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Couverture de No, I’m Not Afraid (1986)  

Irina Ratushinskaya, No, I’m Not Afraid, Hexham : Bloodaxe Books Ltd, 1986  

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To hide a poet behind bars is like breaking a watch, it is a falsification of time […].
Joseph Brodsky[1]

Deux oeuvres, deux poètes déportés et une première longtemps oubliée

Lors d’un concert organisé le 3 mars 1992 à l’église Greyfriars Kirk à Édimbourg, en Écosse, était donnée la première de deux oeuvres pour voix et piano écrites par le compositeur contemporain John McLeod (1934-2022) : Chansons de la nuit et du brouillard et Three Poems of Irina Ratushinskaya. Les deux courts cycles furent interprétés par la soprano Jane Manning, accompagnée par le pianiste Dominic Saunders. Sans cette date d’exécution commune lors de ce concert, dont la durée ne devait pas dépasser trente minutes et dont aucune trace n’a été préservée, on pourrait sans doute passer à côté du rapport étroit qui se tisse entre les deux oeuvres et qui est au centre de cet article : la mise en musique du poème concentrationnaire. En effet, les deux sources textuelles sont chacune liées à un univers de camps : le cycle Chansons de la nuit et du brouillard, composé sur des textes écrits par le poète français Jean Cayrol, fait référence aux camps de concentration nazis durant la Seconde Guerre mondiale; le cycle Three Poems of Irina Ratushinskaya for Soprano and Piano s’appuie sur des textes écrits par la poétesse russo-ukrainienne pendant son enfermement dans un goulag sibérien dans les années 1980. La thématique de l’emprisonnement est loin d’être identique dans les deux cas, mais les deux cycles affichent une visée testimoniale à portée universaliste, comme en témoigne cette dédicace placée sur la couverture de la partition de Three Poems : « To all imprisoned unjustly. » (McLeod, 1991: n. p.)

Ces deux oeuvres me permettent d’examiner la manière dont une composition s’appuie sur la parole poétique et reconfigure la prosodie d’un texte littéraire. Quels sont les enjeux esthétiques de la parole chantée? Quels sont les effets et les difficultés d’une prosodie musicalisée? Comment les thèmes abordés trouvent-ils un écho concret dans la musique elle-même? Pour répondre à ces questions, j’interroge la notion de courbe mélodique afin de déterminer de quelle façon un segment phrastique trouve une translation musicale concrète sur le plan de son évolution dans le temps. C’est en définissant les caractéristiques de cette évolution que nous pouvons tirer des conclusions philosophiques et esthétiques permettant de mieux décrire l’oeuvre de McLeod[2].

Genèse des deux cycles

À première vue, aucun lien ne semble réunir les textes d’Irina Ratouchinskaïa et de Jean Cayrol et, en soi, toute relation entre les deux oeuvres de McLeod paraîtrait fortuite. Cependant, force est de constater que les textes des deux poètes ont été rendus publics au Royaume-Uni à peu près à la même époque, au milieu des années 1980. L’Anthology of Second World War French Poetry de Ian Higgins paraissait en 1982, recueil dans lequel McLeod pouvait trouver quelques poèmes de Cayrol en version bilingue. C’est à cette même époque, en avril 1983, que la poétesse dissidente du régime soviétique, Ratouchinskaïa, fut envoyée dans un camp de travail pour avoir écrit des poésies avec des échos à la religion catholique. Peu après, une campagne internationale s’organisait en vue d’obtenir sa libération et elle fut particulièrement soutenue après 1986 et la publication, en mai, de l’anthologie No, I’m Not Afraid par une jeune maison d’édition anglaise, Bloodaxe Books. Ratouchinskaïa fut libérée la même année, après avoir passé environ quatre ans dans des camps. Elle publiait ensuite ses mémoires Grey Is the Colour of Hope (1988). De l’importance accordée au sort de cette écrivaine témoignent plusieurs adaptations musicales de ses poèmes comme l’oeuvre No, I’m Not Afraid de Sally Beamish, composée en 1988, ou les Five Songs to Poems by Irina Ratushinskaya composées par Brian Elias en 1989.

L’oeuvre de McLeod s’inscrit dans le sillage de ces adaptations musicales engagées : il compose la musique sur trois poèmes de Ratouchinskaïa en février 1991 et finit son travail sur les trois poèmes de Cayrol en janvier 1992. Les deux cycles sont publiés en 1992 et se trouvent ainsi soudés par une proximité temporelle, mais aussi par leur histoire, car les deux auteurs connurent le régime pénitentiaire : Cayrol, s’engageant dans la Résistance, fut déporté dans le camp de concentration de Mauthausen-Gusen en 1942; Ratouchinskaïa fut emprisonnée dans un goulag soviétique. Les deux poètes furent également très proches de la religion catholique, laquelle transparaît dans leurs poésies.

Réseaux intertextuels et structures documentaires

Bien que les deux sources textuelles fassent écho à l’univers concentrationnaire, les poèmes, eux, n’abordent pas la problématique des camps de manière explicite, prenant une distance allusive à travers certaines thématiques et des réseaux intertextuels, sans lesquels on pourrait très bien passer à côté des références concentrationnaires. Chansons de la nuit et du brouillard est un cycle de trois chansons sur des textes en français[3]. Deux interludes au piano s’intercalent entre les chansons, créant ainsi une architecture globale en trois parties avec deux interludes pianistiques :

  1. Solitude

    Piano Interlude 1

  2. Confession

    Piano Interlude 2

  3. Retour

La partition est publiée par Griffin Music[4] (McLeod, 1992) et le paratexte fournit une brève biographie de Cayrol rappelant son passé de résistant et son séjour dans les camps de concentration. Les trois poèmes des chansons sont d’abord cités en français, puis une traduction anglaise, tirée du volume de poésie française déjà évoqué (Higgins, 1982), est également proposée. On voit aussi une note de remerciement signée de la main de Cayrol lui-même insérée dans le paratexte.

Le cycle repose sur trois poèmes tirés du recueil Chansons de la nuit et du brouillard de Cayrol (1946) : « Solitude », « Confession », « Retour »[5]. Or, un réseau de références intertextuelles plus vaste se greffe sur ce paratexte : « nuit et brouillard » évoque le célèbre film d’Alain Resnais (1956), documentaire emblématique de la mémoire de la Shoah, pour lequel Cayrol rédigea un commentaire lu par Michel Bouquet. Le titre du film de Resnais et le recueil poétique éponyme de Cayrol font référence au système « Nacht und Nebel » (« Nuit et brouillard ») créé par l’ordonnance du 7 décembre 1941 : « Ainsi avait-on nommé certains résistants transférés sans jugement en Allemagne et destinés à disparaître “sans laisser de trace”. » (Cayrol, 1997a) Les personnes jugées comme représentant un danger vis-à-vis de l’État allemand, notamment les résistants, devaient disparaître dans le secret et l’anonymat. C’est donc d’abord le spectre de ce dispositif concentrationnaire qui hante le cycle poétique de Cayrol et les chansons composées par McLeod.

Couverture de Poèmes de la nuit et du brouillard (1946)  

Jean Cayrol, Poèmes de la nuit et du brouillard, Paris : Pierre Seghers, « Poésie 45 », 1946  

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La déportation et l’expérience concentrationnaire se laissent lire par des allusions dans les poèmes : certains thèmes récurrents, bien qu’universaux — la marche, le retour, la solitude — évoquent forcément le souvenir du dispositif Nacht und Nebel. Le revenant, c’est d’abord le prisonnier des camps; la solitude est surtout celle de la cellule pénitentiaire. Parmi les thèmes saillants du recueil, de manière quelque peu autoréflexive, on trouve l’interrogation du langage et de la parole. La voix se heurte à la contradiction entre la légèreté ordinaire et insouciante du quotidien fait d’« un beau jus de groseilles » ou empli d’un « buisson d’oiseaux » (« Retour », Cayrol, 1946: 11) et le traumatisme que dit le « cri fou plongé en pleine nuit » (« Confession »: 27). La voix qui nous parle dans ce cycle est celle d’un sujet devant un langage qui refuse de faire sens : l’homme « parle seul dans la rue » (« Solitude »: 22) ou « siffle un air que lui seul connaît » (22). Tout se passe comme si le spectre du non-sens absolu de la machine concentrationnaire déréglait le langage qui se heurte au solipsisme et ne peut s’externaliser malgré l’effort déployé par le revenant pour l’exprimer : « tout un dieu chantait en lui » et « sa voix (était) prête dans sa gorge » (« Retour »: 11). La parole qu’il s’agit de mettre en musique est donc cette parole qui s’exsude douloureusement dans un « langage des plaies » (« Confession »: 27). Le cycle de poèmes, mais aussi, indirectement, la musique interrogent cette parole impossible et inchantable, dans le sens où chanter ne revient qu’à accroître une insoutenable inadéquation : « sans raison la chanson bête » (« Retour »: 11).

Dans la brève biographie citée en exergue du cycle musical, on trouve la mention de l’esthétique lazaréenne de Cayrol :

The dominant theme in Cayrol’s work is that of Lazarus, man rising again out of destruction: in his post-war poetry, where the Catholicism is usually implicit, this theme is to be found as the tiny element of illogicality, which keeps both poem and reader alive.

McLeod, 1992: n.p.

Cayrol élabore une pensée de la littérature après les camps : son concept du « romanesque concentrationnaire », basé sur la figure biblique de Lazare. En y faisant référence, cette préface parachève le tissu intertextuel de ce cycle[6]. Le thème de la solitude et celui, connexe, de la parole impossible apparaissent justement dans l’esthétique lazaréenne qui caractérise, selon Cayrol, la condition de l’écrivain du monde post-concentrationnaire : « la solitude la plus étrange que l’homme aura pu supporter » (1997b: 73); « la solitude où l’être vivra l’excès d’une vie, son dérèglement » (84); un « état permanent de désincarnation » (106).

Ce dérèglement d’une vie, c’est l’individu sauvé mais qui tourne en rond enfermé dans la parole vide, livré à la solitude, inapte à filer un récit cohérent :

Mais pourquoi le héros lazaréen ne peut-il entrer dans une histoire? Tout se paralyse autour de sa personne. Il se tient dans l’immobilité […]. Il n’y a pas d’histoire dans un romanesque lazaréen, de ressort, d’intrigue. Les personnages avancent par bonds, parfois tapis comme des bêtes dans la jungle, parfois mourant du désir d’être retrouvés, compris, aimés.

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À travers cette figure biblique, le cycle mcleodien soulève implicitement la problématique de l’indicible et de la parole qui ne transmet plus rien et qui n’est pas à même de livrer un récit. La question du langage est d’autant plus paradoxale qu’il s’agit d’une parole chantée, et McLeod semble souligner cet aspect en modifiant le titre du recueil de Cayrol pour remplacer le mot « poèmes » par « chansons » : ce ne sont plus des poèmes de la nuit et du brouillard, mais bien des chansons de la nuit et du brouillard. Le témoignage du revenant n’est donc guère parole parlée mais chanson, un peu comme si le récit impossible ne pouvait se concevoir que comme une présence spectrale, un témoignage au-dehors du langage, comme ce fantôme qui « (mort) siffle entre ses dents / La chanson [que j’ai] perdue » (« Mors et vita », Cayrol, 1946: 57). C’est à la fois une insoutenable ironie de l’ordinaire qui reprend ses droits et une belle métaphore de la persistance de la mémoire, comme dans cet autre poème où « le chant sacré des morts ne peut se taire » (« Pastorale »: 31).

En ce qui concerne le deuxième cycle étudié, composé sur des poèmes de Ratouchinskaïa traduits en anglais, le titre ne fait guère référence au chant mais bien à la poésie : Three Poems of Irina Ratushinskaya. Le poème mis en musique reste poème et n’en devient pas pour autant chanson. Tout porte à croire que le statut de la parole dans ce cycle, basé sur le recueil No, I’m Not Afraid (1986), s’apparente davantage au régime poétique, à celui de la déclamation et de la vocalité orale et parlée. En invoquant, dans la dédicace, une ambition universelle — « To all imprisoned unjustly » (McLeod, 1991: n.p.) —, le cycle se présente comme un geste engagé et quasi politique : réaction protestataire à un régime totalitaire et écrit testimonial.

Dans ce cycle, on a affaire à un réseau intertextuel tout aussi dense que dans le précédent. D’abord, on a les trois poèmes qui évoquent l’emprisonnement de manière indirecte. Dans « Where Are You, My Prince? », dans un soliloque désespéré, la voix s’adresse au bien-aimé, qui ne répondra pas, n’étant qu’une absence imaginée hantant l’univers pénitentiaire. Les réponses, données entre parenthèses, ne sont qu’une projection du sujet et ne cessent de rappeler l’absence de l’Autre. « I Will Travel Through the Land » est une projection du sujet au-delà de l’espace pénitentiaire. Écrit au futur — « I will travel, I will study, I will see. » (Ratushinskaya, 1986: 131) —, le poème traduit en creux l’impossibilité de penser le présent, car l’espace du camp n’autorise que la réminiscence ou la projection dans le futur. Ainsi, on voit émerger la thématique du témoignage à la fois en tant que souvenir personnel et en tant que travail de résistance à l’oubli. D’une part, le souvenir face à l’éloignement : « How we remember them […]. They who have been wrenched away from us. » (131) D’autre part, la volonté de préserver le souvenir en tant que témoignage à transmettre : « I will remember everything — by heart! — They won’t be able to take it from me! » (131) C’est ce dernier aspect que McLeod choisit de mettre en exergue en réitérant « I will remember everything » et en répétant quatre fois « everything » sur le registre de l’extrême aigu de la voix. Enfin, le poème « No, I’m Not Afraid » nous livre une déclaration antithétique glaçante d’un sujet face au régime du goulag : un chant qui obéit à la logique de la révocation et du reniement; l’ode de la contradiction qu’est la palinodie, du grec ôidê, « chant » et palin, « vers l’arrière », que la poétesse exprime dans ce texte : le « No, I’m not afraid » initial est soudain révoqué : « It isn’t true, I am afraid, my darling! / But make it look as though you haven’t noticed. » (137) Les trois poèmes nous offrent ainsi une voix qui, depuis l’espace de réclusion, tente de trouver un sens aux efforts déployés pour lutter contre son oubli et pour préserver l’intégrité du soi.

La valeur testimoniale de la parole tient aussi au fait que la publication anglaise de No, I’m No Afraid, sur lequel repose le cycle de McLeod, n’est pas un simple recueil de poèmes, mais un collage documentaire dont l’objectif était indubitablement de sensibiliser le public occidental au sort de la dissidente emprisonnée. Ainsi, en parallèle avec les extraits poétiques, le lecteur est amené à se familiariser avec plusieurs textes qui constituent des documents historiques, comprenant une présentation de Irina Ratouchinskaïa, une brève introduction par Joseph Brodsky, une présentation, « About the Arrest of Irina Ratushinskaya », écrite par Igor Gerashenko, plusieurs témoignages écrits, un rapport sur le camp établi par Amnesty International ainsi que des extraits du journal Diary of the Small Zone. Au vu de cette richesse documentaire couvrant près de la moitié du recueil, le statut du poème semble presque secondaire, constituant une sorte d’illustration aux documents. De la même manière que le cycle sur Cayrol ne se conçoit qu’en référence au film de Resnais et, donc, à la Shoah, le cycle sur Ratushinskaya s’appuie sur une forte dimension historique liée aux goulags soviétiques. Les deux cycles sont ainsi fondés sur la thématique concentrationnaire et leur rapport à l’intertexte historique est extrêmement prégnant, conférant à la parole poétique mise en musique un statut à part : on n’est pas simplement dans l’évocation lyrique d’un bel extrait poétique, mais dans l’écoute d’une parole musicalisée qui s’apparente au témoignage. Ces cycles interrogent donc aussi le statut de la parole chantée, car, si l’univers concentrationnaire de Cayrol évoque un indicible des camps et le traumatisme post-concentrationnaire, la poésie de Ratouchinskaïa nous livre le besoin inassouvi de témoigner des atrocités du régime totalitaire. On peut se demander comment penser cette résonance testimoniale dans la musique de McLeod et comment concevoir l’écoute d’une telle parole reconfigurée par la musique qui problématise tout à fait singulièrement le rapport de l’art au réel et à l’Histoire.

Analyse intervallique de la courbe mélodique

Marcin Stawiarski, Diagramme des segments dans « Where Are You, My Prince? » de John McLeod, mesures 2-30 (2023)  

Diagrammes

©Marcin Stawiarski  

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Ce rapport de l’oeuvre au réel peut être appréhendé par l’étude de la progression de la courbe mélodique, qui nous dévoile quelque chose de la nature de la parole musicale : on interroge la manière dont la musique se construit en segments ou en périodes phrastiques en s’appuyant sur le modèle linguistique sur lequel elle repose. Cette approche vise à apporter des éclaircissements sur la spécificité de la mise en musique de ces textes en termes de qualité du déroulé temporel de la parole chantée. La courbe mélodique est étudiée grâce à une visualisation obtenue par le biais de la conversion numérique des intervalles[7] : la succession d’intervalles de chaque segment mélodique individuel débouche sur une ligne de rapports qui peuvent être représentés par un graphique et étudiés en tant que tracé d’une courbe, comme dans les exemples ci-contre illustrant les segments phrastiques dans « Where Are You, My Prince? ».

John McLeod, « Where Are You, My Prince? », mesure 9 (1991)  

Extrait de la partition musicale de John McLeod, Three Poems of Irina Ratushinskaya, Edinburgh : Griffin Music, 1991, p. 7  

Photographie de l'auteur  

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Dans la trace laissée par le parlé dans le chanté, on observe surtout la variation des hauteurs, mais aussi d’autres paramètres tels que la durée, les phénomènes d’accentuation ou la direction du mouvement mélodique. On peut également étudier le rapport mélodique quantitatif entre la note et la syllabe selon l’opposition traditionnelle entre le style syllabique et le style mélismatique. Dans le premier, chaque syllabe correspond à une note, dans le second plusieurs notes font entendre une seule syllabe, comme dans le mot « draughty » dans la mesure ci-contre tirée de « Where Are You, My Prince? ».

On peut alors se poser la question des effets produits par les rapports entre son et syllabe, car en choisissant de souligner tel ou tel élément textuel par l’accentuation ou un mélisme, la mise en musique de la parole implique déjà un travail interprétatif, dans le sens où elle présuppose une lecture et une production de sens préalables, avant même sa performance, offrant des indications interprétables autant par le musicien que par l’auditeur : chez McLeod, les segments mélismatiques, par exemple, véhiculent une importante charge émotionnelle tendant vers une culmination.

Afin de procéder à l’étude de la courbe, le texte est d’abord divisé en plusieurs segments autonomes. Il ne s’agit pas de concevoir des phrases complètes au sens linguistique, mais plutôt de suivre la structure poétique en unités distinctes qui correspondent fréquemment à la division en vers de chaque poème. On se situe au niveau de la phrase musicale que l’on définit en référence à sa capacité à contenir une unité complète se terminant par un repos, appelé cadence :

The smallest period in a musical composition that can give in any sense the impression of a complete statement is that called the Sentence, which may be defined as a period containing two or more phrases, and most frequently ending with some form of perfect cadence […], possessing as a consequence some degree of completeness within itself. […] The form of sentence that is by far the most often met with is that of two phrases.

McPherson, 1915: 25

La phrase en musique vocale est largement dépendante de l’organisation de la parole elle-même, et elle est, dès lors, en quelque sorte, surdéterminée par le texte. Le but est d’aboutir à la visualisation de la courbe de chaque segment autonome dans sa progression intervallique. C’est donc la pensée de la succession qui préside à cet examen. La conversion numérique permet de collecter des données pour produire des graphiques et aboutir à une visualisation de chaque segment. Ceci permet d’analyser un certain nombre de problématiques : le nombre de notes répétées, les écarts-types entre notes, le style syllabique ou le type de mouvement utilisé.

Pour cette étude, j’ai procédé au découpage en segments et à la conversation de toutes les notes pour chaque chanson des deux cycles (431 valeurs dans Chansons de la nuit et du brouillard et 514 valeurs dans Three Poems of Irina Rathushinskaya). J’ai ensuite généré des graphiques pour chaque segment individuel, puis des graphiques globaux pour chaque morceau dans son intégralité. Une fois ce travail achevé, il m’a été possible de procéder à un certain nombre de repérages et d’observations portant sur des constantes. Les schémas observés nous conduisent aussi à plusieurs implications abstraites, permettant de mettre en lumière les principales caractéristiques de l’esthétique de McLeod[8].

Logiques et dérèglements de la parole chantée

Les données obtenues dans l’étude intervallique de la courbe mélodique permettent de se pencher sur les graphiques individuels, de les comparer et d’observer l’évolution de chaque morceau dans sa globalité[9], comme dans cette représentation de l’évolution mélodique globale dans « I Will Travel Through the Land ».

Marcin Stawiarski, Diagramme de l'évolution globale de la ligne mélodique dans « I Will Travel Through the Land » de John McLeod (2023)

©Marcin Stawiarski

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La représentation visuelle de chaque courbe mélodique nous dévoile à la fois quelque chose de l’esthétique de McLeod et de la logique spécifique à la thématique des deux cycles. On remarque d’emblée quelques constantes dans le traitement des lignes mélodiques des deux oeuvres :

  1. pratiquement tous les segments sont singuliers et il y a très peu de ressemblances et d’échos entre les courbes individuelles, si bien qu’on est dans une logique de forte variabilité et dans la pensée de la différence poussée à l’extrême;

  2. les sons ne procèdent pas par lignes en gradation par demi-tons, mais par sauts de grands intervalles ou mouvement disjoints[10] (leaps ou skips en anglais);

  3. la ligne mélodique n’est jamais lisse et régulière mais présente souvent des mutations soudaines s’opérant par surgissements et changements abrupts;

  4. très peu de courbes sont fondées sur un quelconque principe de symétrie ou de proportionnalité, donnant au contraire l’impression d’un système détraqué, spontané ou aléatoire;

  5. certaines courbes évoluent très peu et restent extrêmement statiques tandis que d’autres, au contraire, impliquent d’importantes fluctuations;

  6. au fondement de la plupart des lignes se trouve le principe de pensée complexe, une forme de superstructure, laissant très peu de place aux configurations simples;

  7. les phrases poussant fréquemment la voix aux limites de l’ambitus, il n’existe pas de progression vers un climax unique, mais on voit plutôt une structure faite de multiples apogées.

Autant au niveau de la microstructure du segment qu’au niveau de la macrostructure de la progression globale, on a affaire à une logique de formalisme complexe : logique non binaire, a-téléologique, asymétrique, multidirectionnelle et inlassablement paroxystique, même si çà et là, on assiste à un bref relâchement de tension et d’immobilité dans les passages en recto tono à la manière d’un récitatif. On s’aperçoit que le rapport prépondérant est celui de la montée ou de la descente en tracé irrégulier. Rares sont les courbes graduées ou en mouvement conjoint, le mouvement disjoint et abrupt dominant clairement la construction des deux cycles.

À partir de ces constats, on peut tirer quelques conclusions permettant de décrire l’esthétique de la ligne vocale chez McLeod. Deux des principales caractéristiques sont la logique de l’acuité et celle de l’intensité sonores. En s’inspirant du terme latin fulgere, évoquant l’éclair, on pourrait parler d’une esthétique de la fulgurance, autant dans une acception temporelle que pour sa représentation visuelle fondée sur l’irrégularité. L’écriture de McLeod privilégie l’à-coup, la différence, le surgissement, la soudaineté. Ce déploiement d’intensités implique un dépassement de la tonalité classique car l’univers sonore semble se concevoir en dehors de l’harmonie tonale, basée sur les fonctions, pour épouser une logique de déploiement par intervalles et agrégats sonores (groupements ou véritables clusters). L’utilisation systématique des deux intervalles dissonants harmoniquement — la seconde et la septième — s’ajoute à cette logique intervallique, de jeux de dynamiques et de rapports, plutôt que tonale et unidirectionnelle. À ce titre, la voix est un matériau musical fort intéressant, car elle est au coeur des effets expressifs, jouant sur les intensités telles que le chuchotement et le cri : la voix nous expose à la violence de la parole et à l’intensité de l’émotion.

Cette logique de la fulgurance s’accompagne de la négation de la proportion et de la symétrie. Ces aspects sont d’ordinaire dépendants de la notion de reprise. C’est dans la répétition que se construit la perception du parallélisme formel en musique. Concernant l’organisation phrastique, en musique traditionnelle et dans de très nombreuses oeuvres de musique classique, les phrases s’organisent en périodes strictes et mesurées, pouvant faire l’objet de découpages ordonnés. De nombreux types de musique obéissent au principe du carré, d’où le concept de « carrure », fondé sur la périodicité de huit mesures avec deux périodes de quatre mesures chacune, ossature extrêmement fertile, bien que très rigide. Le tracé de la courbe mélodique du lied du XIXe siècle, de la chanson traditionnelle, mais aussi de nombreux airs d’opéra classique, suit un squelette régulier et proportionnel.

Marcin Stawiarski, Relevés de changements métriques dans Chansons de la nuit et du brouillard de John McLeod (2023)  

©Marcin Stawiarski  

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Les courbes mélodiques classiques sont extrêmement linéaires et graduées, n’impliquant que très rarement de grands sauts d’intervalles. C’est la logique du mouvement conjoint procédant par petits intervalles, comme les secondes[11], qui domine la construction mélodique classique et traditionnelle. En outre, la logique de la reprise et du parallélisme que l’on remarque dans la composition strophique traditionnelle n’est pas fréquemment utilisée chez McLeod. On évite ainsi la construction symétrique et proportionnelle qui serait difficilement envisageable ici. Les poèmes de ces deux cycles sont écrits en vers libres et s’apparentent davantage à la parole ordinaire et à la prose, le simple fait que les lignes aient un nombre irrégulier de syllabes signifie que l’on devra abandonner la métrique stable ainsi que la carrure classique proportionnelle. La prosodie n’est pas fondée sur une structuration stricte et perceptible. Plusieurs tendances de l’organisation rythmico-métrique de la musique de McLeod soulignent cet anti-formalisme qui privilégie l’irrégularité. Alors que la composition classique se cantonne souvent à une seule signature métrique, les compositions de McLeod sont quasiment toutes polymétriques, et elles le sont de manière extrême, avec une très grande variété de signatures. Un repérage des valeurs métriques dans les deux cycles étudiés est à cet égard assez éloquent.

La conséquence de cette diversification métrique est l’abandon de la régularité et de la pulsation stable. Les alternances rythmiques finissent par évacuer la périodicité et la mesure acquiert une fonction autre que celle de véhicule de régularité. On peut alors postuler que la diversité métrique est porteuse d’une valeur d’authenticité liée au temps de la parole ordinaire : une certaine volonté de symbolisation de l’ordinaire[12] et une figuration de l’authenticité de la parole. La représentation du langage ordinaire s’apparenterait à la logique de l’hapax, comme si chaque énoncé devait forcément — à la manière de la spontanéité de la parole ordinaire — surgir en tant que singularité spontanée et inimitable dont on sait qu’aucune redite ne sera jamais possible.

Cette singularité est renforcée par un rapport très particulier du chant à l’accompagnement. Si dans la tradition vocale occidentale, l’accompagnement soutient le chant, demeurant souvent assez discret, tantôt purement harmonique, tantôt dialoguant avec le chant dans un jeu d’échos, dans la musique vocale de McLeod, l’accompagnement non seulement s’émancipe complètement, mais il s’inscrit de surcroît en porte-à-faux par rapport à la voix. On pourrait postuler que l’accompagnement mcleodien est bâti sur sa propre négation, comme s’il dés-accompagnait le soliste dans une relation de déphasage : rares sont les passages où l’accompagnement advient de manière parallèle au chant et tout se passe comme si les deux parties s’esquivaient l’une l’autre. On voit se déployer une texture très élaborée de non-correspondances où aucune note du chant ne tombe en même temps que les notes de l’accompagnement, comme on le voit dans l’exemple de « Where Are You, My Prince? ». La plupart du temps, une telle texture trouée est obtenue par un jeu subtil de silences et de valeurs dites irrationnelles se superposant aux valeurs simples ou à d’autres valeurs irrationnelles, aboutissant à des structures empilées de rythmes complexes.

Marcin Stawiarski, Relevés de changements métriques dans Three Poems of Irina Ratushinskaya de John McLeod (2023)

©Marcin Stawiarski

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Ces changements métriques et structures complexes représentent une difficulté considérable pour le chanteur. En effet, la texture mcleodienne à la métrique fluctuante nécessite un effort d’adaptation constant. Philosophiquement, l’impossibilité de penser un univers stable nous ramène à l’impossible expression de la mémoire de l’univers concentrationnaire dans le langage. L’impensable de la Shoah comme l’inhumain des goulags russes ne peuvent se concevoir compatibles avec une esthétique de la proportion heureuse, de l’équilibre et de la symétrie harmonieuse.

Reconfigurations de l’indicible concentrationnaire

En conclusion, force est de constater qu’en raison de la thématique des textes choisis, les deux cycles interrogent la littérature des camps et posent la question de l’indicible de l’expérience pénitentiaire non plus comme une problématique purement langagière mais aussi musicale et esthétique, se manifestant dans les deux domaines par des structures fondées sur les notions de rupture, d’irruption et de désarticulation, de variabilité et de discontinuité a-téléologique, de fulgurance et de saturation. Dans les cycles étudiés, il y a à la fois une urgence de la parole et une violence de l’énonciation musicopoétique, car la mise en musique recèle une fonction mémorielle et testimoniale, acquérant de fait une fonction documentaire. On pourrait dire que la parole chantée est hantée par une énergie émotionnelle et habitée par un dérèglement continu mais aussi par une force du renouvellement proche de la figure lazaréenne. La singularité et l’authenticité spontanées qui caractérisent la courbe mélodique sont au service de cette énergie à la fois abrupte et excessive dans son intensité paroxysmique, traduisant aussi une force de l’ordinaire qui n’est autre que l’expression de l’émotion dans et par la voix. C’est sans doute cette expression de l’émotion qui rend possible, dans le discours musical, ce qui semble impossible dans le langage parlé. L’émotion qui passe par le chant fait que la musicalisation du texte concentrationnaire ne nous heurte pas par l’inadéquation entre la parole, l’art et le réel historique : c’est bien parce qu’on a abandonné l’esthétisme de la beauté et de la symétrie pure, de l’harmonie et de la proportion, qu’une logique de l’émotion épurée se fait jour, émotion qui signe dès lors une certaine pensée de la voix où le témoignage et la mémoire sont revus à l’aune de l’intensité du chant.

Joseph Brodsky écrivait à propos de Ratushinskaya :

To hide a poet behind bars is like breaking a watch, it is a falsification of time, for poetic rhythm is nothing other than restructured time. What’s referred to as music of poetry, […] is the fusion of time and language, the illumination of language by time.

dans Ratushinskaya, 1986: 14

Ce que la musique apporte indirectement à ces poésies de l’indicible, c’est ce temps musical qui permet une reconfiguration de la parole poétique et rend justice à ces témoignages musicolittéraires.