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Prenez l’antenne! Faites quelque chose! N’importe quoi. L’important, c’est que vous puissiez l’assumer. Bien sûr, si vous faites quelque chose vous-même, ça va être un fiasco. Mais une faillite qui vient du coeur vaut mieux qu’un million gagné de manière douteuse.

Schlingensief et Hegemann, 1998: 15; je traduis[1]

Par ces mots, empruntés à un des nombreux textes programmatiques du parti Chance 2000 qu’il fonde à l’occasion des élections fédérales de 1998, l’artiste allemand Christoph Schlingensief encourage les laissés-pour-compte[2] de la société allemande à une prise de parole et un agir dans l’espace public. Mais par-delà l’appel lui-même, la phrase met implicitement en lien deux notions, celle de visibilité et celle de réussite, dont on comprend qu’il s’agit de les désolidariser. Quelle que soit la nature de cet agir — politique, artistique ou médiatique — et son résultat, sa valeur réside dans son existence, dans son exécution même. Parce qu’il contredit les dogmes néolibéraux, l’échec peut aussi être une résistance. Comme le souligne le slogan le plus célèbre du parti, « Scheitern als Chance » (L’échec comme chance), l’échec est une chance en ce qu’il a lieu, car cet avoir lieu est la marque de l’affirmation sensible d’une subjectivité, et revêt ainsi une dimension émancipatrice. Si, dans le contexte sportif « l’important c’est de participer », l’important est ici d’entrer en scène, de conquérir un espace dont est exclue toute personne dont l’existence est frappée du sceau de l’échec ou de l’inadéquation aux modèles dominants de la réussite sociale.

S’ils sont au coeur du projet Chance 2000 — situé au croisement du politique, de l’éthique et de l’esthétique —, ratage, échec, imperfection, amateurisme sont autant de termes qui traversent l’oeuvre de l’artiste allemand mort en 2010, figure majeure restée trop méconnue par-delà les frontières de l’espace germanophone[3]. Afin de rendre compte de la cohérence de l’oeuvre sous cet angle, on abordera ici trois projets inscrits dans les périmètres de genres artistiques distincts. Le premier est le projet Chance 2000déjà évoqué, à savoir la création d’un parti politique à part entière, dont l’existence est ponctuée de manifestations diverses jusqu’au jour de scrutin (le 27 septembre 1998)[4]. Fondé le 13 mars 1998 lors de la première du « spectacle » Chance 2000. Wahlkampfzirkus 98 (Chance 2000. Cirque électoral 98) au Prater, une scène annexe de la Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz à Berlin, le parti tient son premier congrès le 22 mars à l’occasion d’une autre représentation. Dans Hotel Prora. Übernachten bei Chance 2000 (Hôtel Prora. Passer la nuit chez Chance 2000, 15 au 23 mai 1998), des « clients » sont invités à passer une journée et une nuit avec les participants au projet dans des tentes installées dans le Prater et à s’impliquer dans les activités du parti, sous le regard d’autres spectateurs placés derrière une grille. Un bureau de campagne est inauguré en mai 1998, tandis que se déroule en juin et juillet une tournée électorale à travers l’Allemagne, durant laquelle diverses actions sont organisées dans des grandes villes afin de collecter un nombre suffisant de signatures de soutien pour permettre l’inscription du parti sur les listes électorales. Ce nombre exigé par la loi est finalement atteint dans huit Länder, et le parti est officiellement autorisé à participer aux élections le 17 juillet 1998. Le happening Baden im Wolfgangsee (Se baigner au Wolfgangsee) du 2 août est suivi du Tour des Verbrechens(Tournée du crime) dans divers théâtres allemands, qui s’achève le jour du scrutin par la soirée électorale Wahldebakel ’98 (Débâcle électorale ’98) à la Volksbühne[5].

Christoph Schlingensief, Das deutsche Kettensägenmassaker. Die erste Stunde der Wiedervereinigung (1990)  

Photographie  

©Filmgalerie 451  

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Le talkshow, format télévisuel importé des États-Unis dont la popularité explose en Europe dans les années 1990, a été revisité par l’artiste à quatre reprises. On s’arrêtera ici plus particulièrement sur Talk 2000, une série de huit émissions, dont la première fut diffusée le 14 septembre 1997[6]. Le talkshow fut diffusé de manière hebdomadaire par la chaîne indépendante Kanal 4 sur le canal des chaînes allemandes RTL et SAT. 1, lesquelles étaient tenues, par une clause de la loi sur l’audiovisuel de Rhénanie du Nord-Westphalie, de réserver une part de leur antenne à des émissions culturelles. Il fut ensuite diffusé sur la chaîne autrichienne publique ORF. Le concept a été développé avec Cordula Kablitz, qui oeuvrait également à la réalisation, tandis que Schlingensief lui-même modérait les rencontres tournées dans le sous-sol de la Volksbühne. Les personnalités invitées étaient des comédiens et comédiennes, des figures actuelles ou (le plus souvent) sur le retour de la vie médiatique ou de la presse à scandale allemande[7].

Enfin, on s’arrêtera sur la production cinématographique de Schlingensief en abordant plus particulièrement le second volet de sa « trilogie allemande », allusion à celles de Visconti (Trilogia tedesca, 1969-73) et de Fassbinder (BRD-Trilogie, 1979-82) : il s’agit du film Das deutsche Kettensägenmassaker (Massacre allemand à la tronçonneuse) de 1990, sous-titré Die erste Stunde der Wiedervereinigung (La première heure de la réunification), et inspiré des deux premiers Massacre à la tronçonneuse (The Texas Chainsaw Massacre) du réalisateur américain Tobe Hopper (1974 et 1986). Au Texas profond de l’Américain, Schlingensief substitue le contexte d’une Allemagne fraîchement réunifiée dans laquelle le personnage de Clara, après avoir assassiné son mari à Leipzig, passe la frontière germano-allemande ou ce qu’il en reste, pour rejoindre son amant à l’Ouest. Peu après, elle devient la proie d’une famille d’Allemands de l’Ouest qui assassinent et transforment en charcuterie leurs homologues de l’ex-RDA.

Si différents qu’ils soient, mêlant tous sous des formes diverses la provocation à l’ambition critique, ces projets sont sous-tendus par une pensée à part entière de l’échec comme émancipation dont seront développés ici les deux versants constitutifs et indissociables : la mise en scène des « ratés » et le ratage stratégique de la mise en scène.

Mettre en scène les « ratés »

Les laissés-pour-compte du modèle allemand

Dès sa naissance, le parti Chance 2000 se donne pour objectif la défense des groupes socialement exclus dans l’Allemagne de la fin des années 1990, aux destinées de laquelle préside encore le chancelier Helmut Kohl. En font partie les quatre millions de demandeurs d’emploi au moment de la fondation du parti, même si Schlingensief, par provocation, évoque régulièrement le chiffre de six millions, en référence au nombre des victimes juives des camps de la mort. Parmi ceux-ci figurent les perdants de l’Histoire, c’est-à-dire les habitants des « nouveaux Länder » que constitue le territoire de l’ancienne RDA, victimes collatérales du rachat à peu de frais de la structure économique est-allemande par les entreprises de l’Ouest. Les demandeurs d’asile, dont le nombre augmente sensiblement depuis le début des années 1990, sont également en marge de la société allemande de l’époque. Le parti s’adresse néanmoins beaucoup plus largement à celles et ceux qui par leur existence même font échec au culte de la réussite sociale et de la performance. En font partie les personnes âgées, celles en situation de handicap, les sans-abris, les marginaux, les personnes dépendantes des aides sociales, toutes celles et tous ceux qui d’une manière ou d’une autre tombent aux marges du modèle politique, économique et social. La raison d’être du parti est de les encourager, de les soutenir, et non de les représenter. À la différence du modèle traditionnel de la délégation de la parole à des acteurs politiques, le parti invite les laissés-pour-compte à faire entendre eux-mêmes leur voix, en se portant candidats aux élections par exemple. Pour les instigateurs du mouvement, il s’agit, ni plus ni moins, de revenir au texte et à l’esprit même de la constitution : puisque « Tout pouvoir d’État émane du peuple » (« Alle Staatsgewalt geht vom Volke aus », Article 20, paragraphe 2 de la Loi fondamentale), l’enjeu est de « rendre à l’ensemble du peuple son pouvoir structurel » (« dem ganzen Volk wieder die strukturelle Gewalt zurückgeben », Schlingensief et Hegemann, 1998: 77). Le programme électoral dont se dote alors le parti n’est pas un modèle de société, encore moins un ensemble d’annonces de mesures plus ou moins concrètes, et celui-ci ne vise pas réellement à l’exercice du pouvoir, mais trouve son sens dans l’appel à l’affirmation individuelle et collective de soi, ce qu’exprime une autre formule : « Die kleinste Einheit von Volk ist 1 V =  1 Volk, also jeder von uns » (« La plus petite unité du peuple est 1 P =  1 peuple, c’est-à-dire chacun de nous », 1998: 11).

Christoph Schlingensief, Chance 2000 (1998)  

Photographie par Bettina Blümner  

©Bettina Blümner  

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Si ces exclus ne montent pas sur la scène de Talk 2000 — et en cela Schlingensief s’oppose de manière significative à un modèle de talkshow particulièrement en vogue à l’époque, qui fait intervenir sur la scène des « témoins » anonymes autour de sujets divers —, ils constituent un horizon de référence régulièrement activé au fil des échanges entre invités et animateur. Sur un plan thématique, ces échanges se caractérisent entre autres par une alternance souvent brutale entre le sérieux et le banal, et laissent une place importante au privé. L’art de Schlingensief réside néanmoins dans la façon dont il fait, insidieusement, resurgir le réel dans le flux télévisuel, en en interrompant de la sorte la superficialité. Lors de la deuxième émission, l’artiste amène à leur insu ses deux invités, l’excentrique créateur de mode Rudolph Mooshammer et le réalisateur Walter Bockmayer, à affirmer peu ou prou et avec véhémence que toute personne au chômage peut trouver du travail si elle le souhaite vraiment[8]. Lors de la première émission, il évoque les six millions de chômeurs, « à l’arrêt » (« im Stillstand »), mais « disposant de la plus grande rapidité d’esprit » (« mit höchster Geistesgeschwindigkeit », 22 min 30 s), et demande dans plusieurs émissions aux invités d’adresser quelques mots d’encouragement à ces mêmes chômeurs qui « sont devant leur écran et disent : “Oui, nous voulons une telle émission parce que nous sommes bien là” » ( « die sitzen am Bildschirm und sagen : “Ja, wir wollen so eine Sendung weil es gibt uns noch” », épisode 4, 02 min 40 s). Les « célébrités » diverses, qui n’ont pas ou qu’en partie été averties de la teneur pour le moins particulière du talkshow, se voient donc confrontés par Schlingensief à ceux dont l’absence s’oppose à leur propre présence médiatique.

Avec Massacre allemand à la tronçonneuse enfin, Schlingensief met à bas l’illusoire sentiment d’une union nationale associée symboliquement aux premières heures de la réunification et proclamée à l’envi. Le film est né du télescopage de deux matériaux visuels[9] : celui, télévisé, de l’ivresse collective au soir du 3 octobre 1990, « Jour de l’Unité allemande » et depuis fête nationale, et celui du film d’horreur de Tobe Hopper. En exergue du film sont ainsi placées les images du discours du président fédéral Richard von Weizsäcker, de drapeaux allemands flottant au vent, de cloches célébrant l’événement, et de la foule rassemblée devant le bâtiment du Reichstag, autant d’évocations d’une communion enfin réalisée dont le metteur en scène aspire à dénoncer l’hypocrisie. À l’emphase symbolique de la « grande Histoire » va alors s’opposer le minimalisme narratif et la trivialité visuelle d’une (toute) petite histoire. Le motif central de la consommation de l’Autre, dans le contexte politique de l’époque, n’en reste pas moins riche d’un sens critique évident. La destruction des corps, leur réduction à une simple matière et leur assimilation physique font écho à l’assimilation politique, économique et culturelle qu’a constitué l’unification allemande[10]. Si celle-ci a incontestablement mis fin à un régime politique de non-droit, elle a conduit à la liquidation pure et simple d’un système de valeurs et de relations sociales qu’on ne saurait idéaliser a posteriori, mais qui était ancré dans l’expérience collective de ce même régime, et consacré ainsi un dualisme entre les gagnants et les perdants de l’histoire interallemande. C’est à ce dualisme que renvoie la réification métaphorique radicale des Allemands de l’Est et l’opposition entre sujets et objets de la consommation chez Schlingensief.

Pour autant, le corrélat de la satire est ici l’absence de toute forme de victimisation. De ce point de vue, l’élément déclencheur de la narration n’est pas anodin. C’est par un assassinat sauvage perpétré cette fois par l’héroïne elle-même est-allemande, qui plus est filmé comme les meurtres à venir (ralenti, distorsion du son, gros plan sur le visage grimaçant et hurlant de la victime), que s’ouvre le film. Schlingensief met ainsi à distance les événements, minant de l’intérieur une opposition coupables/victimes par trop schématique. Les Allemands de l’Est sont, à l’exception du personnage central peut-être, tout aussi ridicules que leurs homologues de l’Ouest, et le recours aux clichés fait obstacle à une telle simplification dichotomique, puisqu’il concerne sans réel discernement les deux Allemagnes telles qu’elles sont représentées dans le film[11].

Christoph Schlingensief, Chance 2000. Baden im Wolfgangsee (1998)  

Photographie du 2 août 1998 par Bettina Blümner  

©Bettina Blümner  

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Invisibilité contre visibilisation

Film, télévision, projet mêlant la performance dans l’espace public et l’intervention politique : l’enjeu commun à ces démarches artistiques est celui d’une reconquête de l’image, l’accès à une visibilité de ceux qui en sont exclus. À travers la distinction entre un « système 1 » et un « système 2 », exposée sur des supports variés et à diverses reprises dans le cadre du projet Chance 2000[12], Schlingensief résume une opposition fondamentale qui permet aussi d’éclairer les productions filmique et télévisuelle analysées ici. Sous le terme « système 1 », l’artiste englobe les acteurs politiques et sociaux qui occupent l’espace public : partis politiques, organisations de masse diverses, syndicats, églises, médias, mais aussi institutions culturelles et artistiques. À celui-ci s’oppose le « système 2 », c’est-à-dire tout ce qui est exclu du système 1, ceux et celles qui n’ont pas accès à ce même espace. Sont ainsi distincts le réel et toutes les formes de sa « représentation », terme à comprendre ici dans son double sens de délégation de la parole et construction d’une image. L’enjeu est donc de reconquérir une visibilité en investissant les plateformes garantissant celle-ci, de trouver une réponse à la question formulée par Elfriede Jelinek, prix Nobel de littérature et admiratrice de Schlingensief :

Comment peuvent-ils être vus, ceux qui semblent ne pas fonctionner, et qui aujourd’hui vont jusqu’à se mettre à l’écart de la vie, parce qu’ils ont même honte d’occuper une place qui leur est interdite, comment et où peuvent-ils être vus, ceux qui n’ont pas d’emploi, de but, de lieu?

1998 : 116; je traduis[13]

L’action organisée au KaDeWe (Kaufhaus des Westens), célèbre grand magasin de Berlin et ancienne vitrine de la consommation occidentale, constitue la traduction d’une telle tentative. Le 27 mars 1998, pour la première fois, Christoph Schlingensief ainsi qu’un petit groupe de militants du parti portant des tee-shirts Chance 2000, parmi lesquels les comédiens en situation de handicap Achim von Paczensky, Helga von Paczensky et Werner Brecht, participants de longue date aux projets de l’artiste, se retrouvent pour faire les courses. Très vite, la présence incongrue du groupe dans le grand magasin provoque la méfiance des services de sécurité, jusqu’à ce que l’accès leur soit finalement interdit lors d’une visite suivante. Le but d’une telle intervention n’est donc pas de remettre en cause le principe même de consommation, mais bien de la pratiquer, pour mieux souligner qu’elle n’est, de fait, pas offerte à tous. Une même logique de réinvestissement de l’espace prévaut dans l’action Baden im Wolfgangsee du 2 août 1998, lors de laquelle Schlingensief invita les quatre millions de chômeurs de l’époque à venir se baigner tous ensemble dans le Wolfgangsee à Sankt Gilgen (Autriche), lieu de villégiature d’Helmut Kohl, dans le très hypothétique but de submerger une partie de la villa du Chancelier en faisant monter le niveau de l’eau. Si le résultat en termes de participation est évidemment resté loin du compte, l’objectif d’une visibilité dans l’immédiate proximité d’un lieu du pouvoir a néanmoins été atteint, l’attention des médias ayant été attirée sur l’événement.

Même si les moyens diffèrent nécessairement, cette dynamique de reconquête d’une présence dans l’espace public infuse également Talk 2000 et Massacre allemand à la tronçonneuse. Certes, les demandeurs d’emploi par exemple n’investissent pas physiquement la scène du talkshow, mais leur situation n’en est pas moins l’objet du débat ou de ce qui s’y apparente. Dans un entretien, Schlingensief confirme lui-même que le silence et l’absence des exclus constituent le point de départ du projet, non sans provocation au passage :

Tous les pédophiles, les schizophrènes, ceux qui sont séparés, les chômeurs en Allemagne sont devenus silencieux parce qu’ils n’ont pas le droit de parler publiquement de leurs souffrances. Ces thèmes sont passés sous silence. Moi, ça m’amuse de les débusquer pour les faire apparaître au grand jour.

2022: 78; je traduis[14]

Si les perdants du nouveau chapitre qui s’ouvre en 1990, à travers la forme satirique du film, sont soustraits tant à la victimisation qu’à toute empathie de la part du spectateur, le rapport de force qu’invisibilise une prétendue réconciliation avec l’Histoire, exacerbé par le motif de la destruction physique et de l’anthropophagie, n’en reste pas moins la raison d’être du film. Une telle focalisation thématique sur l’actualité caractérise du reste le film suivant de Schlingensief, qui déclarait en 1993 « vouloir avoir un jour trente films, qui de manière différente disent quelque chose des années de leur conception » (2020: 25; je traduis[15]). Intitulé Terror 2000 (Terreur 2000, 1992) et reprenant les mêmes codes que le premier, il a cette fois pour thème une autre actualité, celle des exactions commises contre les demandeurs d’asile et les relents nauséabonds de racisme et de fascisme dans la société allemande.

Faire rater la mise en scène (la représentation elle-même)

Faire accéder à l’espace public ceux qui en sont exclus, c’est-à-dire reconfigurer le partage du sensible (Rancière, 2000: 12), ne doit néanmoins pas revenir à cautionner toutes les formes de cette visibilisation. L’enjeu est donc de reconquérir les espaces politiques, médiatiques et culturels, tout en remodelant de l’intérieur non seulement « les formes de visibilité des pratiques de l’art, du lieu qu’elles occupent, de ce qu’elles “font” au regard du commun » (14), mais plus largement toute forme d’expression, y compris politique et sociale, dont les supports constituent ensemble le « système 1 ». Il n’y a donc pas de différence de fond entre le champ de l’esthétique et celui du politique. Faire accéder à l’image tout en se refusant à la réification spectaculaire — c’est-à-dire découpler les deux sens du mot représentation — implique, tout en la pratiquant, de perturber la mise en scène dans son aspiration à l’identité entre le réel et sa représentation : pour représenter les « ratés », il faut donc rater la représentation.

De la nécessité de l’imitation

Rendre perceptible l’échec, néanmoins, nécessite que soit envisagé son contraire, la réussite :

L’échec implique de prime abord un écart entre un effet visé et un effet obtenu; il n’apparaît comme tel que dans la perspective d’une exigence, d’une attente, d’un espoir qu’il échoue à réaliser. Plus fondamentalement, il présuppose la possibilité que le cours des événements, au lieu de conduire au ratage, ait pu prendre une bifurcation vers le résultat souhaité.

Citton, 2003: 38

On comprend dès lors mieux dans quelle mesure la pertinence du travail de Schlingensief repose tant sur l’écart par rapport au modèle que sur son imitation : si particulier et transgressif que soit chacun d’entre eux, Chance 2000 est bien un parti, Talk 2000est bien un talkshowMassacre allemand à la tronçonneuse est bien un film, et tous trois sont abordés avec des exigences, des attentes et des espoirs de la part du public. Le ratage comme déviance vis-à-vis d’une norme formelle ne revêt son potentiel critique comme crise de la perfection de la mise en scène que si le vecteur de celle-ci est imité, ce que reflète Chance 2000, tant dans son activité que par les étapes de son existence elle-même, qui prend la forme d’un résumé de ce que peut être l’histoire d’une organisation politique contemporaine. Rappelant en miniature d’autres divisions intra-partisanes « réelles » se produit ainsi dès le 22 mai 1998 une scission au sein du parti, le maître d’oeuvre lui-même, (prétendument) las des sempiternelles discussions auxquelles donne lieu la constitution d’un programme, faisant sécession en quittant le chapiteau pour fonder quelques pas plus loin le Schlingensief-Partei, tandis que l’organisation originale devient le Parti de la dernière chance (Partei der letzten Chance). Tous deux fusionneront néanmoins dès la semaine suivante pour donner (re)naissance au parti Chance 2000. Le parti de la dernière chance. Il faut aussi évoquer le souci de Schlingensief de conférer au parti un statut juridiquement conforme à la législation en déposant des statuts fédéraux en bonne et due forme, tout comme pour l’association Chance 2000 e.V., support de celui-ci (Schlingensief et Hegemann, 1998: 19-26). Durant sa campagne, le parti et ses principaux représentants ont utilisé de manière conséquente tous les canaux traditionnels de la communication politique, depuis le tournage de spots électoraux jusqu’à l’invitation dans les talkshows de l’époque en passant par l’affichage, le tractage ou la fabrication d’objets promotionnels.

Christoph Schlingensief, Talk 2000 (1997)  

Photogramme tiré de l'épisode 2 de Talk 2000, Allemagne : Kanal 4, 10 min 12 s  

Youtube  

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De la même manière, Schlingensief ne peut faire échouer le talkshow que s’il en reprend les codes, ce qu’il fait de manière rigoureuse dans Talk 2000, provoquant un sentiment de déjà-vu chez le spectateur de l’époque. En font partie, par exemple, l’entrée en scène de l’animateur sous les applaudissements du public, la présence d’un orchestre accompagnant l’arrivée des invités ou ponctuant l’émission de brefs interludes musicaux, ou encore le rapport de spontanéité, voire de familiarité — réel ou simulé — entre animateur et intervenants. « Maître de la scène discursive » (Charadeau et Ghiglione, 1997: 106), l’animateur est au centre des attentes, tant du public présent que cathodique. La forme même de l’échange verbal dans Talk 2000 révèle le statut ambigu de celui-ci, entre adhésion aux conventions du genre et exacerbation de celles-ci. Selon Charadeau et Ghiglione en effet, le talkshow se distingue du débat en ce qu’il se caractérise par un « éclatement de l’espace interlocutif par le fait que les participants prennent la parole de façon réactive dans une mécanique de renvois des répliques », par une « oralité disloquée […] faite de phrases incomplètes, de reprises et redondances nombreuses, d’anticipation et de superpositions syntaxiques (y compris chez l’animateur). » (141) De manière évidente, cette oralité disloquée et cet éclatement de l’espace interlocutif caractérisent Talk 2000, l’effet d’exacerbation de celui-ci résidant dans le fait que l’échange se limite ici à un dialogue entre l’animateur et l’invité. Si, à l’inverse du modèle du débat qui problématise un véritable thème politique ou social en mobilisant des experts, celui du talkshow traite d’un « fait de société (délinquance, sectes, criminalité, injustices, épidémies, calamités naturelles, etc.) » en faisant intervenir (dans la plupart des cas) des personnes anonymes concernées (79), les sujets de Talk 2000 ne jouent qu’un rôle secondaire, ne sont finalement que peu ou pas au centre des propos, voire ne sont que des prétextes[16].

Ce sont donc ces éléments d’un rituel télévisuel désolidarisé de tout contenu, puisque répété d’une émission à l’autre, que Schlingensief révèle en les déréglant. Lors de chacune des émissions, sa silhouette apparaît derrière la porte vitrée permettant d’accéder au plateau, laissant voir un bref instant que l’artiste se cure le nez avant d’entrer, manière de déjouer la sacralisation de la figure de l’animateur. En fait d’orchestre, élément récurrent des talkshows de l’époque, c’est un trio de musiciens russes qui accompagne son arrivée et celle des invités au son du violon et de l’accordéon, tandis qu’il serre des mains et embrasse des spectateurs avant de rejoindre la scène tournante qui constitue le plateau. Le déroulement de l’émission est régulièrement interrompu par les appels de Herr Oblomov, le portier de la Volksbühne, tandis qu’une agitation règne en permanence sur la scène. Au fil des débats, pointe sans cesse le risque du dérapage, plus ou moins calculé, selon le principe d’une « fiction d’authenticité » dans laquelle « l’enchaînement des ruptures et des thèmes est extrêmement accéléré et produit ainsi une impression de superficialité et d’excitation » (Koch, 2014: 127). Lors de la première émission, par exemple, Schlingensief réclame au public et à l’invité une minute de silence. Il lui arrive de se taire, de s’emporter, d’interrompre le bavardage superficiel pour poser une question sérieuse ou intime. Il ira, lors de la dernière émission, jusqu’à se battre avec un spectateur prétendument anonyme, en réalité un des comédiens de la Volksbühne, Bernhard Schütz. Pratiquant la digression volontaire, il en vient régulièrement à parler de lui-même, retournant ainsi le rapport intervieweur/interviewé.

Dans une dramaturgie de la « perturbation » (Koch, 2014: 127-129) qui laisse toujours place à l’inattendu, la part de simulation que revêt le ratage reste fondamentalement incertaine. Dès le début de la première émission, Schlingensief fait part au (télé)spectateur de son anxiété à l’idée du nouvel exercice que constitue la modération, et expliquera ailleurs l’intérêt et le sens qu’il trouve dans l’expérience du ratage :

[J]e me réjouis d’avoir trouvé un nouveau média, dans lequel je peux faire des erreurs. En tant que metteur en scène à la Volksbühne de Berlin, j’ai appris que cela pouvait procurer un grand plaisir. Bien sûr, je suis complètement dépassé devant la caméra, parce que je ne me prépare pas. Mais je trouve que les animateurs s’en sortent beaucoup trop bien d’habitude. C’est pourquoi je me laisse taper dessus de temps à autre et je révèle des trucs intimes. Que je viens de quitter ma copine, par exemple.

Schlingensief, 2022: 77; je traduis[17]

Si le (télé)spectateur demeure dans l’indécision quant au crédit à apporter à ce qui se déroule devant lui, les dérèglements, qu’ils soient ou non calculés, n’en sont pas moins autant de dysfonctionnements par rapport au déroulement normal, normé et normatif d’un talkshow. La troisième émission, consacrée au sujet « Humour allemand », fonctionne comme une mise en abyme du modèle. L’invité principal en est en effet Harald Schmidt, animateur du Harald-Schmidt-Show (SAT. 1, 1995-2003, puis 2011-2012, puis SKY, 2012-2014) et véritable vedette du genre à l’époque. Répondant volontiers aux questions de son interlocuteur, Schmidt occupe l’espace discursif, pratiquant une logorrhée caractéristique de son personnage au rythme particulièrement rapide et ponctuée de provocations sciemment dosées. Au fil de l’échange, Schlingensief se place peu à peu en retrait, confessant son incapacité à faire montre du même brio que son interlocuteur — ce sur quoi il reviendra du reste encore en introduction de l’émission suivante. Prétextant l’arrivée en coulisses d’une invitée censée intervenir lors de l’émission suivante, il quitte alors le plateau. Privé d’interlocuteur, Schmidt se retrouve ainsi seul en scène, contraint de meubler l’espace verbal, ce qu’il ne parvient pas à faire.

Christoph Schlingensief, Chance 2000. Wahlkampfzirkus. Parteigründung im Prater-Zelt (1998)  

Captation vidéo d’Erhard Etel, 13 mars 1998

Photogramme tiré du film Chance 2000. Partei der letzten Chance, Allemagne : Filmgalerie 451, DVD, 2018, 1 h 03 min 22 s  

©Filmgalerie 451  

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La dramaturgie de Talk 2000 prend donc la forme d’une performance « ratée » tant par les écarts prévus que par la place réservée à l’aléatoire, à laquelle s’expose le modérateur lui-même (Antonic, 2011: 427). Si certaines actions savamment préparées et orchestrées ponctuent la campagne électorale de Chance 2000 — on pensera ici à Hotel Prora ou Baden im Wolfgangsee — pseudo-dilettantisme et pseudo-amateurisme n’en caractérisent pas moins d’autres. Sous le titre Chance 2000. Wahlkampfzirkus 98, la première phase du projet est constituée d’une série de soirées organisées du 13 mars au 12 avril 1998 sous le chapiteau de la troupe du Circus Sperlich. Chaque manifestation, dans laquelle intervenaient les membres de la troupe du théâtre (Bernhard Schütz, Martin Wuttke, Astrid Meyerfeldt, le dramaturge Carl Hegemann) et des collaborateurs et comédiens accompagnant les travaux de Schlingensief depuis plusieurs années, est constituée selon le principe de la revue d’une suite, au contenu variable d’une soirée à l’autre, de pseudo-numéros de cirque, d’éléments musicaux, de débats, de renvois à l’actualité ou à l’histoire, d’interpellations du public. L’ensemble de la soirée s’apparente donc à un collage chaotique, ce que montrent par exemple les tentatives maladroites de la part des comédiens d’exécuter quelque numéro d’acrobatie, les prises de parole hasardeuses, les improvisations. Tout semble ainsi participer d’une recherche de l’imperfection. À la planification et à l’exécution rigoureuse de toute mise en scène politique ou artistique, Schlingensief oppose donc le caractère ouvert, aléatoire, et de ce fait nécessairement dilettante du Wahlkampfzirkus. Si simulé car orchestré qu’il soit, le ratage n’en menace pas moins la représentation, ce qui vaut aussi pour la seconde partie de la manifestation, consacrée à l’activité politique du parti et à la campagne elle-même, le public étant invité non seulement à rejoindre les listes du parti, mais aussi à participer à l’élaboration de son programme.

Appartenant pourtant à un genre visuel différent, Massacre allemand à la tronçonneuse n’en présente pas moins d’étranges résonances formelles avec Talk 2000. Ainsi, l’enchaînement souvent très rapide des plans et les effets de discontinuité narrative dans le film semblent faire écho au déroulé (pseudo)-thématique de nombre de passages des émissions, donnant ainsi l’impression d’un éclatement de l’espace non plus discursif, mais narratif cette fois. Le recours aux clichés politiques et sociaux s’inscrit dans la même logique et revêt une signification d’autant plus importante que ceux-ci sont alors actuels. Loin de vouloir remettre en cause des images toutes faites particulièrement présentes dans l’espace médiatique à l’époque, à l’endroit des Allemands de l’Est en particulier, le réalisateur les généralise et les systématise à tel point qu’elles deviennent la matière même du récit filmique : celui-ci ne renvoie plus à la réalité sociale de l’époque, mais à sa caricature, comme si l’une tendait à se substituer à l’autre. Ainsi, à la Trabant de l’héroïne s’oppose la Mercedes d’un couple ouest-allemand, le café dans lequel entre la protagoniste s’appelle « Café Porsche », tandis que le motif du Coca-Cola est récurrent. Nombre de ces clichés renvoient au passé allemand, comme l’uniforme nazi d’un des personnages (Udo Kier) ou le casque de la Wehrmacht que porte le personnage de Hank (Volker Spengler), sorte de tueur en série dont le langage se limite à des bribes de phrases, des cris et des bruits divers.

Enfin, les échanges verbaux participent d’une logique similaire : loin de traduire une intériorité des personnages ainsi que des relations intersubjectives, les dialogues sont régulièrement ponctués — sinon majoritairement constitués dans certains cas — de cris et de passages hurlés rendant leur contenu à peine audible, mais aussi de sentences dépourvues de sens car formulées hors de tout contexte. Le langage schlingensiefien est ici un non-langage où sont réduites à leur plus simple expression les fonctions du langage de Roman Jakobson (1963). Référentiel, le langage ne l’est ici qu’en ce qu’il renvoie à une immédiateté de la présence de l’Autre, le monde de Massacre allemand ne connaissant ni passé ni avenir, ni préhistoire ni perspective. À l’expression des sentiments, des pensées, Schlingensief substitue celle de la pulsion : le cri d’effroi et le grognement de l’animalité. Nulle dimension conative également, aucune volonté de persuasion de l’Autre, ni d’influence de quelque sorte que ce soit. Toute dimension poétiqueou métalinguistique est enfin absente, le langage n’étant que l’expression du corps. Seule la fonction phatique du langage semble à l’oeuvre, mais se trouve vidée de sa raison d’être : si des énoncés minimaux contribuent bien à déclencher, maintenir ou mettre un terme à la communication, celle-ci, on l’aura compris, n’en est précisément pas une.

Un détour par la notion de dégoût, enfin, permet de mieux saisir de quelle manière le film déconstruit le principe de mise en scène et exploite la dimension subversive du trash. Nombre d’éléments filmés peuvent en effet provoquer une forme de rejet physique chez le spectateur, de la boucherie où sont transformés les corps humains comme lieu récurrent de l’action aux meurtres eux-mêmes, filmés au ralenti. Le film semble ainsi convoquer quelques-unes des caractéristiques de l’objet dégoûtant telles que les identifie une approche phénoménologique du dégoût, qu’il s’agisse de « la décomposition, parce que celle-ci contient le devenir de la mort, qui est moins un processus de dépérissement et d’agonie que la dénaturation d’une chose déjà morte » (Rosenkranz, 2004 [1853]: 283) à travers la transformation en aliments des corps morts, ou « le collant, ce qui adhère “au mauvais endroit” […], ce qui “colle” en quelque manière au sujet, l’entoure de sa proximité, de son émanation » (Kolnai, 2014: 51), dans le motif des taches et éclaboussures sanguines diverses. Une très brève séquence précédant le générique de début revêt de ce point de vue une dimension programmatique : il s’agit d’un seul et même plan sur le tronc d’une femme aux jambes sectionnées (et néanmoins tout à fait capable de continuer à vociférer) sur laquelle une camionnette vient de rouler.

Christoph Schlingensief, Das deutsche Kettensägenmassaker. Die erste Stunde der Wiedervereinigung (1990)  

Photogramme tiré du film, Allemagne : Filmgalerie 451, DVD, 2020, 12 min 10 s  

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Pourtant, le caractère récurrent de ce type de scène épuise le dégoût dans l’habitude. Par sa répétition, il s’amenuise jusqu’à disparaître, ancrant le film aussi bien dans la tradition théâtrale du Grand-Guignol que dans la modernité du genre gore, envisagé ici sur le mode ironique, à la différence du premier opus de son « modèle » texan. En ce qu’il est tout à la fois exacerbé et annihilé, l’exposition du dégoûtant chez Schlingensief s’oppose à sa mise en forme artistique ailleurs, qui permettrait précisément de le goûter, c’est-à-dire de prendre du plaisir à sa contemplation. À partir de l’exemple du panneau de Carpaccio Saint Georges et le dragon (1502), dont la partie gauche est parsemée de restes humains entourant la créature, Sylvie Coëllier montre de quelle manière c’est la composition artistique de l’objet hideux qui en permet la jouissance : « L’art l’emporte donc sur un réel qui soulèverait le coeur. L’art est dans le fait très visuel pour le regardeur d’assumer sa curiosité, de déployer son imagination, sans risque, sans rejet physique incontrôlé : le charnier du dragon n’a pas d’odeur. » (2022: 243) En répétant à l’envi les scènes de violence, en décuplant la présence du sang et de la chair au fil d’une narration hachée, déstructurée, Schlingensief pratique au contraire la dé-composition : si tout film en tant qu’oeuvre d’art constitue en soi une mise en récit du réel, celle-ci tend dans le cas présent à la non-forme, la non-forme d’un film faussement raté. Si le dégoût perd de sa force, ce n’est pas par son aseptisation formelle, mais bien par sa redondance et son expansion dans la narration. La signification du dégoût visé ici serait dès lors plutôt à chercher du côté d’une critique sociale du goût comme expression d’une exclusion, dans un sens bourdieusien :

Les goûts (c’est-à-dire les préférences manifestées) sont l’affirmation pratique d’une différence inévitable. Ce n’est pas par hasard que, lorsqu’ils ont à se justifier, ils s’affirment de manière toute négative, par le refus opposé à d’autres goûts : en matière de goût, plus que partout, toute détermination est négation; et les goûts sont avant tout des dégoûts, faits d’horreur ou d’intolérance viscérale (« c’est à vomir ») pour les autres goûts, les goûts des autres. Des goûts et des couleurs on ne discute pas : non pas parce que tous les goûts sont dans la nature, mais parce que chaque goût se sent fondé en nature — et il l’est quasiment, étant habitus —, ce qui revient à rejeter les autres dans le scandale du contre-nature.

1979: 59-60

Le comique de Massacre allemand à la tronçonneuse est donc, au sens propre, un comique de « mauvais goût », renvoyant le public à son attente d’une forme.

Une esthétique du carnavalesque

Le caractère subversif du prétendument raté car déformé ou in-formé rejoint un autre avatar du renversement de l’ordre par le dérèglement des codes, celui que constituent les formes festives et carnavalesques, telles que Mikhaïl Bakhtine les identifie :

Le noyau de cette culture, c’est-à-dire le carnaval, n’est pas le moins du monde la forme artistique du spectacle théâtral et, de manière générale, n’entre pas dans le domaine de l’art. Il se situe aux frontières de l’art et de la vie. En réalité, c’est la vie même présentée sous les traits particuliers du jeu.

1970: 15

La mise en échec de la mise en scène chez Schlingensief est donc le refus de cautionner la fermeture sur elle-même de la sphère de l’art, comme l’illustrent tant ses interventions dans le cadre de Chance 2000 que l’oscillation entre authenticité et simulation dans Talk 2000. Dans les deux cas est brouillée la frontière entre la réalité et l’art, c’est-à-dire remis en cause le prétendu dépassement de l’une par l’autre.

Cette parenté, qui n’est pas une identité, entre l’entreprise de Schlingensief et la lecture que fait Bakhtine de la culture populaire s’exprime à travers un certain nombre d’aspects récurrents repérables dans les trois objets étudiés ici (et dans d’autres oeuvres de l’artiste), qui renvoient aux « permutations constantes du haut et du bas […] ces formes les plus diverses de parodies et travestissements, rabaissements, profanations, couronnements et détrônements bouffons » (Bakhtine, 1970: 19). Ainsi, le travestissement (toujours imparfait) a sa place dans le Wahlkampfzirkus au cours duquel Schlingensief apparaît lui-même en Monsieur Loyal, tandis qu’il est habillé en prêtre lors de la dernière émission de Talk 2000. Il prend une dimension grotesque en ce qu’il mêle le ridicule et l’effroi, expression d’un « monde aliéné » (Kayser, 1961 [1957]: 198) dans Massacre allemand à la tronçonneuse. Accueilli avec enthousiasme par le maître des lieux, apparaît à plusieurs reprises dans Talk 2000 le dramaturge Heiner Müller… mort deux ans auparavant, en réalité le comédien Werner Brecht, tandis que Liz Taylor (ou son sosie) prendra la parole dans la cinquième émission. À la fois élément du titre d’une performance de 1996 à la Volksbühne et appel au meurtre lancé dans le cadre de l’action Mein Filz, mein Fett, mein Hase (Mon feutre, ma graisse, mon lièvre)[18] à l’occasion de la Dokumenta de 1997 à Kassel, le leitmotiv « Tötet Helmut Kohl! » (Tuez Helmut Kohl!), repris dans la seconde émission de Talk 2000, relève également de la profanation, de la mise à bas des idoles.

Si Schlingensief semble réactiver dans son propre présent politique de telles formes traditionnelles, on ne peut néanmoins pas assimiler l’espace ainsi délimité au « second monde de la vie populaire » de Bakhtine. Ce dernier « s’édifie dans une certaine mesure comme une parodie de la vie ordinaire, comme un “monde à l’envers” », mais la parodie carnavalesque n’en « ressuscite et renouvelle tout à la fois » pas moins (1970: 19-20) et constitue un état d’exception. Nulle trace d’une telle « résurrection » de l’ordre chez l’artiste allemand, pour qui la dynamique de retournement de l’ordre est et doit être permanente — c’est-à-dire le contraire d’un « état ». Mais elle se distingue tout autant de ce que Bakhtine identifie comme l’opposé de la culture et du rire populaires, à savoir la « parodie moderne purement négative et formelle », le « rire purement satirique de l’époque moderne » dans lequel « l’auteur satirique qui ne connaît que le rire négatif se place à l’extérieur de l’objet de sa raillerie, il s’oppose à celui-ci » (20). En étant partie prenante non seulement de ses actions mais aussi de ses productions pour la scène de théâtre, en pratiquant lui aussi l’autodérision, Schlingensief semble tenter de restaurer un « rire populaire ambivalent [qui] exprime l’opinion du monde entier en pleine évolution dans lequel est compris le rieur » (21). Le chaos qui, on l’aura compris, relève en partie de la simulation, est donc l’inverse des rituels que sont le cinéma, le théâtre, le débat télévisé, et à plus forte raison le talkshow, en ce qu’il repose sur un refus fondamental des dualismes : le refus de la séparation entre « système 1 » et « système 2 », entre l’art et la vie, entre l’auteur et son oeuvre, entre le public et celle-ci.

Échouer le système

On peut, pour comprendre le sens du ratage chez Christoph Schlingensief, revenir au sens premier du verbe « échouer » dans son emploi transitif, à savoir « Jeter un navire, une embarcation, sur le rivage, sur un haut-fond et l’y immobiliser » (Imbs, 1979: 651). À l’âge de la « vie liquide » (Bauman, 2013), où la mobilité et la capacité d’adaptation s’imposent comme les nouvelles données de la condition humaine, dans une postmodernité de la « fluidification des structures de soi stables d’antan au bénéfice d’un rapport à soi ouvert, expérimental, fragmenté et avant tout transitoire » (Rosa, 2013 [2005]: 276-277) dans laquelle l’identité stable laisse la place à une identité situative (289), ou du capitalisme de la flexibilité (Sennett, 2000 [1998]), le mot d’ordre est le mouvement; son refus ne peut alors être que cette immobilisation que pratique Christoph Schlingensief en échouant les représentations par l’art. À l’échelle macroscopique des trois travaux évoqués, rater les représentations revient à contrecarrer les effets et les dynamiques d’exclusion qu’elles induisent. Mais au niveau microtextuel également, on ne sera pas surpris de voir affleurer la quête de l’immobilité au coeur de l’agitation désordonnée des oeuvres : à travers les moments de silence récurrents d’un talkshow que les invités gênés cherchent à meubler, tandis que le maître d’oeuvre déclare vouloir réintroduire les pauses à la télévision (cinquième émission); dans le piétinement d’une narration filmique dont les ressorts formels eux-mêmes s’épuisent; dans le moteur consumériste d’un supermarché qui, lorsque l’importun envahit ses couloirs, semble soudain avoir des ratés.