Abstracts
Résumé
Cet article s’interroge sur les fonctions de l’erreur et de l’échec comme supports d’une mise en spectacle du jeu vidéo dans le contexte du streaming vidéoludique sur Twitch.tv. En partant d’une étude de cas (les performances de la streameuse HortyUnderscore), nous détaillons la manière dont le streaming accueille, prépare et valorise différentes formes de ratages (ludiques ou communicationnels; prévus ou involontaires; ponctuels ou réguliers) au point d’en faire un socle de son esthétique.
Mots-clés :
- Sciences du jeu,
- Streaming,
- Rhétorique,
- Glitch,
- Bruit
Abstract
This paper examines the functions of error and failure as a means of spectacularizing video games in the context of game live-streaming on Twitch.tv. Starting with a case study (the performances of the streamer HortyUnderscore), we detail the way in which streaming welcomes, prepares, and valorizes different forms of failure (playful or communicative; planned or unplanned; occasional or regular) to the point of making them the basis of its aesthetic.
Keywords:
- Game studies,
- Streaming,
- Rhetoric,
- Glitch,
- Noise
Article body
L’échec vidéoludique et la construction parodique de la valeur dans la culture Internet
Le présent article propose de s’interroger sur les fonctions de l’erreur et de l’échec dans le contexte du streaming de jeu vidéo — pratique consistant à diffuser des performances vidéoludiques en direct sur Internet. La recherche part de l’hypothèse que cette nouvelle forme de mise en spectacle du jeu redéfinit les rôles et significations associés au ratage dans les cultures ludiques et, de ce fait, nous renseigne sur les évolutions les plus actuelles de leurs normes et conventions.
Dans le domaine vidéoludique, l’échec est en effet reconnu comme une composante centrale du médium, nécessaire à son fonctionnement et définitoire de son esthétique. Le thème est notamment discuté dans le célèbre ouvrage de Jesper Juul, The Art of Failure, où le jeu vidéo est précisément défini comme « the singular art form that sets us up for failure and allows us to experience and experiment with failure » (2013: 30). Le paradoxe est que l’échec — bien qu’étant une expérience désagréable — constitue un aspect désirable de l’expérience ludique (2), au point de se trouver au coeur du fonctionnement de nombreuses mécaniques de gameplay[1]. Plus encore, la possibilité même du ratage ou de l’accident représente une condition nécessaire à l’émergence du jeu : c’est parce que le joueur est incertain du résultat de ses actions qu’il peut adopter vis-à-vis d’elles une attitude ludique (Henriot, 1989: 239) et, « without such an opening to contingency and error, programs might seem to close off that room for play » (Krapp, 2011: 114).
Par ailleurs, cette importance accordée à l’erreur est alimentée par l’inscription du jeu vidéo dans le champ de la culture populaire et par les relations de proximité que les pratiques ludiques entretiennent avec la « culture participative » d’Internet (Jenkins, 2006) et avec les cultures amateures (Flichy, 2010) qui s’y sont développées. Dans ces domaines, il n’est effectivement pas rare que la valeur d’une production se construise en réaction aux conventions de la culture légitime, par une opération « d’inversion de la valeur traditionnelle et de valorisation des éléments les moins “recommandables” » (Le Guern, 2002: 21). Que l’on pense aux vidéos humoristiques réalisées sur de mauvais jeux, aux compilations de ratés (« fails ») spectaculaires dans certains titres compétitifs ou aux multiples formes de détournements du jeu vidéo auxquelles s’adonnent les joueurs (Barnabé, 2017), il apparaît que les productions médiatiques orbitant autour du champ vidéoludique ont une tendance manifeste à célébrer les éléments les plus illégitimes, à glorifier les défaillances, à esthétiser les failles. C’est dans ce contexte médiatique et culturel particulier que se situe la pratique créative qui sera étudiée dans ces pages : le streaming de jeu vidéo.
Le streaming sur Twitch. Un enchâssement de cadres
Le streaming de jeu vidéo consiste à se filmer en train de jouer et à diffuser la performance en direct sur Internet, devant un public qui peut commenter la prestation grâce à une messagerie instantanée. Ce phénomène extrêmement populaire — que l’on peut qualifier de divertissement mainstream (Catá, 2019) — exerce aujourd’hui une influence considérable sur les industries culturelles (de nombreux jeux sont conçus explicitement pour lui servir de supports), notamment par l’intermédiaire du succès de la plateforme Twitch.tv (Woodcock et Johnson, 2019). Or la pratique du streaming et la manière dont elle redessine les contours des expériences vidéoludiques ajoutent une couche de complexité dans l’appréhension du rôle du ratage dans cette sphère culturelle. En effet, si le jeu est déjà défini comme une activité au second degré (Henriot, 1989: 279; Brougère, 2002: 9), présupposant que les « actions auxquelles nous nous livrons maintenant ne désignent pas la même chose que désigneraient les actions dont elles sont des valant pour » (Bateson, 1977: 211), le streaming ajoute à cette activité un cadre interprétatif supplémentaire en faisant d’elle le support d’un spectacle audiovisuel. En d’autres termes, le jeu y est lui-même pratiqué au second degré, « joué » (au sens théâtral d’interprétation), mis en scène et détourné de ses propres objectifs pour divertir, émouvoir ou impressionner un public qui ne tient pas la manette.
Dans ce contexte du jeu mis en spectacle, au sein duquel le second degré est une norme cadrant les actions, les discours et les régimes d’expérience, que recouvre alors exactement la notion de ratage? Un véritable échec supposerait la résurgence d’un sens littéral au coeur de la performance. Or, comme nous le verrons dans la suite de ce texte, les bourdes tendent plutôt à y être systématiquement transformées en sources de contenu spectaculaire, de sociabilité, de valeur ou de jeu par l’action des streamers et de leurs spectateurs.
Pour démêler les fonctions attribuées au ratage dans ce domaine, nous proposons une étude de cas portant sur les prestations de la streameuse HortyUnderscore (par la suite nommée « Horty_ »), dont la chaîne Twitch comptabilise 280 300 followers en date du 10 avril 2024. Horty_ peut être catégorisée comme une streameuse « multigaming » ou « de variété » (Taylor, 2018: 3), dans le sens où elle ne se spécialise pas dans une licence vidéoludique particulière ou dans une pratique compétitive, mais propose un contenu orienté vers l’humour et le divertissement, prenant appui sur une multitude de jeux. Ses performances se caractérisent par une approche légère de l’activité ludique (comme en témoigne la description officielle de sa chaîne : « clairement on est [sic] pas ici pour les skills »), mais aussi par une forte identité artistique, qui passe notamment par l’utilisation d’un habillage faisant la part belle aux glitchs visuels, aux déformations de l’image et à la surcharge d’effets graphiques. Une illustration parlante de cette orientation peut être trouvée dans la vidéo Ode à Twitch (Cancan Madness Twitch FR Edition), une compilation de temps forts du streaming francophone qui a participé à construire la notoriété de la streameuse en 2021 et qui, au moment de la rédaction de cet article, était toujours épinglé en présentation de son compte sur X.
En raison de ces spécificités, la chaîne d’Horty_ représente un vivier riche pour étudier différentes formes d’incidents vidéoludiques et formels. Plus précisément, l’analyse prendra ici appui sur un corpus illustratif composé de l’ensemble des « clips » (c’est-à-dire des temps forts des performances de la streameuse) préservés[2] sur sa chaîne YouTube officielle (ce qui représente 165 vidéos en date du 28 août 2023). Les observations permises par ce corpus seront organisées en deux parties : tout d’abord, nous nous arrêterons sur le rôle de l’échec ludique (involontaire et imprévu) dans la construction du spectacle propre au streaming et sur la manière dont celui-ci est valorisé (par les streamers et les spectateurs) en tant que contenu culturel porteur de sens et d’intérêt. Ensuite, nous étudierons en quoi les erreurs et dysfonctionnements peuvent également être favorisés ou préparés par les streamers afin de mettre en danger la performance de façon volontaire et ludique. Enfin, dans la conclusion, nous assemblerons ces analyses pour préciser — à l’aide du concept de mise en scène — les spécificités du streaming comme acte de bricolage créatif toujours en cours, apparenté à la conception de jeux.
L’« adversité » ludique comme source de spectacle, de sociabilité et de valeur
Strictement défini, l’échec ludique suppose un joueur « working toward a goal, either communicated by the game or invented by the player, and the player failing to attain that goal » (Juul, 2013: 14). En cela, toujours selon Juul, le jeu est censé impliquer une certaine forme de « pari émotionnel » (« emotional bet ») (25), puisque le joueur investit du temps et de l’énergie dans la résolution d’un objectif et qu’une défaite présente le risque de révéler son inadéquation et son manque de compétences. S’il est possible de dédramatiser l’échec en insistant sur le fait que ce n’est « qu’un jeu », c’est-à-dire « [an] artificial construc[t] with no bearing on the regular world » (21), le beau joueur ne peut pour autant se montrer complètement flegmatique par rapport à ses insuccès, au risque de passer pour un trouble-fête par son désengagement (9). Enfin, l’une des grandes particularités des systèmes de jeu est que, tout en révélant nos inaptitudes, « they also motivate us to play more in order to escape the same inadequacy, and the feeling of escaping failure (often by improving our skills) is central to the enjoyment of games » (7).
Néanmoins, le contexte de spectacularisation propre au streaming introduit une série de décalages dans l’expérience et dans l’interprétation commune de l’échec ludique. D’une part, les actions les plus manifestement ratées peuvent être valorisées en tant que contenus spectaculaires et, de cette façon, être présentées non plus comme des étapes qu’il faudrait surmonter, mais comme des aboutissements satisfaisants pour la performance. Par exemple, dans la vidéo ci-contre, qui montre Horty_ en pleine partie multijoueurs du jeu Worms W.M.D (Team17, 2016), on voit la streameuse s’interroger sur les commandes à actionner, puis, l’instant d’après, envoyer par mégarde son avatar à la noyade, ce qui déclenche l’hilarité générale. Le comique de l’échec est dû à son incongruité (car le fait de déplacer l’avatar n’est pas censé être un enjeu) et est renforcé par les marques d’appréciation que ne manquent pas de lancer les compagnons de jeu d’Horty_. Si celles-ci prennent le ton de l’ironie (« oh oui! », « sublime! »), elles n’en témoignent pas moins de réels effets de valorisation : la maladresse de la streameuse est joyeusement moquée, mais est aussi célébrée comme réussite du divertissement qui est collectivement construit.
D’autre part, les situations de ce type sont utilisées par les streamers comme autant d’occasions de réinterpréter (et de décaler en d’infinies variations) les réactions attendues face à la défaite : en surjouant tantôt la frustration, en feignant l’indifférence, en invitant par le rire à percevoir le ratage comme un gag… Par exemple, dans cette vidéo mettant en scène une pénible séquence de jeu durant laquelle Horty_ répète sans succès les mêmes actions sans progresser, la streameuse choisit de conserver, par contraste, un air calme et de ne pas manifester son énervement, ce qu’elle présente comme un acte de provocation vis-à-vis de son public : « Non mais je ne m’énerverai pas, parce que je sais que vous êtes tous là, et que vous n’attendez que ça, et en fait ça n’arrivera pas. » (2 min 01 s)
Dans les deux cas évoqués, Horty_ n’est pas désengagée de l’expérience ludique (car, si c’était le cas, l’échec ne serait ni drôle ni mémorable), mais les défaites n’en sont pas pour autant réduites à des moments désagréables qu’il s’agirait de dépasser ou de dissimuler : au contraire, les accidents sont cadrés par l’interprétation comme des fins possibles de la performance et comme des moments de plaisir partagé. La fonction sociale de l’échec (comme motif récurrent de l’expérience vidéoludique) est ici manifeste, dans le sens où celui-ci représente un moment où la communication avec le public est réaffirmée. En effet, le plaisir pris à voir un streamer échouer ne relève pas nécessairement d’une forme agressive ou moqueuse d’humour (c’est-à-dire d’humour « de supériorité » [Franklyn, 2006: 70]) qui viserait à l’isoler du groupe et à le disqualifier : il peut aussi relever d’une forme de « rire d’aveu » (Dupréel, 1949), permettant au groupe de se former par la reconnaissance d’une faiblesse commune (les accidents ludiques pouvant arriver à n’importe qui). En admettant la défaite comme une qualité partagée par tous les joueurs, « on se retrouve au détriment du milieu plus guindé où l’on est tenu de passer une grande partie de son temps » (54) : le ratage, dans ce cas, n’est pas une unité de mesure de la performance, mais un canevas social guidant les interactions.
Dans les exemples évoqués, on voit aussi que le moment du surgissement de l’erreur n’est pas sans influence sur sa mise en valeur : ce qui est célébré n’est pas uniquement l’incident en lui-même, mais aussi le fait qu’il advient au moment le plus signifiant — soit parce qu’il présente un contraste avec ce qui précède, soit parce qu’il est paradoxalement très prévisible, comme si la prestation avait été écrite à l’avance. Ce rôle du rythme de l’échec est perceptible, par exemple, dans le clip présenté ci-contre. Horty_ y annonce que, suite aux expérimentations qu’elle a menées avec son logiciel de streaming (OBS Studio), celui-ci risque de s’arrêter de fonctionner : l’avertissement crée une attente chez les spectateurs, mais celle-ci est d’abord déçue, car rien ne se passe. Puis, alors que la streameuse pense avoir détecté ce qui empêche le lancement de ses nouvelles mises en scène et annonce avec enthousiasme « Vous êtes prêts? C’est parti! » (0 min 58 s), le dysfonctionnement advient et met abruptement fin au stream. L’enchaînement est d’autant plus cocasse que chaque incident entraîne une nouvelle rupture : un problème est annoncé, il n’advient pas, puis finit par surgir au moment où on le pensait écarté.
Cette importance de la temporalité dans l’interprétation de l’échec est révélatrice, en transparence, de l’expérience très particulière du temps que propose le visionnage de streaming. En raison de sa diffusion en direct et de l’absence de montage ou d’écriture des contenus, ce format médiatique se distingue effectivement par le fait qu’il s’étend en longueur (les streams durent généralement plusieurs heures) et que les prestations comportent une grande quantité de creux, de moments d’attente ou d’intensité faible. Dans cet écosystème, un enjeu fort entoure donc le fait « d’être là » au moment où les événements imprévus surviennent : « [S]pectators expect something unexpected to happen.… [Y]ou must be there when it happens and you never know when it is going to happen. » (Karhulahti, 2016: 10) L’attente de l’inattendu constitue un facteur déterminant de l’esthétique du streaming, et l’échec, dans ce contexte, représente précisément un moment de rupture dans la continuité de la performance, faisant d’autant plus événement qu’il intervient parfois dans des périodes d’activités plus lentes ou anodines.
Paradoxalement, en raison de cette nature de « pic d’activité » imprévu et circonstanciel, l’échec tend toutefois à être isolé du flux de la performance et préservé dans le temps long par l’action des spectateurs. À travers leur utilisation du clip, ceux-ci manifestent en effet un véritable souci de l’archivage pérenne de ces instants accidentels, qui sont systématiquement extraits de leur contexte originel, sauvegardés, éventuellement combinés sous forme de vidéos de compilation des meilleurs moments (« best of »), et hébergés sur des plateformes tierces (YouTube, Tik Tok, X…). Cette pratique d’archivage garantit la rejouabilité de l’incident et participe, ce faisant, à en construire la valeur en tant que production culturelle à part entière : des micro-événements de streaming peuvent ainsi prendre de l’importance en étant diffusés, partagés et répétés jusqu’à devenir des gimmicks humoristiques, des références communautaires ou de mèmes (Bonenfant 2014: 29). Notons d’ailleurs que cet intérêt pour la patrimonialisation des ratages est si ancré dans les pratiques qu’il est maintenant utilisé par les streamers comme justification parodique de leurs défaites : pour ponctuer une action ratée, ceux-ci ne manqueront souvent pas d’affirmer ironiquement qu’ils ont échoué volontairement, « pour le best of ».
En somme, dans le streaming vidéoludique, les erreurs sont des surgissements espérés et préservés scrupuleusement comme des artéfacts culturels signifiants, dignes de mémoire et d’intérêt. Plus encore, l’échec peut devenir, pour certains streamers, un éthos à part entière, une orientation explicite du contenu proposé. Horty_, par exemple, s’est forgé dès ses débuts la réputation d’être un catalyseur de chaos, notamment par le biais de son interprétation du personnage de Daniel Croute dans le cadre du GTA RPZ — un événement de streaming organisé par ZeratoR en 2021, au cours duquel plus de soixante-dix streamers ont incarné des personnages sur le mode du jeu de rôle dans Grand Theft Auto V (Rockstar Games, 2013) et ont improvisé collaborativement des histoires rocambolesques[3]. Durant cette performance (qui a participé à lancer le succès de sa chaîne), le personnage incarné par Horty_ et celui de son binôme BagheraJones se sont effectivement distingués par leur capacité à semer la confusion et le désordre parmi les autres protagonistes en raison de leurs personnalités gaffeuses (et d’une certaine malchance), au point que les deux streameuses ont à ce moment forgé le concept « d’adversité » : une sorte de credo invoqué par leurs personnages à chaque nouveau déboire subi ou provoqué. L’« adversité » est ainsi entrée dans le vocabulaire partagé des streameuses et de leurs communautés pour servir d’explication humoristique à toutes leurs maladresses ludiques ou problèmes techniques impromptus, intégrant de ce fait dans leur éthos une promesse implicite d’incidents. Chez Horty_, qui plus est, la malchance et l’erreur sont encore appropriées comme marqueurs identitaires par d’autres canaux, tels que la description officielle de sa chaîne (mentionnée plus haut) ou encore le jingle « Pas de chance Hortense » composé pour elle par le vidéaste et musicien Kronomuzik et mis en valeur sur sa chaîne de clips.
L’ensemble des exemples présentés jusqu’ici montrent donc le rôle spectaculaire du ratage ludique dans le streaming, la fonction qu’il exerce dans la sociabilité et dans l’expérience temporelle propres à ce format médiatique, ainsi que les formes de sa valorisation comme artéfact culturel (pouvant aller jusqu’à jouer un rôle dans la construction identitaire des streamers). Néanmoins, il est essentiel de conclure cette première partie de l’analyse en insistant sur le fait que cet attrait pour l’échec ne peut se résumer à un simple renversement iconoclaste des valeurs culturelles traditionnelles : si chaque action ludique était ratée, chaque moment de communication brouillé, chaque élément esthétique nié, le ratage ne remplirait plus sa fonction événementielle. Ce nécessaire équilibre entre norme et erreur est notamment rendu visible dans un clip mettant en scène une partie du jeu Sons Of The Forest (Endnight Games, Newnight, 2023) partagée par Horty_ et BagheraJones, lors de laquelle un glitch fait apparaître une jambe incongrue dans les mains d’un des avatars. Si les streameuses s’amusent du problème pendant un temps, BagheraJones doit finalement se résoudre à relancer le jeu pour pouvoir poursuivre la partie normalement.
Ainsi, le streaming ne se borne pas à renverser les échelles d’appréciation classiques, mais s’inscrit dans une forme postmoderne (ou hyper-bidimensionnelle, pour reprendre le concept d’Hiroki Azuma [2008: 165]) de construction des significations, dans le sens où la performance active simultanément plusieurs cadres d’interprétation pour chaque action ou discours : l’erreur peut être à la fois plaisante et désagréable, belle et ridicule, gênante et intéressante. L’échec n’a donc plus ici pour fonction de signaler une inadéquation temporaire du joueur qu’il s’agirait de résoudre (Juul, 2013: 7), de mesurer la qualité du jeu ou de la prestation offerte, puisque les critères esthétiques à travers lesquels ceux-ci sont lus sont constamment remis en jeu.
Glitchs, bruit, interférences. La mise en danger de la performance comme principe esthétique et ludique
La première partie de l’analyse s’est principalement attardée sur des échecs (perçus comme) accidentels et sur le rôle de « l’attente de l’imprévu » dans l’expérience des spectateurs. Il importe toutefois de souligner que, dans le streaming, les ratages ne sont pas uniquement involontaires et inattendus : de multiples choix créatifs peuvent être posés par les streamers pour mettre en danger la partie ou la performance et, ainsi, alimenter la production d’incidents. Le simple fait de s’imposer des contraintes dans le cadre du jeu est, par exemple, un moyen commun employé par les joueurs pour rendre l’expérience plus difficile. Ainsi, dans le clip présenté ci-contre, Horty_ se lance-t-elle le défi d’atteindre un lieu du jeu The Legend of Zelda. Tears of the Kingdom (Nintendo, 2023) sans avoir préalablement obtenu un objet qui aurait grandement facilité son ascension. Le plaisir d’affronter cette difficulté superflue montre que l’échec peut aussi être le moyen d’une appropriation du système de jeu (puisque les objectifs suggérés par celui-ci ne sont sciemment pas remplis), comme l’explicite d’ailleurs la streameuse pendant la vidéo :
[C]’est vraiment comme ça que je joue aux jeux vidéo, c’est-à-dire que, on me demande de faire un truc dans le jeu, je n’en ai rien à foutre. J’ai un truc en tête et je vais tout faire pour y arriver de n’importe quelle manière, sauf celle prévue à cet effet.
3 min 55 s
En ouvrant un espace de liberté dans le système de règles, la prise de risque se fait donc la garante de l’expérience ludique elle-même : le jeu est possible parce que les objectifs sont détournés. On trouve ici un rappel du lien intime qui existe entre la jouabilité et la production de bruit — au sens d’interférences, de dysfonctionnements, de parasites[4]. Comme le notent Salen et Zimmerman, le bruit est effectivement « a desirable component of a game system » (2004: 197), dans le sens où le fait d’utiliser les moyens les plus inefficaces pour atteindre un objectif (s’interdire de saisir le ballon avec les mains dans un match de football, par exemple) constitue précisément le sel de l’activité ludique.
Or, si les jeux sont des dispositifs qui préparent et, dans une certaine mesure, accueillent l’erreur et le dysfonctionnement, le streaming accentue largement cette dimension, notamment en multipliant les sources potentielles de bruit :
[L]e streaming regorge de flux qualifiables de bruit ou — à tout le moins — de signaux concurrents qui provoquent des interférences dans leurs émissions et réceptions respectives (un glitch dans le jeu peut interrompre le discours d’un streamer, un événement ludique peut perturber une discussion entre les spectateurs, etc.).
Barnabé et Bourgeois, 2022
À ce titre, les outils de streaming prévus pour rendre la performance plus intéressante à regarder ne manquent souvent pas de parasiter les actions ludiques. Pour exemple, la vidéo ci-contre montre Horty_ en train de profiter d’un moment d’attente dans le jeu Valheim (Iron Gate Studio, Coffee Stain Publishing, early access) pour diffuser à ses spectateurs un clip musical[5] accompagné d’un habillage visuel kitsch et encombrant : distraite par sa propre mise en scène, elle ne remarque pas que son avatar est en train de prendre feu et n’en reprend le contrôle que trop tard, ce qui conduit à la mort de son personnage. Si l’accident n’était pas préparé à proprement parler, il n’en a pas moins été favorisé par la mise en place d’un dispositif obligeant la streameuse à gérer simultanément une multitude de canaux de communication.
Or, chez Horty_, le fait de mettre la performance en danger par la production de bruit peut être qualifié de véritable choix éditorial. Cette ouverture à l’interférence passe, entre autres, par la mise en place d’une multitude d’alertes (visuelles et sonores) invasives pour signaler les dons faits par les spectateurs[6]. Celles-ci viennent régulièrement interrompre la performance de façon incongrue et sont parfois sciemment utilisées par le public pour tenter d’interférer avec la partie ou même, plus fondamentalement, avec l’acte de communication lui-même (en empêchant Horty_ de parler). La lutte entre la streameuse et ses spectateurs pour occuper le terrain énonciatif en sabordant le fonctionnement normal de la communication active tout à fait la dimension de « jeu secondaire » (Delbouille, 2019: 287) du streaming, puisque la situation de communication est temporairement transformée en compétition. L’introduction de bruit dans la performance représente, en d’autres termes, un moyen d’augmenter la jouabilité de la situation (la cacophonie est ludogène [Montembeault, 2022]) en rendant gratuitement laborieuses les actions les plus anodines.
Dans le contexte du jeu mis en spectacle, le bruit, les parasites où les erreurs sont donc loin de constituer des « aberrations à minimiser pour optimiser la qualité de la communication et invisibiliser la technologie afin de donner préséance à la transparence médiatique ainsi qu’aux contenus véhiculés » (Montembeault, 2022). Ils sont au contraire reconnus comme des éléments pleinement jouables et, même, comme des composantes esthétiques à part entière. Chez Horty_, les alertes visuelles ou écrans d’attente utilisés pour habiller la performance puisent ainsi largement dans une imagerie faisant la part belle au glitch et à l’erreur technologique — quand la streameuse ne déforme pas l’image en direct pour proposer à son public des expériences visuelles hallucinées.
En résumé, nous avons vu que la possibilité de l’erreur constitue une condition de l’émergence du jeu et qu’en tant que telle, elle est aménagée et entretenue par les streamers, notamment à travers la production de bruit. En utilisant les propriétés formelles et les outils du streaming pour créer une multitude de sources possibles d’interférences, ces derniers préparent un terreau favorable à l’expérimentation ludique. De plus, dans ce contexte, le bruit n’est pas seulement joué : il est aussi célébré comme source d’une beauté prenant à contre-courant les règles de fonctionnement habituelles des interfaces de communication et ayant pour principe directeur de « rompre avec les conventions, déjouer l’horizon d’attente et reformuler la frontière entre le dissonant et l’assonant » (Montembeault, 2022). Selon Krapp, cette esthétisation du glitch et du dysfonctionnement peut se lire comme une tentative de résistance ou d’émancipation par rapport à une culture numérique dominée par des idéaux de contrôle, de communication et d’éradication de l’écart (2011: 114). En faisant du déraillement de la communication un jeu, le streaming vidéoludique s’inscrit très directement dans cette orientation esthétique.
Le streaming ou l’art de mettre l’expérience en scène
Cet article avait pour objectif de mettre au jour les fonctions de l’échec et de l’erreur dans le streaming vidéoludique, un format médiatique reposant sur la mise en spectacle d’une activité de jeu. En partant d’un corpus illustratif de performances de la streameuse Horty_, nous avons tenté d’utiliser le ratage comme porte d’entrée pour révéler les spécificités formelles de ce genre de performance et la façon dont le streaming redéfinit les cadres d’interprétation et de valorisation à l’oeuvre dans la culture vidéoludique. La première partie de l’analyse a permis de montrer la manière dont le streaming renouvelle les significations associées à l’échec ludique, le rôle que l’accident exerce dans la construction du rythme des performances et dans la sociabilité des utilisateurs, ainsi que l’inscription du motif de l’échec dans une forme postmoderne de valorisation (puisque celui-ci est à la fois souhaité et involontaire, plaisant et désagréable, etc.). La seconde partie s’est ensuite arrêtée sur la manière dont le dispositif du streaming prépare et favorise l’émergence de problèmes, notamment par sa propension à la production de bruit. Nous avons vu que l’erreur ne pouvait être évacuée de ce format médiatique (puisque sa possibilité conditionne l’existence du jeu) et qu’elle y est célébrée comme support de jouabilité, mais aussi récupérée comme motif esthétique et que — loin d’être dissimulée — elle ne cesse d’être montrée.
C’est là un dernier point qu’il importe de développer, car il concerne une autre particularité formelle du streaming, à savoir que l’ensemble des processus créatifs permettant de générer la performance sont constamment exposés par les streamers. Dans ce domaine, le contenu diffusé n’est pas présenté comme un produit fini, mais comme une création évolutive (work in progress) toujours sujette à être re-bricolée. Les streamers laissent en effet beaucoup de place, dans leurs performances, à des préparatifs que d’autres domaines culturels réserveraient aux coulisses : les jeux ne sont pas nécessairement installés à l’avance, le paramétrage des options de la diffusion est souvent fait en direct et commenté aux spectateurs, la préparation des événements est explicitée, les problèmes techniques ne sont pas tus, mais soulignés, etc. Pour illustration, le clip ci-contre montre un extrait de l’introduction d’un stream diffusé le 27 août 2023, durant lequel Horty_ passe un long moment à mettre en place ses scènes — c’est-à-dire la disposition des sources audiovisuelles qu’elle capture et leur habillage. Elle s’amuse ainsi, entre autres, à surimprimer sur son t-shirt un fichier GIF diffusant (en très mauvaise qualité) l’entièreté du film d’animation Shrek.
Cette monstration des ficelles de la création a pour effet d’offrir au regard du spectateur des moments où ce qui est construit n’est autre que la mise en danger de la performance elle-même. Un exemple synthétisant ces idées peut être trouvé dans la vidéo ci-contre, où Horty_ se donne le défi de progresser simultanément dans deux jeux vidéo différents (Sonic Adventure 2 [Sonic Team, Sega, 2001] et Cyberpunk 2077 [CD Projekt, 2020]), avec la même manette, tout en regardant la rediffusion d’un autre stream et en mesurant les performances de son processeur. On retrouve dans cet extrait le principe de cacophonie ludique évoqué plus haut, mais également celui de révélation de l’arrière-plan technique qui permet aux jeux et à la performance de fonctionner. Cette propension du streaming à montrer la création en cours d’élaboration, avec ses coulisses et ses impasses, représente, selon nous, une convention structurante de ce format médiatique, qui fonde l’essence de sa proposition. Ce qui différencie le streaming des autres types de spectacles audiovisuels n’est pas uniquement l’immédiateté du direct (qu’on retrouve aussi à la télévision, par exemple) ou l’interaction avec le public (qui est au coeur de nombreux médias numériques) : c’est aussi l’intégration, au sein des performances, de moments d’exposition de leur propre genèse.
Cette tendance — probablement héritée de l’ancrage de la pratique dans la culture amateure — traduit une représentation de la création dans laquelle les streamers ne sont pas les auteurs d’un « contenu » fini à proprement parler. Leur travail consiste plutôt en la conception et la mise en place de conditions permettant de favoriser l’émergence de temps forts, notamment par la disposition d’embûches faisant obstacle à leur propre performance. Lorsqu’Horty_ programme des alertes invasives, lance un jeu qu’elle sait saturé de bogues, laisse son chat marcher librement sur sa table de mixage, etc., elle crée un environnement propice au surgissement d’accidents heureux, « d’adversité ludique », palliant ainsi le fait que les jeux n’en fournissent pas toujours suffisamment pour offrir un spectacle intéressant. Ce travail d’aménagement de l’expérience n’est pas éloigné de celui d’un concepteur de jeux (game designer), puisqu’il s’agit, dans les deux cas, d’organiser des éléments ludiques afin de gêner savamment la réalisation d’un objectif.
Pour désigner cette forme de création tout en reprenant le vocabulaire propre au domaine, nous proposons le concept de mise en scène de l’expérience. Comme mentionné plus haut, dans les logiciels de streaming (tels qu’OBS Studio), les « scènes » désignent effectivement la manière dont les différentes sources audiovisuelles capturées vont être disposées et rendues visibles par les streamers. De la même façon qu’ils composent les habillages de leurs performances avant de les diffuser, ces praticiens préparent un cadre qui va guider le déroulement de l’expérience collective du streaming. Or la construction de ce cadre d’expérience laisse une place déterminante aux ratés : c’est paradoxalement en intégrant l’erreur et l’échec comme contenus souhaités et valorisables que le streaming assure sa réussite en tant que production spectaculaire, pratique communautaire et expérimentation esthétique.
Appendices
Notes
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[1]
On peut penser au principe du « die and retry », qui contraint le joueur à perdre pour découvrir la marche à suivre qui lui permettra de poursuivre la partie.
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[2]
Les contenus audiovisuels produits sur Twitch se caractérisent en effet par leur dimension éphémère : les enregistrements des streams ne sont conservés sur la plateforme que pendant soixante jours au maximum après leur diffusion, si bien que les utilisateurs archivent généralement leurs prestations sur d’autres plateformes, telles que YouTube.
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[3]
Pour une présentation plus détaillée de l’événement ainsi que du rôle joué par Horty_ et sa complice BagheraJones, voir Manilève (2021).
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[4]
Voir à ce sujet le dossier « Bruit et jeu vidéo. Interférences dans les études vidéoludiques » dirigé par Hugo Montembeault (2022).
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[5]
La chanson Novi God du groupe russe Steklovata (2002), qui avait eu un succès viral sur Internet en raison de sa mise en scène désuète et de ses effets visuels maladroits.
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[6]
Sur Twitch, il est effectivement possible de soutenir financièrement les streamers par le biais de dons ou d’abonnements.
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