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Chacun le sait, alors qu’il prônait l’introduction d’une nouvelle ère de moralité contractuelle, notamment par la codification du principe de la bonne foi dans l’exercice des droits civils, le législateur québécois a, en 1994, rejeté le principe de la lésion entre majeurs, du moins comme vice de consentement[1]. Cette décision, qui ne suivait pas les recommandations de l’Office de révision du Code civil, a été prise pour répondre à certaines préoccupations exprimées par quelques auteurs qui s’inquiétaient des conséquences de l’introduction d’un tel concept en droit québécois[2]. Or, on l’a souvent dit, une telle décision est une réelle contradiction avec la moralité contractuelle qui sous-tend le Code civil du Québec[3] et va à contre-courant des développements du droit étranger en la matière[4]. De plus, à notre avis, une telle décision est aussi en réelle opposition avec certains principes fondamentaux et directeurs de la théorie générale des obligations que l’on retrouve au Code civil. Il est généralement accepté qu’un code civil, de par sa nature, va au-delà de la lettre pour imposer toute une philosophie juridique constituant la charpente du droit privé[5]. Or, si cette charpente est fragilisée par des principes contradictoires, il est risqué d’ouvrir la porte à des abus et à des gestes arbitraires qui ne pourront faire l’objet d’aucune sanction, étant chapeautés par ces principes contradictoires. Nous croyons que le rejet de la lésion constitue un exemple d’une telle contradiction des principes directeurs du Code civil. Nous tenterons donc de démontrer, dans les pages qui suivent, que le droit québécois doit admettre, comme le droit d’autres pays l’a fait, la notion de lésion qualifiée ou, en d’autres termes, une disproportion préjudiciable entre les prestations contractuelles résultant du comportement déraisonnable ou déloyal du cocontractant qui se taille la part du lion[6]. Il en va du respect de la règle de ne pas nuire indûment à autrui.

1 Le droit des obligations québécois : le règne de la justice commutative

L’obligation peut se résumer comme un lien de droit ayant pour objet une prestation particulière entre un créancier et un débiteur. Les caractéristiques du lien étroit entre les deux parties concernées par la relation obligationnelle permettent d’affirmer que celle-ci est soutenue plus par les principes de la justice commutative que par ceux de la justice distributive[7].

Dans son inspiration, le droit des obligations cherche l’épanouissement des intérêts de chacun dans les échanges de biens, que ces échanges soient volontaires — le contrat par exemple — ou involontaires, par les règles régissant la responsabilité civile extracontractuelle[8]. Or, la justice commutative, dans sa définition traditionnelle, s’intéresse à la forme équilibrée des échanges entre deux parties[9]. La justice distributive, quant à elle, a plutôt pour objet la juste répartition d’une masse de biens entre les personnes d’une société donnée en fonction de critères déterminés[10], le cas le plus frappant dans nos sociétés modernes étant certainement la répartition de la richesse publique en fonction des revenus d’une personne. Ainsi, parce que les biens, selon la justice distributive, suivent la proportion qu’indiquent les rapports de chaque personne en fonction des autres — par exemple du plus honnête au moins honnête —, la justice distributive tente non pas d’équilibrer les prestations réciproques des parties mais de proportionner la prestation relativement à certaines caractéristiques identifiées du sujet. Elle implique l’étude du statut de la personne par rapport à un groupe référentiel. C’est pourquoi Thomas d’Aquin parle de la justice distributive comme d’une justice qui veut égaler « [l]es choses aux personnes » plutôt que « l’objet à [l’]objet »[11].

Cette analyse de la justice distributive entraîne, à notre avis, deux conséquences importantes. Premièrement, elle oblige à une étude de la répartition en fonction de certains critères liés à l’individu. Elle est en quelque sorte une justice « au mérite[12] ». Au contraire, la justice commutative suppose l’égalité des individus[13] et n’a pas, en ce sens, à se préoccuper de leurs caractéristiques intrinsèques, sinon pour rétablir cette égalité essentielle. Comme le mentionne Aristote, peu importe que la personne lésée soit bonne ou malveillante, ce qui compte c’est de savoir qui a commis une injustice, qui l’a subie et la nature du dommage subi par la victime[14]. Ce sont ces derniers critères qui permettront d’évaluer la réparation appropriée.

Le droit québécois des obligations, tant contractuelles qu’extracontractuelles, est une manifestation des principes de la justice commutative. Hormis les dispositions récentes en matière de contrat de consommation ou d’adhésion, le droit des obligations se comporte comme si chaque partie était égale en amont et devait assurer la conservation d’un équilibre dans le cadre de sa transaction d’échange[15]. On reconnaît dans cette constatation le principe de l’égalité des parties ayant servi de postulat à la théorie de l’autonomie de la volonté dans la formation des contrats. Cette théorie veut que, chaque partie étant égale dans son pouvoir de conclure le contrat, il soit possible de conclure qu’elle ne consentirait pas à une convention qui la désavantagerait[16]. Les sociétés libérales ont rapidement adopté ce postulat[17]. Ainsi, un contrat apparaît juste parce que les parties en ont déterminé les conditions. Dans un tel contexte, le rejet de la théorie de la lésion se comprend aisément. Une partie ne peut se plaindre d’un déséquilibre économique puisque la détermination de l’équilibre des valeurs des prestations dépend de la seule volonté des parties[18]. Il est aisé de comprendre alors toutes les critiques qui soutiennent qu’une intervention judiciaire dans un tel contexte est source d’injustice puisqu’elle risque de rompre l’équilibre nécessairement souhaité par les parties. La théorie de l’autonomie de la volonté exige le respect de cet équilibre subjectif.

L’absence de reconnaissance du principe de la lésion entre majeurs peut certainement s’expliquer par un attachement profond aux principes directeurs de la théorie de l’autonomie de la volonté. Malheureusement, ces principes ne peuvent cohabiter facilement avec la volonté de justice contractuelle codifiée dans le Code civil du Québec. Le rejet de la notion de lésion entre majeurs renforce le principe de la valeur subjective des prestations lié à la présomption irréfragable de justice dans les rapports contractuels : « toute obligation, pour être juste, doit être librement consentie ; toute obligation librement consentie est juste[19] ». Ainsi, sera de valeur équivalente la prestation consentie, du moins au sens de la volonté des parties. Cette maxime implique cependant une condition essentielle : que les prestations réciproques soient effectivement librement consenties. En ce sens, la lésion reconnue ne peut se concevoir que comme le résultat d’un vice de consentement[20] ou, autrement dit, d’un exercice non libre ou éclairé de la volonté.

Nous sommes prête à accepter le postulat voulant qu’un contractant devrait refuser de s’engager à son détriment. Cependant, nous ne croyons pas que la théorie de l’autonomie de la volonté, telle qu’elle est présentement appliquée, soit celle qui permette effectivement d’atteindre ce résultat. Le contractant le plus faible n’a que rarement, en ces temps modernes où les contrats sont le plus souvent standardisés et imposés, la possibilité d’être le meilleur défenseur de ses intérêts[21] et l’immutabilité contractuelle n’est la plupart du temps source de protection que pour la partie forte, qui peut ainsi bénéficier — pour ne pas dire l’exploiter — de l’inégalité factuelle des parties[22]. Nous pourrions d’ailleurs affirmer que la théorie de la volonté, telle qu’elle est présentement appliquée, contredit les principes fondamentaux de la théorie de Kant… qui, pourtant, semble l’avoir inspirée, au dire de plusieurs. En effet, il est très clair dans sa théorie que « [l]’acquisition d’un droit personnel ne peut jamais être originaire ni le fait d’un acte d’autorité privé (car une telle possession ne serait pas conforme au principe de l’accord de la liberté de mon arbitre avec celui de chacun et serait par conséquent injuste)[23] ». Or, c’est, dans les faits, exactement ce qui se produit lorsque la partie plus forte impose sa volonté à la partie plus faible. Nous pourrions alors, si nous employions le vocabulaire kantien, comprendre que tout acte d’autorité privé est injuste parce que la partie avantagée ne respecte pas le libre choix de l’autre partie. Un tel acte ne devrait donc pas être validé, officiellement ou officieusement, par la théorie des obligations puisqu’il va à l’encontre des principes de la justice gouvernant cette théorie.

C’est ainsi que la liberté se mêle à la justice. La justice commutative a pour postulat que nul n’est au-dessus de la loi et que tous doivent répondre du tort qu’ils causent à autrui. En ce sens, les parties sont égales, sans égard à leur fortune ou à leur vertu, quant à leur responsabilité à l’égard d’autrui[24]. Tous doivent exercer leurs droits en respectant ceux des autres, et cela, sans égard à leur statut social. Tel est le prix de la liberté et de l’égalité. Chacun est donc libre des échanges qu’il effectue, mais il doit tout de même respecter la liberté d’autrui, de manière à ne pas léser indûment les intérêts de celui-ci et commettre une injustice à son égard.

Le devoir général de bien se conduire à l’égard d’autrui n’est pas optionnel et s’explique aisément lorsque l’on s’interroge sur la fonction du droit. Plusieurs adoptent l’énoncé kantien voulant que le droit ait pour objet de gérer la coexistence des libertés[25]. En ce sens, au sein des sociétés libérales, plusieurs expriment l’idée que le droit fait régner un équilibre des libertés et que les principes de la justice commutative voient au respect de cet état d’équilibre dans les relations privées. Parce que la liberté s’avère une valeur primordiale, l’adage « tout ce qui n’est pas interdit est permis » devient mantra. Cette doctrine libérale se formule essentiellement en obligations diverses qui permettent d’assurer la liberté, la propriété et la sécurité[26]. L’obligation libérale imposée au citoyen se limite alors à une série d’obligations négatives, telles que celles de ne pas nuire à autrui ou de ne pas empiéter sur ses droits[27]. En d’autres termes, l’idéologie libérale ne sanctionne aucune obligation positive générale de solidarité ou de charité à l’égard d’autrui. Dans les rares cas où de telles obligations existent[28], elles sont expressément légiférées et considérées comme autant d’exceptions à la liberté des individus.

Puisque chacun est en principe égal à l’autre, la liberté de chacun ne peut être absolue et doit s’exercer dans le respect de la liberté légitime des autres personnes. Cette règle entraîne inévitablement un conflit de libertés que le droit doit gérer en imposant certaines limites à l’exercice de chacune de ces libertés[29]. Si un individu ne se conforme pas au devoir de respecter la liberté d’autrui en fonction de ces limites sociales, il commet, en langage aristotélicien, une injustice qui doit être sanctionnée.

Pour notre part, nous croyons que cette liberté n’est que le porte-étendard du véritable fondement du droit privé : assurer la coexistence des intérêts[30]. En effet, nous n’estimons pas que la liberté puisse être qualifiée de but en soi. Ce sont les avantages et les intérêts personnels que nous retirons de nos actions qui constituent nos sources de motivation à l’action juridique plutôt que l’exercice libre en soi[31]. La liberté n’est, dans ce schéma, qu’un gardien de l’intérêt personnel. Elle n’en est pas le maître. Personne ne conclut une convention pour la seule démonstration de la liberté à pouvoir contracter. Un contrat est généralement conclu pour les avantages, les intérêts qu’il confère à ses auteurs, et la liberté est un des outils privilégiés pour assurer un équilibre au sein d’intérêts opposés et s’assurer que chacun puisse trouver, dans la convention, son meilleur intérêt[32] .

Ainsi, nous reconnaissons que la liberté est effectivement essentielle à la sauvegarde des intérêts personnels, mais nous ne croyons pas que cette liberté en soi puisse être qualifiée de but du droit. Pour cette raison, nous ne pensons pas que l’injustice puisse se définir comme un manquement à la seule liberté d’autrui mais bien comme l’irrespect illégitime des intérêts d’autrui. Comme nous le verrons plus amplement, nous considérons qu’il est illégitime de ne pas veiller aux intérêts d’autrui lorsque la libre sauvegarde de ceux-ci est compromise ou lorsque ceux-ci sont cristallisés sous la forme de droits subjectifs. Ainsi, nous pouvons définir l’injustice comme le manquement ou l’irrespect illégitime aux droits ou aux intérêts d’autrui. En tant qu’injustice, un tel manquement se doit d’être sanctionné.

Cette définition de l’injustice implique qu’il existe entre les intérêts et les droits de chacun des principes gouvernant le respect de ceux-ci et même une certaine hiérarchisation entre eux. Par exemple, pourquoi ne sanctionne-t-on pas, de principe, l’ouverture d’un commerce faisant directement concurrence à celui de son voisin même au mépris des intérêts de ce dernier, alors qu’il est possible de le faire en certaines circonstances précises, comme celle où serait employé un nom presque identique créant une confusion au sein du public ? Il devient donc nécessaire de se pencher sur la notion même de mépris illégitime des intérêts d’autrui.

2 Le mépris illégitime des intérêts d’autrui

Plusieurs sociétés occidentales valorisent la liberté individuelle parce qu’elles postulent que cette dernière apporte avec elle la garantie que chacun pourra veiller à ses intérêts. Selon plusieurs auteurs, la liberté dans la gestion de ses intérêts personnels est le meilleur moyen d’assurer une saine concurrence des individus, celle-ci devant assurer le meilleur développement des ressources et des richesses de la société[33]. Le développement et l’épanouissement de l’individu se trouvent à la base même de ce progrès social, et ce sont les droits subjectifs, par la prérogative exclusive qu’ils confèrent, qui semblent assurer de la manière la plus appropriée l’atteinte de ces objectifs[34]. En effet, la notion même de droit subjectif, en tant que prérogative individuelle, comporte un exercice de liberté, soit « [la] possibilité de se comporter selon sa propre et autonome volonté[35] ». Une telle liberté suppose nécessairement la possibilité d’agir sans obligation d’avantager les intérêts d’autrui. Au-delà des limites sociales nécessaires à la coexistence paisible des droits et des intérêts de chacun, tout ce qui n’est pas interdit est permis : ainsi, ne pas nuire indûment aux intérêts d’autrui est tout à fait différent d’un quelconque devoir de les avantager dans l’exercice de la prérogative conférée par le droit subjectif. En exerçant son droit subjectif, une personne est tout à fait libre de favoriser ses seuls intérêts si les limites sociales schématisées par l’exercice raisonnable sont respectées.

2.1 Le rapport entre les intérêts et les droits subjectifs

Le droit subjectif est intimement lié à la seule satisfaction des intérêts de son titulaire puisqu’il n’existe pas d’obligation générale d’avantager autrui. Est-ce à dire que le droit subjectif est essentiellement constitué d’« un intérêt juridiquement protégé », comme l’affirme une certaine doctrine ? Le plus célèbre auteur parmi celle-ci, Rudolph von Jhering, entendait combattre, avec cette définition, les théories affirmant que le droit subjectif devait se concevoir comme la matérialisation du pouvoir de la volonté[36] ou, en d’autres mots, de la seule liberté. Pour arriver à ses fins, Jhering insiste sur la critique des théories du pouvoir de la volonté constatant que même les personnes dépourvues de volonté réelle ou juridique, tels que les nourrissons ou les incapables, peuvent néanmoins être titulaires de droits subjectifs et jouissent d’une capacité patrimoniale[37]. Cette critique l’amène à conclure que le droit subjectif ne peut se définir comme l’exercice d’un pouvoir de volonté. D’ailleurs, il appuie sa critique en soumettant que, si le droit se limitait à l’exercice d’un pouvoir de volonté, chaque personne goûterait, comme ultimes, toutes les joies que procure, en lui-même, cet exercice de volonté. Ainsi, nous devrions être pleinement satisfaits par le simple exercice du pouvoir d’avoir constitué une hypothèque ou d’avoir cédé un droit d’action[38].

Clairement, cette vision des choses ne correspond pas à la réalité et le plaisir d’un droit vient plutôt de l’avantage, de l’intérêt qu’il procure. En plus, les enfants et les incapables peuvent eux aussi jouir d’un tel intérêt. Jhering conclut donc que le droit subjectif doit plutôt se concevoir non pas comme la capacité à vouloir mais bien la capacité à profiter[39]. En d’autres termes, l’utilité, plutôt que la volonté, est la substance du droit[40]. Pour Jhering, deux éléments constituent le principe du droit et sont à la base de sa célèbre définition du droit à titre d’« intérêts juridiquement protégés[41] ». Cet auteur qualifie le premier élément de substantiel, en tant que but pratique du droit. Le premier élément se conçoit ainsi comme « l’utilité, l’avantage, le gain assuré par le droit[42] ». Pour Jhering, tout droit subjectif « existe pour assurer à l’homme un avantage quelconque, pour venir en aide à ses besoins, pour sauvegarder ses intérêts, et concourir à l’accomplissement des buts de sa vie[43] ». Le second élément, quant à lui, est qualifié de formel. Il consiste en la protection juridique, l’action en justice[44]. Sans cette protection juridique, l’intérêt est fragile et peut, à tout moment, être renversé ou ébranlé. Cet intérêt ne peut acquérir sa stabilité et ainsi être formellement respecté d’autrui que lorsque sa protection juridique est assurée.

Il apparaît donc rapidement que la volonté ne constitue pas pour Jhering un élément essentiel du droit subjectif. Il le mentionne d’ailleurs lui-même : « Jouir d’un droit sans en disposer peut se concevoir ; disposer sans jouir est impossible[45]. » Est-ce à dire qu’il a pu écarter complètement la notion de volonté du droit subjectif ? Même s’il réitère que la volonté demeure soumise à la jouissance[46], Jhering ne peut faire fi de la volonté dans sa conception du droit subjectif. Ainsi, il reconnaît que, « [p]artout où la loi n’a pas strictement et définitivement réglé la manière dont le droit doit servir au sujet, c’est la volonté qui assigne au droit cette direction, c’est elle qui le fait servir à tels besoins et à tels buts de tel sujet déterminé[47] ». Cela signifie que, chaque fois que la loi accorde une part de libre arbitre dans l’exercice d’un droit, la volonté du sujet constitue un élément du droit subjectif. Cependant, Jhering insiste sur le fait que cette volonté s’exerce dans l’intérêt ou à l’avantage de son titulaire, puisque c’est cet intérêt qui constitue l’élément fondamental du droit subjectif. Voilà la raison pour laquelle, peu importe que l’action soit exercée par le titulaire lui-même ou par une personne qui le représente, cette action est toujours intentée au nom du titulaire et à son profit[48].

La théorie de Jhering a essuyé nombre de critiques. Une d’entre elles s’interroge à savoir comment l’élément de forme que constitue l’action judiciaire peut effectuer un changement de substance d’un simple intérêt à un droit subjectif. Comme l’indique Jean Dabin, l’intérêt ne devient pas un droit parce qu’il est protégé. Le droit est au contraire protégé parce qu’il est en premier lieu reconnu comme tel. Ce n’est qu’une fois qu’il est considéré comme un droit que l’intérêt peut bénéficier de la protection juridique à titre de droit subjectif[49]. Reste alors entière la problématique de connaître la nature de ce droit.

Une autre grande critique de la théorie de Jhering consiste à dire qu’il confond le but du droit avec sa nature. Pour plusieurs, nul ne peut définir le droit subjectif par son but[50]. Ce faisant, il y a recours à une analyse téléologique qui, malheureusement, serait inefficace pour saisir l’essence de la notion de droit subjectif.

Pourtant, la thèse de Jhering sur les droits subjectifs à titre d’intérêts juridiquement protégés est probablement l’une des plus populaires. Ce succès est certainement dû au fait que, bien qu’elle soit insuffisante, cette thèse comporte un aspect qu’il est difficile de nier : le droit subjectif a effectivement pour but de procurer un avantage juridiquement protégé à son titulaire et de lui en assurer le libre exercice[51]. L’intérêt du sujet est effectivement la raison d’être du droit subjectif[52]. Le titulaire jouit de son droit à son profit, sans aucune autre obligation envers autrui dans cette zone exclusive de prérogative individuelle. Il est d’ailleurs intéressant de préciser que déjà le droit romain concevait le droit subjectif comme la prérogative « d’agir d’une personne individuelle ou collective en vue de réaliser un intérêt dans les limites de la loi[53] ». Le lien entre droit subjectif et intérêt ne date donc pas d’hier.

2.2 La résolution des « conflits d’intérêts »

Est-ce à dire que l’intérêt n’est qu’une composante du droit subjectif et ne jouit d’aucune existence autonome ? Si tel était le cas, nous n’aurions plus alors à nous préoccuper de l’intérêt d’autrui dans une analyse de la commutativité mais que de la balance des droits subjectifs de chacun des intervenants. Or, une telle proposition ne correspond pas à la réalité juridique quotidienne. Tant le Code civil que la jurisprudence sont truffés d’exemples où l’exercice d’un droit subjectif est modulé en fonction de l’intérêt d’autrui. Par exemple, le Code civil prévoit que les décisions qui concernent un enfant doivent être prises dans son intérêt. Au moment de l’homologation d’une convention de séparation conclue entre les parents, le juge vérifiera si cette convention respecte le principe de l’intérêt de l’enfant et la modifiera au besoin. Cet intérêt prime donc le respect intégral de la convention même librement conclue[54]. De même, si le Code civil prévoit que chacun a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée[55], il énonce également qu’une personne peut constituer un dossier sur une autre, ce qui contrevient clairement au principe du respect de la vie privée, si la première possède « un intérêt sérieux et légitime à le faire[56] ». Il ressort de ces exemples que, par les avantages qu’il consacre, l’intérêt d’autrui peut limiter l’assiette d’exercice d’un droit subjectif.

Néanmoins, certains pourraient argumenter que ces deux exemples étant issus d’intérêts expressément prévus par la loi, il ne saurait être question d’un rôle général de régulation pour la notion d’intérêt. Pourtant, une simple analyse de la jurisprudence permet de constater que l’exercice d’un droit subjectif est souvent limité si cet exercice résulte en un mépris « anormal », « déraisonnable » ou « abusif » des intérêts d’autrui[57], même lorsque ces intérêts ne sont pas d’origine législative. Dans le fameux arrêt Houle c. Banque Canadienne Nationale[58], qui, chacun le sait, concerne un cas de liquidation d’actifs quelques heures seulement après le rappel d’un prêt, la Cour suprême du Canada reproche à la Banque d’avoir agi de façon déraisonnable en n’ayant pas offert à la débitrice un préavis raisonnable, et cela, même si la Banque était effectivement en droit de rappeler son prêt en vertu des dispositions contractuelles. La Cour suprême juge qu’en agissant ainsi, au mépris des intérêts de sa débitrice, la Banque a commis un abus de droit, qui doit être sanctionné. Or, contrairement à l’intérêt de l’enfant, une telle obligation d’accorder un délai raisonnable ne se trouve nullement codifiée : elle n’est justifiée que par l’obligation de ne pas nuire déraisonnablement aux intérêts d’autrui. L’intérêt légitime d’autrui peut donc limiter, en certaines circonstances, l’exercice d’un droit subjectif. Par cette limitation, le droit prétorien veille à assurer la coexistence paisible des intérêts légitimes de chacun. À l’exception des intérêts précisément protégés par la loi, c’est le devoir créé par le principe qui consiste à ne pas nuire indûment à autrui qui protégera certains intérêts ne bénéficiant pas du statut de droits subjectifs ou d’intérêts légalement protégés.

L’arrêt Banque Nationale c. Soucisse[59] est un autre exemple de la reconnaissance du devoir de ne pas nuire indûment aux intérêts d’autrui, même dans l’exercice de ses droits subjectifs. Dans cette affaire, où la Cour suprême reproche à la Banque d’avoir caché aux héritiers d’une caution décédée l’aspect révocable du cautionnement en question, le juge Beetz s’exprime ainsi : « La Banque ne pouvait surtout pas se permettre de révéler ce qu’il était à son avantage de révéler et de taire ce qu’il était dans son intérêt de cacher[60]. » En d’autres termes, la Cour suprême reproche à la Banque d’avoir exercé ses droits sans se préoccuper des intérêts de ses cocontractantes. La première oppose conséquemment une fin de non-recevoir au recours de la seconde à l’égard des héritiers pour toutes les sommes prêtées après la mort de la caution.

Une fois encore, le rôle de régulateur de l’intérêt, même à l’égard d’un droit subjectif, est mis en évidence. L’intérêt exerce une fonction de limitation de l’exercice du droit subjectif[61]. Celle-ci lui assure une protection judiciaire. Cette démonstration illustre bien que, même si l’intérêt personnel est l’essence même des droits subjectifs, cette notion s’en distingue aisément puisqu’elle limite aussi l’exercice des droits subjectifs. En ce sens, l’intérêt agit à la fois comme base, mesure et limite des droits[62]. Mais alors, comment définir l’intérêt ? La plupart des auteurs ayant étudié cette notion ont renoncé à le faire en soulignant que son caractère imprécis était essentiel à son efficacité en droit positif[63]. Certains parlent de considération, d’avantage, d’attirance, d’utilité[64]. L’intérêt concernerait la satisfaction de besoins, l’obtention d’avantages ou la réduction d’inconvénients[65]. Comme le souligne Annick Tribes, dont la thèse portait sur la notion d’intérêt, celui-ci « est tout à la fois une directive exprimant une valeur, une politique (protection de l’enfant, du majeur aliéné, de l’absent) et une condition de la compétence et de l’application d’une norme[66] ». Toute la construction théorique de notre argumentation pour admettre en droit québécois le principe de la lésion qualifiée s’inscrit parfaitement dans cette définition. Le droit privé québécois valorise l’intérêt personnel dans l’exercice des prérogatives tout en limitant, en certaines circonstances, l’assiette d’exercice des mêmes prérogatives au nom de l’intérêt légitime d’autrui, tel que cela est révélé par la règle générale de ne pas nuire indûment à autrui. Le respect des intérêts légitimes d’autrui doit primer l’absolutisme des droits subjectifs.

Puisque la notion d’intérêt doit être distinguée de la notion de droit subjectif, mais qu’elle en compose par ailleurs l’essence, il peut paraître difficile de situer respectivement ces deux notions. Force est de constater que, si tout intérêt ne constitue pas un droit subjectif comme tel, en revanche, la reconnaissance d’un tel droit suppose un intérêt[67]. Le droit apparaît ainsi comme un intérêt bénéficiant d’une protection plus complète que le seul intérêt légitime. Il semble donc qu’il soit possible d’effectuer un classement hiérarchique des types d’intérêts. À ce sujet, nous croyons que la classification la plus intéressante provient des professeurs européens François Ost[68] et André Gervais[69].

En qualifiant la relation de l’intérêt et de la notion de droit subjectif d’« impossible partage », le professeur Ost situe l’intérêt et le droit subjectif dans un continuum à deux pôles[70]. Un tel continuum implique de reconnaître plusieurs types d’intérêts dont la protection et la consécration judiciaires varient pour chacun. À une extrémité, se trouvent les intérêts illicites, dont la satisfaction est interdite et qui sont, conséquemment, frappés de condamnation pénale ou civile[71]. Un peu plus au centre de cette échelle, apparaissent les intérêts purs et simples, qui peuvent aussi être qualifiés d’« indifférents » puisque l’ordre juridique est indifférent à la satisfaction de ces intérêts qui ne font l’objet d’aucune consécration judiciaire positive ou même négative. Pensons à l’intérêt général du commerçant à ne pas avoir de concurrent sur son territoire.

Ensuite, se trouvent les intérêts légitimes, qui, sans bénéficier du qualificatif de droit subjectif, sont reconnus et protégés par l’ordre juridique, essentiellement pour empêcher une autre personne d’y porter atteinte[72]. Il est plausible de penser que l’intérêt de l’enfant fait partie de cette catégorie. En effet, cet intérêt peut difficilement être qualifié de droit subjectif, puisqu’il est difficile d’y voir une prérogative exclusive d’action, mais clairement cet intérêt reçoit une protection judiciaire et s’impose tant aux juges qu’aux personnes qui prennent des décisions au sujet de l’enfant.

Finalement, à la dernière extrémité de ce continuum apparaît le droit subjectif, qui, lui, bénéficie de la protection juridique maximale, tant en ce qui concerne sa protection en cas de contravention qu’en ce qui a trait à son exécution active[73]. Cette possibilité d’exécution inclut un pouvoir d’exiger une conduite particulière[74]. En général, le droit subjectif a la particularité de protéger une prérogative opposable à tous, tandis que l’intérêt strictement légitime n’est opposable qu’à des personnes déterminées, engagées dans la relation obligationnelle ou visées par la loi.

La discrimination des intérêts en fonction du degré de reconnaissance sociale permet de constater qu’il existe deux types d’intérêts bénéficiant d’une protection socialement organisée et obligeant par le fait même d’autres personnes à les respecter : les intérêts légitimes et les droits subjectifs. Cette constatation en soi fait apparaître l’insuffisance de la théorie de Jhering sur la notion de droit subjectif à titre « d’intérêt juridiquement protégé[75] ». Elle nous amène aussi à nous interroger sur les possibles conflits entre l’exercice d’un droit subjectif et les intérêts légitimes de son cocontractant. En vertu de la hiérarchie proposée des intérêts, il est nécessaire de se demander comment pourra se résoudre un tel conflit. L’exercice du droit subjectif primera-t-il de tels intérêts ? Si oui, de quelle façon ?

Si nous reprenons les exemples précédemment donnés des arrêts Houle et Soucisse, il apparaît clair que, dans le contexte d’un conflit entre un droit subjectif et un intérêt légitime, les juges tenteront de concilier les deux types d’intérêts protégés. Cependant, au-delà de cette constatation, est-il possible d’exposer une synthèse théorique de la méthode de résolution de ce type de conflits ? En réponse à cette question, il est intéressant d’examiner la solution théorique proposée par le professeur français André Gervais[76] qui permet probablement d’expliquer les solutions avancées dans les arrêts mentionnés plus haut.

Pour cet auteur, en présence d’un conflit entre deux intérêts juridiquement protégés, l’intérêt le plus élevé dans la hiérarchie doit l’emporter sur l’intérêt qui lui est hiérarchiquement inférieur. Nous soumettons donc que, dans le cas d’un conflit entre un droit subjectif et un intérêt légitime, il est permis de penser que, sauf dans les cas où la loi modifierait expressément le rapport hiérarchique avec, pour conséquence, de transformer le droit subjectif en un pouvoir[77], ou autrement dit en une prérogative essentiellement exercée dans l’intérêt d’autrui[78], l’intérêt légitime devrait céder le pas au droit subjectif. Cependant, comme le mentionne le professeur Gervais, puisque l’intérêt légitime est aussi protégé, bien qu’il soit hiérarchiquement inférieur, il s’imposera tout de même au titulaire du droit subjectif qui devra en tenir compte. Cette reconnaissance pourra prendre la forme d’une satisfaction « par équivalent » ou « en nature » de l’intérêt inférieur et consistera ainsi en une indemnité ou en une limitation de l’assiette de réalisation de l’intérêt supérieur[79].

En analysant cette solution, nous pouvons affirmer que le défaut de reconnaissance de l’intérêt légitime par le titulaire du droit subjectif constituera un exercice socialement inacceptable d’un droit qui devra être compensé. Ainsi, il sera reconnu à un prêteur d’un prêt remboursable sur demande le droit à un tel rappel unilatéral mais en lui imposant une exigence de préavis raisonnable[80] afin de laisser au débiteur la possibilité d’agir pour protéger certains de ses intérêts devant une telle capacité du créancier. C’est l’inégalité des parties qui rend légitimes certains intérêts du débiteur. Le droit tente de rétablir une certaine horizontalité entre les parties lorsque l’une d’elles n’est pas en position de pouvoir bien veiller à ses intérêts. L’intérêt du débiteur s’avère ici normatif et circonscrit la prérogative du créancier. Il standardise la commutativité des parties ; en d’autres termes, il la rend plus socialement acceptable. Le défaut pour le créancier de respecter cette norme sera considéré comme un exercice déraisonnable de son droit et permettra au débiteur de procéder à une réclamation pour les dommages causés. Dans le même esprit, un employeur peut, sauf exception, congédier sans motif grave un employé bénéficiant d’un contrat de travail à durée indéterminée mais en lui offrant aussi un préavis raisonnable ou une indemnité équivalente[81].

La reconnaissance de cette structure hiérarchique est un élément important. Elle nous autorise à affirmer que le droit privé reconnaît une certaine verticalité des rapports de force et permet que la hiérarchie de leurs intérêts soit exercée de manière corrélative[82] mais dans les limites d’une saine coexistence des intérêts. Une telle verticalité pourra résulter de la nature des relations juridiques entretenues par les parties, de la structure des contrats ou même des inégalités factuelles personnelles aux parties, telles que les capacités intellectuelles, techniques ou financières à tous les stades de la vie contractuelle. Elle permet donc aux parties puissantes de favoriser leurs intérêts, mais elle les limite du même souffle par l’imposition d’un devoir qui consiste à ne pas nuire à certains intérêts de l’autre partie. Par exemple, la partie en position de force peut faire un profit au détriment de la partie désavantagée : cependant, la première doit veiller à exercer ce droit d’une manière qui ne mette pas en péril la pertinence du contrat pour la seconde[83].

3 La lésion qualifiée et la bonne foi : une manifestation du principe de ne pas nuire indûment aux intérêts d’autrui

Si le législateur québécois a refusé de sanctionner de manière générale la lésion en droit des contrats, il n’a pas pu s’empêcher par ailleurs de reconnaître que l’égalité des contractants prônée par la théorie de l’autonomie de la volonté ne correspondait pas à la réalité et que certaines situations devaient précisément faire l’objet d’une sanction en raison de la grande vulnérabilité présumée d’un des cocontractants. C’est ainsi que le législateur a multiplié les recours propres à certaines catégories de personnes qui ont réussi à faire valoir leur faiblesse en matière contractuelle[84]. Peuvent donc invoquer la lésion les époux renonçant au partage du patrimoine familial[85] ou de la société d’acquêts[86], les victimes d’un préjudice corporel ou moral pour les quittances ou transactions conclues dans un délai de 30 jours[87], l’acheteur d’un immeuble à usage d’habitation si la vente n’a pas été précédée d’un contrat préliminaire[88], l’emprunteur d’une somme d’argent[89] et le consommateur[90] (au sens strict de la Loi sur la protection du consommateur). Toutefois, hors ces cas précis, point de salut devant l’exploitation d’un contractant.

Il paraît important de spécifier que, contrairement à ce qui se produit pour le jeune enfant ou pour le majeur inapte, ces interventions ponctuelles du législateur n’ont pas pour objet de protéger des personnes intrinsèquement vulnérables. La faiblesse des personnes mentionnées au paragraphe précédent découle plutôt d’une situation spécifique, d’un rapport de verticalité qu’elles doivent subir en fonction de circonstances sociales, économiques ou autres, qui permettent à leur cocontractant d’établir un rapport de domination. Un tel rapport suppose que la personne ne peut plus efficacement veiller à ses intérêts. Elle est le plus souvent réduite à donner son accord ou à refuser la « réglementation privée[91] » ou autrement dit le contrat qui lui est proposé.

En reconnaissant expressément certaines situations de lésion, le législateur admet nécessairement que, en situation de vulnérabilité, une des parties pourrait tenter de profiter de la situation pour s’enrichir indûment. Le fait d’admettre de telles situations démontre déjà que le législateur est conscient que le postulat d’égalité des contractants posé par la théorie de l’autonomie de la volonté, à laquelle il reste par ailleurs très attaché, ne correspond pas à la réalité moderne des relations contractuelles. La même admission explique aussi certainement le choix du législateur de reconnaître de manière générale les contrats de consommation et surtout d’adhésion. Le législateur accepte maintenant que les relations contractuelles peuvent le plus souvent se situer dans un rapport de verticalité et il confie aux juges le pouvoir de vérifier si la partie avantagée profite de cette situation d’une manière déraisonnable pour les intérêts du cocontractant[92], notamment par les mécanismes prévus aux articles 1435 à 1437 du Code civil.

Dans une vision moderne des enjeux contractuels, il est certainement possible de s’interroger sur la décision du législateur de procéder par voie d’exception plutôt que par règle générale. Un droit d’exception ne facilite nullement l’accès à la norme juridique et l’interprétation de celle-ci. En outre, des situations plutôt aberrantes peuvent se produire. Ainsi, une personne ne sera plus protégée parce qu’elle sera vulnérable en soi, mais parce qu’elle aura la chance de se trouver dans une position où, politiquement, le législateur a considéré qu’il serait valable pour elle de plaider la lésion. Par exemple, un consommateur pourra invoquer la lésion pour un bien de valeur peu importante[93], mais l’acheteur d’un bien de très grande valeur, telle une maison, ne le pourra pas même s’il est victime d’une lésion alors qu’il était dans un rapport de vulnérabilité[94] et même dans l’éventualité où toute sa situation financière risquerait d’être anéantie par les agissements de son cocontractant. Par ailleurs, le même consommateur pourra toujours plaider la lésion, tandis que l’adhérent (qui, par définition, est dans un rapport de soumission) ne le pourra pas[95]. Pourtant, une simple lecture des articles 1435 à 1437 du Code civil démontre qu’il était dans l’esprit du législateur de protéger ces deux parties qu’il présume désavantagées. Dans ces circonstances, le seul fait de refuser la lésion à l’adhérent laisse déjà voir une incohérence législative qui ne peut se justifier par les fondements du droit des obligations ou même l’intention du législateur.

L’exploitation de la vulnérabilité d’autrui doit être sanctionnée. D’ailleurs, plusieurs systèmes juridiques étrangers ont adopté le concept de lésion qualifiée alors même que leur législation, à l’instar du Code civil du Québec, ne reconnaissait officiellement que certains cas de lésions spécifiques. Par exemple, le droit prétorien belge a reconnu le concept de lésion qualifiée qu’il a distinguée de la « lésion simple » :

La lésion qualifiée diffère de cette lésion, dite simple, en ce que, outre pareille disproportion entre les engagements réciproques, qui suffit pour caractériser la lésion simple, elle exige que ce déséquilibre trouve sa source dans le comportement illicite de celui qui en tire profit, notamment dans l’exploitation de l’infériorité de son cocontractant. La lésion qualifiée se distingue du dol parce qu’elle ne requiert pas de manoeuvres ayant pour objet d’induire le cocontractant en erreur sur la valeur respective des engagements[96].

Ainsi, malgré l’article 1405 C.c.Q. qui ne reconnaît pas la lésion entre majeurs comme vice de consentement, une recherche de profits doit être sanctionnée si elle constitue une négation déraisonnable des intérêts d’autrui[97], notamment par une exploitation de son cocontractant dans une situation de vulnérabilité. Cette exploitation pourrait ne pas être considérée comme un vice de consentement mais bien comme une application pure et simple de la règle qui consiste à ne pas nuire à autrui. Nul ne peut plaider l’absolutisme du droit subjectif de contracter pour mépriser les intérêts légitimes de son cocontractant. Comme nous l’avons démontré, un rapport de vulnérabilité oblige la partie avantagée à prendre certaines précautions afin de ne pas rendre le contrat inutile pour son cocontractant soumis à sa volonté. Il apparaît donc incohérent qu’un tel principe puisse s’appliquer au stade de l’exécution contractuelle, mais qu’il ne puisse par ailleurs être retenu si ce déni des intérêts d’autrui peut aussi porter le qualificatif de lésion parce qu’il s’est produit au stade de la formation du contrat. Un contractant avantagé ne devrait pouvoir tirer déraisonnablement profit de son droit subjectif en parfait mépris des intérêts de son cocontractant, à n’importe quel stade de la relation contractuelle.

Refuser de reconnaître en droit québécois le principe de la lésion qualifiée permet à une partie d’user de sa prérogative de contracter en tout absolutisme, au mépris même des limites imposées par la vie en société. Lorsqu’une personne agit sans tenir compte des intérêts d’autrui, le droit doit considérer que l’exercice de la prérogative est déraisonnable, au sens des standards sociaux, puisqu’elle nuit à la coexistence paisible des intérêts de chacun en nuisant indûment à autrui. Or, écarter le principe de la lésion qualifiée, c’est occulter toute cette dimension fondamentale de la théorie du droit des obligations.

L’incohérence nous semble encore plus grave et plus difficile à justifier lorsqu’une telle lésion se produit dans une relation ne pouvant que donner lieu à un contrat d’adhésion. La soumission à la volonté d’autrui devrait d’autant entraîner un devoir de contrôle des profits afin que ceux-ci puissent être considérés comme le résultat d’un exercice raisonnable d’une prérogative de contracter. En effet, si dans un contexte de soumission nous acceptons qu’une partie puisse exploiter l’autre, nous sortons de la situation optimale d’équilibre et nuisons ainsi au principe de l’épanouissement social par la recherche d’un épanouissement personnel. Nous ne pouvons accepter qu’une personne s’enrichisse impunément au détriment d’autrui. Comme tout autre exercice d’un droit, elle doit le faire à l’intérieur de la zone d’équilibre social qui vient circonscrire, au nom du principe de la coexistence saine des droits et des intérêts, son droit aux profits. En ce sens, la lésion ne sera pas sanctionnée parce qu’elle constitue un défaut d’égalité des prestations, mais bien parce qu’elle sera la résultante de l’injustice commise en situation d’hégémonie d’une partie sur l’autre. Ce n’est pas la valeur économique qu’on sanctionne, mais la preuve, par la lésion, de l’exploitation d’une partie par l’autre[98]. Le droit québécois ne peut tolérer une telle exploitation, surtout s’il souhaite rendre crédible son choix d’une moralité contractuelle plus saine.

Si certaines personnes ne sont toujours pas convaincues que les principes de la justice contractuelle, de la liberté et de la coexistence paisible des intérêts s’opposent à un rejet du principe de la lésion qualifiée, nous pourrions par ailleurs ajouter qu’une telle lésion constitue, hors de tout doute, un manquement flagrant au devoir de bonne foi. Il est clair que cette avenue pourrait permettre de résoudre également le problème de la définition même de la lésion en droit québécois qui ne fait pas seulement référence à une disproportion importante entre les prestations des parties mais aussi à l’exploitation de la partie désavantagée par l’autre[99]. Il semble ainsi que la définition donnée par le Code civil à la lésion soit celle de la lésion qualifiée et, dans un tel contexte, les juges pourraient ne pas se sentir autorisés à sanctionner un cas de lésion même qualifiée en raison du principe prévu à l’article 1405 du Code civil.

En vertu de l’article 1375 du Code civil qui exige le respect du principe de la bonne foi au sein des relations contractuelles et étant donné l’affirmation à plusieurs reprises par la Cour d’appel[100] que le même principe doit maintenant être considéré comme un élément essentiel du contrat, nous pouvons penser qu’une exploitation entraînant un profit déraisonnable et injustifié devrait par ailleurs être sanctionnée, que cette sanction porte le nom de « lésion qualifiée » ou de « manquement à l’obligation de bonne foi ». Le droit québécois ne peut tolérer une situation où, clairement, un contractant nuit indûment à son cocontractant sous le prétexte que le préjudice engendré est une disproportion entre les prestations respectives des parties. Un comportement déraisonnable doit être sanctionné lorsqu’il entraîne un préjudice pour autrui, et c’est ce qu’ont reconnu les pays où le concept de lésion qualifiée est maintenant accepté, souvent justement, en justifiant leur décision par le devoir de bonne foi.

Ainsi, la reconnaissance d’un tel comportement déraisonnable pourrait permettre aux tribunaux, s’ils devaient continuer d’hésiter à reconnaître le concept de lésion même qualifiée, d’emprunter une autre voie pour sanctionner un tel comportement. Comme l’a fait la Cour d’appel dans l’arrêt Confédération des caisses populaires et d’économie Desjardins du Québec c. Services informatiques Decisionone[101], quand elle a affirmé que la bonne foi de chacun des contractants était nécessaire à la formation du contrat, les tribunaux pourraient reconnaître qu’un tel comportement déraisonnable constitue un manquement au devoir de bonne foi au moment de la formation du contrat et le sanctionner comme tel. Par ailleurs, s’ils hésitaient à conférer à la bonne foi un pouvoir de sanction autonome, ils pourraient juger qu’un manquement au devoir de bonne foi constitue un vice de formation du contrat au sens de l’article 1416 du Code civil. Un tel vice pourrait alors être sanctionné par une nullité relative en application de l’article 1419 du Code civil. Le fait que le préjudice puisse se manifester par une disproportion économique des prestations réciproques des parties ne devrait pas être un élément pertinent puisque le juge ne viserait pas à sanctionner ici un vice de consentement mais bien un vice dans la formation du contrat à la suite d’un manquement à l’obligation de bonne foi. Dans ce dernier cas, ce n’est pas le vice de consentement qui est sanctionné mais la faute du cocontractant[102]. Par analogie, si l’annulation du contrat est permise en raison d’une disproportion des prestations des parties résultant d’une erreur « sur une considération principale[103] », la même solution devrait certainement s’appliquer lorsque cette disproportion résulte de l’absence de bonne foi par le cocontractant. Au même titre, ce délit devrait donner ouverture à des dommages-intérêts à défaut d’annulation ou même en sus de celle-ci[104]. Sinon, ce sera la perpétuation de l’incohérence des principes de la justice contractuelle et de la responsabilité civile en droit privé québécois, et ce, par l’approbation implicite de certains comportements empreints de mauvaise foi. Or, il n’est avantageux pour aucune société que certains de ses membres puissent impunément exploiter la faiblesse d’autrui. Le droit québécois ne peut tolérer une telle injustice.

Conclusion

Nous espérons avoir démontré que le concept de lésion qualifiée ne contredit aucunement les fondements de justice, de liberté et d’égalité qui sous-tendent la théorie contractuelle québécoise. S’il est vrai qu’en situation de liberté et d’égalité il s’impose de respecter la volonté des parties de s’avantager ou de se désavantager au sein de relations contractuelles, la vie en société exige la protection des intérêts d’une partie placée dans une situation où elle ne peut plus validement exercer librement sa prérogative de contracter sans se faire imposer une réglementation privée par son cocontractant. Le droit agit en médiateur en édictant des standards devant assurer une coexistence paisible des intérêts. Ces standards impliquent qu’aucun droit subjectif ne peut être exercé dans le mépris total des intérêts légitimes d’autrui. Tout exercice qui ne respecte pas les limites imposées par la règle de la coexistence paisible des intérêts doit être qualifié de déraisonnable et sanctionné, même lorsqu’il s’agit de la prérogative de contracter. La lésion qualifiée ne peut échapper à ce principe : que la jurisprudence décide de procéder à sa sanction par l’entremise du concept même de lésion qualifiée ou par celui du devoir de bonne foi nous importe peu… à la condition qu’on ne tolère plus une telle injustice !