Abstracts
Résumé
Comme un pied de nez à la mimésis ou à des formes trop figuratives de représentation, le corps s’efface des scènes contemporaines pour laisser place à une trace ou une empreinte de lui-même. Comme si on cherchait à signifier son caractère indispensable. Cet article vise à interroger la réalité d’une esthétique théâtrale de la disparition, dont l’enjeu semble être, à travers l’absence du corps, tout autant d’en signifier la fragilité que de résister face à l’inéluctable finitude de l’être.
Abstract
Like a snub to mimesis or overly figurative forms of representation, the body disappears from contemporary stages to make way for a trace or an imprint of itself. As if one was seeking to signify its indispensability. This article aims to question the reality of a theatrical aesthetic of disappearance, the stake of which seems to be, through the absence of the body, to signify its fragility just as much as to resist in the face of the ineluctable finitude of being.
Article body
Le corps dans le théâtre contemporain se diversifie autant qu’il se dissimule, sans cesse dissocié, fragmenté, ausculté ou artificialisé jusqu’à être absent, soustrait délibérément de la scène pour rappeler son caractère indispensable. Au-delà d’un désir ou d’un besoin d’ostension du corps, c’est la tentative constamment renouvelée de reproduire son impact sur le monde qui fait sens, la réplique de l’action qu’il y opère et de la réaction qui s’ensuit. Il s’agit ici de nous intéresser à l’apparition parallèle d’un corps et de l’empreinte qu’il laisse, du témoignage d’une présence physique non visible et de la distance ainsi créée entre l’organisme émetteur et l’organisme observateur, qui produit une interprétation autre du corps.
Les traces sont le résultat d’un contact direct ou indirect entre un corps ou une substance et un support qui garde la marque, l’impression de ce contact, par réaction physique ou chimique. Un paradoxe se fait jour quasi immédiatement, dès l’apparition de la trace, car sa source, qu’elle soit absente ou en retrait, est représentée comme un être disparu ou réduit à un stigmate, exprimant dès lors une soustraction. Et c’est cette inscription d’une part de soi sur son environnement qui participe, d’après Marie-José Mondzain, à l’essence de notre humanité, qui repose en partie, et depuis son origine, sur le fait de « produire la trace de son absence sur la paroi du monde » (2013: 45). L’acte primitif d’imprimer sa main sur la paroi d’une caverne, exemple développé par l’auteure, entérine ainsi la naissance de jumeaux liés par le regard : l’auteur et le récepteur. Si le premier laisse une marque de son passage, signe d’un désir d’être vu lorsqu’il ne sera plus là, le second lui permet de réapparaître par la projection de son esprit lorsqu’il la contemplera. La singularité de la mémoire contenue dans la trace réside en ce qu’elle provient d’une saisie ponctuelle, pouvant être le fait d’une action seule ou d’une série de « retraits successifs » (45). Jacques Fontanille définit trois temps dans la création et la réception d’une empreinte : d’abord une « contiguïté spatiale ou temporelle », c’est-à-dire l’indispensable contact, l’interaction entre le corps et la surface sur laquelle il laisse son empreinte, puis « le retrait et l’absence du corps qui a interagi », et enfin « une microséquence d’interaction […] faisant coexister deux moments de cette interaction, l’un potentialisé (la présence antérieure), et l’autre actualisé (l’absence actuelle) » (2011: 105). Le manque est central dans la réception de la trace, car d’une part il permet d’approcher le sujet, et donc son corps, sur un plan sensoriel lié à sa connaissance morphologique ou biochimique, mais aussi parce que la non-présence du sujet (ou sa présence différée) révèle une visibilité indicible.
Lorsque le corps organique est représenté par des traces sur les scènes théâtrales contemporaines, ses modalités d’apparition se trouvent diversifiées et démultipliées. L’accent est alors mis sur une contextualisation du corps par la chair, par la matière plutôt que par le sens qu’on lui prête (du fait de l’interprétation d’un personnage par exemple), reposant sur les caractéristiques du vivant, sur sa nature et son contact au monde, intenses et sensibles à la fois. Les traces permettent de signifier les différents états du corps, qui peut être, par exemple, fracturé, décomposé, capturé, et donc volontairement éloigné de la perception sociale projetée par son image directe. Le corps n’est plus alors seulement le véhicule du personnage dramatique dont il incarne le rôle fictif, mais aussi l’image d’un être vulnérable, périssable qui, dévoilant par le simple fait d’exister ses propres limites, noue une relation avec la scène qui s’inscrit dans la continuité d’une recherche sur son « être en scène ». La matérialité corporelle est exposée dans une énonciation anatomique de l’organisme, reposant sur la mise en avant des fluides (transpiration, salive, urine, sang, etc.), des réactions (chaleur, humidité, tension, frottement, etc.) ou des résidus organiques (os, chair, peau, organes, particules, etc.). On pense à la cruauté d’Artaud, à la Lettre aux acteurs de Novarina (1979) et à toutes les injonctions passées à faire du corps la substance même du discours.
Partant de là, et afin d’observer plus précisément ces modalités scéniques, cet article prendra pour base de réflexion trois oeuvres théâtrales contemporaines. Ainsi porterons-nous tour à tour notre attention sur la performance-épreuve ponctuée de prélèvements sanguins de Jan Fabre dans Sanguis/Mantis (2001), la capture des mouvements corporels en cours de disparition par une toile thermoréactive dans Corps noir (2016) d’Aurélien Bory, et la chorégraphie industrielle de cendres d’os broyés projetées comme un sacrifice à la terre dans Le sacre du printemps (2014) de Romeo Castellucci. Métaphorisant la disparition du corps lui-même, la progression argumentative mènera le lecteur de la présence vers l’absence, de la matérialité vers l’immatérialité et du corps vers la trace pour tenter, enfin, de dégager le sens de celle-ci.
Subsister par les fluides corporels, de la faiblesse au dépassement
Dès le début de sa carrière, Jan Fabre travaille sur et à travers l’expression de la biologie du corps par l’extériorisation des fluides corporels. En 1978, âgé d’à peine vingt ans, il commence à peindre ou dessiner avec son propre sang dans la série My Body, My Blood, My Landscape, pour laquelle il finira à l’hôpital (Frétard, 2001: 11), puis à partir des années 1980, il y mêle son propre liquide séminal (Sperme du perroquet, 1984-2000). La performance Sanguis/Mantis (2001) dont il est ici question sert d’introduction au spectacle Je suis sang (2001), tous deux explorant les possibilités créatives de ce liquide. En 2001, Jan Fabre met en effet à l’épreuve les limites de son corps lors du Festival international d’art vivant Polysonneries à Lyon en réalisant une série d’enregistrements de traces, textuelles et picturales, à partir de son propre sang. Une infirmière est présente pour réaliser régulièrement des prises de sang sur l’artiste, qui, chaque fois, lui indique le nombre d’éprouvettes qu’il souhaite voir extraites, mais également pour surveiller, sans intervenir, la condition physique de ce dernier. Jan Fabre s’engage ainsi, selon lui, dans un combat intérieur qui dure plus de six heures, en véritable guerrier et, comme le qualifie Ferré en reprenant le titre d’une performance précédente de l’artiste, en « Serviteur de la beauté » (Ferré, 2001: 61). C’est une forme de « pacte avec [lui]-même » (Frétard, 2001: 8) que passe l’artiste à travers cette performance, comme pour introduire et se dédouaner de l’effort qu’il demandera quelques semaines plus tard aux comédiens qu’il engagera dans Je suis sang (2001).
Pour Sanguis/Mantis, portant une armure d’acier, l’artiste est pratiquement aveugle : seule une petite fissure sur le devant du heaume en forme de tête de mante religieuse lui permet de deviner ce qui l’entoure. Alourdi par le poids du métal, il se saisit d’outils de charpente alignés au sol et tente de les projeter sur l’une des douze tables disposées en quinconce, se repérant dans l’espace principalement à l’aide du son. Lorsqu’un de ces projectiles atterrit sur une table, l’artiste se fait ponctionner du sang qu’il utilise pour noter ses réflexions ou reproduire les outils sur du parchemin. Accrochées les unes après les autres au mur, les pages d’un « manifeste » de textes et d’images prennent forme. Elles sont réalisées à partir du fluide corporel et marquées de lignes rouges traçant des expressions intenses, dont la première, « on ne s’habitue pas à l’art », donne le ton : l’artiste y expose ses souffrances autant que sa vivacité, rejetant et assumant dans le même temps la destinée de certains actes, même les plus vains, à devenir des oeuvres d’art. Ce thème, récurrent chez Jan Fabre, sera d’ailleurs abordé de nouveau, et selon des méthodes analogues, dans sa performance Guerrier-Vierge/Vierge-Guerrier (2004), créée en collaboration avec Marina Abramović. Enfermés dans un cube transparent, les deux artistes sont vêtus d’armures de métal similaires à celle de Sanguis/Mantis et entament une série de vingt-six mouvements et déclamations, au cours desquels ils se mutilent tour à tour les bras pour écrire avec leur sang sur les parois de leur cage de verre. Fabre y écrit une phrase qui fait directement écho à celles de Sanguis/Mantis : « cela prend toute une vie de devenir un artiste ».
Mais si la performance de 2004 repose sur l’échange et la combinaison des forces du duo d’artistes, Sanguis/Mantis souligne la progression d’une « mise en traces » de ces instants uniques, vécus et ressentis par l’artiste seul face à lui-même, les rendant visibles directement par la transformation des essences organiques en écriture dramatique. Le corps et le sang sont mis en opposition dans cette oeuvre : le premier est ici présent comme une figure de la fatalité, car par sa faiblesse et sa faillibilité il symbolise une inexorable finitude, alors que le second est un outil qui permet de dépasser le destin funeste de l’homme, de subsister à cette fatalité. Métaphore du vivant, le sang soutient une existence éphémère et continuellement en cours de disparition. Ces textes par le sang sont une représentation de l’individu en ce qu’il a d’unique, puisque le fluide renferme une part d’identité génétique propre à celui qui les a écrits. Mais ils contiennent également un trait commun à tous, car « l’encre » qui les a fixés sur le papier est symbole du vivant autant que de la mort, esthétique et poétique par ses couleurs et son intensité[1]. Le présent est consigné sur le parchemin par cet acte de soustraction au corps, et le sang lui-même, par son changement d’état, décrit une évolution métaphorique, de la fluidité du vivant au figement de l’empreinte, comme une stratégie de lutte contre l’implacable disparition du matériau corporel vivant.
Exposant son corps, assumant son « chemin de croix » (Frétard, 2001: 13) à douze stations jusqu’à l’épuisement et offrant ainsi aux yeux de tous sa vulnérabilité physique, l’artiste souligne par sa performance les « vérités secrètes de la réalité du corps » (Jan Fabre, cité dans Van den Dries, 2005: 25), dite par ses limites autant que par le pouvoir qui peut résulter de chacun de ses mouvements pour exprimer « la finitude et le recommencement » :
La mort n’est pas en dehors de la vie, elle est portée par la vie. La préparation à la mort domine toutes mes représentations. La finitude et le recommencement prennent forme au travers de tous les gestes scéniques. Toutes mes représentations sont des corps agonisant condamnés au statut de corpus de la mort. La fin d’une représentation est un corps dont l’âme est partie en voyage dans les corps des spectateurs. […] Je considère mes représentations comme des rituels, une sorte de rite de passage. Ce sont des passages vers la mort dans le sens d’une traversée ritualisée, la traversée d’une situation déterminée ou d’une situation à une autre. Il s’agit donc d’une transition préalable, sommaire, de quelque chose à quelque chose d’autre, un état intermédiaire.
25
Dans cette performance, les traces ne sont plus seulement un extrait ou un échantillon, mais une expression de la persistance de l’art face au paradoxe de la beauté éphémère de la vie humaine qui contient la tragédie de son inéluctable fin.
La chaleur corporelle comme vecteur de lutte contre la disparition
C’est une approche radicalement différente de la trace corporelle qui est proposée par Aurélien Bory dans Corps noir (2016)[2]. Cette oeuvre est une installation-performance à travers laquelle le corps d’une danseuse n’est rendu visible que par les traces qu’il laisse. Comme le metteur en scène le précise dans le texte de présentation, un « corps noir » est, pour la science physique, un système fermé opaque qui absorbe les faisceaux lumineux mais n’émet lui-même aucun rayonnement électromagnétique, sauf s’il atteint une certaine température. En termes plus simples, il s’agit d’un objet qui ne diffuse la lumière, et donc n’est visible, que lorsqu’il est chauffé. À cet égard, le corps de Stéphanie Fuster, la danseuse de Corps noir, est lui-même source de chaleur, dont l’intensité dépend du dynamisme et de l’ampleur de ses mouvements. Contrairement au corps exposé chez Jan Fabre, dévoilant en toute transparence sa souffrance couchée sur les parchemins du manifeste « tracial » qu’il laisse derrière lui, le corps actant dans Corps noir d’Aurélien Bory est entièrement dissimulé. Aucun corps physique n’est présent de manière directement perceptible : seules ses empreintes thermiques sont enregistrées par une toile réactive, captant la chaleur ainsi devenue l’unique indication qu’un corps en mouvement est bel et bien présent, masqué derrière le voile noir.
La disparition du corps est ici conceptualisée et imposée dès le commencement, dans la manière dont la « scène » est installée derrière un écran opaque, en dehors du champ de vision des spectateurs. La danseuse, nue, est enfermée dans cette boîte noire et s’active, mouvant son corps de façon à entrer en contact avec la paroi qui imprime sa silhouette, tentant tantôt de la rendre la plus nette possible, tantôt de rouler par-dessus dans un déplacement étendu, de sauter vers le haut pour l’allonger, comme si elle voulait dépasser la limite de cet espace restreint. Pour autant, ces traces demeurent éminemment volatiles, se dissipant à mesure qu’elles refroidissent, et s’effaçant totalement lorsqu’un bras mécanique vertical balaie horizontalement et à intervalles réguliers la surface de la toile. Celle-ci se fait alors palimpseste, inlassable superposition de traces et d’effacements, dont le réel résultat n’apparaîtra que par l’action conjuguée de la mémoire des spectateurs de ce qu’ils ont déjà pu saisir de ce corps et des signaux qu’il envoie entre deux passages de la machine. C’est un affrontement solitaire auquel se prête la danseuse, à la fois contre la machine qui laisse sa propre trace noire par son mouvement cyclique, mais aussi contre le temps et les lois de la physique. À leur régularité froide et implacable s’opposent la chaleur, l’aléatoire et l’instabilité du vivant. Aussitôt après l’effacement, la danseuse reprend ses mouvements dans une lutte sans fin qui échauffe son corps et, par conséquent, rend les taches de plus en plus nettes et visibles. L’urgence de créer une communication avec l’extérieur engendre une tension énergétique intense qui, bien que reposant sur la réception visuelle des spectateurs, trouve son origine dans le tactile, dans le contact du corps et de la toile. Pour signifier sa présence et laisser sa marque dans le « monde » scénique, il lui faut changer de régime, repenser et réexprimer l’être-là, imaginer d’autres manières d’être présente en se re-présentant[3] dans un renouvèlement constant. La danseuse se projette, dédoublée, dans une réplique continuelle de son existence, à chaque instant. C’est l’ambiguïté de cette présence, reposant sur une non-visibilité du corps, qui est frappante ici. Du fait de cette instabilité, un autre mécanisme de simultanéité théâtrale, plus soutenu, devient nécessaire. Celui-ci est appuyé par une spectacularisation de la répétition issue de la tension propre à cette re-présentation, irrémédiable et ininterrompue.
Ces traces que la danseuse laisse sur la toile, figures schématiques et fragmentaires réduites à des jeux de contraste, ne sont pas sans rappeler le tableau Hiroshima (1961) d’Yves Klein. Cette oeuvre fait référence aux ombres imprimées sur les murs et les sols de la ville après la catastrophe atomique de 1945, résultats de l’extraordinaire onde lumineuse et thermique déclenchée par la bombe[4]. Le lien entre ces deux oeuvres se situe non seulement dans leurs approches conceptuelles et techniques visant la capture d’une silhouette en un instant précis, par traitement chimique et par « rayonnement », mais aussi dans le fait qu’elles représentent toutes deux un corps humain dont l’image est écrasée et floue, comme un fantôme sans visage, dans une forme d’abandon de la figuration. Les représentations du corps dans Corps noir et dans Hiroshima semblent tenir de ce que Gilles Deleuze définissait comme figural, c’est-à-dire, la figure isolée, détachée de tout contexte signifiant et de toute forme de narration, qui donne ainsi accès au sensible habituellement caché par le discours. Le figural n’appartient ni à l’abstraction, dont le « code est forcément cérébral, et manque la sensation, la réalité essentielle de la chute, c’est-à-dire l’action directe sur le système nerveux » (2002 [1981]: 102), ni à l’expressionnisme abstrait, qui repose sur « la puissance et le mystère de la ligne sans contour » (102) et dans lequel « l’abime ou le chaos se déploient au maximum » (93). Il y a dans ces silhouettes quelque chose qui, comme le dit Olivier Schefer, « fait sens sans faire histoire » :
Autrement dit, le figural ou la pure figure fait sens sans faire histoire : quelque chose est à voir et à comprendre qui ne peut se dire mais seulement se montrer. Toutefois le figural ne désigne pas uniquement, et par la négative, quelque figure non narrative, dégagée de son modèle intelligible, incarnée en référent textuel et par conséquent non mimétique (au sens où la mimésis s’articule à l‘historia); le figural se veut bien plutôt expression d’une réalité en excès, en débordement sur l’ordre discursif et intelligible. Il y a bien un référent du figural, et non une pure autonomie de la forme visible. Dans ces conditions, la question du sens est moins évacuée ou mise hors circuit que n’est profondément modifiée celle du mode de signification propre au logos.
1999: 916
Le corps est ici un instrument générant une ombre figurale qui devient elle-même sujet. Capturant donc la chaleur de ce corps pour n’en extraire que des traces thermiques de sa présence, la toile à laquelle les spectateurs de Corps noir font face leur donne à voir une expression de sa réalité plutôt qu’une représentation figurative, faisant d’eux les témoins d’une danse d’empreintes du vivant.
Une autre similitude saute aux yeux de qui assiste à la réalisation de Corps noir, c’est celle qui existe entre les images thermographiques produites par le corps de la danseuse et les premières expériences photographiques[5], notamment du fait du rendu en négatif, du manque de définition, du temps d’exposition nécessaire, mais surtout de la volonté de retenir l’empreinte d’un instant qui, au moment où on en voit la représentation, est déjà passé. Une différence majeure peut cependant être pointée entre ces deux manières de capturer l’image : si la photographie use d’un support pour fixer l’image, le dispositif de Corps noir efface sans cesse l’empreinte qui s’offre à la vue. Ceci nous renvoie directement aux propos de Marie-José Mondzain évoqués plus haut, à propos du manque que suscite la trace, instaurant avec celui qui l’observe non pas « un rapport de possession mais de dépossession » (2013: 47), rendant visible « le signe d’un commerce avec l’absence d’objet, avec le signe de cette absence elle-même. » (46)
Les os broyés, révélateurs de sacrifices
Dans un registre encore différent, Le sacre du printemps (2014) de Romeo Castellucci, chorégraphie mécanique transposant la pratique du rituel à l’ère industrielle, utilise les restes et les traces de corps pour en exposer à la fois l’origine et la finalité. Là, aucun acteur n’est présent sur scène, les seuls « actants » sont des machines industrielles. Leur présence dans le théâtre est singulière en ce qu’elles font figure d’allégories de l’industrialisation et de la société moderne, et semblent agir comme les preuves d’une réalité volontairement dissimulée ou ignorée au quotidien : celle de la production de masse et des moyens qu’elle nécessite.
Les machines, pendant la majeure partie de la pièce, sont programmées pour déverser depuis le plafond de la scène, hermétiquement close par une toile transparente, une poudre blanchâtre traçant dans l’air des volutes de spirales, de saccades et de croisements, créant, dans une succession de nuages de poussière, une danse moléculaire tout en verticalité. Et, à mesure que la chorégraphie prend forme, s’entassent sur le plateau des monticules, indicateurs de l’immense quantité de poudre qu’un tel spectacle a nécessitée, laissés là comme un témoignage de ce qui est en train de se jouer. Cette fois-ci le corps est complètement désolidarisé de sa morphologie. Plus rien ne reste de la figure originelle dans cette matière transformée, l’atomisation de l’être aboutissant à l’absence de toute réminiscence du vivant, à tel point qu’aucun sens ne peut tout à fait être donné à cette poussière tant que la narration surtitrée n’est pas projetée.
Le sens réel de ce ballet résiduel ne se révèle en effet qu’à sa toute fin, lors du dernier mouvement de l’oeuvre de Stravinsky, la Danse sacrale : un texte, expliquant dans le détail l’origine de cette substance répandue pendant près d’une heure et à présent accumulée sur la scène en une butte informe, est projeté sur un voile translucide disposé à l’avant-scène[6]. Dans une neutralité volontaire, le texte informe le spectateur que six tonnes de poudre ont été nécessaires à l’accomplissement de cette danse qui se termine, et que celle-ci provient d’os de bovins tués pour leur viande. Il s’agit des résidus osseux de soixante-quinze carcasses environ, dont le squelette a été nettoyé puis incinéré trois fois (à 1000, 1 200 puis 1 300°C) pour créer un fertilisant censé rendre cultivables des terres épuisées par la surproduction agricole. C’est ce matériau, trace et mémoire d’un organisme dénaturé, dont la chute a été gracieusement animée par le ballet des machines. Quand Stravinsky offrait la jeune Aurore en sacrifice pour que les Hommes retrouvent les faveurs de la terre, Castellucci met en évidence « l’oubli industriel du sacrifice même » :
J’ai pensé à synthétiser au maximum l’idée du sacrifice avec une idée complètement moderne et réductive — en pratique, avec l’oubli industriel du sacrifice même. Je voulais utiliser la poussière d’os animale pour récupérer la puissance mythologique du Sacre en l’encadrant dans son propre manque. La poussière d’os comme résultat d’un processus industriel, avant qu’elle ne devienne une condamnation éthique, est l’enregistrement d’un fait. Les animaux envoyés par millions à l’abattoir, sans rites sacrificiels, sans ce qui rend compte de leur mort, sont évoqués. Un sacrifice sollicite toujours le pardon face à la nécessité humaine et divine de prendre une vie. Mais la modernité a définitivement expulsé le sacrifice du cadre dramatique qui associait homme, animal et dieu, il est réduit à un rapport de cause à effet régi par l’industrie. Le rapport aux thèmes mythologiques du Sacre passe avant tout à travers ce qui ne peut plus être, en tenant compte cependant du cadre mythologique qui doit rester intact.
2015: 7-8
Ainsi, en mettant en mouvement les résidus animaux que la consommation humaine produit, en utilisant ces traces du vivant à présent chargées d’un sens rituel, le metteur en scène met les spectateurs face à deux sacrifices aveugles et silencieux, mais infiniment répétés pour le bon déroulement des sociétés industrielles : l’abattage de masse et la surexploitation de terres rendues stériles par une agriculture intensive[7].
La pluie de cendres tombant du ciel est donc la métaphore d’une certaine croyance contemporaine en un système basé sur une économie toujours croissante et une mécanisation du travail excluant le corps. Le tout crée une boucle production-destruction-oubli. Ce système repose sur la répétition déraisonnée de cette boucle, qui elle-même aboutit à la réification des corps sacrifiés : les animaux abattus par milliers tous les jours sont devenus des biens de consommation, des produits dont seule la valeur commerciale importe. Ce Sacre du printemps peut alors être vu comme un rituel visant à rendre son essentialité à l’être, et ce, à travers les résidus de son corps, dans une cérémonie qui le lie à celui du spectateur. Il s’agit finalement ici de redonner du sens au vivant à travers un rituel qui met en lumière certaines formes de sacrifices contemporains, en nous confrontant à leurs traces réifiées.
Tragédie de la finitude. L’esthétique théâtrale de la disparition
Ces trois exemples semblent mettre en évidence l’existence de ce que l’on pourrait nommer, en s’inspirant des idées développées par Paul Ardenne concernant l’image du corps et l’art conceptuel, une esthétique théâtrale de la disparition. En effet, l’historien de l’art évoque une modification du « rapport entre esthétique d’apparition et esthétique de disparition » (2001: 443), cette dernière ayant pour fin de parvenir à contourner un corps trop souvent représenté de manière symbolique et iconique. Entre un héritage historique aboutissant à de complexes rapports au soi (et donc au corps) et la surabondance d’une figuration crue devenue douteuse, la disparition s’est imposée comme un autre procédé d’esthétisation du corps dans l’art, par et pour une « esthétique de l’effacement » (445). Il n’est dès lors plus question de montrer, mais plutôt de dévoiler, de suggérer. L’esthétique de la disparition, dans la lignée d’une longue pratique du jeu entre visible et invisible sur la scène, porte ainsi en elle le sens non seulement d’une opposition à l’apparition, « moteur traditionnel de l’art » (443), mais aussi un enthousiasme pour la vacuité. Cela ne veut pas pour autant dire que ce mécanisme vise à ne rien rendre visible ou à mettre en scène le néant. Bien au contraire, il cherche à exposer la disparition elle-même en tant que sujet et objet esthétique. Par l’absence d’une image figurative, il entend concrétiser l’idée qui amène à révéler ce qui n’est pas montrable ou, pour ainsi dire, à ne pas montrer l’apparition pour mieux montrer la disparition. En d’autres termes, là où Josette Féral et Edwige Perrot expliquent à juste titre, dans un texte discutant des effets de présence scénique, que « nommer la présence, c’est penser d’emblée l’absence » (2012: 11), nous pourrions proposer comme un négatif la reprise suivante : montrer l’absence, c’est exposer d’emblée la présence. Cette réciproque semble être validée par les exemples scéniques étudiés.
Les traces sont à cet égard énonciatrices du corps disparu et d’un compactage de la figure, produisant une absence élaborée, une forme de non-présence qui détourne de la logique perceptive. Ce mécanisme repose donc sur un certain paradoxe, qui fait paraître la figure sans la présenter. L’effacement répétitif, jusqu’à la réification du corps d’origine, conduit à devoir l’exposer autrement, à faire apparaître des traces qui ne sont pas le corps lui-même mais une autre expression de sa vivacité qui, sur scène, porte en elle une forte charge théâtrale. Ainsi, en supprimant l’incarnation par le corps, les scènes contemporaines dont il était ici question démontrent par quels moyens son expression peut être réduite à un niveau presque microscopique, faite de traces et d’effacements, et établissent dès lors une esthétique autre.
Lorsque cette représentation autre du corps se manifeste, celui-ci occupe l’espace et l’esprit plus vigoureusement, il emplit sa propre existence et souligne son absence par une forme distante de résilience, accédant à la théâtralité par une création protocolaire de la mise en trace : l’enregistrement de sa persistance, de sa capacité à être au-delà de ses limites biologiques. Il devient ainsi un « lieu » rituel et destiné à la disparition, le matériau d’une scénographie basée sur les traces qu’il laisse en se déplaçant ou sur celles des réactions organiques ou chimiques dont il est à l’origine. C’est par là qu’il s’inscrit dans le temps théâtral, et plus généralement dans le temps universel. Il incarne au sens étymologique du terme : il « fait chair ». Et ces traces sont, au final, les témoins d’une lutte contre la tragédie de la finitude du corps et de l’être, comme le rappelle Marie-José Mondzain :
Cette opération silencieuse [la réception d’une oeuvre] dont nous recueillons les signes me semble être l’une des manifestations les plus puissantes des enjeux de l’image dans son rapport avec la peur, dans le déploiement de sa force face aux menaces. L’homme s’y déclare fragile et désigne d’un coup le danger fondamental qui menace l’humanisation donc le devenir humain lui-même. Le geste imageant institue la temporalité de l’humanité et indique que la force de l’homme a son siège dans sa fragilité. Sans l’instance ténue de l’image, c’est l’écrasement de toute dimension temporelle qui constitue le règne.
Mondzain, 2013: 70
Ainsi l’esthétique théâtrale de la disparition permet-elle au contraire de faire exister le sujet scénique plus fort, de lui donner une résonance intemporelle et impérissable, de se recentrer pour réapparaître au monde, soit en somme, pour citer une dernière fois Paul Ardenne, « le contraire exactement de la disparition… » (2001: 449)
Appendices
Notes
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[1]
Lors du vernissage de l’exposition Art Kept Me Out of Jail, qui reprenait notamment le manifeste de Sanguis/Mantis et des éléments de Guerrier-Vierge/Vierge-Guerrier, à la Umetnostna galerija à Maribor (Slovénie) en 2012, Jan Fabre explique qu’en utilisant son sang pour écrire et dessiner il se place dans la continuité des peintres primitifs flamands : « For example they used also a lot of human bloods and animal bloods in the mixing of the paints to make the reds sometimes brownish. For example, they also crushed human bones and animal bones to make the white whiter. » (s.a., 2012: 4 min 05 s) Si des pigments comme le blanc d’os, ou encore le noir d’os et le noir d’ivoire sont en effet bien connus, l’utilisation de sang, humain en particulier, ne semble pas avoir été prouvée. On notera cependant l’existence du pigment brun momie, hypothétiquement obtenu à partir de la chair des momies égyptiennes réduite en poudre et utilisée par les peintres du XVIe au XIXe siècle.
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[2]
Bien que portant le même titre, ce spectacle n’a aucun lien avec celui de Stéphane Galdyszewski créé huit ans plus tôt.
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[3]
À comprendre ici dans le sens de « présenter à nouveau » son corps, et non d’en faire une représentation comme elle est habituelle au théâtre. La distinction faite entre ces deux notions par Isabelle Élizéon est particulièrement intéressante : « [P]résenter pour dégager des présences sous la représentation et se diriger vers la découverte du dispars et de la singularité qui rompt avec la représentation de l’identique et de l’attendu. L’importance donnée à la présence de l’artiste en scène, qu’il soit acteur, danseur ou performer, ou tout cela ensemble, rend alors possible un déplacement du regard, une nouvelle perception, exempte d’un discours pré-établi. » (2015: 272-273)
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[4]
Yves Klein dit de ces ombres qu’elles sont un « témoignage sans doute terrible mais cependant un témoignage tout de même d’espoir de la survie et de la permanence, même immatérielle, de la chair » (Klein, 2003 [1961]: 284), ce qui fait écho de manière frappante avec le propos de cet article. Ce tableau est d’autre part la 79e anthropométrie de la période bleue de l’artiste. Employé par l’historien et critique d’art Pierre Restany pour parler du travail de Klein, ce terme signifie littéralement « mesure de l’être humain », ce qui résonne aussi avec le concept de trace observé ici.
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[5]
Les silhouettes apparaissant sur la toile de Corps noir ne sont pas sans évoquer les photogrammes, ou même l’ombre du corps rendu visible par le négatif des photographies du Suaire de Turin par Secundo Pia.
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[6]
Chez Castellucci, cette paroi transparente fonctionne souvent comme un révélateur narratif, comparable à un dispositif symbolique du quatrième mur, suscitant tantôt une distanciation tantôt une illusion d’optique. Dans Le sacre du printemps, le voile reste opaque et spéculaire avant le début du spectacle, reflétant l’image des spectateurs assis dans leurs fauteuils et regardant la scène. Dès que le spectacle commence, les lumières changent et ce voile devient translucide.
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[7]
Le caractère infiniment répétitif du processus industriel est par ailleurs signifié à la toute fin du spectacle lorsque, la partition de Stravinsky jouée en entier et relayée par la musique du compositeur Scott Gibbons, des acteurs vêtus de combinaisons de protection intégrales entament le ramassage de la poudre, comme s’ils allaient la recharger dans les machines pour que le même rituel puisse être reproduit. Les spectateurs, d’abord confrontés à l’esthétique presque primitive du ballet énigmatique et onirique, sont ainsi frappés par l’impact du sens de la conception dramatique.
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