Article body

La présente étude s’inscrit dans un projet de recherche sur l’évolution de la théorie du contrat et sur la possibilité d’aborder l’entente contractuelle entre l’assuré et l’assureur sous l’angle d’une véritable volonté commune de s’engager de part et d’autre en connaissance de cause, plutôt que dans une optique d’opposition stratégique des parties. Sur le plan théorique, l’intérêt particulier du contrat d’assurance est l’importance reconnue de la coopération des parties. Une telle coopération, par ailleurs essentielle à la gestion des risques, est généralement justifiée au nom d’une nouvelle moralité contractuelle[1], de la bonne foi[2], du solidarisme[3], du développement de la société de consommation[4] ou encore du principe de la mutualité assurantielle[5]. Malgré l’ampleur de son développement contemporain, l’assurance n’est pas un simple produit de consommation, ce que démontre le recours fréquent des tribunaux aux notions de plus haute bonne foi, de moralité contractuelle ou de respect de la mutualité. Si la relation entre morale et assurance est indéniable[6], la référence justificative en droit à de telles notions moralisantes ne contribue aucunement à favoriser une meilleure compréhension des obligations réciproques des parties au contrat. Les notions morales, par essence vagues, se révèlent trop peu contraignantes aux yeux des preneurs pour éviter les délits, tels que la fraude, de même que les déficits obligationnels que représentent la réticence de l’assuré et ses fausses déclarations. La moralité contractuelle, aussi nouvelle soit-elle, ne permet pas d’éviter l’opposition des parties, opposition qui se manifeste dans les comportements stratégiques qui ont pour objet de maximiser les gains respectifs des contractants.

Nous ne tenterons pas dans le présent texte de proposer des modifications législatives ou des solutions pratiques concrètes. En ce sens, notre démarche est sans prétention, mais elle demeure ambitieuse puisqu’elle veut nourrir la réflexion sur la nature complexe du lien contractuel unissant le preneur et l’assureur. À cette fin, nous nous intéresserons au don qui, bien qu’il soit un élément constitutif de toutes relations sociales, est généralement ignoré des juristes dans leur analyse des contrats. Pour notre part, nous soutenons que le don, à titre de « phénomène social total[7] », constitue aussi une part du contrat, bien que les juristes analysent et décrivent d’abord et avant tout le contrat en se référant à son utilité et à l’intérêt individuel des contractants. Le paradigme du don découle en grande partie des travaux du sociologue Marcel Mauss effectués au début du xxe siècle[8]. Il fait également l’objet d’une interprétation contemporaine à l’intérieur du Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (MAUSS)[9]. Cette approche, comme son appellation l’indique, tend à démontrer que tous les actes faits en société ne peuvent être justifiés exclusivement par des considérations individualistes et utilitaristes.

Le contrat d’assurance présente plusieurs affinités avec le don. Pensons, par exemple, au paiement de la prime qui implique rarement la réciprocité ou encore à l’obligation qui incombera à l’assureur de verser davantage en cas de survenance du sinistre que ce qu’il a reçu du preneur. En somme, dans un tel contexte de désintéressement relatif à la base du fonctionnement de l’assurance, il nous paraît important d’établir une distinction entre contrat et utilitarisme, alors même que les deux termes sont souvent perçus à titre de notions indissociables. Le paradigme du don, en permettant le recadrage de la relation contractuelle preneur-assureur dans une perspective d’obligations réciproques liées à l’essence même de toute relation sociale (la part du don), et de nature assurantielle en particulier (présence de la mutualité assurantielle à la base du processus), permet de nous sortir d’une compréhension d’abord stratégique de l’entente contractuelle, compréhension stratégique qui ne peut que mener à une confrontation des parties. Pour bien marquer l’importance du paradigme du don en matière d’assurance, nous l’opposerons à la théorie relationnelle, désormais bien connue en droit civil, mais problématique lorsqu’elle est appliquée au contrat d’assurance. La mise en perspective comparée et critique du paradigme du don versus la théorie relationnelle permettra de démontrer la pertinence théorique d’une analyse non utilitariste du contrat d’assurance. En effet, la théorie relationnelle est représentative des considérations utilitaristes présentes en matière de droit des contrats, tandis que le paradigme du don la contredit d’une manière qui nous semble stimulante sur le plan théorique. En utilisant cette comparaison comme grille d’analyse du contrat d’assurance (3), nous souhaitons remettre en question certains présupposés contractuels. À cette fin, nous allons, dans un premier temps, vérifier si le paradigme du don est pertinent quant à la compréhension du contrat entre l’assuré et l’assureur (1), pour nous attacher, dans un deuxième temps, à examiner la théorie relationnelle (2).

1 La part de don dans le contrat d’assurance

À une époque où le développement des produits d’assurance est fortement axé sur une conception de produits financiers, il nous paraît opportun de nous pencher sur les liens qui pourraient unir le contrat d’assurance au don. Pour ce faire, nous nous intéresserons à certains travaux du MAUSS dont plusieurs études mettent l’accent sur le rôle du don dans la société contemporaine. Ces recherches puisent leur inspiration dans l’oeuvre de Marcel Mauss[10], en particulier son Essai sur le don paru en 1924[11]. Ce texte, « à la fois célèbre et inconnu[12] », établit que, à travers la relation donner-recevoir-rendre, le don se présente comme un « phénomène social total[13] ». Les recherches effectuées par Mauss ont montré que les actes des individus dans les sociétés primitives étaient motivés à la fois par l’intérêt, la reconnaissance sociale et la gratuité. Selon le raisonnement élaboré par Alain Caillé à la suite des travaux de Mauss, les choix des individus sont déterminés par plusieurs considérations : les actes utilitaristes, les actes de pure paresse et les actes de gratuité ou de générosité[14]. D’après cet auteur, ces différentes catégories, de tout temps présentes dans la société, agissent en concurrence[15]. Le don est donc un instrument qui crée le lien social et qui est mis en oeuvre à travers plusieurs facteurs superposés, mais jamais par élimination. Ainsi, générosité et intérêt sont associés, leur séparation définitive ou la substitution de l’un par l’autre est tout aussi impossible que la tentative de disjoindre définitivement l’amour et la haine ou la paix et la guerre.

Tant la naissance que l’évolution et les fonctions sociétales multiples de l’assurance traduisent une telle superposition de facteurs. En ce sens, il est connu que le développement de l’assurance a été stimulé par deux tendances, l’une tournée principalement vers la recherche du profit et l’autre orientée vers la recherche de l’entraide et de la solidarité[16]. Ces deux axes idéologiques ont également traversé l’histoire et coexisté dans une logique réflexive permanente. Ainsi, l’a priori selon lequel l’individu recherche toujours, et seulement, son intérêt, se révèle une interprétation tronquée ou partielle. L’Essai sur le don de Mauss permet de saisir que le don est présent dans toute relation sociale — et donc aussi au sein du lien contractuel — à partir d’un triple rapport : rendre, recevoir et donner. Un triptyque dans lequel celui qui donne n’est jamais certain de recevoir en retour. Le don fait ainsi référence à une coopération qui « ne s’institu[e] que d’un don premier, sans garantie de retour, d’un obligatoire qui fonde néanmoins la liberté[17] ». En ce sens, et d’autant plus en matière d’assurance, la question du don paraît d’actualité. Selon Caillé :

[il] serait faux de croire que la découverte de Mauss ne concerne que les sociétés archaïques et que le don anthropologique n’existerait plus aujourd’hui que sous forme de survivance […] la modernité voit se développer une forme de don inédite, le don aux étrangers (Godbout), dans laquelle il ne sert plus à faire naître ou à consolider des relations interpersonnelles stables, quasi communautaires, mais alimente des réseaux ouverts potentiellement à l’infini, très au-delà de l’interconnaissance concrète[18].

La relation instituée par le contrat d’assurance à l’égard de l’ensemble des assurés, soit tout le processus de mise en commun des primes pour permettre l’indemnisation de ceux qui subissent la réalisation du risque, peut, à notre avis, s’inscrire dans une telle perspective de dépassement de la défense exclusive des intérêts réciproques des contractants. À ce stade, nous pouvons reprendre la définition que donne Caillé du paradigme du don :

Définition sociologique : toute prestation de biens ou de services effectuée, sans garantie de retour, en vue de créer, entretenir ou régénérer le lien social. Dans la relation de don, le lien importe plus que le bien. — Définition générale : toute prestation effectuée sans obligation, garantie ou certitude de retour. Le paradigme du don insiste sur l’importance, positive et normative, sociologique, économique, éthique, politique et philosophique de ce type de prestations[19].

En mettant l’accent sur le don plutôt que la défense des intérêts ou la recherche de l’utilité, les travaux du MAUSS s’affichent comme anti-utilitaristes. Caillé écrit en ce sens :

En se proclamant anti-utilitariste, et en donnant à cette étiquette la même signification et la même visée qu’Émile Durkheim, Élie Halévy, et plus tard Marcel Mauss — c’est-à-dire en refusant de fonder les sciences sociales et la philosophie sur l’image de l’homo oeconomicus et en visant à la critique radicale de l’économisme —, le MAUSS partait en guerre contre ce que, vu depuis aujourd’hui, il est permis de qualifier de premier paradigme, de paradigme no 1, puisque manière désormais dominante de questionner et de faire sens lorsqu’on interroge l’histoire, le rapport social et l’action individuelle. Faisant le pari qu’il est à la fois possible et nécessaire de rapporter l’ensemble des phénomènes sociaux exclusivement aux décisions et aux calculs des individus — car seuls les individus, nous dit-on, peuvent être des sujets —, et posant en outre que l’unique chance de comprendre l’action individuelle est de postuler qu’elle est, sinon nécessairement « égoïste », à tout le moins « intéressée » et rationnelle, ce paradigme premier peut être qualifié, selon l’angle d’attaque qu’on choisit d’adopter, d’individualiste, d’utilitariste, de contractualiste, d’instrumentaliste, etc.[20].

Le MAUSS présente ainsi le paradigme du don comme un tiers paradigme, qui prend place entre celui de l’utilité (le premier paradigme) et une approche holiste (le deuxième paradigme) selon laquelle « c’est l’ensemble des actions des individus qui semble être commandé par une totalité sociale toujours préexistante aux individus, infiniment plus importante qu’eux et incommensurable à leurs actes ou à leurs pensées qu’elle prédétermine de part en part[21] ». Or, selon Caillé, « la découverte de M. Mauss […] va bien au-delà de ce holisme trop vite sûr de lui et satisfait de jouer avec son rival individualiste un jeu de miroirs simple et trompeur[22] ». Ainsi, le tiers paradigme tente de « dépasser les points de vue également bornés de l’individualisme et du holisme[23] ». En ce qui a trait à l’analyse du contrat au sens large, la pertinence de la référence à ce tiers paradigme qu’est le don trouve une justification dans les propos suivants :

Et enfin, pourquoi « tiers » ? À de multiples égards il serait en effet plus juste de parler de paradigme premier ou primordial, tant il est juste que ce que nous présentions à l’instant comme le premier et le deuxième paradigme — la pensée menée du point du vue de l’individu, de l’intérêt et du contrat, la pensée déployée depuis le point de vue de la totalité sociale instituée — ne sont que des moments du cycle général du don, de l’alliance, du symbolisme et du politique en acte. Telle est bien d’ailleurs, conformément à son inspiration durkheimienne là encore, la certitude qui animait Mauss : on ne saurait comprendre l’échange et le contrat, typiques de la modernité, sans dégager au préalable leurs formes archaïques et antécédentes, les formes du don. Marché, d’une part, État de l’autre, individualisme et holisme donc, ne sont intelligibles que considérés comme des formes spécialisées et autonomisées d’une réalité plus vaste et englobante, de ce fait social total dont le don constitue l’expression par excellence[24].

Ce qui fait dire à Caillé, toujours, que le don n’apporte pas tant des réponses que des questions, et que l’analyse « de Mauss n’est pas parole d’évangile, vérité révélée et inquestionnable[25] ». Là encore, le MAUSS prend position contre l’approche intemporelle de l’utilitarisme et de l’holisme :

Ce qui frappe en effet dans toutes ces réponses suggérées par les paradigmes en vigueur, c’est qu’elles se présentent toujours sous la forme de vérités abstraites et intemporelles. De tout temps, toujours et partout et selon les mêmes modalités, la fonction, la structure, les valeurs, ou au contraire le calcul, l’intérêt individuel et les bonnes raisons seraient également et identiquement déterminants. Rien de tel avec le paradigme du don, qui laisse tout ouvert à l’enquête historique, ethnologique ou sociologique, et qui ne pense pas avoir trouvé les réponses avant même d’avoir posé les questions et mené l’enquête. Asystématique, ennemi des réponses toutes faites et toutes mâchées, le paradigme du don n’est pas une machine à souffler les solutions mais à inspirer les questions. En ce sens il est tout sauf paradigmatique. Il est même en un sens, et par excellence, antiparadigmatique[26].

Le don s’oppose donc à l’exclusivité à laquelle prétend l’intérêt comme principale source de légitimation des rapports sociaux[27]. Il permet au juriste de se resituer par rapport aux justifications utilitaristes qui réduisent de nos jours les rapports humains à leurs seules dimensions matérielle et instrumentale[28]. Jacques T. Godbout écrit à ce propos :

Le don existe et il constitue un système important. Mais nous ne prétendons pas qu’il soit le seul, ni qu’on puisse tout expliquer par le don. Alors que les utilitaristes cherchent à tout réduire à l’intérêt, nous ne nions pas l’intérêt et ne cherchons pas à tout « noyer » dans le don. L’intérêt, le pouvoir, la sexualité — ces trois clés de l’explication moderne des échanges — existent et sont importants. L’intérêt est peut-être même partout. Et nous croyons opportun de réaffirmer une dernière fois notre « foi » dans le marché en tant que mécanisme de libération. Le don n’est ni bon ni mauvais en soi, ni partout souhaitable. Tout dépend du contexte de la relation qui lui donne un sens. Le marché peut être préférable. On n’a, par exemple, aucun intérêt à accepter un don de quelqu’un dont on veut demeurer indépendant. Le marché est une invention sociale unique, et l’État aussi. Le don reposant plus sur la confiance que le marché, il est plus risqué, plus dangereux, et il affecte plus profondément la personne lorsque les règles ne sont pas respectées, lorsqu’elle se fait avoir. Inversement, à l’autre extrême, le danger du don tient dans le poids de l’obligation qui se transforme en contrainte[29].

À la lumière de ce raisonnement, il est important de préciser que l’intérêt n’est pas quelque chose d’infâme, comme si la recherche de son propre profit ou de celui des siens devait toujours être honteuse[30]. Nous ne saurions penser que ces objectifs sont inavouables. En réalité, la recherche du profit ne s’oppose pas à la solidarité ou à la gratuité dans une logique qui veut que la première ne soit que le simulacre de la seconde. Pourtant, la recherche de l’intérêt, bien qu’elle soit aujourd’hui un phénomène dominant, ne peut constituer pour autant l’unique forme de discours théorique sur les liens sociaux, notamment sur le contrat d’assurance. Le don est, par définition, une relation. Il ne peut donc être envisagé uniquement du point de vue de l’individu pris isolément. Il en découle que le groupe social est le fait premier dans le don. Par opposition à la logique utilitaire, la solidarité se révèle dès lors non pas seulement comme un élément plus ou moins présent, mais inconditionnel des rapports sociaux[31]. Toutefois, si le don est créateur de lien social, il n’est pas synonyme de charité. Le don ne se présente pas comme l’antithèse du profit, il n’est pas cette pure gratuité ou encore cet altruisme décrit dans les écrits religieux en vertu desquels le désintéressement de l’être humain doit imiter celui de Dieu[32]. Ainsi, cette forme de lien social se présente selon le MAUSS comme un don agonistique qui « donne forme aux échanges et aux contrats, cette forme sociale première qui existe avant l’échange et le contrat, n’a rien à voir avec la charité et le désintéressement[33] ».

Il faut aussi bien saisir que le don n’est pas intéressé ni désintéressé. De même, et à l’opposé, le don ne doit pas être théorisé hors de l’intérêt. En fait, le don est lié à l’intérêt dans la mesure où il s’y oppose, se définit par rapport à lui. Caillé précise ceci :

Le don n’est donc nullement « désintéressé ». Simplement, il donne le privilège aux intérêts d’amitié (d’alliance, d’aimance, de solidarité, etc.) et de plaisir et/ou de créativité sur les intérêts instrumentaux et sur l’obligation ou la compulsion. L’acharnement des religions ou de nombreux philosophes à chercher un don pleinement désintéressé est donc sans objet. Il repose d’ailleurs sur une confusion entre désintéressement et désintérêt. Le don ne doit pas être pensé sans l’intérêt ou hors de lui, mais contre l’intérêt instrumental[34].

Si le don n’est pas pure charité[35], il est également en rupture totale avec toute idée de redistribution et d’équivalence stricte[36]. Cela ne signifie pas que le don soit unilatéral et qu’il n’implique aucun retour. Une telle conception s’éloigne évidemment de celle du juriste habitué à définir le contrat de don comme exemple parfait de contrat unilatéral[37]. En réalité, selon le paradigme du don, « [l]’équivalence est présente et absente à la fois au sens où : on ne peut s’en éloigner trop sans considérer qu’au lieu de donner on “se fait avoir” ; mais on ne peut pas non plus s’en rapprocher trop, s’acquitter de la dette sans mettre fin à la relation[38] ». Il se profile ainsi un système de dettes réciproques à la base du social[39]. Par conséquent, bien plus complexe qu’un simple rapport d’équivalence, cet aspect permet de mettre en avant le rôle de la réciprocité dans le don et ainsi d’entrevoir les liens du don et de l’échange. Au fond, l’échange peut être défini comme un don réciproque[40]. Or, force est de reconnaître que, puisque le contrat est un échange, il constitue un « don réciproque ». Du point de vue de Caillé :

L’échange peut être présenté comme un contrat innommé et, réciproquement, le contrat peut l’être comme un échange nommé. Mais au gré des évolutions, on voit comment cette notion d’échange oscille elle-même constamment entre deux pôles. Nous avons déjà rencontré le premier avec la théorie économique standard : c’est celui de l’achat et de la vente. Le second, qui se profile peu à peu lorsqu’on introduit la temporalité et l’obligation de confiance, c’est celui du don. N’est-il pas significatif de voir, après un long et minutieux examen de toutes les significations […] d’échange — et, symétriquement, de contrat —, J.-M. Poughon conclure en faisant explicitement référence à Marcel Mauss sur cette dernière phrase : « Tant il est vrai qu’il [l’échange] n’est qu’un don réciproque »[41] ?

Il s’ensuit que l’être humain se situe dans un rapport de « dépendance réciproque[42] » en vertu des liens qu’il noue avec les autres. Un tel constat peut être adapté au contrat d’assurance qui repose principalement sur la collaboration entre assuré/preneur et assureur. À l’opposé, cela est impossible lorsque chacun ne défend que son propre intérêt. Un tel don réciproque n’est possible que dans la mesure où s’établit entre les individus une relation de confiance. Dans cette perspective, le contrat d’assurance peut être abordé comme un pari de confiance. D’après Caillé :

C’est ici qu’on retrouve le problème crucial qui est au coeur à la fois du don, de la théorie des jeux et de la théorie économique des contrats. Il ne fait pas de doute que la coopération est bénéfique, « utile » à tous. Et notamment à ceux qui contractent en vue d’en retirer des bénéfices. Mais ceux-ci ne seront là à l’arrivée que pour autant que les partenaires de la coopération antagoniste se seront fait confiance. Or, comme le démontre parfaitement le dilemme du prisonnier, archétype des problèmes abordés par la théorie des jeux non coopératifs, rien ne peut convaincre rationnellement un Homo oeconomicus ou un contractant « rationnel », c’est-à-dire « égoïste », qu’il doit coopérer et qu’il peut faire confiance à son coopérateur également rationnel et égoïste par hypothèse. Le problème central que doivent résoudre toutes les sociétés, la grande société comme la petite — le microcosme des contractants —, est de savoir comment susciter une confiance partagée qui est la condition sine qua non de la coopération. La réponse mise en forme par le don traditionnel est celle de l’inconditionnalité conditionnelle. Elle présente certaines caractéristiques notables : elle consiste en un pari, un pari de confiance, car nul ne peut être sûr que le retour viendra ; mais c’est un pari raisonnable puisque l’ensemble des mécanismes sociaux traditionnels, façonnés par l’ethos du don, concourent à accorder prestige et honneur à ceux qui jouent le jeu, honte et infamie à ceux qui rebasculent dans l’utilitaire et l’intérêt instrumental immédiat[43].

Par ailleurs, le don permet un nouvel angle d’analyse devant l’inégalité qui marque les relations contractuelles. Selon le paradigme du don, les parties ne sont pas considérées comme égales et leur relation n’a pas non plus pour objet d’établir une égalité de façade entre elles ou entre la valeur des biens échangés tel que le fait la théorie classique des contrats[44]. À vrai dire, comme l’explique Godbout, « [l]e don a horreur de l’égalité. Il recherche l’inégalité alternée[45]. » De cette manière, dans une relation fondée sur le don, les acteurs ne visent pas une forme d’équilibre statique dans laquelle leur situation coïncide et s’harmonise de façon synchronisée et fixe. Au contraire, ils se déplacent entre inégalités et égalités. C’est d’ailleurs cette « inégalité alternée » qui permet à la relation de perdurer et de s’inscrire dans le temps.

Outre qu’il apporte un nouvel éclairage à l’inégalité inévitable dans tout contrat contemporain, le don met surtout en lumière le contrat comme vecteur d’une liberté intrinsèquement liée à l’obligation dans un rapport non plus d’opposition mais de liaison. Cette perspective entraîne une relecture du lien entre le don, le solidarisme et la bonne foi. Ainsi, selon Caillé :

le contrat ne peut porter tous ses fruits que si les sujets qui s’obligent demeurent libres quoiqu’obligés, que si le déroulement du contrat s’opère à travers ce « mélange de liberté et d’obligation » que Marcel Mauss attribuait au registre du don. Sous cet éclairage, l’idée d’obligation revêt un jour singulier. Celui qui donne est « obligeant ». À la fois il procure un bien ou un bienfait, mais aussi il lie et il contraint. Symétriquement, dans le contrat, il est permis de se demander si l’obligation première n’est pas celle d’être obligeant envers son ou ses co-contractants. Où l’on retrouve l’interprétation solidariste du contrat et son insistance sur la « bonne foi » qui doit régner entre les contractants[46].

Pourtant, il est clair que le don ne saurait produire tous ses fruits sans un dépassement de la bonne foi dans la mesure où celle-ci suppose toujours l’opposition d’intérêts entre les parties et donc la domination de la partie plus forte[47]. C’est pourquoi une précision de Caillé est nécessaire :

D’une part, nous l’avons vu, la coopération antagoniste visée et amorcée par le contrat ne peut, sauf à se réduire à un échange instantané, se poursuivre à travers le temps que si chacun honore son engagement et a foi en l’engagement de l’autre. Cette foi en l’autre suppose la croyance en sa bonne foi. Or cette (bonne) foi entrecroisée ne peut naître du seul éther contractuel. Plus on répéterait sa promesse initiale et plus le doute s’instillerait dans l’esprit de l’autre. Pour que le contrat soit crédible et efficace, il faut qu’il bascule peu ou prou dans le registre don/contre-don, où l’on est habilité à croire que chacun donne non seulement par intérêt instrumental et par obligation, mais aussi par souci de la relation elle-même, voire par amitié. À quoi serviraient donc autrement tous ces repas d’affaires[48] ?

Le don se manifeste donc comme une réalité hybride mêlant liberté et obligation de façon permanente. Cet attribut du don est particulièrement présent au sein de la relation contractuelle d’assurance, cette dernière étant liée au développement de la social-démocratie et de l’État-providence. En ce sens, le philosophe Giorgio Agamben écrit ce qui suit :

Certes, Mauss conçoit le don comme antérieur aux prestations utilitaires ; mais le point décisif de sa doctrine — qui est également le plus aporétique — consiste en l’indissolubilité absolue du don et de l’obligation. Non seulement l’obligation du donateur est l’essence du potlatch, mais le don fonde également en celui qui le reçoit l’obligation inconditionnelle de la contre-prestation. Plus encore : comme Mauss l’observe à la fin de son essai, la théorie des prestations totales exige que des notions que nous sommes habitués à opposer (liberté/obligation ; libéralité/épargne ; générosité/intérêt ; luxe/utilité) soient neutralisées et hybridées. Ce que l’Essai sur le don définit, comme cela transparaît de manière évidente dans ses conclusions — tout compte fait plutôt social-démocrates et progressistes —, ce n’est pas une théorie de la gratuité, mais du lien paradoxal qui existe entre la gratuité et l’obligation. (Aujourd’hui encore, ceux qui cherchent à remplacer le contrat par le don en en faisant un paradigme social fondamental n’ont rien de très différent en tête[49].)

Équivoque, donc, antiparadigmatique et porteur d’interrogations, soit. À ce niveau, une nouvelle question surgit. Elle porte sur le point de savoir si, de nos jours, le don tel qu’il a été décrit par Mauss et repris dans le MAUSS est accessible à la société contemporaine. Et qu’en est-il du contrat d’assurance ? L’assurance, qu’elle soit privée ou étatique, ne semble pas respecter l’idée du don à travers la relation donner-recevoir-rendre puisque l’on ne paie pas sa prime d’assurance d’abord pour donner, mais pour couvrir son propre risque. Ce qui fait dire ceci à Godbout, de manière plus générale :

Dans son analyse du don du sang, Titmuss a confondu système de don et système étatique. Comme Mauss, il a cru voir dans la sécurité sociale moderne l’équivalent des systèmes de don archaïque. Or, s’il est vrai que ces systèmes collectifs d’assurance, publics ou privés, remplissent des fonctions assumées par le don dans d’autres sociétés, on ne peut pas en déduire que les deux systèmes reposent sur les mêmes principes, ni qu’ils sont naturellement complémentaires. En passant du don à l’impôt ou à l’assurance, on a laissé échapper le geste du donateur, le risque d’une action dont le retour n’est jamais garanti[50].

En l’absence de don, et donc de lien social, la position utilitariste aujourd’hui dominante est donc le signe d’un malaise. L’abandon progressif de tout esprit de mutualité et de solidarité avec la complicité de l’État ne permet pas au don de jouer son rôle de lien, de construire la relation sociale. Cette rupture traduit alors un dysfonctionnement du lien social dans le sens où la logique utilitaire ne prend le dessus que lorsque « le lien social est en crise[51] ». Dans ce contexte, « les agents passent effectivement à un modèle marchand, à la réciprocité immédiate[52] ». Le mouvement de démutualisation contemporain peut, à notre avis, s’inscrire dans cette perspective. Il peut être analysé comme le signe d’une dérive de la conception individualiste des liens sociaux au détriment de l’aspect collectif et participatif de la société. Dans un tel contexte, et en matière d’assurance, comment envisager le rapport entre don, échange et régulation ? Godbout apporte un éclairage lorsqu’il souligne ce qui suit :

Pour Hofstadter comme pour la plupart des philosophes, l’intelligence de l’espèce humaine est une boucle de plus que celle des animaux, la boucle qui fait que l’on sait que l’on sait, ce retour sur soi-même, cette réflexion qui définit l’homme depuis les Grecs. Pour certains penseurs de la démocratie moderne, la différence entre les primitifs et nous réside aussi dans une boucle de plus, celle qui nous octroie l’autonomie, qu’eux n’auraient pas. Pour les libéraux utilitaristes, la supériorité du marché sur le don, c’est encore une boucle de plus, le retour sur soi qui nous apprend que tout don est un échange qui s’ignore et que le donateur est intéressé. C’est la boucle de la lucidité, qui permet de sortir de la spontanéité primitive et de la naïveté, et d’accéder à la rationalité, ou plutôt à la conscience de la rationalité, puisque tout homme est utilitariste, même s’il l’ignore ou fait semblant de l’ignorer. Or, le don, c’est encore un niveau de plus : c’est la conscience que l’explication de l’échange est un niveau de trop, fixant l’échange et le transformant, lui faisant perdre sa souplesse en réduisant l’incertitude et l’indétermination, le faisant ainsi revenir à un niveau inférieur. La boucle marchande, pour le don, au lieu d’être une boucle de plus, est une boucle perverse. La conscience du refus de ce niveau est supérieure à ce niveau. C’est le niveau du langage, de la création, du flou nécessaire pour refléter l’indétermination et l’incomplétude radicale de ces systèmes, leur irréductibilité à ces systèmes déterministes que sont, par exemple, l’approche synoptique en IA et les modèles de l’appareil et du marché dans les rapports sociaux. Le don, c’est l’abandon conscient à l’absence de calcul, méta-niveau spontané qu’on peut définir comme « comportement qui résulte d’un effet d’auto-organisation »[53].

Toutefois, dans le contrat d’assurance, nul ne peut nier que l’assuré soit conscient — bien qu’il tende souvent à ne pas l’accepter — qu’il y a de fortes chances que les primes soient payées sans raison, dans la mesure où le risque — et donc le paiement de l’indemnité — ne se matérialisera jamais. Tout le caractère aléatoire du contrat d’assurance prend ici son importance. Or, si cette perte est mise sur le compte du hasard et des statistiques, ou encore sur celui du regroupement en mutualité, cela permet d’insuffler les principes du don dans le processus assurantiel, en fonction de la compréhension de l’assuré et des motivations qui le poussent à contracter avec l’assureur. Il est alors possible légitimement de se demander si le don peut faire partie du contrat, notamment du contrat d’assurance. Ainsi, parlant du don, Caillé affirme ceci :

Pas plus que l’anti-utilitarisme ne peut être pensé comme une alternative radicale à l’utilitarisme — il est à la fois son opposé et son complément dialectique —, le don n’est un tout-autre du marché ou du contrat. Il ne se réduit d’ailleurs en aucune façon à une essence clairement isolable […] Intrinsèquement ambivalent, opérateur et réducteur d’ambivalence par l’ambivalence (sur un mode homéopathique) — car qui donne, qui reçoit, qui prend en définitive ? Il est de la logique du don que cette question ne puisse jamais être parfaitement tranchée —, le don n’est pas le tout-autre de l’échange économique même s’il en est l’image inversée. Car il y a du contrat dans le don, comme il y a du don dans le contrat[54].

Ainsi il y a une part de don inévitable dans tout contrat. Il ne s’agit pas pour les juristes d’encourager son « développement », ce que pourraient laisser croire les pressions de la nouvelle moralité contractuelle, mais de favoriser la prise en considération de cette donnée dans l’analyse de la relation contractuelle. Une simple reconnaissance de la part intrinsèque du don dans le contrat d’assurance permettrait déjà — et ce serait beaucoup ! — d’éviter l’incohérence théorique selon laquelle il est exigé du preneur un comportement dénotant la plus haute bonne foi au sein d’une relation par ailleurs décrite comme strictement intéressée. Or, il y a là un non-sens, car soit l’intérêt est absolu, soit il est plus ou moins nuancé par une part de don. Autrement dit, dans le contexte du contrat d’assurance, soit le preneur cherche à payer le moins de prime pour obtenir le plus grand bénéfice, ce qui l’incite à la réticence, voire à la fraude, et le porte à refuser l’idée de mise en commun des risques, soit il reconnaît et accepte que sa relation contractuelle implique qu’il donne plus ou moins que ce qu’il sera appelé à recevoir. Cependant, une fois de plus, il ne s’agit ici, sur le plan de la théorie du contrat d’assurance, que de prendre conscience de la présence du don au sein de la relation, et non d’un but à atteindre, d’un changement législatif à adopter, par l’entremise de nouvelles règles à respecter. Et cela, pour une raison somme toute très simple selon laquelle « [s]i on suit les règles, on ne sait pas donner, non plus qu’on ne sait parler une langue si on a besoin d’en suivre les règles en parlant[55] ». La question n’est donc pas tant de suivre les règles d’un nouveau système que de simplement accepter ce qui est. Une telle approche s’oppose, par exemple, à la théorie de Macneil qui propose un nouveau système contractuel fondé en grande partie sur l’intérêt réciproque des parties. Ce faisant, la part du don semble écartée de la relation obligationnelle.

Nous allons maintenant examiner dans quelle mesure la théorie relationnelle contribue à la compréhension du contrat d’assurance, car elle le fait malgré tout de manière substantielle, afin de vérifier si l’ignorance de la part du don qu’elle semble entraîner nous mène à une impasse théorique.

2 L’apport de la théorie relationnelle au contrat d’assurance

Dans le contexte de trois séminaires de deuxième cycle portant sur le droit contemporain des contrats et le développement du droit de l’assurance, tenus récemment à la Faculté de droit de l’Université Laval, une certaine constance relative à l’adhésion des étudiantes et des étudiants aux préceptes de la théorie relationnelle nous a interpellés[56]. Si dans l’ensemble ils demeuraient sceptiques quant aux avancées justificatives de la nouvelle moralité contractuelle, et très critiques quant à la théorie générale du contrat reprise au Code civil du Québec, ils étaient néanmoins très sensibles aux considérations intéressées qui motivent les parties en vertu de la théorie relationelle. De même, il est de plus en plus fréquent pour les juristes civilistes de se référer aux travaux d’envergure des Macneil, Belley[57] et Rolland[58]. À partir de ces constats initiaux, mais dans une réflexion plus globale sur la théorie du contrat — bien qu’elle soit circonscrite ici au contrat d’assurance —, nous avons jugé opportun de présenter quelques pistes de réflexion autour d’une question simple : la théorie relationnelle peut-elle aider les juristes à mieux comprendre le contrat d’assurance ?

Réfutant la conception volontariste du contrat, Macneil a élaboré une théorie, méthodique et organisée, à partir de deux catégories : la transaction et la relation. Il définit la transaction comme un discrete exchange, archétype de la conception volontariste du contrat[59]. La conception volontariste serait d’ailleurs inappropriée en raison, entre autres, de l’absence de prise en considération de l’identité des parties, de l’interprétation du contrat par référence à l’échange de consentements instantanés, du nombre limité et hiérarchisé de modes de preuve[60], de l’ignorance de la cause subjective et des remèdes limités pouvant être appliqués au contrat[61]. Selon Macneil, tous les éléments de la théorie relationnelle étaient réunis dans les rapports contractuels dès le xixe siècle[62]. Dans la mesure où la théorie relationnelle se présente comme une solution de rechange à la conception classique des contrats, et puisque la police d’assurance constitue un exemple de contrat fortement en marge de l’approche volontariste adoptée par le législateur au Québec en 1994, il est justifié de se demander si cette conception théorique autre est compatible avec le contrat d’assurance.

Ainsi, Macneil définit le contrat comme la projection de l’échange dans l’avenir à partir de la combinaison de plusieurs éléments, notamment la spécialisation du travail, le sens du choix et la conscience du temps[63]. Le professeur Jean-Guy Belley, reprenant l’idée de Macneil, définit le contrat comme une norme de « coopération étroite que les parties souhaitent maintenir à long terme[64] ». La théorie relationnelle prend donc ses distances à l’égard de la théorie classique en inscrivant la relation contractuelle dans la perspective d’une adaptation future qui ne nécessite pas que tous les éléments soient connus et mesurés au moment de la formation du contrat[65]. Deux éléments nous semblent ici applicables au contrat d’assurance : la coopération étroite et la considération essentielle du long terme. En effet, afin de permettre la gestion des risques, l’assuré et l’assureur doivent collaborer en vue d’instaurer un climat de confiance. Le contrat d’assurance étant un contrat aléatoire, il a pour objet d’appréhender l’avenir. Cependant, cette coopération s’entend aujourd’hui d’abord dans un contexte de concurrence ou d’adversité entre assureur et assuré qui tentent tous deux de profiter de leurs avantages respectifs, souvent au détriment de leur vis-à-vis. Par conséquent, il semble difficile, voire illusoire, de se référer à une forme de coopération dans un contexte où assureur et preneur ne disposent pas des mêmes ressources. Aussi, la question se pose à savoir si la théorie relationnelle permet d’aborder les rapports entre assuré et assureur autrement qu’en les opposant.

Il importe de réaliser que l’un des traits distinctifs de la théorie relationnelle réside dans l’importance accordée à la durée dans le contrat. Ainsi, pour certains auteurs, la majorité des échanges présente un aspect relationnel, et donc temporel, plus ou moins marqué[66]. C’est pourquoi, selon H. Muir Watt, le contrat relationnel aboutit à une « une situation complexe et évolutive, autonome par rapport à son créateur[67] ». Par conséquent, l’interprétation du contrat devrait se faire en tenant compte non pas uniquement de la volonté initiale des parties, ou encore en faisant référence à une hypothétique intention commune, mais en réponse aux besoins et aux attentes des deux parties tout au long de la relation. À cet effet, Macneil critique la rigidité du volontarisme contractuel qui soumet le contrat à une importante presentiation qui consiste à « projecting the present into the future » ou « bringing the future into the present »[68]. Selon la formule de Muir Watt, la presentiation tend « à rendre présents (actuels) tous les éléments de l’avenir contractuel afin qu’ils soient maîtrisés dès la conclusion du contrat[69] ». Cela signifie que seules les circonstances ayant présidé à la formation du contrat, c’est-à-dire au moment de l’échange des consentements, sont considérées pour interpréter le contrat. Or, dans toute relation contractuelle inscrite dans une certaine durée, la rationalité des parties est plutôt limitée et l’incertitude est inhérente à la relation. Dans le contrat relationnel, cette presentiation est essentiellement limitée, elle ne concerne qu’une fraction du lien contractuel[70]. Par conséquent, l’échange est à la fois un outil de prévision prescrivant des obligations explicites et un instrument appelé à s’adapter aux changements d’origine interne (motivation des parties) ou externe (changement de circonstances)[71]. En permettant au contrat relationnel de prendre en considération l’avenir, les parties augmentent ses chances d’adaptation aux évènements futurs et prolongent ainsi son effectivité[72].

S’il est un contrat dans lequel la presentiation est présente et en constitue même l’objectif, c’est bien le contrat d’assurance. Plus précisément, le contrat d’assurance utilise les éléments du passé dans le présent pour prévoir l’avenir. En ce sens, une telle conception est intéressante pour le contrat d’assurance puisqu’elle encourage le respect d’une obligation de conseil et d’information élargie qui s’étend au-delà de la signature ou de la formation de ce contrat. Elle obligerait, par exemple, l’assuré à signaler les modifications survenues postérieurement et pouvant influer sur le risque en l’absence même de règle légale à cet effet[73]. En ce sens, le contrat d’assurance est, comme tout contrat, essentiellement incomplet. Dans la mesure où tout contrat possède en partie un aspect non promissory, il semble que le contrat d’assurance puisse être abordé comme une situation complexe autonome par rapport à la police d’assurance initiale. Autrement dit, si le contrat d’assurance a pour objet de prévoir l’avenir, quelle est la part non prévisible de ce contrat et en quoi consiste l’incomplétude du contrat d’assurance ?

En réponse à la question de la détermination de la part non prévisible du contrat, Macneil propose de procéder à une planification stricte du contrat. Ainsi, le moment de la formation du contrat n’offre que le minimum d’information sur celui-ci. Par conséquent, les obligations seront précisées et clarifiées tout au long de la relation. Selon Macneil, les obligations qui naissent de la relation ne peuvent être nettement prédéterminées ni expressément prévues dans un écrit définitif au moment de l’échange des consentements. Point n’est besoin, non plus, de remonter à la formation pour chercher la commune intention des parties. Il affirme à cet effet qu’« [a]t the relational pole there may or may not be promises of the parties that can properly be called genuinely expressed, communicated and exchanged[74] ». Au fur et à mesure de la collaboration des parties, et grâce à la souplesse de celle-ci, de nouvelles obligations peuvent naître, sans qu’il soit nécessaire de remonter à la date de l’échange de consentement pour les apprécier et les définir. Macneil soutient à cet égard que les obligations émergent « out of the ongoing processes of the relation[75] ». Une telle hypothèse est toutefois difficilement envisageable dans le contexte du contrat d’assurance, et ce, pour plusieurs raisons. Premièrement, le contrat d’assurance étant un contrat d’adhésion, et bien que les obligations naissent de manière progressive, il n’est pas certain que l’assuré, à titre d’adhérent, participera effectivement à la définition de ces obligations. Deuxièmement, le contrat d’assurance, tout en étant aléatoire, a pour fonction principale d’établir une planification sur un risque certain, prévisible et quantifiable. Il doit donc présenter au moment de la signature non pas une complétude véritable, mais de l’information précise sur le risque. De plus, le contrat d’assurance peut être l’objet de plusieurs changements entre la signature du contrat et la survenance de l’accident : d’abord, ceux qui sont liés au comportement de l’assuré qui peut être vecteur de l’aléa moral ; ensuite, ceux qui se rattachent aux changements techniques, c’est-à-dire relatifs aux changements dans les caractéristiques du risque couvert. Enfin, il faut ajouter les modifications liées aux changements dans la législation ou à la sensibilité prétorienne.

Cela étant souligné, il semble évident que la source des obligations de l’assuré ne saurait découler uniquement de la police d’assurance, cette dernière ne pouvant être immuable. Dans la mesure où les circonstances qui existent au moment du consentement peuvent changer, la souplesse est une valeur qui doit être intégrée au contrat d’assurance. La coopération qui doit exister à l’occasion de l’échange de consentement est également un processus continu et permanent[76]. En ce sens, Macneil soutient que la coopération n’est possible entre les parties que si le contrat établit une communication et une coopération intense, profonde et illimitée, ce qui n’est pas toujours évident puisque « [c]ommunication expressed is not communication received[77] ». Dans le contrat d’assurance, tant en raison de la nature complexe du service offert par l’assureur que du mode de plus en plus rapide et convivial d’adhésion[78], il est difficile de garantir que l’information sera toujours parfaitement reçue et comprise par le preneur, voire par le représentant. Rien n’empêche cependant de croire que la participation réelle des deux parties au contrat d’assurance passe effectivement par une communication véritable. Toute chose qui pourrait réduire l’aléa moral en assurance, tant au moment de la formation du contrat que durant le contrat. Il importe de préciser qu’une telle communication ne se déroule pas seulement entre deux parties. D’ailleurs, Macneil remet en cause le principe de la relativité du contrat. Par opposition à la transaction qui est impossible dans un rapport de plus de deux personnes, la relation présume un élargissement à d’autres personnes, même en l’absence de lien direct entre elles[79]. Dans le cas du contrat d’assurance, cette idée rejoint évidemment celle de la mutualité qui devrait constituer en quelque sorte la « troisième personne » de la relation assureur et l’assuré/preneur. Ainsi, lorsque la mutualité est d’abord au service du contrat — et non des actionnaires[80] —, il se crée un vaste réseau entre l’ensemble des assurés et l’assureur. Nul ne peut nier, toutefois, que le contexte individuel et bureaucratique dans lequel se forme le contrat d’assurance lui donne une forte connotation transactionnelle. En fait, l’assuré ne traite qu’avec l’agent d’une entreprise ou un représentant. Comme le remarque fort à propos Muir Watt, une telle discrétion est susceptible « d’asphyxier la relation sous-jacente[81] ». Tout cela ne facilite pas la création d’un sentiment d’appartenance à une communauté ou une collectivité d’assurés.

De surcroît, Macneil réserve une bonne place à la période précontractuelle dans le contrat relationnel. Il la conçoit comme l’étape de l’apprentissage pendant laquelle chaque partie apprend à se connaître et à maîtriser le fonctionnement de la relation. En fait, l’entrée d’une partie dans la relation est subordonnée à la compréhension et à l’acceptation des exigences de la relation[82]. Ce point de vue est très intéressant pour l’assurance — sur le plan théorique sans doute bien davantage que sur le plan économique, nous en convenons ! Ainsi, une période précontractuelle raisonnable pendant laquelle l’assureur prendrait le temps d’informer, de conseiller et de renseigner l’assuré serait partie prenante de la relation contractuelle. On tenterait ainsi de garantir qu’à l’issue de ce processus l’assuré ait compris la nécessité du respect de ses obligations, la nature de son engagement, toutes choses qui favoriseraient sa participation réelle et limiteraient le rapport de force, ainsi que le déséquilibre informationnel et stratégique entre les parties. Par ailleurs, la réussite de la relation entre les contractants repose entièrement sur la coopération future qui passe par la planification mutuelle et continue depuis l’échange de consentement[83]. Reste à établir si des parties aussi inégales que l’assuré et l’assureur sauraient reconnaître l’intérêt d’une telle coopération. Et surtout, dans quelle mesure la théorie relationnelle offre aux parties les moyens juridiques pour y arriver. Nul doute qu’en faisant de ce besoin une norme contractuelle à prétention universelle plutôt que de se référer à la règle morale de la « plus haute bonne foi » ou encore de celle, tout aussi abstraite, de la mutualité des assurés dans un contexte juridique qui fait suite à une période de démutualisation intense, le contrat pourrait prendre la forme d’une entente normative davantage compréhensible pour les deux parties.

Autre élément important à prendre en considération, l’aversion que Macneil décèle chez les contractants quant aux dispositions légales régulant les litiges[84] dans la mesure où « the contract system does not provide planning for changes[85] ». Toutefois, dans le but de poursuivre la relation, les parties préfèrent soit créer des procédés adaptés à leurs litiges, soit recourir aux codes internes connus et acceptés, ou encore se prémunir contre le risque à l’aide d’une assurance responsabilité[86]. Or la transaction ne peut survivre au litige dès lors que le conflit oppose non deux conceptions, mais deux personnes, « party-initiated and party-controlled[87] », dans une logique d’opposition d’intérêts. C’est pourquoi Macneil envisage l’hypothèse d’un dispute-resolver[88], avec une nette préférence pour les juridictions arbitrales qui offrent une solution gagnant-gagnant (win-win)[89]. De plus, le dispute-resolver joue un rôle actif : à l’instar d’un arbitre, il participe pleinement au procès et recherche une solution négociée[90]. Le conflit n’est alors qu’un désaccord que le juge doit régler en stimulant la coopération, non en blâmant le fautif. Ainsi, le litige porte sur « a grievance about the operation of policies of the overall contractual relation[91] ». Le fait est qu’un tel rapport privé n’est pas sans danger, surtout lorsque le procès oppose une partie vulnérable (l’assuré) à un professionnel (l’assureur), les deux ne disposant pas de moyens de négociation équivalents.

Sous un autre angle, soulignons que Macneil refuse également le rapprochement entre sa théorie et la conception néoclassique du contrat, qui renforce le rôle de la bonne foi dans les contrats[92]. Il assimile cette dernière à une théorie classique adaptée dans laquelle seuls changent les détails et non les principes fondamentaux[93]. S’il ne dénie pas le rôle de la bonne foi au contrat, il incite à la prudence quant à son utilisation. Cette prudence est aussi de mise en matière d’assurance, alors que la référence à la bonne foi semble aujourd’hui inopérante puisqu’elle ne peut à la fois s’inscrire dans une logique d’opposition — jusqu’où est-il permis de défendre ses propres intérêts en faisant preuve de bonne foi ? — et justifier la coopération inhérente au contrat d’assurance pour permettre la bonne gestion des risques. Dans la même optique, Macneil soutient ceci : « individual utility levels cannot serve as an adequate reason for enforcing a sufficiently indefinite agreement[94] ». En ce qui a trait au contrat d’assurance, les intérêts individuels ne peuvent effectivement à eux seuls permettre de prendre en considération toute la complexité du risque (la part d’incomplétude du contrat d’assurance) et la fonction sociale du contrat d’assurance. Par conséquent, « other justifications must be found[95] ». Somme toute, la théorie néoclassique est parcellaire, puisqu’elle est incapable de permettre aux parties de résoudre leurs difficultés par elles-mêmes et d’inscrire ainsi le contrat durablement dans le temps. Dès lors, Macneil affirme ce qui suit : « as a general proposition these doctrines aim not at continuing the contractual relations but at picking up pieces of broken contracts and allocating them between the parties[96] ». Ces remarques sont pertinentes pour le contrat d’assurance dans la mesure où les règles néoclassiques non seulement introduisent un coût supplémentaire, mais rendent difficile la détermination du contenu contractuel.

En conclusion de ce rapide survol, qu’en est-il du rapport entre transaction et relation au contrat d’assurance ? La théorie relationnelle présente la transaction tel un faible engagement personnel caractérisé par une communication et des échanges d’information limités à l’objet de la transaction. Plusieurs de ces aspects se trouvent dans le contrat d’assurance, alors que l’engagement des parties est souvent restreint au strict nécessaire. Les assurés comprennent rarement l’importance liée à la transmission de l’information nécessaire à l’évaluation du risque. Les assureurs et leurs représentants, de leur côté, ne rendent pas toujours accessibles toutes les données qu’ils détiennent et qui permettraient à l’assuré de participer réellement à la relation en comprenant la fonction et la portée des obligations des parties. Ainsi, Macneil se demande : « [W]hat happens to discreteness when exchanges are projected into the future ? » Il répond immédiatement : « The answer is that a massive erosion of discreteness occurs[97]. » Dès que la relation s’inscrit dans une certaine durée, il n’est plus possible de la considérer comme une transaction. Dans ce cas, il se développe « some kind of mutual relation into which the transaction is integrated[98] ». Toutefois, une transaction intégrée à une relation n’en est plus une[99]. Pourtant, Macneil opère une séparation nette entre les deux catégories. Il affirme à cet effet : « A truly discrete exchange transaction would be entirely separate not only from all other present relations but from all past and future relations as well[100]. » Or, dans la mesure où Macneil commence par opposer transaction et relation et qu’il finit par les intégrer, nous faisons face à une certaine incohérence théorique. Est-il possible d’affirmer que, puisque le contrat d’assurance, bien qu’il soit a priori transactionnel dans sa formation, s’inscrit par nature dans la durée, il se transforme en relation au sens de la théorie relationnelle ? Macneil répond que, dans une telle hypothèse, il faut contrebalancer les éléments de la transaction et de la relation pour appliquer celle qui l’emporte. Il affirme en ce sens ceci : « Where no massive relational elements counterbalance this discreteness […] sense is served by speaking of contract as discrete, even though the contract is inevitably less discrete than would be an equivalent present exchange[101]. » Si une telle perspective présente certains avantages, elle est également arbitraire et conduira sûrement à une casuistique importante, car Macneil ne dit pas quel contrat sera soumis à quelle catégorie et à partir de quels critères. Toutefois, il importe sans doute peu que le contrat soit qualifié de transaction ou de relation, du moment où la théorie relationnelle permet de prendre en considération le besoin intrinsèque d’une véritable coopération entre les parties.

D’après Macneil, la théorie relationnelle ne se contente pas de critiquer la loi, la doctrine, la jurisprudence ou les idéologies existantes : c’est une oeuvre de construction, qui bâtit des idées nouvelles[102]. Par ailleurs, Macneil utilise à la fois des concepts de la théorie économique utilitariste[103] et de théories plus sociales[104]. Il en résulte un amalgame théorique[105] et, dans un certain sens, un renversement des hiérarchies bénéfique à la réflexion relative à la théorie des contrats, mais difficilement applicable en matière d’assurance. En tout état de cause, eu égard à l’impact des transformations du risque, de la démutualisation ou de la fonction sociale de l’assurance sur la compréhension juridique du contrat d’assurance, une nouvelle forme de réflexion nous paraît inéluctable et essentielle.

3 La mise en perspective des apports de la théorie relationnelle à la compréhension du contrat d’assurance par l’intermédiaire du don

À plusieurs reprises, on a vu combien toute cette économie de l’échange-don était loin de rentrer dans les cadres de l’économie soi-disant naturelle, de l’utilitarisme.

Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, p. 266.

Si la théorie relationnelle et la théorie du don ont en commun la coopération dans les relations sociales[106], pour Macneil, ces relations reposent fondamentalement sur l’échange, tandis que pour Mauss elles s’articulent avant tout autour du don. Ce sont là deux approches dont les conséquences sont contrastées quant au lien contractuel en matière d’assurance.

En effet, Macneil soutient que la théorie relationnelle a une vocation universelle parce qu’elle repose sur l’échange qui serait la principale figure représentative de la relation sociale[107]. Macneil a d’ailleurs une conception étendue de l’échange qui dépasse la dimension purement monétaire : « “exchange” as used here is most certainly not “measured reciprocal payment,” a common usage of the term by both Marxist and non-Marxist writers[108] ». La large définition de l’échange doit, selon Macneil, s’appliquer à toute la société. Ainsi, elle vise aussi bien les actes de pure gratuité, le vol ou la fraude, que l’exploitation des esclaves et le travail forcé[109]. La théorie relationnelle s’appliquerait tant à la société primitive qu’à la société moderne et même au monde animal[110]. Une définition pour laquelle il est difficile de déterminer les critères précis mais dont l’étendue laisse supposer qu’elle englobe l’échange économique et utilitaire, sans pour autant y être réduite[111]. Dans la théorie relationnelle, les « primal roots of contract[112] » sont constituées de la propriété individuelle, de la spécialisation du travail humain, du sens du choix et de la conscience de l’avenir[113]. Ainsi, le contrat apparaît comme ayant pour principale fonction le transfert et l’accumulation des biens. Macneil estime également que le développement de l’agriculture, de l’élevage et de la production de matériaux rudimentaires étaient guidés par le besoin de sécurité et de prévention relativement aux dangers extérieurs[114]. En outre, cette spécialisation du travail ne subit l’influence d’aucun phénomène extérieur (religieux, social, politique)[115]. Par conséquent, l’analyse de Macneil est définie par la recherche de l’intérêt ou encore par pur déterminisme. Or, les travaux de Mauss démontrent que la poursuite de l’intérêt individuel est un élément daté et historique. À la position de Macneil qui tend à universaliser l’intérêt individuel à travers une perception trop large de l’échange, nous pouvons opposer celle de Mauss qui écrivait :

Le mot même d’intérêt est récent, d’origine technique comptable : « interest », latin, qu’on écrivait sur les livres de comptes, en face des rentes à percevoir. Dans les morales anciennes les plus épicuriennes, c’est le bien et le plaisir qu’on recherche, et non pas la matérielle utilité. Il a fallu la victoire du rationalisme et du mercantilisme pour que soient mises en vigueur, et élevées à la hauteur de principes, les notions de profit et d’individu. On peut presque dater — après Mandeville (Fable des Abeilles) — le triomphe de la notion d’intérêt individuel. On ne peut que difficilement et seulement par périphrase traduire ces derniers mots, en latin ou en grec, ou en arabe […] Ce sont nos sociétés d’Occident qui ont, très récemment, fait de l’homme un « animal économique ». Mais nous ne sommes pas encore tous des êtres de ce genre. Dans nos masses et dans nos élites, la dépense pure et irrationnelle est de pratique courante ; elle est encore caractéristique des quelques fossiles de notre noblesse. L’homo oeconomicus n’est pas derrière nous, il est devant nous ; comme l’homme de la morale et du devoir ; comme l’homme de la science et de la raison. L’homme a été très longtemps autre chose ; et il n’y a pas bien longtemps qu’il est une machine, compliquée d’une machine à calculer […] Est-il bon qu’il en soit ainsi ? C’est une autre question. Il est bon peut-être qu’il y ait d’autres moyens de dépenser et d’échanger que la pure dépense. Cependant, à notre sens, ce n’est pas dans le calcul des besoins individuels qu’on trouvera la méthode de la meilleure économie. Nous devons, je le crois, même en tant que nous voulons développer notre propre richesse, rester autre chose que de purs financiers, tout en devenant de meilleurs comptables et de meilleurs gestionnaires. La poursuite brutale des fins de l’individu est nuisible aux fins et à la paix de l’ensemble, au rythme de son travail et de ses joies et — par l’effet en retour — à l’individu lui-même[116].

Sous cet éclairage, une lecture plus complexe remet en cause la démarche méthodologique, les prémisses et surtout toute prétention en vue d’universaliser la théorie relationnelle. En faisant reposer sa théorie sur la spécialisation du travail et la propriété individuelle, Macneil se rapproche de la perspective utilitariste des échanges, niant par là même leur dimension non utilitariste. D’après Caillé, la société primaire était le lieu de différents types de liens parmi lesquels l’« échange marchand » restait minoritaire[117]. Il ressort aussi des écrits de Mauss, revisités par Caillé, que le travail n’est pas naturel chez l’être humain et que celui-ci ne travaille pas nécessairement dans une logique d’échange, de cumul ou de profit[118]. Ainsi, certains peuples ne faisaient pas de réserve de leur travail et d’autres travaillaient peu, si ce n’est le moins possible, préférant flâner ou bavarder, et allant quelques fois jusqu’à se laisser mourir de faim[119]. Mieux encore, certaines populations n’échangeaient nullement ou avaient exceptionnellement recours à l’échange. Selon le MAUSS, certaines sociétés opéraient des choix dans le sens du refus de l’accumulation de biens et du rejet inconditionnel de l’abondance[120]. Tout cela contredit les postulats de Macneil sur le rôle central de l’échange (primal roots), la conscience de l’avenir et la rationalité du choix comme données historiques et universelles. Devant la difficulté à se délier de l’individualisme, ce qui s’explique par le rôle prépondérant qu’il donne à l’échange, et la difficulté à le définir et à le circonscrire, Macneil finit par l’intégrer dans sa théorie relationnelle. Ainsi, il soutient que les actes des individus sont d’abord essentiellement égoïstes[121]. C’est dans ce sens qu’il affirme ceci :

Men are individuals born and dying one by one, each suffering his or her own hunger pains and enjoying his or her own full stomach, yet each individual absolutely requiring other human beings even to exist physically and psychologically, much less to become an ordinary whole human being. The consequence is that humans are — cannot otherwise be — inconsistently selfish and socially committed at the same time. No amount of […] close […] separation can ever do away with this living through others[122].

Macneil établit un lien flou entre l’individualisme et le rapport social[123]. Bien qu’il tente de minimiser la portée du marché au sein de sa théorie, le rapport au social n’est jamais qu’indirect[124]. Dans la théorie du don, au contraire, la relation sociale est inconditionnelle. Caillé écrit à ce sujet :

L’affirmation de la valeur absolue du lien social […] ne peut s’opérer que sur le mode d’une radicalité qui surprend tout d’abord. Elle est inconditionnelle. « Il n’y a pas de milieu, écrit Mauss : se confier entièrement ou se défier entièrement ; déposer les armes et renoncer à sa magie, ou donner tout ; depuis l’hospitalité fugace jusqu’aux filles et aux biens. C’est dans les états de ce genre que les hommes ont renoncé à leur quant-à-soi et ont su s’engager à donner et à rendre ». La moindre réticence à donner, la plus petite tiédeur, tout ceci fait rebasculer aussitôt dans l’hostilité, la séparation et la guerre. Mais, nous l’avons [vu], cette inconditionnalité n’a rien à voir avec l’altruisme. Et elle ne fait nullement fi des intérêts utilitaires. Il n’est pour s’en convaincre que de voir le soin et l’attention pour nous [parfois] mesquines et révulsantes avec lesquels les hommes sauvages soupèsent et parfois dénient la valeur des cadeaux qui leur sont faits. C’est qu’à l’inconditionnalité il faut que chacun trouve son compte. Si tel n’est pas le cas, on sortira de l’alliance pour renouer avec l’hostilité, toujours là, même latente, véritable garant de l’effectuation des prestations. Qualifions d’inconditionnalité conditionnelle ce régime propre au don archaïque, qui pose le primat hiérarchique de l’inconditionnalité anti-utilitaire sur la conditionnalité utilitaire[125].

Au sein de toute forme d’échange s’opère donc un passage de l’utilitaire à son opposé. Par conséquent, le don est essentiellement anti-utilitaire, l’opposé du marché, et le lien social lui est inconditionnel. Cependant, l’approche utilitaire de l’échange n’est pas étrangère au don, pas plus qu’elle ne saurait être considérée comme sa principale raison d’être. Dans les sociétés primitives, il existait plusieurs autres motivations qui poussaient les individus à échanger[126]. Au demeurant, il découle des recherches du MAUSS que les échanges fortement interindividuels étaient minoritaires dans les sociétés primitives et ne concernaient que certains cercles fermés, notamment les produits luxueux et les classes sociales aisées[127]. Ainsi, selon le paradigme du don, « le monde de la production n’est pas celui de la combinaison instantanée des facteurs de production, mais celui de la mise en commun des ressources et de la coopération à travers le temps[128] ». Aujourd’hui encore, la coopération et la solidarité sont des éléments sans lesquels le contrat d’assurance perd tout sens. Il ne saurait être question de réduire la relation entre l’assureur et l’assuré/preneur à un simple échange.

Selon un autre point de vue, la théorie relationnelle est-elle en mesure de s’appliquer aux contrats déséquilibrés ? Et plus généralement aux contrats de masse ? Si nous pouvons reprocher à la théorie classique son ignorance des contrats d’adhésion, il semble que cette critique soit aussi valable pour la théorie relationnelle. En effet, la relation que décrit Macneil suppose de la part des deux parties une participation réelle. Elles sont supposées négocier à terme le contenu de leur entente et évoluer dans une certaine transparence juridique. Macneil admet lui-même que le contrat d’adhésion n’est ni un échange ni une relation au sens où il l’entend :

The foregoing should not, of course, be taken to suggest that a highly coerced pattern is either the ideal prototype or current stereotype of contract […] Clearly slavery in an Arabian satrapy is not as « contractual » a relationship as is a contract to work in an American corporation (at whatever level), nor is an adhesion contract for goods […] But all have significant contractual elements[129].

Le contrat d’adhésion est donc incompatible avec le schéma théorique relationnel. Par conséquent, Macneil propose une distinction entre les échanges à forte réciprocité et ceux dont la réciprocité est plutôt faible[130]. Il reconnaît qu’il est possible d’entrer dans le réseau de relations à travers un contrat d’adhésion, mais qu’il faut ensuite être capable de s’en libérer pour engager un rapport plus égalitaire[131]. Cela s’explique dans la mesure où le contrat n’a pas pour vocation première la réalisation de l’accord initial. Peu importe donc que la promesse prenne ou non la forme d’un contrat l’adhésion, l’important est de construire la relation[132]. Néanmoins, une telle explication est difficilement applicable au contrat d’assurance puisque l’adhérent qu’est le preneur/assuré n’est pas plus à même de discuter avant qu’après la signature. Il en résulte que la relation assuré-assureur déborde trop des paramètres théoriques de l’approche relationnelle pour y être soumise. Il semble que cette approche ne puisse avoir d’emprise véritable dans le contexte d’un contrat au déséquilibre si important — assumé et inévitable par ailleurs, là n’est pas vraiment la question —, mais aussi, sans doute, en raison de la très grande complexité sociale que revêt le contrat d’assurance.

Une complexité qui s’exprime particulièrement dans une société de consommation. En ce sens, le point le plus important et le plus inquiétant dans la théorie de Macneil apparaît alors en ce qui concerne la dimension juridique de sa théorie. La difficulté provient de la séparation de base opérée entre la transaction et la relation, deux catégories au départ hermétiques. La première est présentée comme formellement juridique, alors que la seconde semble s’insérer plutôt dans une optique économique[133]. En outre, Macneil n’aborde pas vraiment la question du fonctionnement du dispositif juridique, ni ne tente de donner un sens juridique à la relation contractuelle ou de fonder la force juridique des obligations afin de favoriser la compréhension des parties. Cela est dû au fait que cette théorie est envisagée en termes purement économiques, le rôle majeur du contrat étant finalement de fournir un cadre pour les échanges marchands (la spécialisation du travail, le sens du choix, la propriété individuelle), certes en vue de critiquer l’analyse économique standard, mais tout en restant dans la perspective économique qui situe toujours le contrat comme bien économique. En définissant sa théorie hors du cadre juridique, Macneil ne donne pas aux parties les moyens de puiser dans le droit les ressources qui leur permettraient de maîtriser le sens et la portée de leur relation et de résoudre les litiges qui pourraient survenir. Dans cette optique, la perspective du contrat relationnel permet uniquement l’opposition entre les contrats classique, néoclassique et relationnel[134]. Le véritable changement réside alors dans le fait pour Macneil de repeindre, en quelque sorte, le marché aux couleurs de la relation contractuelle, à titre d’instrument économique supplémentaire[135]. Par ailleurs, c’est dans un tel contexte que Macneil propose de laisser la relation contractuelle aux mains des parties. En effet, il n’admet qu’exceptionnellement le recours aux juridictions, et encore préfère-t-il les arbitres aux juges. Or, rien ne permet d’affirmer que les premiers soient mieux à même que les seconds de garantir l’appropriation par les deux parties de la nature de leurs obligations et de leur portée ou de tenir suffisamment compte du déséquilibre contractuel qui caractérise les rapports de masse, d’ancrer leur intervention dans la coopération et la collaboration. Au surplus, la relation décrite par Macneil se présente comme un cadre souple qui n’indique jamais la direction à prendre, ce qui ne favorise pas la compréhension mutuelle des parties. Ainsi, la théorie de Macneil, selon laquelle chaque contrat n’est qu’un échange économique particulier, ne permet pas d’établir une synergie entre les règles individuelles et les règles collectives[136]. Or, dans l’optique du don :

[le] rôle du juge n’est pas en fait de mesurer la validité des contrats à l’aune d’une essence contractuelle introuvable. Tout au plus la référence à une telle essence peut-elle jouer le rôle d’une fiction régulatrice utile. En réalité, [elle pourra] sans doute montrer que la jurisprudence comme la théorie juridique suivent un cycle d’alternances animées par la nécessité de corriger un excès ou de pallier un manque, excès de liberté et d’utilitarisme, défaut d’obligation et d’esprit de coopération. Ou bien à l’inverse de la liberté et d’utilité véritable[137].

En définitive, la théorie relationnelle ne permet pas au contrat, notamment au contrat d’assurance, de jouer son rôle social. L’élément social est réduit à une stricte expérience économique et ne définit pas le contrat sur le plan juridique. Cela constitue la principale faiblesse de la théorie de Macneil, car, bien qu’il ait mis l’accent sur le rôle important de la coopération, il n’a pas su la sortir du cadre strictement économique et utilitariste. À l’inverse, dans la logique des travaux du MAUSS, le contrat apparaît comme une relation de don, plus précisément comme un don inversé et offre ainsi un nouvel éclairage au contrat d’assurance. Comme l’écrit Caillé, « si l’anti-utilitaire doit l’emporter hiérarchiquement sur l’utile, englober toute fonctionnalité, c’est parce qu’avant même de produire des biens ou des enfants, c’est d’abord le lien social qu’il importe d’édifier. Que le lien importe plus que le bien, voilà ce qu’affirme le don[138]. »

Caillé souligne d’ailleurs que le sens donné au contrat n’est pas immuable et résiste à toute essence qu’il serait tentant de lui attribuer[139]. Dès lors, le contrat est une invention, à l’instar de l’assurance, qui constitue une réponse momentanée à un besoin et à un sentiment d’insécurité chez les êtres humains. L’échec des principes de l’autonomie de la volonté découle de ce que le contrat ne peut se garantir par lui-même, l’acte consensuel n’étant pas apte à s’autoréguler[140]. L’intensité des obligations contractuelles varie avec les circonstances et la nature du contrat. En ce qui a trait au contrat d’assurance, il importe pour l’assureur et l’assuré d’agir de manière à prendre en considération non seulement leur propre intérêt, mais également celui du contrat, c’est-à-dire de la gestion des risques qui justifie son existence. Cette dimension de solidarité et de désintérêt dans le contrat d’assurance ne s’assimile pas à la gratuité, mais elle a pour objet de favoriser l’idée du lien social. Les propos de Caillé sont, une fois de plus, significatifs :

Mais « anti-utilitaire » ne signifie nullement an-utilitaire, inutile, gratuit (au sens de sans motif), sans raison d’être. Bien au contraire, rien n’est plus précieux que l’alliance scellée par le don puisque c’est elle qui permet le passage, toujours révocable, de la guerre à la paix et de la défiance à la confiance […] On comprend donc pourquoi les mobiles du don ne peuvent être liés entre eux que de manière profondément paradoxale. Comme l’observait M. Mauss, le don rituel se présente sous la forme d’un mélange inextricable d’intérêt et de désintéressement. La raison en est que le sujet qui donne n’est susceptible de satisfaire son intérêt propre que par le détour de la satisfaction de l’intérêt de l’autre — de suivre son désir propre qu’en accédant à la loi du désir de l’autre —, et, plus généralement, qu’en observant la règle du don qui pose, de manière logique, que la relation doit être construite par les individus qui y entrent avant que ceux-ci puissent songer à en tirer profit[141].

Ainsi, la théorie du don, à titre d’approche anti-utilitaire, permet de voir au-delà de la logique d’utilité subjective ou instrumentale, un certain désintéressement inévitable. Établir dans quelle mesure ce désintéressement est ou non souhaitable n’est pas du ressort du droit. Toutefois, le juriste ne peut nier son existence au sein du contrat d’assurance. À cet égard, le paradigme du don s’avère davantage utile au juriste qui cherche à donner un sens aux obligations réciproques des parties au contrat d’assurance. En évitant l’écueil théorique de la visée du type partenariat gagnant-gagnant (win-win partnership) telle qu’elle est exploitée par la théorie relationnelle, le paradigme élaboré par le MAUSS facilite la compréhension du rapport social découlant du contrat d’assurance. En stimulant la production de sens chez le juriste, nul doute qu’au final c’est la compréhension même des parties au contrat qui sera favorisée.

Conclusion

À l’heure de la mondialisation de l’économie, des fusions d’entreprises d’assurances qu’elle entraîne, à l’ère du développement de la bancassurance et des démutualisations, il est difficile de ne pas jeter un regard critique — positif ou non — sur la compréhension possible et accessible de l’assuré relativement à son contrat d’assurance. De même pour le juriste : le contrat d’assurance est-il vraiment la rencontre des volontés de l’assuré et de l’assureur ? Que cherche l’assuré ? Qu’offre l’assureur ? Cette relation juridique peut-elle s’inscrire en dehors des seuls paramètres de l’ordre économique actuel, de ce que certains appellent le « mégacapitalisme » ? En ce sens, Caillé écrit ceci :

Il y a bien peu de temps encore, on pouvait considérer qu’il y avait d’une part, la sphère économique, le marché, puis l’ordre culturel, l’ordre politique ou l’ordre religieux, l’ordre sportif, l’ordre ludique, l’ordre de la technique, l’ordre de la science, etc. Tout cela désormais est aboli. Ces différents ordres de l’action sociale fusionnent dans une logique commune, entrent en commutation immédiate les uns avec les autres sous une même domination financière. Il est désormais possible de traduire instantanément la puissance scientifique ou technique en puissance financière et réciproquement. Il n’existe donc plus de véritable différence entre ces sphères. C’est cette confusion générale de toutes les sphères de l’existence qui forme le « mégacapitalisme ». Elle produit une explosion de puissance extraordinaire, sous la forme de la puissance économique et financière devenue équivalent universel et moteur, symbole, moyen et apothéose de toutes les autres puissances. L’équation de base de ce « mégacapitalisme », son dogme constitutif, c’est l’idée que seul est désirable ce qui produit de l’argent, que le bonheur n’a d’effectivité que s’il revêt une forme monétaire[142].

C’est sur ce point que l’assurance cause difficulté, dans la mesure où son fonctionnement même implique — ou à tout le moins impliquait jusqu’à tout récemment ? — une certaine forme de désintéressement inévitable de la part des assurés. Les assurés/preneurs, même à titre de contractants, doivent accepter et comprendre que leurs primes ne sont versées que pour mieux indemniser le voisin malchanceux, voire plus généralement, une multitude d’inconnus malchanceux. Il en va de la possibilité de mettre en commun les risques. Ainsi, il est possible de se demander si le contrat d’assurance ne comporte pas une part de don, plus ou moins importante selon l’intention du preneur/assuré, mais inévitablement présente ? Cette part de don se combine avec la part de relationnel de manière à former un lien social subtil mais intense. Il serait aussi aisé, au contraire, d’affirmer que l’assurance n’est qu’un produit supplémentaire dans un monde de consommation et d’offres de services plus ou moins utiles[143]. Mais alors, comment expliquer qu’inévitablement, inexorablement, les bons risques paieront toujours plus pour financer les mauvais risques, que, sans l’apport de certains assurés, d’autres ne pourraient jamais être couverts ? Étrange offre de services, en somme, qui implique une surdépense de la part de celui qui, par strict intérêt, voudrait protéger son avenir. Si le don n’explique pas à lui seul la relation contractuelle entre l’assuré et l’assureur, une approche utilitariste basée sur la théorie relationnelle demeure également insuffisante. Plutôt que l’utile et le juste[144], par exemple, il faudrait sans doute opter pour l’utile et le don. Ici, toutefois, le lecteur pourrait nous reprocher de vouloir extrapoler à partir des travaux de Caillé et de ses réflexions sur le contrat qui établissent un certain rapprochement entre le don et la théorie relationnelle, ou encore entre la justice et l’utilité[145]. Une telle approche ne nous convainc pas dans la mesure où le paradigme du don se veut anti-utilitariste, tandis que la théorie relationnelle, quant à elle, se nourrit au contraire des préceptes (néo)libéraux d’intérêt et d’utilité contractuelle. Quant à l’idée de justice à laquelle se réfèrent les travaux de Jacques Ghestin sur le contrat « utile et juste », elle est fortement inspirée d’Aristote[146]. Or, il ne faudrait pas oublier que le philosophe grec condamnait la chrématistique[147], alors que c’est cette dernière qui fonde en grande partie le système économico-juridique actuel. Dans un tel contexte, traiter de juste et d’utilité revient à ne favoriser que l’accumulation de richesse et à axer tout lien — juridique et social — sur le strict apport économique.

Nous nous opposons à cette définition du contrat selon laquelle il ne serait l’expression que de l’utilité. Nous soutenons au contraire, certains d’être cohérents par rapport aux travaux de Mauss et du MAUSS, que, pour mieux saisir la teneur théorique et les applications potentielles du contrat, il faut constamment demeurer réceptif à la part de don qui peut aussi le constituer, le contrat demeurant encore l’expression forte d’une relation sociale. En ce sens, nous nous inscrivons par ailleurs dans l’optique épistémologique de Caillé lorsqu’il affirme qu’il « y a du contrat dans le don, comme il y a du don dans le contrat[148] ». À partir d’ici, l’hégémonie théorique de l’utile et de l’intérêt dans le contrat peut laisser place à une approche dialectique par laquelle il faut encore tenter d’expliquer la rencontre des volontés des parties qui permet la création d’une norme privée. Et reconnaître que, derrière les grands termes flous que sont la justice, la bonne foi et l’équité, c’est d’abord une part de don qui est recherchée et interprétée. Une telle part de don est recherchée non parce qu’elle est souhaitable (le droit n’est pas la morale), mais bien parce qu’elle est inévitable. Que la part de don ne constitue qu’une partie, voire uniquement une parcelle, de toute relation sociale et aussi de tout lien juridique, voilà qui invite à changer la perspective individualisée des contractants dans laquelle s’inscrit aujourd’hui le contrat. Le reconnaître faciliterait sans doute la compréhension réciproque à la fois des parties au contrat d’assurance de même que des juristes et des économistes.