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La Cour suprême du Canada a rendu le 23 février 2007 le premier jugement d’une possible trilogie Charkaoui[1], accueillant les appels interjetés par MM. Charkaoui, Almrei et Harkat, respectivement résident permanent et réfugiés au sens de la Convention relative au statut des réfugiés de 1951, et déclarant inconstitutionnels certains aspects du régime des certificats de sécurité prévu dans la section 9 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR)[2]. Si l’adoption de cette loi a été concomitante de l’adoption de la Loi antiterroriste[3] au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, la première est, contrairement à la seconde, le résultat d’un travail législatif parvenu à son terme avant lesdits événements et non le produit d’une course effrénée en réponse à ceux-ci. Par ailleurs, le recours aux certificats de sécurité dans le contexte du droit canadien de l’immigration n’est pas né avec la LIPR ; il reste que l’adoption de celle-ci a marqué un point culminant dans le durcissement progressif du régime encadrant leur utilisation.

Les dispositions contestées autorisaient les ministres compétents à délivrer un certificat attestant qu’une personne autre qu’un citoyen canadien est interdite de territoire « pour raison de sécurité[4] », de même qu’à arrêter et à détenir — avec mandat dans le cas des résidents permanents et sans mandat pour les autres étrangers — toute personne désignée dont il y a « des motifs raisonnables de croire » qu’elle constitue « un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui[5] ». Il revenait à un juge de la Cour fédérale de décider, sur la foi de documents secrets — voire d’éléments de preuve inadmissibles en justice — et en l’absence de la personne visée, de son conseil ou de tout autre représentant indépendant, du caractère raisonnable du certificat[6]. Une fois confirmé, ce dernier constituait « une mesure de renvoi en vigueur et sans appel, sans qu’il soit nécessaire de procéder au contrôle ou à l’enquête[7] ».

Dans des motifs unanimes rédigés par la juge en chef, la Cour suprême a conclu que l’utilisation d’éléments de preuve qui ne sont jamais communiqués aux personnes désignées, sans autrement pallier le préjudice qui s’ensuit inévitablement, est contraire aux principes de justice fondamentale garantis par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés relatif au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité. L’absence de contrôle de la détention des étrangers autres que des résidents permanents dans un délai de 120 jours suivant la confirmation judiciaire du certificat, quant à elle, a été jugée contraire à la protection contre la détention arbitraire garantie par l’article 9 de la Charte et au droit de faire contrôler promptement la légalité de la détention garanti par l’article 10 (c). La déclaration d’inopérabilité des dispositions inconstitutionnelles a toutefois été suspendue pour une année en vue de donner au législateur le temps de modifier la loi[8].

Ces conclusions ont été accueillies avec soulagement par une grande partie de la doctrine et par les organisations qui se sont mobilisées en faveur des appelants[9]. Par contre, il n’a pas été fait grand cas des réponses négatives apportées par la Cour suprême aux autres questions soulevées par l’affaire, à savoir si le régime des certificats de sécurité crée, entre les citoyens et les non-citoyens, une discrimination interdite par l’article 15 de la Charte, et si l’absence de droit d’appel de la décision confirmant le certificat, de même que les pouvoirs d’arrestation et de détention prévus dans la section 9 de la LIPR violent le principe constitutionnel de primauté du droit[10].

Nous ne saurions reprocher à ces dernières conclusions de s’inscrire en porte-à-faux avec les premières, la cohérence de l’ensemble étant assurée par l’incidence déterminante du contexte du droit de l’immigration dans la décision de la Cour suprême. Ainsi, après avoir décrit les intérêts opposés en l’espèce, soit, d’une part, le fait que « [l]’une des responsabilités les plus fondamentales d’un gouvernement est d’assurer la sécurité de ses citoyens », ce qui implique qu’il doive « agir sur la foi de renseignements qu’il ne peut divulguer ou détenir des personnes qui constituent une menace pour la sécurité nationale », et, d’autre part, le fait que, « dans une démocratie constitutionnelle, le gouvernement doit agir de manière responsable, en conformité avec la Constitution et les droits et libertés qu’elle garantit », la Cour suprême pose d’entrée de jeu que « [l]e pourvoi porte sur une loi qui est censée régler cette tension dans le contexte de l’immigration[11] ».

Non seulement cette approche contextuelle influe sur l’interprétation des dispositions de la Charte lorsqu’elles sont appliquées à des non-citoyens, mais elle agit à la manière d’une présomption de conformité des différences de traitement entre citoyens et non-citoyens dès que la matière se rapporte au contexte de l’immigration.

La présente réflexion suggère, à la lumière de sa jurisprudence antérieure et d’une décision récente de la Chambre des lords dans une affaire apparentée, que la Cour suprême aurait pu se demander si l’immigration constituait le contexte approprié où régler les tensions mises en évidence dans l’affaire Charkaoui. Cette interrogation suppose qu’il y ait accord sur ce qui relève effectivement de l’immigration, vu les conséquences importantes qui en découlent sur la jouissance par les non-citoyens des droits garantis par la Charte. Pour aborder cette problématique, nous examinerons de plus près les motifs de la Cour suprême relatifs à l’article 15 et la raison qu’elle invoque pour s’écarter du précédent britannique (1), puis nous les replacerons dans la perspective offerte par sa jurisprudence en matière d’interdiction de la discrimination fondée sur la citoyenneté (2). L’analyse nous amène à proposer un dépassement ou, à tout le moins, un recadrage de l’approche contextuelle du droit de l’immigration lorsque le respect des droits fondamentaux des non-citoyens est en jeu (3).

1 Détention et immigration : un lien déterminant

1.1 Un lien présumé par la Cour suprême du Canada

Dans l’affaire Charkaoui, les motifs rejetant les allégations de discrimination en raison de la citoyenneté tiennent en trois paragraphes. D’abord, la Cour suprême écarte en principe l’application de l’article 15 de la Charte en se basant, comme elle l’avait fait 25 ans plus tôt dans l’affaire Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Chiarelli[12], sur l’article 6 de la Charte qui « prévoit expressément un traitement différent pour les citoyens et les non-citoyens en matière d’expulsion : selon le par. 6 (1), seuls les citoyens ont le droit de demeurer au Canada, d’y entrer et d’en sortir. Pour cette raison, un régime d’expulsion qui s’applique uniquement aux non-citoyens, à l’exclusion des citoyens, n’est pas, de ce seul fait, contraire à l’article 15 de la Charte[13] ».

La Cour suprême examine ensuite l’argument, soulevé par M. Charkaoui, selon lequel le régime pouvait néanmoins se révéler discriminatoire dans la mesure où la détention découlant de la délivrance d’un certificat de sécurité peut ne plus être liée, ni par son effet ni par son objet, à l’objectif affirmé d’expulsion : « Premièrement, la détention peut se prolonger pour une durée indéterminée si l’expulsion est remise ou si elle devient impossible, par exemple, parce que l’individu ne peut être expulsé vers aucun pays. Deuxièmement, il n’est pas impossible que le gouvernement utilise la LIPR, non pas en vue d’expulser une personne, mais pour la détenir pour des motifs de sécurité[14]. »

La Cour suprême n’a pas fait droit à cet argument directement inspiré du jugement rendu par la Chambre des lords dans l’affaire A (FC) v. Secretary of State for the Home Department[15]. Dans cette affaire, explique la Cour suprême, « la loi dont la Chambre des lords était saisie prévoyait expressément la détention pour une durée indéterminée ; il s’agissait là d’un facteur important qui a amené la majorité à conclure que la loi allait au-delà des questions d’immigration et qu’elle établissait de ce fait une distinction illicite entre les ressortissants et les non-ressortissants[16] ».

La Cour suprême conclut sur ce point :

En dépit de la longue détention des appelants – d’ailleurs celle de M. Almrei se poursuit – le dossier sur lequel [elle doit se] fonder n’établit pas l’absence de lien entre les détentions en cause et l’objectif de l’État d’expulser les intéressés. De façon plus générale, la réponse à ces préoccupations réside dans un processus de contrôle efficace qui permette au juge de prendre en considération toutes les questions pertinentes quant à la détention[17].

Ainsi, la Cour suprême préfère intervenir sur les garanties que le régime des certificats de sécurité doit offrir et, en ce sens, sa décision contribue certainement à une reconnaissance accrue des droits des non-citoyens au Canada. Ce faisant, elle évite toutefois de remettre en question l’utilisation d’une loi relative à l’immigration qui, par essence, ne s’applique qu’aux étrangers, de préférence à une loi d’application générale comme la Loi antiterroriste, pour mettre en place un régime sécuritaire spécial dont l’intérêt immédiat, qui est de pouvoir agir sur la foi de renseignements confidentiels et détenir des personnes menaçant la sécurité nationale[18], ne concerne a priori pas que les étrangers.

Plus particulièrement, il nous apparaît démesuré d’exiger, afin d’entrer en matière sur l’allégation de discrimination, la preuve d’une « absence de lien » entre le fait de détenir un étranger jugé indésirable pour des raisons de sécurité et l’objectif affirmé de l’expulser. À notre avis, la discrimination peut aussi résulter de ce que le traitement contesté va au-delà de ce qui est raisonnablement justifié dans les circonstances de l’expulsion, notamment en raison de l’extrême sévérité des moyens répressifs que le régime comporte[19]. Il en est notamment ainsi lorsque le traitement auquel est astreint un étranger n’a plus aucune commune mesure avec le traitement auquel peut s’attendre un citoyen canadien dans des circonstances comparables — n’eût été le fait que ce dernier ne peut être renvoyé du Canada —, c’est-à-dire un citoyen canadien dont il est possible de penser qu’il détient des renseignements que le gouvernement doit garder secrets ou dont le maintien en liberté constituerait une menace pour la sécurité nationale.

Or il nous semble que le jugement précité de la Chambre des lords contient un appui convaincant en ce sens. En effet, au-delà de l’indiscutable préoccupation des lords devant la possibilité d’une détention infinie en vertu de la loi britannique, l’élément déterminant de leurs motifs nous paraît résider dans le désaveu du choix de la politique migratoire pour répondre à un problème sécuritaire dépassant le cadre de celle-ci.

1.2 Un lien rejeté par la Chambre des lords

Dans l’affaire A (FC) v. Secretary of State for the Home Department[20], une formation extraordinaire de neuf lords devait se prononcer sur la validité d’une disposition de la partie IV de l’Anti-Terrorism, Crime and Security Act 2001[21], loi adoptée comme la Loi antiterroriste immédiatement après les événements du 11 septembre 2001. Ladite partie, intitulée « Immigration and Asylum », accordait au secrétaire d’État le pouvoir de délivrer un certificat de sécurité à l’encontre d’un ressortissant étranger soupçonné d’être un terroriste et considéré comme pouvant constituer un risque pour la sécurité nationale[22]. Un ordre de déportation pouvait être donné à l’encontre de l’étranger ainsi certifié, bien que son renvoi puisse être empêché dans la pratique[23], notamment en raison de l’interdiction absolue pesant sur les États parties à la Convention européenne des droits de l’homme[24] de renvoyer une personne vers un pays où elle risque la torture[25].

La disposition la plus contestée du régime était l’article 23 qui prévoyait ceci : « La personne dont il est soupçonné qu’elle est un terroriste international peut être détenue […] même si son renvoi ou départ du Royaume-Uni est empêché (temporairement ou indéfiniment) par a) soit un point de droit qui, en tout ou en partie, vise un accord international, b) soit une question d’ordre pratique[26]. » C’est parce que cette disposition heurtait de plein fouet le droit à la liberté et à la sûreté, tel qu’il est protégé par l’article 5 (1) (f) de la Convention européenne des droits de l’homme[27], que le Royaume-Uni avait cru nécessaire d’y déroger, comme le permet l’article 15 dans des circonstances exceptionnelles d’urgence nationale.

L’appel avait été interjeté par neuf étrangers soupçonnés de participer à des activités terroristes sans pourtant être accusés d’aucun crime. Le Royaume-Uni n’ayant pu procéder à leur expulsion et la plupart des détenus ayant refusé de quitter le pays de leur propre gré, ceux-ci étaient détenus en vertu de l’article 23. Une détention sur cette base s’étendait évidemment au-delà de ce qui est raisonnablement nécessaire pour donner et exécuter un ordre d’expulsion du Royaume-Uni, comme l’exige traditionnellement le droit britannique[28]. À huit contre un, les lords ont conclu à l’invalidité de la dérogation et à l’incompatibilité de la disposition contestée avec l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme, de même qu’avec l’article 14 interdisant la discrimination, lequel n’avait pas fait l’objet d’une dérogation. La mesure est jugée à la fois disproportionnée et discriminatoire en ce qu’elle permet la détention de personnes soupçonnées de terrorisme international en fonction de leur nationalité ou de leur statut migratoire. Les deux aspects se recoupent puisque l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme exige qu’une mesure dérogatoire n’aille pas au-delà de ce qui est strictement requis par les exigences de la situation, un critère de proportionnalité analogue à celui qui est utilisé en matière d’interdiction de la discrimination.

Sur l’exigence de proportionnalité, Lord Bingham, rédacteur de l’opinion principale de la majorité, indique clairement « that the choice of an immigration measure to address a security problem had the inevitable result of failing adequately to address that problem (by allowing non-UK suspected terrorists to leave the country with impunity and leaving British suspected terrorists at large)[29] ». S’interrogeant ensuite sur l’aspect discriminatoire de la mesure, il refuse de justifier la différence de traitement entre ressortissants nationaux et étrangers sur la base du droit exclusif des premiers à demeurer au pays (the right of abode). Cela reviendrait, explique-t-il, à accepter « the correctness of the Secretary of State’s choice of immigration control as a means to address the Al-Qaeda security problem, [while] the correctness of that choice is the issue to be resolved[30]. » D’autres lords ont aussi insisté sur ce point[31]. Pour Lord Bingham, « [t]he appellants were treated differently because of their nationality or immigration status. The comparison […] might be reasonable and justified in an immigration context, but cannot in my opinion be so in a security context, since the threat presented by suspected international terrorists did not depend on their nationality or immigration status[32]. »

Le Parlement a par la suite abrogé la partie IV de l’Anti-terrorism, Crime and Security Act et l’a remplacée par la Prevention of Terrorism Act[33]. Celle-ci prévoit la possibilité de rendre des ordonnances de contrôle restreignant la liberté de toute personne — peu importe sa nationalité — soupçonnée d’être impliquée dans des activités liées au terrorisme[34].

Il est vrai que l’affaire A (FC) v. Secretary of State for the Home Department et l’affaire Charkaoui peuvent être distinguées à certains égards. Entre autres, le caractère discriminatoire de la mesure contestée était plus flagrant dans le cas britannique puisqu’elle figurait dans une loi d’application générale dont l’objet était strictement sécuritaire. Aux fins de la présente discussion, nous pouvons penser qu’il en aurait été de même si le régime de la section 9 de la LIPR avait été directement inséré dans la Loi antiterroriste. Il reste que le Royaume-Uni cherchait à écarter l’aspect discriminatoire de la détention en invoquant des arguments propres au contexte de l’immigration, à savoir que seuls les ressortissants du Royaume-Uni bénéficient du droit de demeurer au pays, prémisse que Lord Bingham a clairement écartée. L’effet discriminatoire était également renforcé, comme l’a souligné la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Almrei, par la preuve émanant du Home Office selon laquelle la menace terroriste au Royaume-Uni ne provenait pas que de ressortissants étrangers[35], un point apparemment non soulevé par les appelants dans l’affaire Charkaoui[36]. La Cour d’appel fédérale a en outre rappelé, tout en laissant entendre que la situation pourrait changer[37], que, en matière de refoulement d’une personne vers un pays où elle risque d’être exposée à la torture, la position du Canada, telle qu’elle a été développée dans l’affaire Suresh[38], « n’est pas aussi définitive que celle [qui a été] adoptée par les tribunaux anglais en conformité avec la Convention européenne sur les droits de la personne[39] ». Cela signifie que « [d]ans notre pays, à l’heure actuelle, le renvoi vers un pays qui pratique la torture demeure possible et, par conséquent, chaque dossier devra être évalué sur le fond[40] ».

Bien entendu, même si le jugement britannique avait pu lui fournir une source d’inspiration plus importante, la Cour suprême n’était aucunement liée par celui-ci. En effet, elle devait juger l’affaire qui lui était soumise en fonction de ses faits particuliers, du droit applicable au Canada et de sa propre jurisprudence. Aussi, ses motifs relatifs à l’article 15 de la Charte sont-ils, comme nous l’avons déjà souligné, les mêmes que dans l’affaire Chiarelli, laquelle est réellement à l’origine de l’approche duelle adoptée par la Cour suprême en matière de discrimination fondée sur la citoyenneté. Cette approche fait l’objet de la partie qui suit.

2 L’approche duelle de la Cour suprême du Canada en matière de discrimination fondée sur la citoyenneté

Au Canada, la jurisprudence relative au traitement des étrangers présente, à l’image de Janus, deux faces opposées[41] : une face « égalitaire » et une face « inégalitaire ». La première découle généralement de ce que les droits garantis par la Charte le sont en principe à l’égard de « chacun », de « toute personne », de « tous » ou du « public ». Il est d’ailleurs acquis, depuis l’affaire Singh c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)[42], que la Charte s’applique à toute personne présente au Canada, qu’il s’agisse ou non d’un citoyen canadien[43]. Parmi ces droits, l’article 15 (1) garantissant le droit à l’égalité présente une importance particulière puisqu’il a été interprété comme interdisant la discrimination fondée sur la citoyenneté ou la nationalité[44]. D’autant plus que cette disposition est rédigée en termes généreux : « La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques. » En fait, l’approche adoptée par la Cour suprême nous apparaît égalitaire dans la mesure où celle-ci procède à l’analyse d’une affaire sous l’angle de l’article 15, qu’elle conclue ou non à une violation de la Charte sur cette base, comme cela a été respectivement le cas dans les affaires Andrews[45] et Lavoie[46] que nous examinerons ci-après.

À l’opposé, la face « inégalitaire » du traitement des étrangers est essentiellement justifiée par la reconnaissance expresse au sein de la Charte de privilèges en faveur des seuls citoyens canadiens. Trois dispositions sont potentiellement visées, soit l’article 3 relatif au droit de vote et à l’éligibilité aux élections législatives fédérales et provinciales, l’article 6 qui, comme nous l’avons vu, accorde aux citoyens canadiens le droit d’entrer au Canada, d’y demeurer et d’en sortir, ainsi que l’article 23 qui leur réserve le droit à l’instruction dans la langue de la minorité linguistique de la province où ils résident. Cette approche est qualifiée d’inégalitaire puisque la Cour suprême reconnaît d’emblée la validité des situations d’inégalité admises par la Charte et refuse, par conséquent, d’engager la discussion sur le terrain de l’interdiction de la discrimination fondée sur la citoyenneté. Dans la pratique, la Cour suprême n’est arrivée à ce constat qu’au regard de l’article 6, dans le contexte des affaires Chiarelli et Charkaoui.

L’analogie avec la mythologie romaine peut être complétée en imaginant la porte du temple que Janus a pour mission de garder, muni d’une clé et d’un bâton, symbole non seulement d’ouverture et de fermeture mais aussi de passage : en effet, l’accession à la citoyenneté canadienne apparaît, plus que l’admission à résider au Canada, comme le passage obligé vers un droit intégral à l’égalité au sein de la société canadienne.

2.1 L’affaire Andrews

L’approche égalitaire du traitement des étrangers au Canada est avant tout incarnée par l’affaire Andrews c. Law Society of British Columbia[47], bien connue pour avoir fourni à la Cour suprême la première occasion de se prononcer sur le droit à l’égalité en application de l’article 15 de la Charte. Il s’agissait alors de savoir si l’obligation d’être citoyen canadien pour être admis à la profession d’avocat en Colombie-Britannique était contraire à la Charte. Une majorité y a répondu par l’affirmative. Tous les juges se sont cependant entendus quant à la manière d’aborder l’article 15 (1) et son inter- action avec l’article 1 de la Charte, dans le cadre d’un test en deux étapes hérité de l’affaire R. c. Oakes[48]. D’abord, le plaignant doit établir qu’il y a discrimination au sens de l’article 15, à savoir que le traitement distinct dont il fait l’objet est fondé sur l’un des motifs énumérés par l’article ou tout autre motif jugé « analogue », et qu’il en résulte un effet préjudiciable. Le cas échéant, l’État doit justifier l’atteinte en vertu de l’article 1, c’est-à-dire démontrer que l’objectif visé par la mesure contestée se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique, et que les moyens choisis pour atteindre cet objectif sont proportionnels à celui-ci[49].

Les juges n’ont vraisemblablement eu aucun mal à décider que la citoyenneté constitue un motif analogue. Ils ont souligné que les résidents permanents forment une « minorité discrète et isolée[50] » ou, plus généralement, que, « [c]omparativement aux citoyens, les personnes qui n’ont pas la citoyenneté [canadienne] constituent un groupe dépourvu de pouvoir politique et sont, à ce titre, susceptibles de voir leurs intérêts négligés et leur droit d’être considéré et respecté également violé », ou encore qu’ils forment un de « ces groupes de la société dont les besoins et les aspirations ne suscitent apparemment pas l’intérêt des représentants élus[51] ». Pour la juge Wilson, cette conclusion ne doit « pas être tirée seulement dans le contexte de la loi qui est contestée mais plutôt en fonction de la place occupée par le groupe dans les contextes social, politique et juridique de notre société[52] ». Le juge La Forest, pour sa part, a souligné le caractère « immuable » de la citoyenneté « qui, normalement, ne relève pas du contrôle de l’individu », et rappelé qu’au Canada « [l]a discrimination fondée sur la nationalité a, depuis les tout débuts, toujours accompagné la discrimination fondée sur la race et sur l’origine nationale ou ethnique qui sont des motifs énumérés à l’article 15[53] ». Les juges ont aussi admis que l’exigence de citoyenneté imposait un fardeau, sous la forme d’un délai de trois ans nécessaire à l’obtention de la citoyenneté canadienne, aux résidents permanents qui se qualifiaient à tous autres égards pour l’admission au barreau[54].

Cela étant, il a été unanimement décidé à la première étape de l’analyse qu’« une règle qui exclut toute une catégorie de personne de certains types d’emplois pour le seul motif qu’elles n’ont pas la citoyenneté et sans égard à leurs diplômes et à leurs compétences professionnelles ou sans égard aux autres qualités ou mérites d’individus faisant partie [de ce] groupe, porte atteinte aux droits à l’égalité de l’article 15[55] ». Enfin, la majorité a conclu à la seconde étape de l’analyse que l’exigence de citoyenneté pour accéder à la profession juridique n’était pas bien adaptée — voire sans lien rationnel — avec les objectifs avancés par l’État en l’espèce, soit la familiarité avec les institutions et coutumes canadiennes, l’engagement envers le Canada ainsi que le rôle des avocats dans l’administration du pays[56].

2.2 L’affaire Chiarelli

Le jugement unanime rendu dans l’affaire Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Chiarelli[57] constitue le point d’ancrage de l’approche inégalitaire du traitement des étrangers au Canada. Résident permanent arrivé au pays avant l’âge adulte, M. Chiarelli avait plus tard été reconnu coupable d’infractions passibles d’au moins cinq ans d’emprisonnement, ce qui le rendait sujet à l’expulsion en vertu de la Loi sur l’immigration[58]. L’audition de l’appel par lequel il entendait attaquer l’ordonnance d’expulsion rendue sur cette base a été ajournée après que les ministres désignés par la loi, croyant que l’intimé était susceptible de se livrer à des activités criminelles organisées, eurent enclenché le processus au terme duquel a été délivrée une attestation de sécurité, l’ancêtre du certificat de sécurité. Devant la Cour d’appel fédérale, M. Chiarelli avait prétendu que tant le régime général d’expulsion que le régime spécifique des attestations portaient atteinte à ses droits garantis par les articles 7, 12 et 15 de la Charte. Seule la suppression de l’appel d’une ordonnance d’expulsion pour des motifs de compassion à la suite de la délivrance d’une attestation de sécurité a alors été jugée contraire à l’article 7.

Devant la Cour suprême, le régime des attestations n’a été discuté qu’en vertu de l’article 7 et, contrairement à la Cour d’appel fédérale, le plus haut tribunal du pays n’a trouvé aucune violation sur cette base. Ont également été rejetés les arguments, fondés sur les articles 7, 12 et 15, reprochant au régime général d’expulsion de ne prendre en considération ni les circonstances de l’infraction ni la situation personnelle du contrevenant.

L’essentiel de l’analyse de la Cour suprême sur ce dernier point est également effectué sous l’angle de l’article 7 qui protège le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité « en conformité avec les principes de justice fondamentale ». S’interrogeant sur la portée de ces principes en l’espèce, la Cour suprême adopte une approche purement contextuelle lui imposant de « tenir compte des principes et des politiques qui sous-tendent le droit de l’immigration. Or, le principe le plus fondamental du droit de l’immigration veut que les non-citoyens n’aient pas un droit absolu d’entrer au pays ou d’y demeurer[59]. » La Cour suprême constate que l’article 6 (1) cautionne cette distinction entre citoyens et non-citoyens et en déduit que le Parlement a le droit d’adopter une politique en matière d’immigration et de prescrire les conditions à remplir par les non-citoyens pour qu’il leur soit permis d’entrer au Canada et d’y demeurer. Elle conclut que la condition visée en l’espèce traduisait un choix légitime d’un cas où il n’est pas dans l’intérêt public de permettre à un non‑citoyen de rester au pays et que la « violation délibérée de la condition prescrite » suffisait pour justifier l’ordonnance d’expulsion sans qu’il faille chercher des circonstances aggravantes ou atténuantes[60]. Le même argument « contractualiste[61] » valide le rejet de la prétention, fondée sur l’article 12, voulant que l’expulsion puisse être considérée comme une peine cruelle ou inusitée incompatible avec la dignité humaine[62].

Enfin, relativement à l’article 15, sur lequel l’intimé n’avait présenté aucun argument, la Cour suprême réitère que l’article 6 de la Charte prévoit expressément un traitement différent pour les citoyens et les résidents permanents : « seuls les citoyens se voient conférer au par. 6 (1) le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir. Ne constitue donc pas une discrimination interdite par l’art. 15 un régime d’expulsion qui s’applique aux résidents permanents, mais non aux citoyens[63]. »

2.3 L’affaire Lavoie

Comme dans l’affaire Andrews, l’article 15 offre le cadre d’analyse retenu dans l’affaire Lavoie c. Canada[64], où il était question de l’accès privilégié des citoyens canadiens à la fonction publique fédérale en vertu de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique[65]. Des aspects de cette affaire n’étaient pourtant pas sans rappeler l’affaire Chiarelli :

Comme dans Andrews, nous sommes en présence d’une différence de traitement dans l’emploi que n’autorise pas expressément la Charte ; comme dans Chiarelli, la disposition fédérale contestée fait partie d’un ensemble reconnu de privilèges accordés aux citoyens canadiens. Cette combinaison de facteurs fait qu’il est difficile de décider si, en fin de compte, la loi est incompatible avec l’objet du par. 15 (1) de la Charte[66].

Dans la partie de son analyse relative à l’article 15, la Cour suprême applique cette fois l’« approche intégrée » entre-temps élaborée dans un autre contexte dans l’affaire Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)[67]. Celle-ci se décline en trois volets. Premièrement, la loi contestée établit-elle une distinction formelle entre deux groupes de personnes ? Deuxièmement, la différence de traitement est-elle fondée sur un motif énuméré ou analogue ? Enfin, la différence de traitement est-elle, à la lumière de divers « facteurs contextuels »[68], « discriminatoire en ce qu’elle impose un fardeau au demandeur ou le prive d’un avantage d’une manière qui dénote une application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe ou qui a par ailleurs pour effet de perpétuer ou de promouvoir l’opinion que l’individu touché est moins capable ou est moins digne d’être reconnu ou valorisé en tant qu’être humain ou que membre de la société canadienne, qui mérite le même intérêt, le même respect et la même considération[69] » ? Outre la systématisation de l’approche, c’est le recours explicite à la notion de dignité humaine[70], voire à une dimension sociale de la dignité comme « membre de la société canadienne », et ce que cela implique pour la charge de la preuve incombant au plaignant qui marquent l’évolution par rapport à l’affaire Andrews.

La Cour suprême a unanimement répondu par l’affirmative aux deux premiers volets. Le gouvernement avait pourtant soutenu, s’appuyant sur certains passages de l’affaire Law, que la comparaison entre citoyens et non-citoyens sur la base de l’article 15 était en l’espèce inappropriée, « la raison d’être de la législation fédérale sur la citoyenneté [étant] de traiter différemment les citoyens et les non-citoyens », ceux-ci ayant « [p]ar définition et par disposition de la Constitution […] des statuts inégaux », ou encore du fait qu’accorder aux non-citoyens « un traitement égal reviendrait à contredire ou abolir la notion de citoyenneté[71] ». En outre, cela « empiéterait sur la compétence exclusive du Parlement en matière de naturalisation et d’étrangers[72] ». Il n’a pas été fait droit à ces arguments, bien que leur pertinence quant au troisième volet de l’analyse ait été admise. La seule question à se poser à la première étape, selon la Cour suprême, est de savoir si la loi établit une distinction formelle entre le demandeur et d’autres personnes, le choix du groupe de comparaison approprié revenant habituellement au demandeur[73]. Elle ajoute que « faire droit aux prétentions des intimées nous ramènerait à l’époque où les principes du fédéralisme, et non ceux de la Charte, régissaient la constitutionnalité des lois sur la citoyenneté […] L’approche actuelle est d’analyser la différence de traitement en fonction des droits et libertés garantis par la Constitution et, dans le contexte du par. 15 (1), de la notion de dignité et de libertés humaines essentielles[74]. »

La Cour était par contre fortement divisée quant au troisième volet de l’approche et au rôle joué par l’article 1. Au sein de la majorité, les juges Gonthier, Iacobucci, Major et Bastarache ont considéré que la distinction violait l’article 15 tout en étant justifiée au regard de l’article 1, alors que les juges Arbour et LeBel étaient d’avis qu’il n’y avait aucune violation de l’article 15. Pour les trois juges dissidents, l’atteinte à l’article 15 ne pouvait pas se justifier en vertu de l’article 1.

Sept juges sur neuf ont donc décidé que les facteurs contextuels pertinents militaient en faveur de la reconnaissance d’une atteinte à l’article 15. Les quatre juges issus de la majorité ont d’abord refusé d’admettre que, dans une loi dont la raison d’être est de définir la citoyenneté, « citoyens et non-citoyens sont dans des situations tellement différentes qu’ils n’ont pas droit à un traitement égal et […] que la citoyenneté est une catégorie pertinente (et en fait nécessaire) sur laquelle se fonde l’inégalité de traitement[75] ». Leur réponse relative au second facteur contextuel révèle plus largement l’approche duelle de la Cour suprême en matière d’interdiction de la discrimination fondée sur la nationalité :

En l’espèce, la situation des non-citoyens diffère de celle des citoyens uniquement parce que le législateur leur a donné un statut juridique unique. Sous tous les points de vue pertinents – sociologique, économique, moral, intellectuel – les non-citoyens sont des membres tout aussi essentiels de la société canadienne et méritent la même attention et le même respect. La seule exception reconnue à cette règle s’applique lorsque la Constitution elle-même prive le non-citoyen d’un avantage, comme dans Chiarelli, précité. En pareil cas, on peut dire que la Charte elle-même autorise la différence de traitement, de sorte que conclure qu’il y a atteinte au par. 15 (1) équivaudrait à conclure que la Charte contrevient à elle-même[76].

L’évaluation que ces juges font des autres facteurs contextuels les incite à conclure que la préférence porte atteinte à l’article 15[77]

Partageant cet avis, les trois juges dissidents ont plus simplement trouvé, comme dans l’affaire Andrews, qu’une loi qui exclut toute une catégorie de personnes de certains types d’emplois pour le seul motif qu’elles n’ont pas la citoyenneté et sans égard aux qualités ou mérites d’individus faisant partie de ce groupe porte atteinte à la dignité humaine[78]. Selon eux, « [l]e Parlement n’a pas à choisir entre légiférer sur la citoyenneté et la discrimination », mais il doit « rédiger des textes relatifs à la citoyenneté qui sont conformes au par. 15 (1) », ce qui lui laisserait « amplement de latitude pour exercer sa compétence, en autant qu’il ne fait pas de distinctions portant indûment atteinte à la dignité humaine[79] ».

Au final, les quatre juges majoritaires ont sauvegardé la préférence sur la base de l’article 1. Les objectifs de la mesure contestée, à savoir promouvoir la citoyenneté et encourager la naturalisation, sont jugés suffisamment importants[80], ce que les juges dissidents semblent prêts à admettre[81]. Le lien rationnel entre ces objectifs et la préférence leur paraît relever du sens commun comme de la pratique internationale[82], ce à quoi les dissidents s’opposent fortement[83]. Pour les juges majoritaires, la préférence constitue en outre une atteinte minimale au droit à l’égalité puisque l’exclusion de la fonction publique n’est pas totale, que le Canada permet la double nationalité et que les solutions de rechange proposées ne permettraient pas d’atteindre lesdits objectifs de façon moins attentatoire[84]. Enfin, la suppression de la préférence n’augmenterait pas sensiblement les possibilités d’emploi des non-citoyens[85].

2.4 L’(in)égalité en droits et en dignité des non-citoyens en fonction du contexte

Bien que limitée à quatre décisions, la jurisprudence examinée nous permet de formuler trois observations quant à la manière d’aborder l’interdiction de la discrimination fondée sur la citoyenneté par la Cour suprême. Premièrement, l’approche, que nous avons initialement qualifiée de duelle, est strictement constitutionnelle. En effet, c’est uniquement si la Charte accorde un droit aux citoyens canadiens[86] que la Cour suprême se considère comme empêchée d’examiner les différences de traitement qui en découlent pour les non-citoyens sous l’angle de l’article 15[87]. Il en est ainsi même lorsque la mesure contestée relève de la compétence fédérale sur la citoyenneté[88] ou touche aux privilèges accordés au citoyen dans des lois dont l’objet même est d’assurer un contenu à ce statut[89]. Ce faisant, la Cour suprême indique clairement au législateur qu’il ne peut utiliser le biais de la citoyenneté pour faire indirectement ce que la Charte ou la Constitution ne lui permettent pas de faire expressément.

Deuxièmement, la diversité et la vigueur des opinions exprimées dans l’affaire Lavoie, et dans une moindre mesure dans l’affaire Andrews, illustrent amplement que la mise en oeuvre de cette approche n’est pas toujours aisée dans la pratique, et que les conclusions auxquelles parviennent les juges en la matière ne sont pas décidées d’avance. La complexité de la méthode élaborée dans l’affaire Law, laquelle a inévitablement subi l’influence des faits propres à l’espèce[90], n’est sûrement pas étrangère à ces difficultés. Cependant, la particularité du motif de distinction qu’est la citoyenneté semble en être la cause principale. Comme l’ont relevé certains juges, il ne s’agit pas d’une caractéristique personnelle intrinsèque à la personne humaine, comme le sont les motifs énumérés à l’article 15, mais d’une caractéristique découlant de la loi, donc une création de l’État, qui plus est dans un domaine — l’octroi de la nationalité et la naturalisation — où ce dernier est réputé souverain. Les citoyens représentant l’aspect personnel de l’identité de l’État, il n’est pas surprenant qu’une grande symbolique soit rattachée au concept de citoyenneté, ni que cette situation puisse compliquer l’évaluation du caractère discriminatoire d’une mesure ne profitant qu’aux citoyens. Dans ce cas, le droit à l’égalité peut être perçu comme une menace à l’identité de l’État et à son pouvoir souverain. C’est particulièrement vrai en matière d’immigration, où l’étranger n’est plus vu comme « personne » mais avant tout en fonction du statut que lui accorde l’État duquel il réclame le respect de ses droits.

Troisièmement, les arrêts examinés illustrent que l’égalité entre citoyens et non-citoyens, même s’ils sont résidents permanents de longue date, n’est jamais pleinement acquise. Autrement dit, l’égalité n’est entière entre les « personnes » que lorsqu’elles ont en commun le fait d’être « citoyennes ». Ce qui distingue essentiellement ces arrêts, cependant, c’est que dans certains cas il existe un mécanisme par lequel les tribunaux sont appelés à contrôler la légalité de l’impact accordé par l’État à la différence de statut, alors que dans d’autres cas cette validité est tenue pour acquise. Concrètement, toutes les considérations qui rendaient essentielle l’application de l’article 15 à l’égard des non-citoyens dans les affaires Andrews et Lavoie n’ont plus aucun poids dans les affaires Chiarelli et Charkaoui : elles cèdent leur place au contexte. Ainsi, dès que plane la menace d’un renvoi (et cette possibilité existe pour toute personne qui n’a pas (encore) la citoyenneté canadienne), il est fait abstraction de la vulnérabilité du non-citoyen découlant de son absence de pouvoir politique et du risque qui s’ensuit de voir ses intérêts négligés, de son droit d’être également considéré et respecté, ou encore de son égale dignité comme personne humaine ou comme membre de la société canadienne. Aussi, il nous semble normal de poser la question suivante : faut-il, chaque fois que la matière présente un quelconque lien avec l’immigration, qu’il en soit ainsi ? C’est là l’objet de la troisième et dernière partie de notre réflexion.

3 Une manière plus ouverte d’aborder le droit des non-citoyens à l’égalité

L’approche duelle adoptée par la Cour suprême suppose que seule la Constitution, en octroyant des avantages au citoyen canadien, peut priver le non-citoyen de la possibilité de faire valoir son droit à l’égalité au regard de ces avantages. Une autre solution mettant davantage l’accent sur l’esprit universel de l’article 15 aurait pu être de considérer les dispositions qui accordent certains droits aux citoyens pour ce qu’elles sont, littéralement, à savoir des garanties constitutionnelles pour les citoyens[91], en laissant la question de savoir si et dans quelle mesure les non-citoyens peuvent bénéficier d’une protection égale être réglée conformément à l’article 15[92]. Or cette voie n’a pas été suivie, et il serait surprenant que la Cour suprême opère un revirement en ce sens. Dès lors, s’il faut admettre avec la Cour suprême qu’un privilège accordé au citoyen par la Charte ne peut être discriminatoire en vertu de l’article 15, il convient à tout le moins de reconnaître l’importance de bien circonscrire ce qu’englobe ce privilège pour déterminer, en contrepartie, la portée du droit à l’égalité du non-citoyen.

3.1 L’interprétation restrictive des privilèges du citoyen

À notre avis, nul ne peut sous le couvert de l’article 6 (1) empêcher le non-citoyen de faire valoir son droit à l’égalité avec le citoyen dans toute matière qui se rattache de près ou de loin à l’immigration. Au contraire, les avantages dont le non-citoyen est privé aux termes de cette disposition devraient recevoir une interprétation restrictive, c’est-à-dire se limiter aux droits inconditionnels d’entrer et de demeurer au Canada en tant que tels[93]. La première raison en est que le privilège du citoyen fait figure d’exception au sein de la Charte. L’approche duelle de la Cour suprême repose d’ailleurs sur ce constat[94]. L’interprétation restrictive de l’article 6 et, à l’opposé, libérale de l’article 15, nous semble en outre justifiée dans la mesure où ce sont les droits des non-citoyens qui sont en jeu et que ceux des citoyens ne sont pas touchés. Enfin, la LIPR pourrait elle-même fournir un argument en ce sens[95].

De ce point de vue, il est difficile de reprocher quoi que ce soit au jugement rendu par la Cour suprême dans l’affaire Chiarelli. À strictement parler, le droit à l’égalité n’y était soulevé qu’au regard du fait que seuls les non-citoyens reconnus coupables de certaines infractions sont sujets à l’expulsion. Ceux-ci ne bénéficiant pas du droit inconditionnel de demeurer au Canada en vertu de la Charte, il paraissait inévitable de conclure que le non-assujettissement des citoyens au régime d’expulsion n’était pas discriminatoire[96].

La conclusion trouvée dans l’affaire Charkaoui apparaît en revanche plus discutable. En effet, ce n’est pas le fait qu’un non-citoyen peut être expulsé qui était contesté sous l’angle de l’article 15 mais bien le régime spécial de la section 9 de la LIPR, et principalement les mesures de détention qu’il contenait. Chacun sait que la Cour suprême a rejeté cette prétention dès lors que n’avait pas été démontrée « l’absence de lien entre les détentions en cause et l’objectif de l’État d’expulser les intéressés[97] », une exigence excessive du point de vue de l’interprétation restrictive défendue plus haut. À notre avis, la question aurait dû être de savoir si les aspects contestés du régime allaient au-delà de ce que permet l’article 6, c’est-à-dire de ce qui peut être raisonnablement justifié dans les circonstances de l’expulsion. Or il semble que la Cour suprême possédait des éléments suffisants pour répondre de manière positive à cette question.

3.2 La prise en considération des intérêts essentiels du non-citoyen

Le durcissement progressif de la Loi sur l’immigration jusqu’à l’adoption de la LIPR en 2001[98] n’est pas en soi déterminant pour démontrer que le législateur a outrepassé ses pouvoirs de détention dans le domaine de l’immigration. Nous relevons néanmoins que le régime des attestations de sécurité initialement adopté en 1976[99] ne comportait pas de mesures de détention distinctes de celles qui étaient prévues dans le régime général[100]. Dans la section 9 de la LIPR, l’arrestation et la détention découlent de façon automatique ou quasi automatique du dépôt d’un certificat de sécurité, avant même qu’un juge se prononce sur son caractère raisonnable[101]. L’aspect préventif de ces mesures est indéniable. Aussi, par comparaison avec le contrôle obligatoire de la détention du résident permanent dans un délai de 48 heures[102], comme c’est également le cas dans le régime général de la LIPR[103], l’éventuel contrôle de la détention de l’étranger, à sa demande, 120 jours après la décision confirmant le certificat de sécurité apparaît tout simplement démesuré[104]. D’autant plus que le mécanisme d’examen du certificat de sécurité et de contrôle de la légalité de la détention empêche la personne désignée de connaître ce qui lui est reproché, donc de contester la thèse sur laquelle se basent la décision de l’expulser et, dans l’attente, sa détention[105]. À notre sens, le fait que le régime de détention dérivé de la section 9 déroge de manière aussi importante au régime général, s’il n’est pas non plus en soi concluant, constitue un indice sérieux selon lequel le législateur est allé au-delà de ce qui est raisonnablement permis pour procéder à l’expulsion des étrangers soupçonnés de constituer une menace pour la sécurité nationale.

L’élément déterminant nous semble toutefois résider dans l’effet des mesures contestées sur les personnes qui y sont astreintes. Ainsi, la Cour suprême aurait pu, pour déterminer si l’article 15 s’appliquait en l’espèce, tenir compte des intérêts en cause plutôt que de la caractérisation juridique de la loi contestée, comme elle n’a pas hésité à le faire s’agissant de l’article 7[106]. Que ce soit dans la LIPR ou le Code criminel[107], tel qu’il a été modifié par la Loi antiterroriste, ou dans toute autre loi, les mêmes intérêts individuels de liberté et de sécurité sont menacés par une mise en détention préventive et prolongée. C’est d’ailleurs pour cette raison que les étrangers ont, au même titre que les autres, le droit de faire contrôler la légalité de celle-ci et que s’avère pertinente la comparaison du délai de contrôle de la détention de l’étranger en vertu de la section 9 de la LIPR (120 jours) avec ceux qui sont prévus par le régime général de la LIPR (48 heures) et celui du Code criminel (24 heures ou le plus tôt possible)[108].

Encore une fois, s’il est correct qu’il peut être porté atteinte à ces intérêts dans la mesure où cela est raisonnablement nécessaire pour procéder à l’expulsion d’un étranger indésirable pour raison de sécurité, il n’en est plus de même lorsque la détention va au-delà de cet objectif, auquel cas le citoyen et le non-citoyen se trouvent dans des situations comparables. Or, dans l’affaire Charkaoui, la Cour suprême a admis, au regard de l’article 7, que la LIPR permet à première vue la détention en attente de l’expulsion mais qu’en réalité celle-ci comme la remise en liberté peuvent se révéler impossibles[109]. Il lui apparaissait en outre « clair que la LIPR, qui n’impose en principe la détention qu’en attendant l’expulsion, peut en fait permettre une détention prolongée ou pour une durée indéterminée et l’assujettissement à de sévères conditions de mise en liberté pendant une longue période[110] ». Pourquoi la Cour suprême a-t-elle donc refusé de le reconnaître au regard de l’article 15 ?

S’il faut admettre avec la Cour suprême qu’une certaine souplesse — généralement entendue en termes de prévention — est de mise lorsque la protection de la sécurité nationale est en jeu[111], force est de constater qu’elle n’a de loin pas les mêmes conséquences dans le cas d’un non-citoyen ou d’un citoyen canadien. Seul le premier peut faire l’objet, en vertu de la LIPR, d’une détention préventive prolongée voire indéfinie, sans être mis en accusation ni jugé, en raison de faits qui ne constituent pas nécessairement une infraction criminelle[112], à la suite d’une décision administrative fondée sur un degré de preuve moindre que la balance des probabilités[113] et dont la confirmation judiciaire n’est pas susceptible d’appel[114]. La souplesse irrigue le système tout entier, alors que le citoyen canadien dont on a des motifs raisonnables de croire qu’il a commis une infraction criminelle impliquant une atteinte à la sécurité nationale pourra être arrêté et jugé dans les limites plus strictes du système pénal ordinaire et bénéficier des garanties qui y sont rattachées[115]. À ce sujet, il faut mentionner que le Parlement n’a pas estimé utile, en février 2007, de prolonger l’existence des audiences d’investigation (art. 83.28) et des arrestations préventives (art. 83.3), les moyens les plus contraignants par lesquels la Loi antiterroriste avait, à l’origine, injecté une dose certaine de « souplesse » dans le système pénal[116]. Aussi, bien que la voie « ordinaire » ne soit pas exclue pour les non-citoyens, nous constatons que, malgré les efforts investis à ce jour pour étayer les dossiers des personnes visées par des certificats de sécurité, aucune poursuite n’a été engagée à leur encontre.

En résumé, la portée extraordinaire du régime prévu par la section 9 de la LIPR, principalement en raison des effets de la détention sur les intérêts essentiels de la liberté et de la sécurité des non-citoyens visés, projette les mesures contestées au-delà de ce qui peut raisonnablement être considéré comme relevant de l’article 6 (1) de la Charte. Celles-ci devraient dès lors être soumises au double test des articles 15 et 1.

3.3 L’examen en vertu des articles 15 et 1 de la Charte canadienne des droits et libertés

Relativement au premier test, il est aisé d’établir que le régime attaqué établit une distinction formelle entre citoyens et non-citoyens, puisqu’il ne s’applique qu’à ces derniers, et que la citoyenneté constitue un motif analogue. Le fardeau imposé aux non-citoyens dans le contexte de ce régime a déjà été détaillé. Est-il possible de conclure, à la lumière des facteurs contextuels proposés dans l’affaire Law, que les dispositions contestées portent atteinte à la dignité du non-citoyen — qu’il soit résident permanent ou réfugié conventionnel admis au Canada — comme personne humaine ou membre de la société canadienne[117] ? Trois des quatre facteurs proposés semblent pertinents pour y répondre par l’affirmative. Le premier a trait à la vulnérabilité particulière des non-citoyens, phénomène suffisamment établi par la Cour suprême[118]. Le second renvoie au groupe de comparaison approprié, que nous avons plus haut désigné comme celui des citoyens canadiens soupçonnés d’être impliqués dans des activités terroristes. Enfin, il paraît évident que la nature des intérêts touchés en l’espèce, soit le droit à la liberté et la sécurité, ainsi que la portée de l’atteinte militent fortement en faveur d’une atteinte à la dignité des non-citoyens[119].

Il reste à établir si cette atteinte peut être sauvegardée en vertu de l’article 1. Dans l’absolu, le caractère urgent et réel des objectifs généraux de la LIPR pertinents en l’espèce[120], de même que celui des objectifs particuliers du régime des certificats de sécurité, qui consistent à assurer la protection des renseignements confidentiels dont dépend la sécurité nationale et à accélérer le renvoi des personnes présentant une menace pour celle-ci[121], ne pose pas de problème particulier[122]. Par contre, notre doute quant au lien rationnel entre ce dernier objectif et les mesures de détention proprement dites est amplifié par la portée de celles-ci. Dans les faits, le régime est loin d’avoir favorisé le renvoi expéditif des personnes certifiées. Si cette situation peut avoir contribué à assurer une plus grande sécurité au Canada, ce qui n’a pas été ouvertement démontré jusqu’à maintenant, il est certain que lesdites mesures ont eu pour effet de soumettre les personnes visées à une privation de liberté qui s’avère tout simplement inconcevable pour les citoyens canadiens présentant une menace similaire[123]. D’autres solutions peuvent se révéler moins attentatoires tout en répondant aux impératifs de sécurité nationale : soit le non-citoyen est expulsé dans un délai raisonnable et sa détention, dans un tel cas, ne pourrait qu’être provisoire, soit il existe des soupçons suffisants pour entamer des poursuites et le détenir en conséquence ; sinon, il doit être relâché.

Conclusion

L’approche duelle adoptée par la Cour suprême du Canada en matière d’interdiction de la discrimination fondée sur la citoyenneté fige les droits constitutionnels des citoyens au rang de non-droits pour les non-citoyens. Comme s’il s’agissait d’une équation et que la reconnaissance de droits aux seconds se faisait nécessairement aux dépens des premiers. Le principal effet de cette approche est d’empêcher l’évaluation des raisons pour lesquelles et de la mesure dans laquelle les droits des uns et des autres peuvent différer dans un contexte donné, alors que c’est justement le rôle et l’utilité du principe d’égalité tel que la Cour suprême persévère à le développer depuis l’adoption de la Charte. Par conséquent, l’ensemble des raisons qui militent généralement en faveur de la reconnaissance de l’égale dignité des non-citoyens, et de leur droit d’être également considérés et respectés, s’écroule subitement lorsqu’il s’agit de leur droit d’entrer au Canada et d’y demeurer, même s’ils résident de façon permanente et depuis longtemps au Canada, qu’ils y ont toutes leurs attaches, leur famille, etc.

Dans l’affaire Charkaoui, la Cour suprême avait l’occasion d’envoyer un signal clair en faveur d’une interprétation large et libérale de l’article 15 (1) mais restrictive de l’article 6 (1) de la Charte dans un contexte où les droits des citoyens garantis par ce dernier n’étaient nullement en jeu, au contraire des intérêts essentiels des non-citoyens à la liberté et à la sécurité de leur personne. Elle ne l’a pas saisie, sans pour autant entièrement fermer la porte à d’éventuelles corrections. Ainsi, bien qu’elle ait adopté une définition large de ce qui relève de l’expulsion des non-citoyens, elle n’est pas allée jusqu’à affirmer que tout ce qui touche au droit de l’immigration écarte toute analyse sous l’angle de l’interdiction de la discrimination fondée sur la citoyenneté, comme certains l’entendent parfois.

La précision est de taille dans la mesure où il existe d’autres questions, souvent associées au contexte de l’immigration, où le Canada pourrait être tenté d’esquiver l’évaluation d’éventuelles restrictions aux droits des non-citoyens au regard du principe d’égalité. L’une de ces questions concerne le droit des non-citoyens au travail et à d’égales conditions de travail. Audrey Macklin a attiré notre attention sur l’arrêt Dunmore c. Ontario (Procureur général)[124], où la Cour suprême a reconnu que l’exclusion des travailleurs agricoles du champ d’application des lois provinciales portant sur les relations de travail était contraire à la liberté d’association garantie par l’article 2 (d) de la Charte[125]. La juge L’Heureux-Dubé a tenu à préciser que les motifs de la Cour suprême ne concernaient pas les « droits qu’ont ou que n’ont pas les travailleurs agricoles saisonniers étrangers et leurs familles, lesquels relèvent de la compétence législative fédérale[126] ». Or comme le soulève Macklin, ces personnes se sont toujours vu refuser le droit de se syndiquer et de négocier collectivement, tout comme les travailleurs de nombreuses autres catégories d’emplois sous-protégées, habituellement occupées par des non-citoyens. Le statut temporaire — voire illégal — des travailleurs migrants visés pourrait-il justifier que soit écarté leur droit à l’égalité en matière de conditions de travail ? Devraient-ils alors démontrer une « absence de lien » entre les conditions de travail revendiquées et la politique du Canada en matière d’immigration ?

À ce sujet, nous ne pouvons qu’attirer l’attention du lecteur sur l’avis consultatif de la Cour interaméricaine des droits de l’homme relatif à la Condition juridique et aux droits des migrants en situation irrégulière[127]. Pour cette dernière, ce n’est pas parce que l’État peut contrôler l’accès à son territoire et l’attribution de permis de travail aux personnes qui y sont admises que celles qui, de facto, travaillent sans répondre à ces exigences légales se trouvent pour autant démunies en matière de droits fondamentaux des travailleurs. Les droits du travailleur découlent non pas de son statut mais du simple fait d’être un travailleur, au sens large du terme :

A person who is to be engaged, is engaged or has been engaged in a remunerated activity, immediately becomes a worker and, consequently, acquires the rights inherent in that condition. The right to work, whether regulated at the national or international level, is a protective system for workers ; that is, it regulates the rights and obligations of the employee and the employer, regardless of any other consideration of an economic and social nature. A person who enters a State and assumes an employment relationship, acquires his labor human rights in the State of employment, irrespective of his migratory status, because respect and guarantee of the enjoyment and exercise of those rights must be made without any discrimination[128].