Volume 47, Number 4, 2006
Table of contents (14 articles)
Le droit sans la loi?
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Présentation
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Jupiter, Hercule et Minerve : trois modèles d’élaboration du droit des croyants par le juge étatique
Christelle Landheer-Cieslak
pp. 623–675
AbstractFR:
En France et au Québec, l’analyse du traitement des revendications religieuses par les juridictions nationales révèle trois modèles d’élaboration du droit des croyants par le juge étatique.
Le premier modèle, celui de Jupiter, fait de la loi étatique la source transcendante et unique du droit des croyants. Pour Jupiter, c’est la loi qui hiérarchise les appartenances religieuses au sein de la société, qui identifie les croyants et qui s’applique à leur situation, à l’exclusion des droits religieux.
Le deuxième modèle, celui d’Hercule, contribue à faire de la jurisprudence une source immanente et incontournable du droit des croyants. Grâce aux libertés et aux droits fondamentaux qu’il doit interpréter, Hercule joue un rôle déterminant dans l’élaboration du droit des croyants en protégeant l’autonomie privée des individus et des communautés de croyants contre la rigueur et la trop grande généralité de la loi.
Le troisième et dernier modèle, celui de Minerve, n’opte pour aucune position dogmatique à l’égard de la loi, à la différence de Jupiter et d’Hercule. Pour Minerve, le droit des croyants est le fruit d’une dialectique entre l’activité normative de l’État (la loi et la jurisprudence) et l’autonomie privée des personnes (les individus et les communautés de croyants), forces créatrices qui trouvent à s’harmoniser dans ses décisions au terme du procès.
EN:
In France and Québec, an analysis of the handling of religious demands by national jurisdictions points to three models indicating the evolution of legislation as applied to believers by state magistrates. The frst model, namely Jupiter, makes state law the sole transcending source of believers’ rights. For Jupiter, it is up to the law to organize the hierarchy of religious involvements within society, which identifes believers and is then applied to their circumstances, in all excluding religious rights.
The second model, hereafter Hercules, contributes to the making of jurisprudence as an immanent and unavoidable source of believers’ rights. Owing to the fundamental rights and liberties that he must interpret, Hercules plays a leading role in the evolution of believers’ rights by protecting the private autonomy of individuals and the communities of believers from the strictness and the overly general defnition of the law.
The third and last model, unlike Jupiter and Hercules, Minerva does not side with any dogmatic standpoint as regards legislation. For Minerva, the believers’ rights are the fruit of dialectical interaction between the normative functions of the State (the law and court rulings) and the private autonomy of the people (individuals and communities of believers), both creative forces which fnd harmony in their decisions as the process works itself out.
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La contractualisation de l’action publique: contrat juridique ou contrat social ?
Michelle Cumyn
pp. 677–701
AbstractFR:
La diversité des formes que revêt la contractualisation de l’action publique en matière environnementale dénote l’influence concurrente de deux modèles : le contrat social et le contrat juridique. L’auteure met en lumière la double ambiguïté qui sous-tend l’idée de contractualisation. Elle est tantôt inclusive, se rapprochant de l’idéal du contrat social, tantôt exclusive, se rapportant au modèle du contrat juridique. Par ailleurs, la contractualisation est parfois la source directe de normes juridiques, tout comme elle peut aussi demeurer en dehors du droit. Cette double ambivalence forme la base d’une schématisation possible des formes de la contractualisation de l’action publique, dont l’auteure propose de distinguer quatre groupes : les ententes bilatérales, les contrats collectifs, la participation publique et la consultation politique. Enfin, l’auteure esquisse le régime des ententes bilatérales entre l’Administration et les administrés, selon qu’elles ont ou non un caractère juridique.
EN:
The contractualisation of government refers to a variety of practises in which public authorities negotiate the adoption or enforcement of legal norms with the parties involved. They range from public hearings to individual agreements. They occur at the stage of adopting, implementing or enforcing a given set of standards. Some are consultative ; others are formal agreements. While such practises have developed in many areas, they have been most actively pursued in the feld of environmental law. As this article suggests, the underlying contractual paradigm appears to draw on two opposing models : the social contract and the legal contract. Inclusive forms of contractualization tend towards the social contract model, while exclusive forms are reminiscent of legally binding contracts. Some forms, like legal contracts, are the direct source of legal standards, while other forms, like the social contract, are intended to be politically compelling, but not legally binding. Building on the two oppositions just described, the author identifes four types of contractualization : bilateral agreements, collective contracts, public participation and political consultation. Finally, the author discusses briefy the legal effects of bilateral agreements, depending on whether or not they are determined to be binding contracts.
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Les accords-cadres internationaux : enjeux et portée d’une négociation collective transnationale
Renée-Claude Drouin
pp. 703–753
AbstractFR:
Les accords-cadres internationaux sont un modèle privé de régulation internationale du travail ayant pour objet de protéger les droits fondamentaux des travailleurs dans les chaînes de production globale des entreprises transnationales. L’aspect qui les distingue d’autres initiatives volontaires de régulation du travail dans les entreprises transnationales est avant tout la participation d’organisations syndicales internationales à leur élaboration et à leur mise en oeuvre. L’auteure analyse l’émergence de cette pratique de négociation collective transnationale et le contenu des accords-cadres internationaux qui en découlent. Son étude révèle le rôle, dissimulé à première vue, des institutions étatiques de régulation du travail dans la négociation de ces ententes. Les accords-cadres internationaux se révèlent un modèle de régulation prometteur pour la mise en oeuvre des droits fondamentaux proclamés par la Déclaration de 1998 de l’Organisation internationale du travail relative aux principes et droits fondamentaux au travail et son suivi dans la sphère privée, mais leur expansion à une échelle plus large nécessitera vraisemblablement un encadrement juridique plus soutenu au niveau international.
EN:
International framework agreements are a private model covering international labour regulation, the purpose of which is to protect workers’ fundamental rights on the cross-border production lines of transnational enterprises. The aspect that sets these agreements apart from other voluntary labour regulatory initiatives in cross-border enterprises mainly stems from the participation of international unions in their development and implementation. The author analyzes the emergence of this practice of transnational collective bargaining and the contents of the international framework agreements that arise from it. Her enquiry shows the not-so-obvious role at frst sight of state labour regulatory institutions in the negotiation of these agreements. International framework agreements provide a promising regulatory model for the implementation of fundamental rights laid down in the International Labour Organization’s (ILO) Declaration on Fundamental Principles and Rights at Work and its Follow-up (1998) in the private sector, nonetheless their expansion on a wider scale will likely require an internationally more solidly supported legal framework.
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Réflexion sur la nature normative des contrats de bassin au Québec
Catherine Choquette and Benoît Côté
pp. 755–780
AbstractFR:
En 2002, le gouvernement du Québec publiait sa première politique nationale de l’eau. Cette nouvelle approche veut rassembler tous les acteurs de l’eau autour de tables de concertation et de conciliation administrées par des organismes de bassin versant. Ainsi, chacun des organismes établit un plan directeur de l’eau pour son bassin versant et le met en oeuvre par l’entremise de contrats de bassin conclus entre les divers acteurs de l’eau. Ces contrats peuvent jouer un rôle déterminant dans la gestion moderne de l’eau, entendue comme projet de société garantissant la pérennité de cette ressource vitale. En effet, la diversité de normativités pouvant découler des contrats de bassin (morale, sociale, juridique) travaille en synergie vers l’aboutissement du projet de société. Les organismes de bassin constituent donc des forums privilégiés de gouvernance de l’eau tant à l’intérieur de l’État qu’à la périphérie de celui-ci.
EN:
In 2002 the Québec government published its frst National Water Policy. This is a new approach seeking to unite all water conservation advocates in deliberations around issue and conciliation tables administered by watershed organizations. As such, each organization establishes a water management plan for its watershed and implements it via watershed management contracts concluded between various water advocates. These contracts are positioned to play a leading role in modern water management, namely by planning for a sustainable future securing the durability of this vital resource. Indeed, the variety of standards (moral, social, legal) that can emerge from watershed management contracts strive together in designing plans for a sustainable future. The watershed organizations thus constitute privileged forums for water conservation governance both within the State and its auxiliaries.
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Territorialité, personnalité et gouvernance autochtone
Ghislain Otis
pp. 781–814
AbstractFR:
Dans cette brève étude, l’auteur s’attache à démontrer qu’il faut revoir la place du territoire dans la mise en oeuvre de l’autonomie gouvernementale autochtone. Il analyse, dans la première partie du texte, les conditions d’émergence de formes territoriales et non territoriales (personnelles) d’organisation du pouvoir dans les États pluricommunautaires ou multinationaux. Il se penche ensuite, dans la seconde partie, sur le rôle que devrait jouer chacun de ces modèles dans la gouvernance autochtone au Canada. Partant du constat que l’enchevêtrement spatial des populations allochtones et autochtones s’inscrit durablement dans l’évolution démographique du Québec et du Canada, l’auteur avance qu’il est devenu impérieux de dépasser la territorialité sans la renier pour aménager l’espace constitutionnel nécessaire à l’autonomie politique autochtone.
Pour la majorité des peuples autochtones, la terre et ses ressources constitueront le support de compétences gouvernementales se traduisant par un contrôle de la terre et des rapports entre les personnes et la terre. En revanche, une obédience stricte aux diktats de la territorialité pourrait créer une impasse préjudiciable à la capacité des peuples autochtones de se gouverner, surtout lorsqu’un nombre significatif de leurs membres vivent en dehors du territoire communautaire ou encore dans le cas des communautés qui n’ont pas de territoire propre et qui ne pourront, de manière réaliste, se voir reconnaître des droits exclusifs sur des terres à court terme. Pour certaines de ces communautés, le règlement de la question territoriale pourrait ne pas suffire à mettre fin à leur dispersion minoritaire en milieu allochtone de sorte que, dans ce cas, les compétences personnelles plutôt que territoriales s’avéreront une solution permanente. L’auteur fait enfin valoir que lorsque les non-membres vivant en territoire autochtone ne jouissent pas de tous les droits politiques inhérents à la citoyenneté canadienne, le principe de personnalité pourrait s’appliquer de manière à soustraire ces non-membres à l’application des certaines lois autochtones n’influant pas sur le contrôle autochtone de la terre. Le principe de personnalité viendrait ici conforter la légitimité démocratique du pouvoir autochtone et faciliter la coexistence harmonieuse des populations sans compromettre la mainmise des peuples autochtones sur l’exercice de leurs droits historiques.
EN:
In this brief study, the author seeks to demonstrate the necessity of reviewing the role played by territory in aboriginal self-government. In part one, he examines how territorial and non-territorial (personal) forms of power structures emerge in multi-community or multi-national states. He then turns, in part two, to the role that each such model should play in aboriginal governance in Canada. Based upon the observation that the coexistence of aboriginal and non aboriginal populations within shared territories is becoming a permanent part of the demographic evolution of Québec and Canada, the author proposes that the time has come to go beyond the concept of territoriality, without abandoning it, in making constitutional space for aboriginal self-government.
For the majority of aboriginal peoples, the land and its resources form the bedrock of governmental jurisdiction, which in turn gives rise to control over land and the relationships between people and such land. Nonetheless, strict obedience to the diktats of territoriality may engender an impasse harmful to the capacity of aboriginal peoples to govern themselves, especially when significant numbers of community members live outside the community land base or, still, in cases where communities without any territory of their own cannot realistically lay claim to any exclusive land rights on a short-term basis. For some of these communities, the settlement of territorial issues may not resolve the fact of their minority dispersal in non-aboriginal territories. In their case, personal rather than territorial jurisdictions will prove to be a permanent solution. The author goes on to emphasize that when non-members living on aboriginal territories do not enjoy all the political rights inherent in Canadian citizenship, the personality principle could apply so as to shield them from the application of certain aboriginal laws that do not affect aboriginal control over the land. The personality principle would in this case consolidate the democratic legitimacy of aboriginal self-government and facilitate the harmonious coexistence of populations without compromising aboriginal peoples control over the exercise of their historic rights.
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La « levée du voile corporatif » en vertu du Code civil du Québec : des perspectives théoriques et empiriques à la lumière de dix années de jurisprudence
Stéphane Rousseau and Nadia Smaïli
pp. 815–862
AbstractFR:
La présente étude a pour objet de mieux comprendre le recours en levée du voile corporatif par l’analyse des décisions rendues par les tribunaux relativement à l’article 317 du Code civil du Québec sur une période de dix ans, soit de 1994 à 2004. Cette étude prend la forme non seulement d’une analyse exégétique des décisions, mais également d’une analyse statistique destinée à mettre en lumière avec plus de rigueur les tendances jurisprudentielles. Elle permet d’observer que les tribunaux font preuve de déférence à l’égard du principe de la responsabilité limitée et considèrent la levée du voile corporatif comme une sanction d’exception. Cela ressort du taux général de levée du voile corporatif qui est inférieur à celui qui est constaté dans d’autres juridictions de common law. Durant la période étudiée, les craintes exprimées par les commentateurs relativement à l’érosion du principe de la personnalité juridique distincte de la société par actions ne refétaient pas la réalité. Plus particulièrement, les résultats de l’étude montrent que les motifs invoqués pour procéder à la levée du voile corporatif sont les principaux déterminants de la décision des tribunaux d’appliquer l’article 317. Les dimensions factuelles et légales du litige exercent une influence marginale sur la probabilité de levée du voile corporatif. Parmi les motifs invoqués, la fraude et la dérogation à une règle d’ordre public se démarquent par leur impact significatif sur la probabilité de soulèvement du voile corporatif
EN:
This study seeks to better understand the lifting of the corporate veil by an analysis of court decisions in reference to article 317 of the Civil Code of Québec over a ten-year period, namely from 1994 to 2004. This research is more than just an exegetic construction of these rulings since it extends to a statistical compilation intended to shed a more penetrating light on case-law trends. As such, it observes that the courts act with deference as regards the principle of limited liability and consider the lifting of the corporate veil to be an exceptional penalty. This comes to light from the overall rate of lifted corporate veils that is lower than corresponding rates in other Common Law jurisdictions. During the period under study, the fears expressed by commentators relating to the erosion of the principle of the distinct juridical personality of a joint-stock company were not a refection of reality. More specifically, the results of the study demonstrate that the reasons raised for lifting the corporate veil are the primary decisive factors for the courts’ decisions to apply article 317. The factual and legal dimensions of litigation exercise a marginal infuence upon the probability of lifting the corporate veil. Among the stated reasons, fraud and the departure from rules of public order stand out by their signifcant impact upon the probability of having the corporate veil lifted.
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La refonte du régime québécois d’indemnisation des victimes d’actes criminels : les révélations du droit français
Frédéric Levesque
pp. 863–901
AbstractFR:
La majorité des acteurs qui s’intéressent à l’indemnisation des victimes québécoises d’actes criminels s’entendent à l’égard d’un point : le régime est désuet et archaïque. Une réforme est souhaitable. Il ne faudrait toutefois pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Une analyse comparative des régimes québécois et français d’indemnisation des victimes d’actes criminels révèle que le régime québécois possède plusieurs avantages insoupçonnés. Dans le présent article, l’auteur examine successivement les conditions d’application des régimes, les indemnités qu’ils accordent et les rapports entre ces régimes et les autres régimes d’indemnisation. Il en ressort que le régime québécois est un chef de file en la matière. L’auteur relève tout de même certains défauts qu’il serait souhaitable de corriger. À ses yeux, une réforme mineure serait suffisante. L’auteur propose quelques pistes de solution et de réfexion pour que cette réforme soit réussie.
EN:
Most parties interested in the Québec crime victims compensation plan agree on one issue : the plan is obsolete, out-of-date and reform would be desirable. One must not, however, throw the baby out with the wash. A comparative analysis of the Quebec and French crime victims compensation plans shows that the Québec plan has several unsuspected advantages. In this paper, the author successively examines the conditions underlying the application of the plans, indemnities granted and the relationships between these plans and other compensation plans. What emerges from this examination is that the Québec plan is a leader in its field. Nonetheless, the author underscores all issues that would seriously warrant a second-look and corrective measures. In concluding that a minor reform would be sufficient, the author suggests several avenues of thinking that could lead to a successful update.