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Curtis Ripley, Sonata #38 (2021)

Huile sur toile | 76 x 61 cm  

Avec l’aimable permission de l’artiste  

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En dépit de leur caractère inépuisable, la plupart des modes de rencontre de la musique et de la littérature ont déjà fait l’objet d’un recensement détaillé par de nombreux chercheurs voués à ce que Jean-Louis Cupers a appelé, en 1988, le « comparatisme interartiel » (14). Aussi l’illustration qui sera proposée ici sera-t-elle nécessairement restreinte et singulière, son intérêt particulier résidant dans l’examen d’envolées imaginaires inédites résultant des relations multiformes entre les deux langages artistiques : engendrements parfois spectaculaires de l’un par l’autre, distorsions ou amplifications de certaines composantes ou figures présentes dans l’un d’eux, surgissements inattendus produits par ces interactions. Ces dernières procèdent le plus souvent de ces « fascinations musicales » (Dumoulié, 2006) déjà cartographiées par une myriade d’auteurs au vu de la gigantesque force d’appel exercée par la musique, si propre à investir les anfractuosités de la parole en déployant un « pas de sens[1] » source d’éblouissement et de vertige aux résonances les plus diverses. Entre abandon et défiance, entre vénération, quête obstinée d’une forme d’absolu musical et mises en accusation en raison d’un caractère pathogène ou débilitant présumé[2], la musique chemine à l’infini sur les crêtes des passions qu’elle inspire, des questionnements incessants qu’elle fait naître, « innocente à en hurler », selon le célèbre paradoxe saisissant énoncé par Marguerite Duras (2016: 272) et réactualisé depuis par Jean-Michel Maulpoix lorsqu’il déclare : « La musique affole ou fait taire la parole. Résonner plus loin que tout raisonnement est sa “raison d’être” : faire entendre autre chose et tout autrement que ce que la parole donne à comprendre. » (2013: 13)

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La littérature en tant que ferment inspirationnel de la musique a été maintes fois étudiée, les oeuvres musicales convoquant fréquemment, depuis les origines, les voix des poètes. Ainsi, en référence à un texte littéraire donné, se constitue une rhétorique musicale susceptible de redéployer la teneur expressive globale de l’objet premier à l’intérieur du nouveau système, mais aussi d’en exhumer certaines potentialités impensées, voire de produire des écarts ou des hiatus qui tendent à renouveler la réception de l’oeuvre originelle. De même, les divers modes de présence de la musique dans la littérature ont été régulièrement balisés tout au long des quatre dernières décennies sous l’impulsion, notamment, des écrits fondateurs d’Isabelle Piette (1987), Françoise Escal (1990), Jean-Louis Backès (1994), Pierre Brunel (1997), Werner Wolf (1999) et d’autres éminents spécialistes qui se sont interrogés sur la « musicalisation » de la fiction et les diverses facettes qu’elle comporte en matière de structure, de texture, de sonorisation du texte, de redéfinition de l’énonciation. Poursuivant ce double itinéraire, nos réflexions antérieures conduites pour l’essentiel avec Frédéric Sounac[3] et, plus généralement, les études des chercheurs qui situent ces interactions musico-littéraires au centre de leur démarche, se sont efforcées d’examiner les modalités de cheminement d’un imaginaire interartistique dans des directions et selon des configurations souvent tout aussi déroutantes que variées.

Curtis Ripley, Sonata #8 (2016)  

Huile sur toile | 76 x 61 cm  

Avec l’aimable permission de l’artiste  

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Ces variations à l’infini s’enracinent dans le caractère essentiellement dialogique de cette rencontre de deux systèmes sémiotiques. En effet, comme Aude Locatelli, autre célèbre spécialiste du champ, l’a souligné, les formes prises par cette confrontation s’inscrivent nécessairement dans une « relation dialectique » (2001: 102) qui induit de facto une manière de déstabilisation d’un socle ontologique originel. Texte et musique ainsi associés ne conservent plus rien de leur singularité initiale puisque, comme l’observe Nicolas Ruwet, « ensemble ils engendrent une totalité plus vaste, dont le sens est à son tour autre » (1972: 55). Cette transmutation est assimilable au processus d’engendrement d’une « unité dynamique », fort justement décrit par Bernard Sève :

Ce qui est passionnant dans l’étude concrète d’une oeuvre de synthèse paroles/musique, de la chanson la plus modeste à l’opéra le plus vertigineux, c’est la mise au jour des transactions choisies ou inventées par l’artiste pour donner une unité dynamique à des éléments génériquement hétéroclites. […] Nulle transaction n’est nécessaire, mais les transitions les plus réussies sont bien sûr celles qui donnent l’illusion de leur propre nécessité.

2012: 91-92

Ce processus se fait déploiement et surgissement de ces « devenirs autres » qui hantent une oeuvre en filigrane et que la confrontation avec une autre sémiose permet de faire advenir. Comme le souligne André Boucourechliev, « mettre en regard ces deux systèmes, le parlé et le musical, et leurs spécificités, c’est ouvrir de nouveaux aiguillages, poser d’autres questions » (1993: 10) ou, en d’autres termes, dévoiler et faire perdurer un ouvert de signification. C’est là tout le sens de la puissance invitante d’un art qui s’insinue dans un autre et, ce faisant, l’entraîne à penser autrement. Les enjeux esthétiques et épistémologiques de cette rencontre sont nombreux, et il ne peut être question ici d’en entreprendre une étude détaillée qui ne saurait être exhaustive, mais dont les articles proposés dans ce numéro pourront livrer quelques aperçus éloquents.

Curtis Ripley, Sonata #29 (2019)  

Huile sur toile | 76 x 61 cm  

Avec l’aimable permission de l’artiste  

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Art du temps, de la relation intersubjective dont elle se fait volontiers métaphore et, à ce titre, lieu de passage, d’échange et de changement, la musique est, comme le souligne la compositrice et musicologue Pascale Criton, identifiable à un « flux de déterritorialisation » (2007). En d’autres termes, elle est apte à « être sollicitée pour une pensée transversale » (2007) qui fait advenir et résonner un objet artistique dans un espace caractérisé par une instabilité et un inachevé qu’Anne Herschberg-Pierrot, dans son ouvrage Le style en mouvement. Littérature et art (2005), définit comme le potentiel esthétique d’une oeuvre. Des échos de cette conception se font entendre chez Henri Michaux lorsqu’il voit dans la musique une garante de flux, de jeu, une « arme contre la solidité des choses » et le figement (cité dans Jenny, 2013: 54). C’est dans cette perspective de « devenirs autre » ouverte par la dimension musicale que l’étude des oeuvres littéraires embrasse d’autres horizons exploratoires susceptibles d’enrichir ainsi la panoplie des outils conceptuels et de remodeler notre vision de ce que dit et de ce que fait un texte avec ses strates de matériaux insoupçonnés, ses interstices, son « lointain intérieur ».

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Du reste, s’il est une chose sur laquelle s’accordent adorateurs et détracteurs — qui forment des catégories complexes, hétérogènes et parfois paradoxales[4] —, c’est le caractère profondément (re)structurant et exhumateur de l’expérience musicale. Ainsi, à travers l’évocation des ragas indiens dans son ouvrage La vie esthétique. Stases et flux, Laurent Jenny explore ce qu’il nomme le « scénario énergétique » (2013: 44) de la musique qui, par son organisation rythmique, ses phrasés, ses répétitions, ses variations d’intensité, entre dans une sorte de vibration sympathique avec les accès de fièvre qu’il connaît durant son séjour en Inde. Ces « scénarios énergétiques » constituent la métaphore vive de la puissance dynamique d’une expérience musicale foncièrement révélatrice et modélisante, apte à articuler, à formuler, à faire advenir, comme l’auteur le montre à travers plusieurs exemples littéraires largement passés à la postérité (Proust dans Un amour de Swann et Sartre dans Les mots) qui disent pleinement cette « violence intrusive de la musique » (37). L’itinéraire de découverte qui est proposé ici par Laurent Jenny rejoint celui de Michèle Finck dans son ouvrage poétique La troisième main (2015) où, suite à une opération de la cataracte subie par l’autrice, la musique se fait ordonnatrice du noir environnant et de la circulation des possibles qui s’ensuit, invitant l’auditrice à « descendre nue dans les sons jusqu’à en perdre / La lyre et la langue » (127). Entre perdre et se perdre, cet abandon et ce lâcher-prise consentis de l’auditrice, ce renoncement à la maîtrise d’un sens — tout à la fois direction spatiale et ensemble de signifiés stables — signent l’avènement d’une agentivité paradoxale gouvernant un « processus sémantique d’événements sans choses » dont Francis Wolff esquisse les contours en ces termes :

À première vue, une musique dit quelque chose comme : ça va, ça vient, ça repart, ça revient, ça cherche, ça cherche encore, ça insiste, ça erre, soudain ça monte, ça monte encore, ça retombe, ça se relève, ça divague, etc. À tous ces verbes, il manque évidemment soit des sujets, soit des liens de causalité — les deux façons de répondre au pourquoi face à un événement : dans le premier cas, on parle du monde réel; dans le second cas, on comprend un monde imaginaire, celui que fait entendre la musique.

2015: 361-362

Ce dérèglement de la mécanique sémantique bien huilée qui orchestre le logos éclaire largement ce qui est tout à la fois l’origine et la nature du vertige musical et des potentialités qu’il renferme. La musique devient ainsi, par la force de la relation instable entre signifiant et signifié qu’elle manifeste, le lieu de toutes les errances, de la cristallisation de fantasmes multiples, mais aussi, de proche en proche, de l’édification de mythologies riches et complexes pouvant aller jusqu’à la diabolisation de certaines figures emblématiques : on peut songer ici à Wagner et, dans une moindre mesure, à Liszt ou Paganini, mais aussi à Bach dont l’aura de perfection formelle s’assortit très volontiers d’une dimension monstrueuse, travaillée de toutes les manières possibles par l’imagination, comme Frédéric Sounac l’a mis en évidence dans un ouvrage récent (2022).

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Curtis Ripley, Sonata #32 (2019)  

Huile sur toile | 76 x 61 cm  

Avec l’aimable permission de l’artiste  

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Curtis Ripley, Sonata #42a (2021)  

Huile sur toile | 76 x 61 cm  

Avec l’aimable permission de l’artiste  

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Déjà suggéré par d’autres thématiques précédemment explorées dans le cadre de nos travaux telles que la musique et le mal (2017), l’accordeur de piano (2017) ou les histoires de la musique (2020), le thème de la métamorphose et du dérèglement est ici privilégié en lien étroit avec ce qui fut la ligne directrice du programme interdisciplinaire « Musique et Littérature. Dialogues intersémiotiques » de l’Université Toulouse-Jean Jaurès durant deux années universitaires. Le séminaire correspondant, intitulé « Dérèglements », a régulièrement mis à l’honneur l’étude de la confrontation avec les espaces liminaux que la musique ouvre pour l’intellect et les sens, avec l’entre-deux (re)créateur qu’elle fait advenir pour celui qui s’en saisit comme medium privilégié, outil d’articulation d’un chaos, d’un indicible, d’un irrésolu ne pouvant trouver ailleurs matière à résonner. Le présent dossier entend fournir quelques illustrations, convergentes ou complémentaires, de ce pouvoir perturbant et métamorphosant d’un matériau musical voué au libre jeu des possibles en matière de représentation, de suggestion, de structuration ou de réorganisation d’un contenu de pensée.

C’est une manière de cartographie de ces possibles qui s’édifie ainsi tout au long des sept articles proposés, dont la diversité et le mode de succession reflètent et prolongent certains des axes de réflexion déjà mentionnés, menant le lecteur du XIXe au XXIe siècle au fil d’un itinéraire générique et géographique varié. Anne-Claire Gignoux étudie les perturbations censément induites par la musique sur des esprits déjà voués à une forme d’errance dans le contexte des romans fin de siècle, terreau particulièrement propice à des interrogations sur l’ekphrasis. Stewen Corvez puis Gilles Couderc examinent les liens entre génie musical et dérives morales ou pathologiques à travers les figures successives d’Adrian Leverkühn (avatar fictionnel de Schönberg chez Thomas Mann) puis de Wagner, dont l’antisémitisme, entre autres, est ici de nouveau convoqué dans un contexte de roman policier. Marie-Lise Paoli, Lucia Pasini et Marcin Stawiarski s’interrogent à tour de rôle sur les modalités d’adaptation respectives — sous des formats mélodiques ou opératiques — d’oeuvres poétiques ou romanesques ainsi que sur les valeurs ajoutées, tensions ou décalages qui peuvent résulter de l’espace dialogique ainsi ouvert, permettant le cas échéant d’articuler un chaos existentiel ou social. En guise de coda faisant intervenir un autre genre musical qui trouve ici une place de choix, Camille Migeon-Lambert envisage les envolées extrêmes et les distorsions de la musique metal comme une forme d’« exploration cathartique » des différents visages de la folie et de la noirceur humaines.

À ce dossier succèdent cinq contrepoints dont les différentes voix offrent de nombreuses résonances aux explorations déjà mentionnées. Tandis que Ludovic Florin évoque la métamorphose stylistique de Brad Mehldau sous l’effet d’une quête spirituelle déclenchée par les bouleversements du contexte mondial, les trois contributions suivantes (Muriel Joubert, Franck Ferraty et Yannick Simon) mettent en regard plusieurs discours sur la musique ayant trait aux aspects de la violence qu’elle recèle, à la « mécanique déréglée » qu’elle est susceptible de faire entendre en écho à un texte tendant vers l’entropie, ou encore aux distorsions idéologiques dont elle devient avant tout le prétexte dans le cadre d’une vision historique « révisée ». Le dernier contrepoint (Nathalie Vincent-Arnaud) offre un retour à une perspective intersémiotique en examinant le mouvement perpétuel qui s’instaure entre texte, musique et série de photographies, manifestations sensibles de ce « flux » qui nous entraîne.