Article body

Toute mise en musique d’un texte, en tant qu’objet artistique hybride, pose une énorme quantité de problèmes d’ordre esthétique, sémantique et réceptif. En effet, la relation esthétique entre l’instance productrice de la signification (en tout premier lieu, le poète, mais aussi le « je lyrique » et, dans ce cas, le compositeur et l’exécutant) et l’instance qui la reçoit (le lecteur, le spectateur ou l’auditeur) est complexifiée par la multiplication des facteurs impliqués (Imberty, 1992: 41). Le compositeur, l’exécuteur et le récepteur s’approprient voire modifient tour à tour des instances qui les précèdent dans la chaîne d’élaboration de la mise en musique. En ce sens, il est possible de considérer la transposition musicale comme une pratique invasive par nature, puisqu’elle consiste en l’exportation d’un texte poétique vers quelque chose d’autre (Barral, 2021: 11). La question de la valeur esthétique de ce nouvel objet n’est pas pertinente ici : ce qui importe, c’est que le poème cesse d’être tel et devient Lied, song, mélodie. En outre, il semble que la perception immédiate de la signification du texte poétique soit altérée par la mise en musique : si, dans le poème, le son est à l’origine du sens, ce dernier change quand change le son. Plus précisément, si l’imagination est le lieu où le sens prend forme, les images évoquées par le texte diffèrent de celles suscitées par la musique, et ce, peut-être même quand la musique imite le texte. C’est par exemple le cas des madrigalismes : on pourrait mentionner le cas de la mélodie Ophélia de Gabriel Dupont (1904) sur le poème homonyme de Rimbaud (1891). Il est probable que le lecteur se fasse une image de l’eau qui s’écoule différente de celle que s’en fait l’auditeur de la mélodie de Dupont : le premier aura à sa disposition une narration axée principalement sur une composante visuelle liée aux couleurs dans la première partie du poème, tandis que le second sera plus vivement touché par l’imitation évocatrice des arpèges de Dupont. Enfin, lorsque l’attention du récepteur passe des mots (centre du poème) aux sons (centre de la pièce musicale), la signification que l’imagination accorde aux mots situés dans un contexte poétique est oblitérée en faveur de leur statut ordinaire, privilégiant les relations syntagmatiques aux relations paradigmatiques, en raison de la coexistence avec un autre médium d’expression artistique qui devient prépondérant dans la mise en musique. Dans ce cadre, on peut considérer tout processus de mise en musique comme une extraction du texte de son contexte, de son médium et de l’intention originale de son auteur.

Jacques-Louis David, La poésie et la musique (s.d)  

Dessin | 19,3 x 15,9 cm  

École nationale supérieure des beaux-arts, Paris  

-> See the list of figures

Évidemment, cette façon de comprendre les mises en musique des textes, ces derniers étant écrits indépendamment de l’intervention possible d’un compositeur, est quelque peu provocatrice. Mais elle avance des considérations pertinentes dans le cadre d’une étude sur les relations réciproques entre ces deux médiums. Est-il légitime de comprendre le processus de mise en musique comme un dérèglement d’une situation originelle du texte, comme un écart par rapport à des attentes préexistantes? Ceci n’impliquerait-il pas une conception du texte comme étant un objet fixe dans le temps et dans l’espace, appartenant exclusivement à son auteur? À quel moment le dérèglement causé par le changement de médium peut-il être perçu comme excessif, voire inacceptable? Existe-t-il un tel seuil? Ce dernier est-il à considérer dans une étude qui ne se veut pas prescriptive mais réflexive par rapport à une pratique existante et diffuse?

L’objectif de ce qui suit n’est pas d’apporter une réponse exhaustive à ces questions, mais d’y réfléchir en s’appuyant sur l’exemple de la mise en musique de la cinquième « Ariette oubliée » de Paul Verlaine, « Le piano que baise une main frêle » (1874), par Charles Bordes, intitulée Sur un vieil air. Cette mélodie a été publiée en 1914 de manière posthume, mais sa composition date de 1895 (Bordes, 1914). Dans ce morceau, Bordes opère des changements considérables non à la lettre du poème, mais au contexte dans lequel il le plonge — des changements qui, me semble-t-il, méconnaissent l’esthétique verlainienne. Un retour sur la mise en musique de « L’invitation au voyage » de Charles Baudelaire (1857) par Henri Duparc (1909) complètera cette analyse, l’étude de Violaine Anger y relevant un désaccord entre le poème et son interprétation telle qu’on peut la saisir à partir de la mélodie (2010). Je proposerai ensuite des outils conceptuels afin de pouvoir rendre compte de cette discorde.

La musique des Romances sans paroles

Avant de se pencher sur le morceau de Charles Bordes, il est nécessaire de consacrer quelques mots au rôle de la musique dans le recueil verlainien des Romances sans paroles, paru en mars 1874. Cette première édition paraît « dans une indifférence glaciaire » (Popovic, 1993: 108), mais la deuxième, publiée en 1887 par Léon Vanier, obtiendra un succès considérable (Seitz Rider, 2002: 89). Le 12 avril 1874, un mois après la parution originale, Émile Blémont écrit dans Le Rappel à propos du recueil : « c’est encore de la musique, musique souvent bizarre, triste toujours et qui semble l’écho de mystérieuses douleurs ». Se trouvent ici condensés tous les éléments qui ont caractérisé la réception des Romances sans paroles, dès le début et jusqu’à aujourd’hui : la musique et la bizarrerie, la tristesse et la douleur, le vague et le mystère. Dans ce qui suit, on se concentrera sur le rôle de la musique dans la poétique que Verlaine met en place dans ce recueil, mais il est certain que les autres aspects mentionnés par Blémont sont indissociables de la portée du musical, et en couronnent même l’action.

Dès le titre du recueil, le modèle musical est manifeste. Ceci n’est guère surprenant dans le climat artistique et littéraire, mais surtout poétique de la période, et moins surprenant encore si l’on considère les relations personnelles entretenues par Verlaine avec le milieu musical contemporain : « on sait que, sans être musicien lui-même, [Verlaine] a tôt fréquenté les musiciens — Charles de Sivry ou Emmanuel Chabrier […] — et il s’intéressait à toutes les formes de spectacles associant texte et musique » (Murphy, 2007: 231), telles que l’opéra et l’opéra-comique. En outre

toute une tradition romantique puis parnassienne avait favorisé la récupération poétique de la chanson, populaire et folklorique — Musset, Hugo, Nerval, Théophile Gautier, Banville ou Leconte de Lisle —, et Verlaine pourrait donc s’inscrire dans la continuité de ce mouvement.

231

Si, dans ce contexte littéraire, l’évocation d’un modèle musical n’est pas absolument inusitée, les Romances sans paroles demeurent « bizarres », selon le mot de Blémont. Il convient donc de cerner les éléments qui constituent cet écart verlainien par rapport à une norme venant tout juste d’être établie par les grands poètes du romantisme et du Parnasse. Le titre même du recueil peut aider à saisir, d’une part, la continuité entre la poétique verlainienne et le climat artistique de son époque et, d’autre part, la singularité de ce florilège : des romances jaillissant de la plume d’un poète n’étonneront personne, mais, quand celles-ci sont sans paroles, le paradoxe est évident. En effet, une musique poétique ne peut qu’être composée de mots, que l’on dit pourtant être absents ici. Que représente cette première moitié du titre, « Romances », par rapport au recueil et au milieu littéraire contemporain? Que nous dit la seconde, « sans paroles », des spécificités verlainiennes?

Dans la France de la première partie du XIXe siècle, la romance est un genre de musique vocale de chambre, caractérisé par la simplicité de l’accompagnement et par la forme strophique, qui prévoit la reprise d’une musique toujours égale sous des strophes identiques en longueur (Noske, 1954: 104). Ceci ne permet pas la mise en place, dans les textes de ces compositions, d’une argumentation structurée ou d’éléments de polyphonie narrative (Murphy, 2007: 236-237) : la romance privilégie donc généralement des textes simples, dont la construction peut être aisément perçue. Le public principal de ce genre est sans aucun doute la bourgeoisie et l’aristocratie, dans leurs différentes déclinaisons tout au long du siècle. « [L]a romance est à usage domestique — on la chante dans les salons » (Le Roux et Raynaldy, 2004: 34-35), ce qui en fait dans la plupart des cas un genre mineur, souvent confié aux femmes (Escal, 1996: 144). Elle sera progressivement supplantée par la mélodie à partir de 1831, lorsque Hector Berlioz emploie pour la première fois le terme pour désigner le dépassement de la simplicité et de l’indigence de la romance afin d’accéder à un genre vocal plus sophistiqué (Anger, 2015).

Angelica Kauffman, Allegory of poetry and music (1782)  

Huile sur toile  

Kenwood House, Londres  

Wikiart  

-> See the list of figures

Mais quelle est la signification de la référence à ce type de musique vocale en tête du recueil verlainien? Tout d’abord, elle signale que les poèmes qui suivent présentent des similarités avec les textes que l’on était habitué à trouver mis en musique sous la forme d’une romance : il s’agirait donc d’une écriture transparente et sans prétention, si l’on se fie à la revendication de son appartenance à un genre mineur. Cependant, le lecteur s’aperçoit dès le premier poème, « C’est l’extase langoureuse », que cette simplicité n’est qu’apparente : si les poèmes des Romances sans paroles ne présentent pas de difficultés particulières du point de vue lexical, ils posent indéniablement des problèmes quand on s’attache à décrire les formes d’énonciation employées par Verlaine. Pensons, par exemple, à la première des « Ariettes oubliées » (Verlaine, 1891: 3-4), dont la strophe initiale se présente ainsi :

C’est l’extase langoureuse,

C’est la fatigue amoureuse,

C’est tous les frissons des bois

Parmi l’étreinte des brises,

C’est, vers les ramures grises,

Le choeur des petites voix.

On a affaire ici à une liste, mais les présentatifs, pourtant destinés par définition à montrer clairement les objets, n’élucident guère le mystère de la source de l’énonciation ni celui des éléments énumérés, sans parler de l’usage impropre de la préposition « parmi[1] ». L’apparition, dans la deuxième strophe, du mot « cela », également en anaphore, suivi par « tu dirais », ne fait qu’ajouter au vague qui caractérise les expédients énonciatifs employés dans ce poème. On est confronté à une situation similaire au début de la troisième « Ariette oubliée » : « Il pleure dans mon coeur » (6), écrit le poète, comme si l’action de pleurer pouvait être détachée du sujet qui pleure. Ainsi, la limpidité du texte, que suggère le genre de la romance, n’est qu’une illusion, et ces jeux sur les dispositifs énonciatifs contribuent à l’effet d’indétermination et de mystère si caractéristique de ce recueil (Frémy, 1996: 142). Pour autant, cela ne signifie pas que le référent du titre n’a pas de lien avec les poèmes qui le suivent. En effet, Verlaine y emploie souvent une forme strophique habituelle des romances : ses poèmes sont en majorité constitués de strophes de longueur égale, ce qui n’implique pas par ailleurs que ces mêmes strophes soient isométriques — les strophes bimétriques ou trimétriques étant, du reste, assez répandues dans les textes destinés à être mis en musique[2].

Si les poèmes des Romances sans paroles ne répondent pas à la totalité des caractéristiques textuelles associées à ce genre, pourquoi donc Verlaine a-t-il choisi de placer ses textes sous son égide? Ce qui me semble le plus important, c’est la connotation de minorité qui est attachée au genre de la romance dans l’imaginaire de la deuxième moitié du XIXe siècle, alors que la mélodie a supplanté son homologue moins sophistiqué. En effet, ce positionnement dans un espace relativement mineur du champ artistique[3] permet à Verlaine de prendre le contrepied de la rhétorique lyrico-sentimentale du romantisme d’un côté, et de l’esthétique de neutralité et de précision descriptive du Parnasse de l’autre (Scepi, 2007: 103), et ce, sans pour autant revendiquer un credo artistique affirmatif pour lui-même. Dans ce contexte, la musique fait, pour le poète puis pour ses critiques, figure d’analogie permettant de saisir la nouveauté de l’esthétique décrite plus haut. La suite du titre, « sans paroles », qui dirige l’attention sur la dimension musicale du genre de la romance, nous aide à préciser les termes de cette analogie.

Qu’est-ce qui pousse Verlaine à écrire des « romances sans paroles »? Tout d’abord, il faut remarquer que l’expression est un calque du titre d’un recueil de pièces pour piano de Felix Mendelssohn publiées entre 1830 et 1845, Lieder ohne Worte. Peu importe qu’il s’agisse ou non d’une référence directe au compositeur allemand, ce qui est essentiel, c’est la translation de ce titre du domaine musical au champ littéraire, où il ne peut que se charger d’un caractère paradoxal. Dans le cas de Mendelssohn, l’absence de paroles soulignée dans le titre est un trait distinctif mais tout à fait usuel en musique, en revanche dans celui de Verlaine, cette mention renvoie à l’ineffable, à l’impossibilité d’articuler précisément l’expression (Hervé, 1997: 78). Dans un premier temps, donc, le titre des Romances sans paroles indique aux lecteurs qu’ils ont affaire à un discours poétique « dont le signe ne parvient pas à rendre compte » (Bernadet, 2014: 425-426), et il les invite par conséquent à dépasser le plan de la surface du texte pour rechercher le sens ailleurs (Bernadet, 2007: 107), par exemple dans les dynamiques mises en place par les dispositifs énonciatifs mentionnés plus haut. Ensuite, l’apport de la musique à l’esthétique verlainienne met en relief la tension qui existe entre la lecture comme opération visuelle, centrée sur la parole écrite, et la lecture comme opération d’écoute, centrée sur la dimension phonétique des mots. Le poème, en tant qu’objet artistique unifié et organique, condense cette divergence. Ainsi, la mise en évidence de cette dichotomie, que Verlaine opère par l’affichage, dans les poèmes des Romances sans paroles, d’une dimension renvoyant explicitement à la musique, pousse le lecteur à problématiser à son tour le texte poétique et à en chercher le sens au-delà du mot sur la page — de ce que l’on pourrait appeler la dimension positive du poème —, en faveur de la suggestion, qui tend justement vers l’ineffable et vers le musical, compris ici comme l’épitomé de l’indéfinissable.

Charles Bordes et Sur un vieil air

Portrait de Charles Bordes (ca 1910)  

Carte postale éditée par Rouart-Lerolle & Cie, Paris  

Bibliothèque nationale de France, département Musique  

Gallica  

-> See the list of figures

Charles Bordes (1863-1909) est un compositeur principalement connu de ses contemporains grâce à la Schola Cantorum, l’école de musique qu’il a fondée. Il est également le maître de chapelle de l’église Saint-Gervais, et les offices de la Semaine sainte qu’il y tient de 1892 à 1902 sont célèbres. À cette occasion, tout comme plus généralement dans son activité musicale, il valorise la musique ancienne et la musique religieuse, ce qui lui procure la reconnaissance du pape Pie X, qui, en 1904, lui adresse une lettre après avoir promulgué une réforme liturgique reprenant le modèle proposé par Bordes à Saint-Gervais (Gribenski et Fayard, 2016). La célébrité que lui apportent la Schola et ses offices à Saint-Gervais le conduit dans les salons mondains et les salles de concert (Chimènes, 2004: 404 et 478), mais rarement en tant que compositeur. En effet, ses mélodies et ses morceaux instrumentaux, dont le plus connu est assurément la Suite basque, op. 6 (1901), ont été pour l’essentiel exécutés juste après sa mort subite en 1909. Pendant les années qui suivirent, l’héritage de Bordes a été peu à peu mis en sommeil, d’un côté par Vincent d’Indy, qui prit la direction de la Schola quand Bordes, malade, ne pouvait plus s’en charger, et de l’autre par l’administration de l’église de Saint-Gervais, qui refusa de célébrer sa mémoire par l’érection d’un monument ou même par l’installation d’un bas-relief (Ploch, 1912). Il a donc été largement oublié pendant une bonne partie du XXe siècle. Son nom apparaît dans quelques ouvrages dédiés à la mélodie française (François-Sappey et Cantagrel, 1994; Flothuis, 1996; Le Roux et Raynaldy, 2004) et la réhabilitation de sa figure est en cours[4] : sa production comprend environ trente mélodies, dont la moitié portent sur des textes de Verlaine. En général, ces morceaux révèlent l’influence d’autres compositeurs célèbres de l’époque, comme Duparc, Chausson et Fauré, mais l’ascendant le plus manifeste est sans aucun doute celui de César Franck, dont Bordes fut l’élève (Flothuis, 1996: 78-82).

Le poème de la mélodie Sur un vieil air est la cinquième « Ariette oubliée » :

Le piano que baise une main frêle

Luit dans le soir rose et gris vaguement,

Tandis qu’un très léger bruit d’aile,

Un air bien vieux, bien faible et bien charmant

Rode discret, épeuré quasiment,

Par le boudoir longtemps parfumé d’Elle.

Qu’est-ce que c’est que ce berceau soudain

Qui lentement dorlote mon pauvre être?

Que voudrais-tu de moi, doux Chant badin?

Qu’as-tu voulu, fin refrain incertain

Qui va tantôt mourir vers la fenêtre

Ouverte un peu sur le petit jardin?

Verlaine, 1891 [1874]: 9

Lucia Pasini, Structure de la mélodie de Sur un vieil air de Charles Bordes, 1914 (2023)  

Tableau

©Lucia Pasini  

-> See the list of figures

Charles Bordes, Sur un vieil air, mesures 1 et 2 (1914)  

Illustration extraite de Charles Bordes, Sur un vieil air, Paris : Rouart-Lerolle & Cie, 1914, p. 15  

Partition numérisée  

IMSLP  

-> See the list of figures

D’un point de vue métrique, la forme en sizains de décasyllabes (4+6) n’est pas particulièrement problématique, même s’il s’agit d’une forme rare que Verlaine n’emploie qu’à cette occasion (Aroui, 1996: 362). La mélodie de Bordes suit la structure formelle du poème, en y ajoutant uniquement une coda qui reprend le vers 10. Toutefois, cette description demeure insatisfaisante dans la mesure où elle ne dit rien du matériau musical employé par le compositeur dans chacune de ces sections, et, lorsqu’on regarde de plus près, on s’aperçoit qu’il faudrait ajouter une distinction ultérieure pour compléter le tableau. En effet, Bordes opère un changement majeur quant à la substance même du poème de Verlaine : si celui-ci évite de spécifier à quel air il fait référence, le compositeur, pour sa part, cite ouvertement une romance bien connue : Plaisir d’amour de Jean Martini (1784). Il en insère des fragments dans la partition comme si ceux-ci étaient des indications d’expression pour le pianiste. Ces citations de la romance de Martini ne sont point décoratives. Au contraire, elles jouent un rôle de premier plan dans l’architecture du morceau.

Charles Bordes, Sur un vieil air, mesures 9 et 10 (1914)  

Illustration extraite de Charles Bordes, Sur un vieil air, Paris : Rouart-Lerolle & Cie, 1914, p. 16  

Partition numérisée  

IMSLP  

-> See the list of figures

Cette structure est frappante pour deux raisons : tout d’abord, la totalité de chaque section confiée entièrement au piano consiste en des citations de Plaisir d’amour; ensuite, la reprise de la romance de Martini en correspondance du vers 4, c’est-à-dire « Un air bien vieux, bien faible et bien charmant », met en relief le texte qu’elle accompagne de façon saisissante — comme le remarque Sylvie Douche, « le troisième vers s’achève sur un “cédez un peu” suivi d’un point d’arrêt jouant le rôle d’une ponctuation (le deux-points) » (2016: 53). Une dernière observation concerne le langage harmonique employé dans chacune de ces sections : en effet, lors des passages bâtis sur Plaisir d’amour, Bordes fait usage exclusivement d’une harmonie très simple, même élémentaire, alors qu’elle se complique quand le piano accompagne la ligne vocale[5], exception faite évidemment du vers 4. Il semble donc que l’on ait affaire à une ligne mélodique sous-jacente, celle du morceau de Martini, toujours exposée en mi bémol majeur, qui de temps en temps revient à la surface, se fait entendre dans son essentialité, et parfois déborde sur des moments isolés, centrés sur le sol bémol majeur lorsque l’attention est déplacée vers le texte de Verlaine. Le contraste est également saisissant entre l’absence d’identité mélodique claire dans les segments confiés à la voix, qui abandonne rarement des lignes proches du récitatif et de la déclamation et dont l’emphase est déterminée par les changements dynamiques et agogiques, et les sections où l’on entend la mélodie de Plaisir d’amour au piano, soulignée souvent par un doublage à la tierce.

Qu’implique cette citation d’un air indubitablement « bien vieux », mais tout à fait spécifique, dans la compréhension du texte de Verlaine tel qu’interprété par le compositeur[6]? Comme je l’ai déjà mentionné, l’un des traits principaux de ce poème est l’indétermination, non seulement de l’air évoqué mais aussi des circonstances de l’énonciation. L’air est décrit comme « bien vieux, bien faible et bien charmant », mais rien n’est dit à propos de son origine ou de son déroulement dans le temps. La conjonction « tandis » semble séparer le son provenant du piano, dont la position physique par rapport au locuteur n’est pas précisée, de l’air qui volète dans un espace aux traits indistincts : si le « boudoir » est aisément imaginable, le fait qu’il soit dit « parfumé d’Elle », sans qu’aucune indication ne soit donnée à propos de l’identité de cette femme ou de la raison de la majuscule, le charge d’une connotation floue. En outre, le vagabondage délicat du chant semble effacer les traces mêmes de son passage dans un mouvement contradictoire qui s’approche et s’éloigne à la fois : « à peine audible tant il “rôde discret” (v. 5) ce flux n’existe qu’en effaçant aussitôt les traces de son passage » (Bernadet, 2014: 425).

Si, dans le premier sizain, c’est l’espace qui est décrit en des termes indistincts, dans le deuxième, c’est plutôt le temps, l’usage des temps verbaux y plongeant l’énonciation dans l’approximatif. En effet, le présent de l’indicatif actualise l’air dans sa présence sensible (v. 7 et 8), tandis que le conditionnel présent s’adresse au chant comme à une virtualité (v. 9). Le passé composé semble suggérer que les échos de la musique ont désormais disparu (v. 10) alors que le futur proche renverse cette suggestion en supposant que le chant est encore présent à l’oreille du locuteur (v. 11). La confusion engendrée par ces différentes modalités, doublée par l’insistance de la forme interrogative, fait naître une impression de fuite, puis de véritable perte du sens, rappelant le thème de l’ineffable et du « mi-dire typique de la musique » (Jousset, 2005: 300) qui traverse les Romances sans paroles, par le biais ici d’une « multiplicité confuse des voix qui proviennent de toutes parts » (Bernadet, 2014: 358).

Dans Sur un vieil air, on retrouve la pluralité des voix en place dans le poème de Verlaine, mais elle est représentée ici par l’interaction de deux voix bien identifiables, s’opposant à l’indétermination qui caractérise l’« Ariette oubliée ». On reconnaît le premier pôle de cette relation dans Plaisir d’amour et le deuxième, dans la voix de l’exécuteur, qui actualise par son chant la ligne vocale. La question se pose désormais de la nature de cette interaction. En effet, j’ai déjà signalé que la voix est définie par un style assez déclamatoire qui ne propose pas de mélodie concurrente à celle de Martini; au contraire, elle semble adopter une attitude d’écoute et de commentaire par rapport à Plaisir d’amour. Cela revient à dire que, au moins dans les moments initiaux de la mélodie, le chant ne se présente pas comme un remède à l’imprécision du texte quant aux sources de l’énonciation (Bernadet, 2001: 96), mais demeure lui-même dans un registre d’indétermination. Cet état des choses est quelque peu modifié quand vient le deuxième sizain. L’augmentation de la fréquence des indications de tempo et l’intensification de la dynamique jusqu’au forte peuvent être comprises comme une réaction d’inquiétude face à l’incertitude et aux interrogations insistantes. Une impression renforcée par la présence transitoire de quelques mesures en mi bémol mineur au début de la deuxième strophe. La présence du doute est accentuée par la reprise du vers 10, qui décrit l’air comme un « refrain incertain », dans la coda. En revanche, par l’emploi du passé composé, ce même vers relègue le chant, et avec lui l’incertitude, dans le passé. Par conséquent, la dernière citation de Martini, qui clôt la mélodie, apporte à l’atmosphère mélancolique du morceau une sérénité nouvelle qui ne sera plus interrompue par les incursions de la voix, même si l’on pourrait voir dans les changements de tempo du postlude une allusion à l’indétermination.

La suppression de l’ambiguïté relative à l’identité de l’air évoqué dans le poème s’impose comme l’une des caractéristiques les plus remarquables de ce morceau. L’attitude de Bordes par rapport à la poétique du vague des Romances sans paroles semble relever d’une indifférence qui neutralise cet élément central de l’esthétique de Verlaine. Cette remarque mérite toutefois d’être nuancée. Bordes emploie d’autres moyens pour souligner le caractère imprécis du poème. Ainsi, la ligne de chant n’est pas imposante, la mélodie se conclut sur le mot « incertain » et l’interrogation du vers 10 est mise en relief. Enfin, précisons que l’hypothèse selon laquelle Bordes aurait ignoré l’un des piliers de l’esthétique verlainienne n’implique nullement un jugement de valeur ni sur le morceau ni, plus largement, sur sa pratique compositionnelle.

Le compositeur se trompe-t-il?

Henri Duparc, L’nvitation au voyage (ca 1870)  

Extrait du manuscrit de Henri Duparc, L’Invitation au voyage, ca 1870, p. 3  

Departement of Music Manuscripts and Books, Mary Flagler Cary Music Collection  

The Morgan Library & Museum  

-> See the list of figures

Un cas similaire se présente en 1870 avec la mélodie de Henri Duparc intitulée L’Invitation au voyage sur le poème du même nom de Baudelaire. Je ne rentre pas ici dans les détails de l’analyse, et je renvoie à l’étude de Violaine Anger sur le sujet (2010). Résumons brièvement ses conclusions : Duparc coupe la deuxième strophe du poème, pourtant essentielle dans l’agencement textuel, et la progression inter-strophique est, d’une certaine façon, niée; la structure de la mélodie elle-même paraît aller à l’encontre d’une fuite vers l’ailleurs; le rôle du refrain est transformé. Pour Anger, « il semble difficile d’affirmer que le rapport entre le texte et la musique est ici sous le signe d’une adéquation parfaite. Nous sommes en face d’une lecture musicale du texte qui confine au contresens » (67).

Les deux mélodies proposent des interprétations des textes en décalage avec celles couramment acceptées par la critique littéraire. Comment peut-on alors conceptualiser cette tension entre ce que semble dire le texte et ce que semble en dire la musique? Je voudrais avancer deux réponses possibles, qui ne sont évidemment pas les seules envisageables et qui ne s’excluent pas mutuellement.

La première est inspirée de l’intervention de Jan Philipp Sprick à la 10th European Music Analysis Conference, qui a eu lieu à Moscou entre le 20 et le 24 septembre 2021. Dans sa communication, intitulée « Ambivalence as a (Psycho)-Analytical Category in 19th-Century Music and Music Theory », Sprick a présenté une notion d’ambivalence qui se révèle féconde pour nous. D’un point de vue étymologique, le mot vient du latin ambi, « tous les deux », et valentia, « puissance » ou « valeur ». À partir d’Eugen Bleuler, l’ambivalence est identifiée comme une condition psychologique d’inconfort dont l’individu en bonne santé parvient à s’affranchir (1911). L’ambivalence peut découler de facteurs exogènes, c’est par exemple le cas de ce que Robert K. Merton a appelé « sociological ambivalence » :

The sociological theory of ambivalence is directed to quite other problems [than the psychological]. It refers to the social structure, not to the personality. In its most extended sense, sociological ambivalence refers to incompatible normative expectations of attitudes, beliefs, and behavior assigned to a status or to a set of statuses in a society. In its most restricted sense, sociological ambivalence refers to incompatible normative expectations incorporated in a single role of a single social status. To be sure sociological ambivalence is one major source of psychological ambivalence.

1976: 6-7

Ce qui revêt ici un intérêt particulier, ce sont les « incompatible normative expectations » dont relève l’ambivalence sociologique. Dans le cas qui nous occupe, des attentes normatives associées au processus général de mise en musique, et à la mélodie française en particulier, se font sentir : celle-ci est en effet un genre qui relève de la musique de salon, un espace bourgeois normé dont sont absents le dérèglement, l’inconduite ou le trouble. En ce qui concerne nos deux mélodies, ces normes sont ébranlées dès le choix des textes, où la dimension de l’inconfort est des plus sensibles — en témoignent le questionnement insistant chez Verlaine et l’exaltation d’un ailleurs heureux chez Baudelaire —, puis dans la façon dont ils sont traités. Cette dernière vient également troubler les attentes que nous, auditeurs du XXIe siècle, avons, alors que les controverses qu’ont pu susciter ces poèmes ne sont plus d’actualité. La notion d’ambivalence permet ainsi d’éclairer l’inconfort subsistant dans la réception de ces oeuvres où texte et musique semblent en désaccord.

Louis-Félix de La Rue, La Poésie (s.d)  

Gravé pour le Livre des arts, d’après François Boucher  

Gravure | 20 x 28,3 cm  

Département des Arts graphiques, Collection Edmond de Rothschild  

©RMN-Grand Palais (Musée du Louvre)  

-> See the list of figures

Ma deuxième proposition est inspirée de la notion de dialogisme développée par Mikhaïl Bakthine, pour qui tout discours, peu importe son médium, entre en une relation dialogique avec l’autre (1978 [1975]: 99-121). Alain Vaillant comprend ce concept selon trois dimensions (2010: 162-163). Tout d’abord, dans sa dimension philosophique : selon le théoricien russe, c’est par la reconnaissance et la compréhension de l’altérité que l’individu se constitue comme tel et, pour connaître l’autre, il faut accueillir et entendre sa parole, la recevoir avec toutes ses déterminations — avec tout ce qui fait de l’autre une personne concrète et inscrite dans un contexte historique, géographique et social précis. À partir de cela, on peut envisager les dérèglements apportés par les compositeurs dont il a été question comme des prises de position conscientes, qui visent l’établissement de soi-même en tant qu’individu par rapport à une altérité ici représentée par le texte, plaçant ainsi la composante dialogique au coeur de l’énonciation lyrique (Charles-Wurtz, 1998: 422). On peut également concevoir le poète et le compositeur comme les constituants d’un « Urheberkollektiv », d’un « groupe d’auteurs » (Agnetta, 2019: 162), qui s’adresse désormais d’une façon unitaire à l’auditeur. Toutefois, l’absence d’accord entre ces deux pôles dans les exemples examinés rend cette union quelque peu douteuse et chargée de tensions.

Le deuxième aspect du dialogisme de Bakhtine est dit « historique » dans la terminologie employée par Alain Vaillant (2010). Il concerne le monde compris à partir de ses représentations discursives, et non en tant que réel objectif. Le monde et ses représentations, et donc la réalité mise en forme par l’oeuvre, glissent au niveau du discursif. Lorsque le compositeur entre en relation avec une oeuvre poétique et la met en musique, il avance des interprétations sur le monde représenté par l’oeuvre. On peut comprendre alors le dérèglement comme la manifestation d’un désaccord entre la représentation du monde exprimée par le poème et celle que met en avant le compositeur.

Enfin, le dialogisme bakhtinien peut être compris comme proprement linguistique, c’est-à-dire à partir de ses manifestations langagières, parmi lesquelles Bakhtine identifie le mélange des registres lexicaux, le discours direct ou indirect, l’ironie, l’intertextualité, etc. On peut ajouter l’intermédialité, à savoir l’interaction de deux médias, ici, la musique et le langage verbal. Cette approche se révèle particulièrement féconde : comme l’exprime Caroline Ardrey, « les études sur les mots et la musique ont eu tendance à isoler ces deux éléments de la mélodie. L’analyse bakhtinienne […] permet une lecture de la mélodie […] tenant compte de la relation complexe entre les mots et la musique, qui sont à la fois des entités à part entière et des éléments inextricablement liés par et dans la mélodie » (2017: 252).

L’examen des interprétations proposées par Bordes et Duparc de la cinquième « Ariette oubliée » de Verlaine et de « L’invitation au voyage » de Baudelaire met en lumière leurs dérèglements par rapport aux attentes normatives liées au genre de la mélodie française ou produites par la critique littéraire qui a étudié ces poèmes pendant le dernier siècle et demi. Nous avons exposé deux façons de saisir et de conceptualiser les désaccords que nous avons pu relever entre le texte et la musique dans les exemples évoqués : la notion d’ambivalence et le dialogisme bakhtinien. Ce cadre théorique permet de rendre compte de la tension inhérente au genre pluri-auctorial et hybride de la mélodie française.