle critique fortement le fait que le test de Oakes a permis l’aménagement d’une trop grande zone discrétionnaire pour les tribunaux responsables de son application, surtout en ce qui concerne le type de preuve pouvant être utilisé pour démontrer le caractère « justifié » ou non d’une atteinte à un des droits ou libertés fondamentaux protégés par la Charte canadienne. Selon la professeure Pinard, la jurisprudence subséquente à l’arrêt Oakes n’a pas rempli la « promesse » qui avait été faite dans celui-ci, soit « celle d’une méthode d’évaluation des limites apportées aux droits et libertés qui serait rigoureuse, systématique et fondée sur une analyse objective de données empiriques portant sur le fonctionnement concret des lois » (p. 131 et 132).
Le dernier auteur, mais non le moindre, est le professeur Mark Antaki qui clôt l’ouvrage par un essai dont le titre est : « The Turn to “Values” in Canadian Constitutional Law » (p. 155-181). Il y démontre de manière très habile que chacune des étapes établies par le test de Oakes (à l’exception sans doute de celle du lien rationnel entre la mesure adoptée et l’objectif poursuivi par le gouvernement[4]) implique le développement d’un argumentaire reposant sur certaines « valeurs », non expressément incluses à l’intérieur de la Charte canadienne et difficilement définissables. Une fois démontrée l’importance accordée à l’ensemble flou des « valeurs canadiennes » dans le contexte du processus de justification raisonnable tel qu’il a été établi par le test de Oakes, le professeur Antaki conclut son article en soulignant les nombreux « dangers » (ou dérives potentielles) pouvant être liés à une telle tendance si elle n’est pas circonscrite.
En tout et pour tout, l’ouvrage sous la direction de Tremblay et Webber se révèle extrêmement intéressant et complet pour les lecteurs désireux d’approfondir les principes et les possibilités liées à l’interprétation de l’article premier de la Charte canadienne et des « balises de lecture » qui lui ont été imposées par l’arrêt Oakes de la Cour suprême. Seule petite déception : considérant le fait que le point focal de l’ouvrage nous semblait davantage fixé sur les « balises » que sur le texte de l’article premier en tant que tel, il nous aurait semblé intéressant qu’un des essais se soit penché spécifiquement sur la transposition (ou, à tout le moins, l’influence) du même test de Oakes dans le contexte de la mise en oeuvre de certaines dispositions justificatives des « autres » lois sur les droits fondamentaux en vigueur au Canada, par exemple l’article 9.1 de la Charte des droits et libertés de la personne[5]. L’inclusion d’une telle contribution aurait permis, toujours à notre avis, d’approfondir la réflexion en abordant un aspect du test de l’arrêt Oakes qui n’est que trop souvent sublimé lorsqu’il est appliqué, transposé ou considéré dans le contexte d’un litige entre particuliers : le test de l’arrêt Oakes, à l’origine, n’a été élaboré qu’en fonction de la justification de certaines mesures « gouvernementales » au sens de l’article 32 de la Charte canadienne.
Pour le reste, cet ouvrage constituera sans nul doute une référence importante pour les années à venir en ce qui concerne les enjeux propres à la justification d’atteintes à un droit fondamental protégé par la Charte canadienne.
Appendices
Notes
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[1]
Voici les quatre étapes : 1) La loi ou Charte est-elle applicable au litige ? 2) Y a-t-il eu violation d’un droit fondamental protégé ? 3) Cette violation peut-elle être justifiée ? 4) Quel type de réparation est admissible pour sanctionner cette violation injustifiée ?
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[2]
Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.)] (ci-après « Charte canadienne »).
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[3]
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.
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[4]
Seconde étape du test de Oakes.
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[5]
Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., c. C-12.