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Depuis les années 60, le droit de la famille, au Québec et ailleurs en Occident, a connu des transformations majeures. Mentionnons, pour mémoire, la reconnaissance de l’égalité juridique des époux et de celle des enfants, quelles que soient les circonstances de leur naissance, l’élargissement des motifs de divorce et la simplification de la procédure y conduisant, lesquels ont contribué à une augmentation significative de la divortialité. Ces modifications législatives répondaient à d’importantes mutations sociales et à des demandes portées par divers mouvements d’émancipation des femmes et de revendication de droits. Égalité et liberté étaient les maîtres-mots de cette quête.

Plus récemment, la promotion du droit à l’égalité, prenant appui sur les nouvelles possibilités offertes par certaines avancées technologiques, a conduit à la reconnaissance étatique de situations à peine imaginables il y a 20 ou 30 ans. Par exemple, en janvier 2007, une enfant déjà pourvue d’un père et d’une mère biologiques légalement reconnus se voyait gratifier par la Cour d’appel de l’Ontario d’une seconde mère légale, conjointe de sa mère biologique. Les deux femmes assumaient déjà la responsabilité quotidienne de l’enfant, alors que le père entretenait avec celle-ci des relations régulières[1]. Au printemps de la même année, les médias québécois rapportaient qu’une mère dont la fille ne pourrait vraisemblablement pas procréer à partir de ses propres ovules avait fait don de ses ovocytes à sa fille, avec l’assentiment du comité d’éthique de l’établissement hospitalier montréalais où ce prélèvement et ce stockage avaient été faits[2]. Enfin, depuis l’entrée en vigueur des nouvelles règles québécoises relatives à la filiation, des dizaines de couples de lesbiennes dont l’une a donné naissance à un enfant à la suite d’une aide, médicale ou non, à la procréation ont pu revendiquer la double maternité de cet enfant[3]. Une simple déclaration commune de cette naissance au Directeur de l’état civil suffit en effet pour que la femme qui a donné naissance et également sa conjointe soient légalement reconnues comme les mères de cet enfant[4].

Comme nous venons de le voir, non seulement ces situations ont pris corps dans la réalité sociale, mais elles bénéficient déjà, à divers degrés, d’une légitimité étatique : par la voix d’un tribunal d’appel pour ce qui est de la « triparenté » en Ontario, par celle d’un comité d’éthique dans le cas de la mère montréalaise donneuse d’ovocytes à sa fille, mieux encore par celle du législateur en ce qui a trait à la filiation homoparentale au Québec. Toutes ces « nouveautés » ont fait couler beaucoup d’encre depuis qu’elles ont cours, mais il n’est pas inutile d’y revenir pour mieux en apercevoir les différents aspects et pour mesurer avec plus d’acuité leurs conséquences sur l’organisation familiale et les représentations qu’il est possible de se faire de celle-ci.

Au-delà des réactions immédiates de surprise, d’approbation ou de désapprobation qu’elles suscitent, que signifient ces diverses innovations ? Entre autres choses, que la famille moderne, composée d’un parent ou de deux parents de sexe opposé et d’un ou plusieurs enfants, n’est plus le seul modèle possible, socialement et légalement ; qu’une famille peut, en toute légalité, du moins dans certains systèmes juridiques, se composer de deux parents du même sexe, voire de trois parents ; que l’on peut passer outre à la différence des générations, sur le plan génétique en tout cas : l’éventuelle grand-mère qui fait don de ses gamètes à sa fille sera la mère génétique de l’enfant de celle-ci.

Effacement, donc, de la différence des sexes dans la construction de la parenté, « [l]a volonté [servant désormais] d’assise à la filiation[5] », possible reconnaissance d’une parenté multiple et brouillage de l’espace généalogique. La grand-mère biologique et sociale devient la mère génétique. Le don d’ovules, par une soeur ou une tante de la mère gestationnelle, aboutit à des brouillages du même type[6]. Le clonage ouvre à cet égard des perspectives encore plus déroutantes[7]. Les produits du corps humain, notamment les gamètes, ne sont-ils désormais que des objets matériels parmi d’autres, des biens de consommation que chacun peut se procurer selon les seules lois de l’offre et de la demande ? « En deux mots, comme l’écrit Bernard Edelman, l’homme serait-il parvenu, au terme d’une évolution irrésistible de la société marchande, à ce résultat stupéfiant de se produire lui-même comme marchandise[8] ? »

Les trois situations mentionnées plus haut se rejoignent par ailleurs en ce qu’on y discerne une volonté très nette d’arranger à sa convenance sa vie intime et familiale. Manifestation éloquente de la quête de liberté individuelle qui marque les sociétés occidentales depuis une cinquantaine d’années. Cependant, une nouvelle frontière est ici franchie. L’individualisme qui caractérise la vie sociale et affective des dernières décennies s’accommode, dans un premier temps, du divorce rendu plus facile et de l’union libre comme mode alternatif de vie conjugale. Tout cela sur fond d’égalité juridique des hommes et des femmes, y compris dans le mariage, et de libération des moeurs rendue possible par l’avènement de diverses méthodes contraceptives, dont la pilule anovulante. L’avortement, décriminalisé et devenu accessible, s’ajoute à ces outils de libération[9].

Toutes ces transformations relèvent de ce que plusieurs ont qualifié de révolution individualiste, celles que nous observons au cours des dernières années faisant partie d’une seconde vague, qui emporte d’ailleurs pas mal de choses sur son passage, dont le système de sens construit au fil des siècles à partir du fait biologique de la naissance. Pourquoi ces questions se posent-elles aujourd’hui de cette manière ? Comment cette seconde vague de la révolution individualiste a-t-elle pu naître ?

Pour en reconstituer la genèse, il convient d’abord de faire retour sur certaines avancées technologiques (1), qui ont rendu possibles de nouvelles demandes fondées sur des droits (2). Satisfaites, ces demandes ont débouché sur la déconstruction de la filiation, dans la foulée d’une déconstruction déjà amorcée et désormais confirmée du mariage (3).

1 Les avancées technologiques

Ce qui vient très vite à l’esprit lorsqu’il est question de ces mutations, c’est le rôle moteur qu’y ont joué les avancées technologiques dans le domaine de la génétique. L’infertilité de nombreux couples hétérosexuels, douloureusement vécue par certains, amène le développement et l’offre d’interventions ou de traitements en vue de renforcer ou de rétablir la fertilité. À défaut des résultats escomptés, ces couples passent à une seconde étape, celle de l’insémination artificielle. Le sperme du conjoint (insémination homologue), ou, en cas de défaillance, celui d’un donneur (insémination hétérologue), est introduit artificiellement dans l’utérus de la femme, opération qui débouche, dans certains cas, sur la grossesse si ardemment désirée. Enfin, l’ultime étape de cette réponse technologique au désir d’enfant est le prélèvement d’ovules, rendu médicalement possible, mais qui n’est pas toujours sans risque pour la femme[10] ; cette percée, qualifiée de déterminante par nombre de spécialistes, ouvre la porte à la fabrication d’embryons in vitro. Rappelons, à cet égard, que Louise Brown, premier bébé éprouvette, est née au Royaume-Uni en 1978. C’était il y a 30 ans.

Voilà donc, en gros, la panoplie des « traitements » offerts aux couples désireux de « faire famille » à tout prix[11]. Depuis lors, les technologies du vivant n’ont cessé de se développer : pensons au séquençage de l’ADN, à la sélection des embryons et aux manipulations génétiques, pour ne mentionner que celles qui risquent d’avoir le plus d’impact sur la parenté et la filiation. Ces nouvelles avancées, combinées au stockage du sperme, de l’ovocyte et de l’embryon, ouvrent aussi des possibilités illimitées de recherches médicales ou autres qui ne sont pas sans poser d’énormes questions philosophiques et éthiques. Est-il possible d’utiliser les embryons « surnuméraires » ? Selon quelles normes et à quelles fins ? Comment éviter les dérives eugénistes possiblement associées à la sélection des embryons ? La récente Loi sur la procréation assistée[12] constitue une réponse plus ou moins satisfaisante à ces questions.

Mais revenons à la procréation assistée. À l’origine, les banques de sperme ont servi à aider des couples hétérosexuels à procréer lorsque le conjoint ne pouvait fournir de sperme de bonne qualité : spermatogenèse insuffisante ou sperme porteur de maladies héréditaires graves. Le stockage a aussi permis à des couples désireux de procréer de constituer une réserve de sperme lorsque le conjoint avait à subir des traitements susceptibles de nuire à sa production de sperme, par exemple une chimiothérapie. Moins fréquent et techniquement beaucoup plus complexe, le don d’ovocytes est désormais promis à un bel avenir, avec les découvertes récentes sur les mitochondries, ces organites qui, logés dans l’ovule, seraient susceptibles, en cas de dysfonctionnement ou de défectuosité, d’induire certaines maladies congénitales chez l’enfant conçu à partir de cet ovule[13]. Il est à prévoir une demande accrue d’ovocytes émanant de femmes chez qui auront été détectés ces organites défectueux.

La possibilité d’isoler et de stocker les gamètes de l’homme et de la femme a également mené à une possible dissociation de la sexualité et de la procréation et au morcellement des aspects génétique, gestationnel et social de la maternité et de la paternité, ce qui, d’une part, a conduit le législateur à énoncer des règles destinées à clarifier la filiation des enfants nés dans ces circonstances[14] et qui, d’autre part, a suscité de nouvelles demandes de reconnaissance juridique.

2 De nouvelles demandes, fondées sur des droits

Des femmes seules ou faisant partie de couples lesbiens ont ressenti, elles aussi, et comment le leur reprocher, ce désir de « faire famille ». Elles ont voulu avoir accès à la procréation médicalement assistée et se sont donc adressées à des « cliniques de fertilité » à cette fin. Des cliniques ont hésité, mais d’autres ont accepté ces demandes, tandis que certaines ont refusé d’y accéder, en invoquant le fait qu’il ne s’agissait pas dans ce cas d’infertilité et que, par conséquent, le service demandé ne pouvait être considéré comme un traitement.

Nombre d’auteurs font d’ailleurs valoir depuis longtemps que, au-delà d’un certain stade, les prétendus « traitements » de l’infertilité offerts aux couples hétérosexuels n’en sont pas : « [G]lissement de taille, fait valoir Louise Vandelac à cet égard, l’offre et la demande adressées à la médecine ne sont plus de l’ordre de la demande de soins, mais bien d’enfant[15] ! » L’insémination artificielle d’une femme au moyen du sperme d’un donneur externe peut-elle en effet constituer un traitement[16] ? Selon plusieurs, on est plutôt en présence de ce que le gynécologue français René Frydman et plusieurs à sa suite ont appelé une « médecine du désir[17] ». À vrai dire, il n’y a là de médical que le contexte, qui assure un minimum de précautions : par exemple, vérification de l’état de santé du donneur, intervention aseptisée. Cependant, les répercussions potentiellement néfastes liées à l’utilisation du sperme d’un même donneur pour l’insémination de nombreuses femmes d’une région donnée n’ont pas toujours été considérées. À la génération suivante, ces pratiques imprudentes peuvent induire d’importants problèmes de consanguinité, d’autant plus que le don de sperme s’effectue sous le couvert de l’anonymat.

Mais chacun sait que l’insémination artificielle peut également se faire de façon artisanale, en dehors de toute installation médicale ou sanitaire, et que ces pratiques comportent elles aussi leur part de risque. Qu’à cela ne tienne, le Code civil du Québec[18] les a reconnues. Les demandes d’assistance à la procréation n’ont par ailleurs pas cessé d’augmenter et, dans le cas de femmes seules et de couples de lesbiennes, la demande de procréation médicalement assistée a trouvé son point d’appui dans les chartes de droits qui interdisent la discrimination sur la base notamment du statut social (femmes seules) et de l’orientation sexuelle (couples lesbiens)[19]. Une certaine lecture du droit à l’égalité a donc été convoquée ici pour légitimer ces nouvelles demandes. Marie Pratte décrit particulièrement bien ce processus de transposition :

[La] femme homosexuelle qui met au monde un enfant est, sur les plans biologique et juridique, la mère de celui-ci : elle y est liée par le sang et les règles générales de filiation suffisent à l’établissement de sa maternité. Il en est autrement de sa conjointe. Cette dernière n’a évidemment pas de lien biologique avec cet enfant dont elle se sent pourtant la mère. Seuls la volonté d’être parent et le fait d’agir ainsi peuvent servir d’assises à sa maternité. Or, le droit reconnaissait déjà ce type de filiation. La paternité, notamment dans le cadre de la procréation assistée, pouvait reposer sur de telles bases […] Il suffisait de s’approprier et de transposer le modèle jusque-là réservé à la paternité, en invoquant à la fois le caractère “construit” de la filiation et le droit à l’égalité[20].

Quant à la gestation pour autrui, elle participe de la même dissociation des divers aspects de la filiation. Qui plus est, elle ouvre la porte à l’instrumentalisation pure et simple du corps de la femme, dont on utilise l’utérus et les forces vitales à ses propres fins. Et que dire de la filiation de l’enfant, particulièrement précaire dans ce contexte ? En principe, l’enfant a pour mère la femme qui lui a donné naissance ainsi que, le cas échéant, l’époux ou le conjoint de celle-ci, ou encore il a pour parent(s) la ou les personnes qui l’auront légalement adopté. En cas de gestation pour autrui, qu’advient-il si la ou les personnes qui ont conclu cette entente avec une mère porteuse refusent de prendre charge de l’enfant, parce que, par exemple, leurs projets ont changé ou que l’enfant présente un handicap ? De même, après remise de l’enfant, s’il survient un conflit entre la mère porteuse et la ou les personnes qui ont conclu avec elle une convention de gestation pour autrui, à qui la garde de cet enfant sera-t-elle confiée ? Un juge prononcera-t-il l’adoption de l’enfant s’il soupçonne que la naissance de ce dernier a eu lieu à la suite d’une convention de gestation pour autrui[21] ?

Par ailleurs, ces conventions sont considérées comme nulles de nullité absolue en droit québécois, ce qui ne veut pas dire qu’elles soient interdites. D’ailleurs, la nouvelle Loi sur la procréation assistée, adoptée par le Parlement fédéral en 2004[22], n’interdit pas ces conventions. Elle se contente de proscrire toute rétribution ou toute commercialisation de cette contribution au projet parental d’autrui. La nullité prévue par le Code civildu Québec n’a donc pour effet que d’empêcher les parties à ces conventions d’en réclamer l’exécution en justice. Cette norme se veut bien entendu dissuasive.

Tous ces changements, survenus somme toute dans un court laps de temps, ont été induits par une quête d’égalité[23] — entre hommes et femmes, entre homosexuels et hétérosexuels — et de liberté individuelle sans précédent, elle-même alimentée par les nouvelles possibilités ouvertes par des avancées technologiques spectaculaires. Elles ont cependant débouché sur la déconstruction, au Québec du moins et dans certains autres États, des grandes institutions généalogiques que sont le mariage et la filiation.

3 La déconstruction des institutions familiales

3.1 Le mariage

Il n’y a pas si longtemps, la famille occidentale était fondée sur le mariage. Le devoir de cohabitation des époux et l’obligation de fidélité de l’épouse servaient de points d’appui à la présomption de paternité du mari. Institution généalogique, bien sûr, mais aussi institution patriarcale pendant des siècles, donc sujette à de virulentes critiques avec le vent de libération des femmes et des moeurs qui a soufflé durant les années 60[24]. Plusieurs couples choisissent alors de vivre en union libre et, encore plus au Québec qu’ailleurs, de fonder et d’élever une famille dans ce cadre désormais accepté socialement[25]. La Loi sur la capacité juridique de la femme mariée, adoptée en 1964 (le fameux bill 16)[26], est accueillie avec joie, mais n’endigue pas ce mouvement. Par ailleurs, la Loi sur le divorce de 1968, modifiée au fil du temps[27], facilite ou consacre la rupture de nombreux couples mariés et a donc pour effet d’atténuer le caractère de permanence ou, en tout cas, de stabilité du mariage.

Le centre de gravité de la famille se déplace donc du mariage vers la filiation. C’est l’enfant, désormais, qui fait la famille. Dans cette foulée, la situation juridique des enfants nés hors mariage s’améliore pour finalement être assimilée à celle des enfants nés dans le mariage et les anciennes appellations « enfants légitimes, illégitimes ou naturels » disparaissent[28].

Affaiblie de l’extérieur, pour ainsi dire, par le délaissement et la défection, l’institution du mariage sera bientôt malmenée de l’intérieur. Le droit au mariage revendiqué par des couples de même sexe, au nom de l’égalité et de la non-discrimination, remet directement en cause le caractère généalogique de l’institution. Les propos de Margaret Somerville sont éloquents à ce sujet :

Il est vrai que la reconnaissance du mariage entre personnes de même sexe serait un important témoignage de respect à leur égard et un refus de les discriminer. Mais cela serait aussi, inévitablement, une déclaration sociale affirmant que les enfants n’ont pas le droit fondamental de connaître leurs parents biologiques et qu’ils n’ont pas besoin d’un père et d’une mère. Le mariage entre personnes de même sexe relègue le droit des enfants derrière celui des adultes. Cela enfreint le principe éthique selon lequel l’enfant, en tant qu’être plus vulnérable, devrait avoir préséance[29].

Les pays européens ont réagi de façons diverses à ces demandes. Quelques-uns ont établi une forme d’union légale et officielle distincte du mariage pour les couples de même sexe. C’est le cas, par exemple, du Royaume-Uni, de la France avec le pacte civil de solidarité (PACS), de l’Allemagne, de la Suède et de la République tchèque. D’autres, comme les Pays-Bas, la Belgique, l’Espagne et la Norvège, ont ouvert le mariage aux couples gais. Aux États-Unis, quelques États reconnaissent une forme d’union civile entre personnes de même sexe ; par ailleurs, le Massachusetts, le Connecticut, la Californie et le District of Columbia ont légalisé le mariage gai[30].

Au Québec, l’Assemblée nationale, incompétente en matière de mariage, crée en 2002 l’union civile, ouverte tant aux couples hétérosexuels qu’homosexuels[31]. Cependant, cette nouvelle institution connaît un succès mitigé : peu de temps après sa mise en place, le Parlement fédéral, qui, lui, est compétent en matière de mariage, demande l’avis de la Cour suprême sur la constitutionnalité d’une éventuelle modification de la définition du mariage dans le sens souhaité par des groupes de pression gais et lesbiens. Après avoir reçu un avis favorable du plus haut tribunal du pays[32], le Parlement fédéral adopte une loi qui définit désormais le mariage civil comme « l’union légitime de deux personnes, à l’exclusion de toute autre personne[33] ».

Plusieurs cours supérieures et d’appel canadiennes avaient déjà déclaré la définition traditionnelle du mariage incompatible avec la Charte canadienne des droits et libertés[34], sur la base du droit à l’égalité et à la non-discrimination, retenant une vision positiviste du mariage, essentiellement fondée sur l’évolution récente de celui-ci dans les faits (augmentation des divorces et des unions libres, familles recomposées), plutôt que sur son caractère généalogique et sa portée symbolique. La Cour suprême, cependant, ne s’est pas avancée aussi loin. Si elle a estimé qu’une modification de la définition du mariage dans le sens souhaité par certains groupes et une bonne partie de l’opinion publique n’allait pas à l’encontre de la Charte, elle a refusé de dire si la définition du mariage comme l’union d’un homme et d’une femme était inconstitutionnelle. À cet égard, le sociologue Daniel Dagenais note avec humour ceci : « Il eût été amusant de voir nos magistrats déclarer non conformes à la Charte 100 000 ans d’histoire de l’humanité[35] ! »

Le paradoxe réside aussi dans cette quête d’« institutionnalisation » par et pour des groupes qui, jusque-là, avaient surtout revendiqué leur différence et critiqué les institutions « traditionnelles ». Certains ont parlé à ce sujet d’un enjeu symbolique. Sur cette question précise, Daniel Dagenais écrit encore que « les défenseurs du mariage gai revendiquent ici une victoire symbolique sur le symbolique, en imposant comme cadre de discussion une négation de l’importance du symbolique[36] ».

La déconstruction du mariage comme institution généalogique a sans aucun doute été facilitée par l’affaiblissement qui la minait déjà. Elle n’est d’ailleurs pas sans lien avec la déconstruction de la filiation, qui est observée actuellement.

3.2 La filiation

La différence sexuelle remise en cause dans le contexte du mariage l’est aussi dans celui de la filiation[37] ; on passe également outre à la différence des générations et au tabou de l’inceste, du point de vue génétique en tout cas, au moment de certains dons intrafamiliaux de gamètes. Toutefois, avant d’aborder le fond de cette question, nous tenons à définir les principaux termes en présence afin de dissiper toute confusion autour des notions de parenté, de parentalité et de filiation.

Qu’est-ce que la filiation ? C’est, pour parler simplement, le lien juridique et social qui unit l’enfant à sa mère et à son père. Il s’agit d’une construction, au sens sociologique et anthropologique du terme, qui repose sur le fait biologique de la rencontre sexuelle de l’homme et de la femme comme préalable nécessaire à l’avènement d’une progéniture. La différence des sexes y joue donc un rôle essentiel qui introduit, sur le plan symbolique, l’idée d’altérité, d’Autre sexuel, cet Autre étant garant d’un échange porteur entre tous, puisque cet échange est appelé à faire apparaître une nouvelle vie et à contribuer, de ce fait, à la suite du monde[38].

La filiation constitue, avec l’appartenance sexuelle, l’un des éléments fondateurs de l’identité. Elle introduit l’enfant dans un espace généalogique, celui de ses ascendants paternels et maternels. C’est donc par l’intermédiaire de son père et de sa mère que l’enfant se rattache à l’espèce humaine, qu’il y trouve sa place et qu’il s’inscrit dans une continuité qui donne sens à sa vie, comme l’ont bien illustré les travaux du juriste et psychanalyste Pierre Legendre[39].

La parenté, pour sa part, se définit comme le lien juridique et social qui unit les personnes qui descendent l’une de l’autre ou qui descendent d’un auteur commun : père, mère et enfants, grands-parents et petits-enfants, frères et soeurs, cousins et cousines, oncles et tantes, neveux et nièces. Il s’agit donc de la famille au sens large, qui regroupe plusieurs familles nucléaires ; et c’est par la filiation que l’enfant trouve sa place dans cet ensemble.

La parentalité, quant à elle, est un terme relativement récent, employé d’abord en marge du droit, et désignant le fait que des personnes autres que leurs parents légaux assument ou partagent la responsabilité quotidienne d’enfants, par exemple le nouveau conjoint ou la nouvelle conjointe du père ou de la mère de l’enfant. En d’autres termes, ces personnes jouent le rôle de parents sans que leur apport soit toujours reconnu légalement. Par extension, il est aussi question de parentalité pour désigner la prise en charge quotidienne des enfants par leurs parents légalement reconnus.

Pour résumer, alors que la parenté relève de la sphère généalogique, identitaire et symbolique, la parentalité concerne la réalité fonctionnelle des relations entre les enfants et les adultes qui assument dans le quotidien le rôle de parents à leur égard.

Depuis quelques années, dans le contexte des familles recomposées, nombreux sont les nouveaux conjoints ou les nouvelles conjointes qui réclament un statut légal correspondant à leur engagement et à leur apport dans la vie des enfants de l’autre. Ce statut pourrait, par exemple, leur permettre d’exercer l’autorité parentale conjointement avec l’autre parent et, dans certains cas, leur attribuer des droits d’accès en cas de rupture du couple[40]. Ces demandes ne remettent pas en question les fondements de la filiation et de la parenté. Elles se situent au niveau de la parentalité. Plusieurs provinces et territoires canadiens et quelques États européens ont rendu possible sous diverses formes cette coparentalité, y compris, dans certains cas, à l’égard de conjoints ou de conjointes homosexuels[41]. Chose curieuse, le législateur québécois n’a pas encore donné suite à ces demandes. Par contre, il a adopté à toute vapeur en 2002 une loi qui remet en cause les fondements de la filiation. Désormais, le conjoint de même sexe peut adopter l’enfant de l’autre, lorsque cette adoption est possible ; deux personnes de même sexe peuvent d’emblée adopter un enfant et deux femmes peuvent être reconnues comme les mères légales de l’enfant né de l’une d’elles à la suite d’une procréation assistée. Il suffit qu’elles transmettent une déclaration de naissance au Directeur de l’état civil. Mieux, si ces femmes sont mariées ou unies civilement, la maternité de celle qui n’est pas la mère biologique de l’enfant est présumée[42].

Il est ahurissant de penser que des changements d’une telle ampleur[43] aient pu se produire sans un débat public digne de ce nom ni consultation de quelque expert que ce soit[44]. La question se révèle complexe et plusieurs médias n’ont pas osé s’y aventurer, tant en raison du climat de rectitude politique qui sévissait alors que de la difficulté d’aborder un sujet aussi délicat dans un univers médiatique où la simplification et la facilité tiennent souvent lieu de politique éditoriale. Ce n’est d’ailleurs pas seulement au Québec que l’opinion publique a été prise en otage par un « prêt-à-penser » qui interdit tout questionnement, toute réflexion. Laurence Gavarini a relevé ce même « modèle » de non-débat en France. Au sujet de l’accès à la procréation assistée, elle écrit que « [l]e droit à l’enfant, au nom d’un droit à l’égalité de traitement médical entre tous, garanti par l’État, et d’une sorte de droit à être comme les autres, s’est déployé en grand au point de devenir une rhétorique indiscutée. La discussion de cette position est même plutôt perçue comme un signe d’homophobie ou comme une manifestation réactionnaire[45]. »

Quoi qu’il en soit, à la suite de ces modifications radicales apportées au Code civil du Québec, un couple gai ou lesbien peut adopter un enfant, qui aura alors deux mères ou deux pères légaux. Cette possibilité est également offerte aux couples de même sexe dans plusieurs provinces et territoires canadiens, ainsi que dans quelques pays européens, par exemple les Pays-Bas, la Belgique et l’Espagne[46].

Au Québec en tout cas, ces projets ont relativement peu de chances d’aboutir, étant donné le petit nombre d’enfants disponibles à l’interne pour adoption[47] et les restrictions posées à l’égard des adoptants par la plupart des pays d’origine des enfants dans le cas de l’adoption internationale[48]. Il existe par ailleurs des voies de contournement[49] de ces restrictions, dont les conséquences n’ont pas encore été mesurées.

Chose certaine, malgré toute la motivation dont ces adoptants peuvent faire preuve et toute l’affection qu’ils peuvent donner à leurs enfants, il n’en demeure pas moins qu’ils leur imposent une situation de famille différente de celle de la grande majorité des enfants. Quel en sera l’impact sur le développement et la socialisation de l’enfant, sur la construction de son identité[50] ? Pour le moment, il n’y a pas de réponse claire à cette question, les recherches existantes ayant souvent porté sur des enfants élevés par un couple de lesbiennes mais ayant un père biologique ou s’étant appuyées sur un échantillon limité d’enfants en bas âge ou sur des instruments de recherche ne concernant que certains aspects du développement de ces enfants.

La même question relative au développement et à la socialisation de l’enfant se pose dans le cas des femmes seules et des couples de lesbiennes qui se tournent vers la procréation assistée. Qui plus est, il s’agit alors de procréer un enfant, sachant à l’avance que cet enfant n’aura pas de père, ce qui ne va pas sans soulever de graves questions éthiques[51]. Il n’y a pas ici d’enfant abandonné, sans famille, à qui on offre la chaleur d’un foyer, comme dans le cas de l’adoption. De plus, le don de sperme étant anonyme au Québec comme dans nombre de pays, l’enfant issu d’une procréation médicalement assistée n’aura pas accès à ses origines biologiques, contrairement à l’enfant adopté qui, à certaines conditions, pourra retrouver ses parents d’origine. Certaines personnes feront valoir que ce problème se pose aussi dans le cas des couples hétérosexuels qui recourent à cette technique, ce qui est exact. Mais l’enfant, dans ce cas-là, a tout au moins un père social et le caractère artificiel de sa conception n’est habituellement pas évident[52].

Devant la souffrance d’enfants en quête de leurs origines et compte tenu de la Convention relative aux droits de l’enfant adoptée par l’Organisation des Nations unies (ONU) en 1989 et qui reconnaît le droit pour chaque enfant de connaître ses origines dans la mesure du possible[53], de nombreux pays, dont la Suède, l’Allemagne, l’Autriche, la Suisse, la Norvège, l’Irlande et la Grande-Bretagne, ont créé des systèmes d’enregistrement destinés à garder mémoire de l’identité des donneurs de gamètes ; à sa majorité, et même avant dans certains cas, l’enfant issu d’une procréation assistée pourra, à certaines conditions variables selon les systèmes considérés, avoir accès à cette information sur ses origines biologiques[54]. Un système analogue est en voie de création au Canada en vertu de la Loi sur la procréation assistée[55].

Quoi qu’il en soit, le fait que le don de gamètes ne puisse plus être rétribué, du moins au Canada, et que l’enfant issu d’une procréation médicalement assistée puisse éventuellement connaître l’identité du donneur de sperme ou de la donneuse d’ovocytes est susceptible de contrer la banalisation de ces pratiques et de susciter une réflexion accrue chez les donneurs, les demandeurs et les praticiens. Quant aux dons intrafamiliaux de gamètes, il serait opportun que les États étudient la question à la lumière des recherches et des réflexions déjà menées à cet égard. Ces dons ne sont pas sans soulever de sérieuses interrogations sur le plan généalogique et éthique et ont, à n’en pas douter, des résonances psychanalytiques[56].

Conclusion

En conclusion, comment ne pas insister sur le fait que les déconstructions successives du mariage et de la filiation, auxquelles nous avons assisté au cours des dernières années, sont en voie de détruire un système de sens édifié à travers des siècles d’humanité ? Des comportements qui, il n’y a pas si longtemps, étaient balisés par des institutions sont devenus affaire de choix purement privé[57]. Nous sommes passés à une vitesse fulgurante de l’institution au contrat pour à peu près tout ce qui touche à la vie intime, comme si le rôle de l’État se limitait en cette matière à rendre légalement possibles les choix personnels des individus.

Certains pourront certes regretter que le législateur québécois ait mené sans consultation et de manière aussi expéditive une « réforme » des règles de la filiation qui risque de poser de sérieux problèmes humains et légaux sans pour autant résoudre certaines difficultés connues depuis longtemps. Par exemple, l’Assemblée nationale aurait pu conférer, dans le cadre de l’autorité parentale, certains droits au nouveau conjoint, aussi bien homosexuel qu’hétérosexuel, du parent d’un enfant. Des modifications de ce type, bien balisées, n’auraient pas remis en cause les fondements de la filiation et auraient assuré un statut légal à des personnes qui s’investissent dans la vie d’enfants à l’égard de qui elles n’ont pas de lien de parenté.

Quant à la question du mariage, il aurait été souhaitable que le Parlement fédéral respecte le caractère généalogique de l’institution et s’en tienne à la définition du mariage comme l’union d’un homme et d’une femme, laissant aux provinces et aux territoires le soin de créer diverses formes d’union civile susceptibles d’officialiser les unions homosexuelles et d’assurer la protection des partenaires. Des groupes de pression ont brandi à cet égard le « spectre » de l’« égalité séparée », concept associé au souvenir douloureux de règles ou de politiques de discrimination raciale autrefois appliquées dans certains États américains. C’était oublier que le principe de l’égalité n’est pas transposable tel quel dans la sphère généalogique. Comme l’écrit l’anthropologue Françoise-Romaine Ouellette, « [l]es règles de l’alliance et de la filiation relèvent d’une autre logique normative qui présuppose la différenciation et la hiérarchisation des âges, des sexes et des générations[58] ».

Il est regrettable que plusieurs cours supérieures et d’appel aient interprété la notion d’égalité (art. 15) consacrée par la Charte canadienne des droits et libertés[59] sans tenir compte de toute la richesse potentielle de l’article premier de ce texte ; il aurait été possible de trouver dans cette disposition le fondement d’une orientation privilégiant le maintien de la cohésion familiale et sociale et le sens du système de parenté et d’alliance sur lequel reposent nos sociétés.

À n’en pas douter, les chartes de droits représentent des avancées remarquables et des instruments de premier ordre pour la promotion de la justice sociale et la protection des personnes contre des décisions potentiellement arbitraires ou discriminatoires de l’État ou d’autres personnes physiques ou morales. Dans certains cas cependant, elles renforcent l’individualisme qui marque les sociétés contemporaines au détriment d’un équilibre social qui est également précieux[60].

En matière de mariage et de filiation, il en résulte une liberté qui ne sera désormais tempérée que par une éthique de la responsabilité, « [r]esponsabilité envers soi-même et envers autrui, à l’égard des générations futures et à l’égard d’une humanité fragile », responsabilité collective aussi « d’instaurer une limite contre l’ébranlement des repères légaux et symboliques de la filiation qui détermine pour chaque individu son rapport à autrui au sein de sa famille, et de là plus largement avec les institutions collectives qui permettent la coexistence »[61].