Article body

Maurice d’Auteuil, « La grande pitié des lettres canadiennes » (1935), Extrait de la rubrique « Les livres et leurs auteurs », Le Devoir, samedi 14 septembre 1935, p. 7

BAnQ Numérique

-> See the list of figures

Je ne suis que tardivement devenu « spécialiste » de littérature québécoise. Ma maîtrise, ma thèse et mon premier poste étaient consacrés à la littérature française. Rien d’unique, à cet égard, puisque le saut de celle-ci à celle-là et les allers-retours entre les deux, loin d’être un trait singulier, a caractérisé le parcours de nombreux québécistes littéraires, avec des phases bien distinctes dans l’appréciation de ces passages. Dans mon cas, ce passage faisait suite à un saut disciplinaire antérieur, plus grand encore, me menant de la physique théorique aux études littéraires, et se complique d’une curiosité pour les travaux des historiens et des sociologues qui rend mes lectures fort « impures », disciplinairement parlant. Cette juxtaposition hétéroclite de références et d’habitus explique partiellement, je crois, la réticence que j’éprouve envers les « hypothèses englobantes » si fréquemment formulées au sujet de la littérature québécoise, alors que je n’ai mémoire d’aucune, concernant les littératures française ou états-unienne.

Contrairement à André Belleau, qui a tout à la fois eu un net penchant pour de telles hypothèses et formulé un catégorique mais ironique rejet du positivisme « heavy duty » des recherches obéissant à une « logique machinique et numérique[1] » (1985: 38), j’ai effectué des recherches numériques dans un vaste corpus rassemblé par Olivier Lapointe dans le cadre d’une équipe de recherche dirigée par Jean-Philippe Warren[2]. Ici n’est pas le lieu pour expliquer en détail ce corpus, mais il importe néanmoins de donner un aperçu de son ampleur : on y retrouve les textes de plus de deux cents périodiques culturels québécois des débuts du XXe siècle à nos jours (208 à ce jour, comprenant des quotidiens comme Le Devoir et La Presse et des revues comme Amérique française, L’Inconvénient, Lectures, Liberté, Parti pris). J’ai exploré ce corpus afin de vérifier la prégnance relative, dans le discours sur la littérature québécoise, d’une caractérisation négative et totalisante, et examiner par là l’importance, historiquement et statistiquement, d’un parti pris « lacunaire », en vertu duquel cette littérature se caractériserait par un constitutif manque, un défaut majeur et transversal. Je subodorais en effet que la récurrence, dans les essais critiques, universitaires, des hypothèses englobantes marquées par la négativité, reposait sur un discours plus large.

Pierre de Grandpré, « Pourquoi notre littérature est-elle si pessimiste, si noire, si désolée? » (1958), Extrait du supplément « Le Devoir Littéraire », Le Devoir, samedi 15 novembre 1958, p. 17

BAnQ Numérique

-> See the list of figures

Une requête, parmi d’autres, s’est avérée révélatrice d’une tendance lourde dans la caractérisation de la littérature québécoise : la recherche des occurrences du syntagme « notre littérature est ». À quelques rarissimes expressions près, sur les 269 textes ainsi identifiés, ce syntagme charrie des formulations négatives ou laissant entrevoir une « excuse », en quelque sorte, pour les faiblesses de ce corpus. La plus fréquente, de loin, est la formulation « notre littérature est jeune », laquelle revient avec régularité des années 1910 aux années 1980, sans disparaître totalement après : en 1990, on en vient d’ailleurs à l’étonnant paradoxe « notre littérature est le miroir d’une société à la fois vieille et jeune » (Pierre Chatillon, cité dans St-Arnaut, 1990: 66). Certains vont préciser les conséquences de cette « jeunesse », indiquant que « notre littérature est […] une littérature d’amateurs » (Auteuil, 1935: 7), « pauvre en art dramatique » (s.a., 1942), « pauvre en romans » (Desrosiers, 1922: 1), « toujours en retard d’une génération sur celle de la France » (Maurault, 1927: 231), « anémique » et « mourante » (s.a., 1931), plongée « dans un effroyable marasme » (Carle, 1955: 15), affligée d’un « manque d’être, manque d’existence » (Robert, 1963: 41). Ou alors on indique les signes d’une fragilité spécifique : « absence de soutien extérieur » et travail exercé « dans le désert de l’intelligence » (Éthier-Blais, 1962: 13), « trop peu abondante » (Julien, 1978: 1), « directement menacée par la France et les États-Unis » (Lefebvre, 1965: 28), « sans écho dans la collectivité » (Marcotte, 1977: 17), ce corpus est « peuplé de météores sans lumière » (Éthier-Blais, 1980a: 20). On souligne ainsi jusqu’en 2016 qu’il s’agit d’une littérature « toujours vulnérable », « aux fondations fragilisées » (Leblanc, 2016: 9).

Dans d’autres cas, on identifie plutôt des lacunes propres aux textes eux-mêmes, à leurs traits principaux : c’est une littérature « de confession : étroitesse d’un côté, rigidité de l’autre » (Bernier, 1962), qui « repose intellectuellement sur de faux problèmes » (Éthier-Blais, 1962: 11), « si pessimiste, si noire, si désolée » (Grandpré, 1958: 17), « plus souvent l’expression d’un instinct […] que d’une conscience » (Lapointe, 1965: 514). Exemple, selon Jean Éthier-Blais, du « nivellement vers le bas » caractéristique de la société québécoise (Éthier-Blais, 1980b: 22), cette littérature est au contraire, pour la revue Lurelu, plus « portée à l’intellectualité satirique qu’à la représentation du quotidien » (Guindon, 1981: 3). La palme de l’expression la plus catégorique est sans doute remportée par Paul Toupin, qui continue de demander, en 1963, « avons-nous une littérature » (sans point d’interrogation : sabotage de typographe?), pour affirmer sans ambages et en lettres capitales : « NOTRE LITTÉRATURE N’EST PAS LITTÉRAIRE » (20).

La recherche du manque

La récurrence transhistorique des qualifications négatives et la très faible occurrence de termes neutres ou positifs[3] permet de postuler qu’il y a là un trait structurant du discours sur la littérature québécoise, dont la constante reproduction génère un tropisme lacunaire, une recherche continuelle et, oserais-je dire, quelque peu obsessionnelle, du manque[4]. Pour le dire de façon synthétique, ce tropisme est celui de la recherche d’une faille, d’une lacune, d’un manque, propre à la littérature québécoise dans son ensemble, saisie comme « unité » transhistorique, manque dont on fait dans une deuxième étape le signe d’un trouble, d’une défectuosité culturelle ou sociale propre à la société québécoise dans sa totalité. D’une certaine manière, ce tropisme manifeste une version de plus dans la longue série des herméneutiques du soupçon, à cette différence près qu’il s’agirait, à première vue, d’une herméneutique du soupçon singulier, ou d’une herméneutique singulière du soupçon si on veut, dans la mesure où toute la richesse de l’interprétation vise à montrer la pauvreté spécifique d’une littérature, d’une société, celles du Québec. Il est d’autant plus difficile de ne pas y voir une forme d’autoflagellation que certains des critiques formulant ces grandes hypothèses déploient une herméneutique toute différente, dès lors que d’autres corpus nationaux sont examinés, herméneutique d’admiration devant la richesse intrinsèque du roman (le « vrai » roman, il est vrai, pas la marchandise s’affublant faussement de ce qualificatif) ou d’une oeuvre, au sens masculin, majuscule et « destiné-à-la-Pléiade » du terme.

Gilles Carle, « Un phénomène curieux » (1955), Extrait de la rubrique « Les livres et leurs auteurs », Le Devoir, samedi 17 septembre 1955, p. 15

BAnQ Numérique

-> See the list of figures

En même temps, il me faut reconnaître que ce tropisme de la lacune « congénitale » (pour exagérer un peu) a suscité quelques-uns des essais les plus intéressants, les plus stimulants, sur la littérature québécoise, en commençant par ceux d’André Belleau. Le cas de ce dernier est sans doute particulier, dans la série d’exemples que je vais donner, dans la mesure où la thèse « lacunaire » développée par lui, celle du conflit des codes, court dans son oeuvre parallèlement à une autre thèse structurelle, articulant microlectures des textes littéraires québécois à des affirmations à portée générale sur la société québécoise, tout en s’accompagnant cependant d’une nette positivité, celle du carnavalesque. Par ailleurs, au fil des années et des reprises de ses idées sur le conflit des codes, Belleau a oscillé entre caractérisations catégoriques et nuances méthodologiques (révélant le double visage tantôt polémiste, tantôt « agnostique » de son oeuvre, quand s’affiche plutôt le refus de conclure, la relance infinie de l’interprétation). La version maximaliste du tropisme lacunaire dans l’oeuvre de Belleau est exprimée dans « Culture populaire et culture “sérieuse” dans le roman québécois » (1986 [1977]), originellement publié dans Liberté en 1977, au moment même où Belleau travaille à sa thèse sur le romancier fictif (soutenue en 1979 et publiée en 1980). Il s’agit là, à ma connaissance, de la toute première publication où Belleau expose ses idées sur le sujet. Ceci explique peut-être pourquoi il y est nettement plus catégorique que dans la thèse proprement dite (les codes mêmes de cet exercice ne pouvaient que l’inciter à introduire des modélisateurs plus nuancés). Belleau affirme ainsi : « La littérature (et la mentalité) au Québec sont traversées par un conflit jamais résolu entre la nature et la culture. » (1986 [1977]: 159) Cette affirmation très générale (susceptible d’être appliquée à nombre de cultures) se trouve rapidement reformulée, à partir de l’exemple des Demi-civilisés (1934) de Jean-Charles Harvey : « On dirait que dans notre littérature romanesque, l’écriture, se sentant à la fois obscurément redevable à la nature et honteuse envers la culture, se censure comme culture et mutile le signifiant. Chez nous, c’est la culture qui est obscène. » (159) Malgré le conditionnel du début, ce passage mène à la forte formule : « Chez nous, c’est la culture qui est obscène. » (159) Revenant sur ce passage, six ans plus tard, il concéda que cette affirmation était écrite « de façon un peu courte peut-être » et sentit la nécessité de répondre à d’éventuels reproches : « Faut-il le dire encore : ceci dans mon esprit n’implique aucun jugement de valeur et n’exprime aucune négativité. » (1986 [1983]: 188) Cet aveu est révélateur, en fait, de toute la charge négative inhérente à l’expression initiale, dont il essaie après coup de se dissocier, pour se faire simple observateur, « anthropologue » en quelque sorte du phénomène textuel et social.

Les textes de Belleau sont d’ailleurs hantés par la tentation de l’anthropologie, par le passage du constat textuel à l’hypothèse d’un invariant « anthropologique » permettant de caractériser la société québécoise. Cette piste est esquissée dès 1977, dans une surprenante personnification : « l’anthropologie québécoise pense que la nature (l’immédiateté, donc la vérité) se trouve dans une sorte d’expression première d’avant la structure. » (Belleau, 1986 [1977]: 163-164) Le Romancier fictif poursuit dans cette voie, en la présentant d’abord comme une hypothèse, dans le troisième chapitre, celui où Belleau synthétise l’opposition des romans du code et des romans de la parole : « Le conflit, nous le pressentons à un niveau fondamental, peut-être même transhistorique, tributaire moins d’une idéologie des années quarante (fonction de la conjoncture et des temps courts) que d’une anthropologie (les plus longues durées). Comment pourrait-on, à ce stade, proposer autre chose qu’une hypothèse interrogative? » (Belleau, 1999 [1980]: 98) Quelques chapitres plus loin, parvenu à la conclusion de son ouvrage, Belleau paraît bien proche de laisser tomber hypothèse et conditionnel, pour revenir aux affirmations catégoriques de 1977, en s’appuyant sur la formule « en dernière analyse[5] » : « L’aménagement des signes de la culture obéit donc, en dernière analyse, à ce qu’on serait en droit, il semble, d’envisager comme une structure anthropologique profonde. » (205) Dans son ultime reformulation de l’opposition structurelle du roman du code et du roman de la parole (cette fois comme code social et code littéraire), à l’automne 1983, Belleau revenait à cette idée d’un invariant transhistorique, tout en reléguant sa démonstration à ce futur indéfini des « sentiers se profilant au loin », dont les textes laissent entendre qu’ils ne seront jamais arpentés : « le modèle duel dont je viens de faire état appelle des considérations de nature quasi anthropologique sur le statut de la culture, sur le conflit latent nature-culture au Québec et en Amérique du Nord. » (Belleau, 1986 [1983]: 185)

Tropisme lacunaire. Le pan catégorique

Germaine Bernier, « Conditions d’une maturité littéraire canadienne » (1962), Extrait de la rubrique « La femme au foyer et dans le monde », Le Devoir, jeudi 4 octobre 1962, p. 11

BAnQ Numérique

-> See the list of figures

Dans leur hésitation entre des formules tranchées et les précautions rhétoriques ou théoriques, les textes de Belleau m’invitent à nuancer mon propre propos, afin de rendre raison du « tropisme lacunaire » qui se déploie de façon récurrente dans le discours sur la littérature québécoise, tout en tenant compte aussi bien des formes plus ambivalentes ou nuancées de cette tentation généralisatrice, lesquelles expriment alors clairement des hypothèses, non des affirmations catégoriques, que de la nécessité, dans les travaux à visée historique ou sociologique, de recourir à des formes de caractérisation et de généralisation. Il y a ainsi une série d’ouvrages présentant de manière catégorique une variante du tropisme lacunaire, sans introduire de nuances, de doutes, de « zones de validité » dans leur raisonnement, toutes subtiles que puissent, par ailleurs, être leurs lectures de textes (la subtilité venant alors montrer la finesse de l’analyse sans menacer l’universelle validité de la thèse). C’est le cas, entre autres ouvrages, du Roman sans aventure d’Isabelle Daunais (2015) et de Passer au rang de Père de François Ouellet (2002). Le premier s’ouvre d’emblée sur une affirmation tranchante à l’effet que, contrairement aux arts du spectacle, dont les productions « circulent avec succès sur toutes les scènes de la planète », « les oeuvres des arts majeurs[6] », elles, « ne sont considérées importantes par personne au sein de ce qu’on peut appeler avec Milan Kundera le grand contexte ou le contexte supranational des arts » (Daunais, 2015: 7). Cette différence, présentée comme « anomalie », caractérise en fait une « situation propre au roman québécois », situation qui « le définit » et ipso facto, par un saut anthropologique à la Belleau, devient « ce qui définit l’expérience québécoise du monde. » (10) Cette hypostase sera reformulée cinq pages plus loin, sous la forme d’une conséquence logique grâce à la conjonction de deux faits : 1) « si le roman québécois est sans valeur pour le grand contexte » (15); 2) « c’est parce que l’expérience du monde dont il rend compte est étrangère aux autres lecteurs, qu’elle ne correspond pour eux à rien de connu, et, surtout, à rien de ce qu’il leur est possible ni même désirable de connaître. » (15) Cette expérience du monde, que personne, nulle part, ne saurait désirer connaître, hors des bornes mentales anormales du Québec est « celle de l’absence d’aventure ou de l’impossibilité de l’aventure » (15). Or, « tous les grands romans racontent une aventure » (15); les Québécois, malheureusement, semblent nés pour le petit pain du petit roman (celui de l’idylle). La conclusion esquisse bien un renversement partiel de la négativité, la « faiblesse » du roman québécois dans le « grand contexte » devenant une force dans le « petit contexte » qui est le sien, celui de « nous éclairer sur nous-mêmes » (217), sur notre « existence sans aventure ». Mais la « force » du roman n’est alors que celle de révéler, par-delà les « mythes » sur le rattrapage culturel, sur la modernisation du Québec, sur les changements sociaux et culturels, cette « vérité » transcendante que le Québec ne change pas, n’a jamais changé, qu’il vit hors de l’Histoire, des conflits, des révolutions. Mince consolation : nous n’avons pas d’Histoire ni de Roman, mais nous devons au roman de l’idylle de nous apprendre cette dure vérité sur nous-mêmes.

Bien qu’elle y soit fondée sur une tout autre perspective, d’ordre psychanalytique, la thèse du refus du conflit se retrouve dans Passer au rang de Père de François Ouellet et y structure une autre thèse englobante, aussi prompte à passer des textes littéraires à la société québécoise dans son ensemble. Éternels fils (au masculin « symbolique » mais nettement patriarcal de l’héritage freudien), les Québécois seraient historiquement incapables de devenir « Pères ». L’avant-propos annonce d’emblée le saut d’un domaine d’analyse à l’autre : « Ma démarche consistera à généraliser à l’histoire socio-culturelle du Québec un cadre d’interprétation que j’ai élaboré […] dans le contexte des études littéraires » (Ouellet, 2002: 9), en plus d’estimer que personne, auparavant, n’avait étudié « de façon aussi systématique » le « parcours historique et identitaire québécois à la lumière de la figure du père ou/et de la psychanalyse » (11).

Dans le cas de François Ricard, le constat de la normalité « relative » de la littérature québécoise et l’introduction d’un léger doute, loin de mener à quelque réserve à l’endroit du tropisme lacunaire conduit plutôt à sa réaffirmation. Ainsi, après avoir concédé que « la littérature québécoise […] se distingue de moins en moins de ce qu’on dénomme aussi littérature dans n’importe quel autre pays d’Occident » (2014: 111), il affirme qu’il y a quand même une « spécificité à la littérature d’ici », à savoir « la relative médiocrité des textes » (111). Le « peut-être » atténuant cet énoncé est évacué dès la page suivante : « Je ne dis pas qu’il n’y a pas ici de bons livres, et même de très bons, mais il y a, disons, proportionnellement plus de mauvais livres […] qu’ailleurs. » (112) Le tropisme lacunaire permet ici le doux plaisir de dénoncer à distance, d’en haut, une collective médiocrité.

Tropisme lacunaire. Survenue du doute

D’autres manifestations de tropisme lacunaire vont introduire une part de doute, ouvrir à la relance de la question. Ainsi, dans son célèbre essai « Institution et courants d’air » (Marcotte, 1989: 17-26), dont l’ombre plane sur le tropisme lacunaire de l’essai littéraire québécois, Gilles Marcotte brocarde la cristallisation institutionnelle du désir de pérennité, de stabilité, lequel s’avère ironiquement plus prégnant que le désir d’oeuvres et génère une manie de prix littéraires et de publications cantonnées à une pure consommation interne (le grand contexte pointe ici le bout du nez); toutefois, dans une finale que n’aurait sans doute pas renié Belleau, tant elle tourne casaque subitement pour relancer indéfiniment l’étude, il concède que sa description contient « beaucoup d’observations inchoatiques, parcellaires, aisément contestables », ceci parce que « plusieurs études font défaut. » (26) Cela le conduit ainsi à une formulation paradoxale, au sujet d’une institution littéraire « en même temps forte et fragile », menant l’essayiste à se loger au sein des paradoxes, plutôt que du côté des caractérisations univoques.

Paul Toupin, « Avons-nous une littérature » (1963), Extrait du supplément « Le Devoir Littéraire », Le Devoir, samedi 26 octobre 1963, p. 20

BAnQ Numérique

-> See the list of figures

De même, L’Absence du maître (2000) et La Conscience du désert (2010) de Michel Biron sont nettement plus proches des essais de Belleau, par leur dimension heuristique et la problématisation des liens entre littérature et société. Ces deux ouvrages désignent certes dans leur titre une absence fondamentale, propre à la littérature québécoise, comme Le Roman sans aventure, mais le déploiement de cette thèse et, plus encore, l’étude du corpus, problématisent cette négativité. Ceci est explicite dans l’incipit de La Conscience du désert :

Quand un critique se demande ce qu’il en est de la littérature ou de la culture aujourd’hui, que ce soit ici ou ailleurs, c’est généralement pour regarder du côté de la colonne des pertes : absence de grands auteurs, désengagement des écrivains, triomphe de l’image sur le texte, hégémonie de l’industrie culturelle, etc. Mais n’y a-t-il pas quelque part une colonne des gains?

Biron, 2010: 7

Dans L’Absence du maître, l’absence de centre, de structure, de capital symbolique, ne caractérise pas des oeuvres moins « littéraires » (bien au contraire) et n’assigne pas la littérature québécoise dans son ensemble à une « petitesse » singulière et anormale ou à un défaut constitutif de littérarité, mais invite à « prendre la mesure d’un déplacement esthétique » (Biron, 2000: 309), du « culte de la technique » et de la « prouesse du style », associés à la modernité canonique, vers une littérature de l’hybridité, de la solitude et du dépouillement. On peut par ailleurs remarquer que si l’introduction de L’Absence du maître esquisse un lien entre société du texte et société hors-texte, à travers la référence à la notion de communitas de Victor W. Turner[7], ce lien n’est pas développé et ne revient plus dans le reste de l’ouvrage, pas même dans la conclusion, qui s’en tient exclusivement à la littérature et à la société. Il n’y a donc pas de « saut anthropologique », mais un recours heuristique à une notion anthropologique, destiné à éclairer la société des textes, pas la société par les textes. Cela dit, on y trouve bel et bien des hypothèses englobantes associées à des caractéristiques négatives, à des lacunes spécifiques à la littérature québécoise. Ainsi, les hypothèses de L’Absence du maître et de La Conscience du désert rejoignent les affirmations de Daunais et Ouellet sur l’impossibilité de conflit véritable : « Au Québec, ce qui ressort de l’histoire littéraire, c’est l’absence de cette forme de rupture inaugurale. » (Biron, 2000: 17) De ce fait, « [m]ême lorsqu’il se révolte, [l’écrivain québécois] se heurte le plus souvent au silence et finit par se plaindre à qui veut l’entendre qu’il écrit dans un désert. » (2010: 9)

Par ailleurs, que la tendance aille dans la direction de l’affirmation catégorique ou vers l’introduction ponctuelle ou suspensive d’un doute, il y a des différences majeures, du point de vue formel et épistémologique, entre les extraits du discours sur la littérature québécoise tirés de la recherche numérique et le corpus d’essais sur cette littérature où se manifeste le tropisme lacunaire. Ce dernier groupe se fonde sur une confrontation critique à un corpus littéraire, qui fait surgir ce tropisme dans le cadre de lectures d’oeuvres, de la part d’universitaires (et non simplement des affirmations lancées dans une chronique journalistique). Ceci entraîne une plus grande complexité dans la justification des lacunes taxant la littérature québécoise que dans les textes journalistiques ayant fait l’objet de mes recherches numériques. En même temps, cela soulève des questions d’ordre méthodologique qu’il serait absurde d’adresser à des chroniques ou à des billets d’humeur. Ces interrogations méritent d’autant plus d’être posées qu’il y a dans plusieurs de ces essais la tentation ou l’effectuation d’un « saut anthropologique », du constat d’ordre littéraire aux jugements sur la société québécoise, incapable d’aventure, de conflit, de s’inscrire dans le grand contexte, d’assumer la culture comme seconde nature, etc. Il faut aussi reconnaître la dimension essayistique de ces textes et ne pas les évaluer avec les critères et exigences appliqués aux thèses universitaires ou ouvrages savants. Reconnaître en particulier les possibilités heuristiques, herméneutiques et stylistiques que l’essai ouvre à l’interprétation de la littérature québécoise, quitte à les laisser s’avancer, ici et là, un peu plus loin que la documentation ne le permet ou à les laisser forcer le trait pour rendre certains constats plus visibles.

Pourtant, un doute subsiste, une objection majeure même, quant à la part du doute précisément que manifestent (ou non) les essais développant les diverses formulations du tropisme lacunaire. Quelques-uns de ces essais me semblent en effet étrangement catégoriques pour des essais, et d’autant plus catégoriques que leurs généralisations valent pour des ensembles complexes et extrêmement larges de textes, de phénomènes, d’évènements. J’ai mentionné en ouverture ma venue tardive à l’étude de la littérature québécoise et la surprise éprouvée à l’occasion de ma découverte de cette « tradition de lecture » qui est celle de l’hypothèse englobante. Si je me laissais aller à pousser le bouchon à mon tour, j’oserais dire que j’ai parfois l’impression d’entendre des échos des lectures de Dostoïevski ou Tolstoï parlant de « l’âme slave » exprimée dans leurs textes. Cette surprise tient d’une part, comme je l’ai indiqué en introduction, au fait que je n’ai pas le souvenir d’avoir vu d’aussi catégoriques et négatives affirmations au sujet de « la » littérature française, du moins dans la recherche contemporaine[8], mais tout au plus, des volontés de caractériser telle ou telle période, souvent avec les plus grandes précautions. D’autre part, elle découle de ma participation au projet de La Vie littéraire au Québec, dans lequel on essaie précisément de rendre compte de la totalité de ce qui se publie, se lit et s’enseigne comme « littérature » dans une période donnée de l’histoire littéraire québécoise[9]. Ceci confronte les membres de cette équipe de recherche à un corpus de plus en plus vaste et complexe, au fil des périodes traversées, et suscite des discussions nourries sur les tendances caractérisant les pratiques romanesques, poétiques, dramaturgiques ou essayistiques de 1919 à 1933 ou de 1934 à 1947. Enfin, l’implication dans des projets multidisciplinaires comme la revue Globe m’a conduit à porter une plus grande attention aux enjeux méthodologiques soulevés dans les travaux des historiens et des sociologues, entre autres. Je reviens sur ce parcours afin de bien situer « d’où je parle » et tenter de « cadrer », subjectivement et institutionnellement, les réserves que ce parcours a progressivement fait surgir quant au désintérêt envers les enjeux méthodologiques si fréquent dans les études littéraires et manifesté avec force dans les essais les plus « catégoriques » du tropisme lacunaire[10]. Car, ultimement, comme l’indiquait l’avant-propos de Littérature et société canadiennes-françaises[11], il s’agit de questions de méthode.

De quel corpus parle-t-on? Hypothèses et méthodes

Témoin des premières décennies de la conjointe domination universitaire de l’histoire littéraire issues de Taine et Lanson, d’une part, et de la sociologie durkheimienne, d’autre part, Charles Péguy s’était lancé dans une charge à fond de train contre leur revendication de scientificité, brocardant en particulier leur méthode, qualifiée de « méthode de la grande ceinture[12] » (1920: 205), du grand détour, en somme. Par cette formule, il entendait ridiculiser d’un même souffle l’amplitude des recherches documentaires préalables (l’obsession des fiches), la recherche de causalités externes et la volonté d’étudier scientifiquement une oeuvre littéraire. À l’inverse de Péguy, c’est une autre forme de « ceinture » que je vois dans le tropisme lacunaire et les hypothèses englobantes, une ceinture qui a conservé une visée totalisante, mais qui ne perd plus son temps à explorer une multiplicité de causes éventuelles. Une seule, désormais, suffit. De sorte que cette ceinture me semble resserrer un peu trop fortement ce qu’elle prétend rassembler autour d’une seule et unique interprétation.

Gilles Marcotte, « Un lecteur nommé Alfred » (1977), Extrait du Cahier « La rentrée littéraire », Le Devoir, 8 octobre 1977, p. 17

BAnQ numérique

-> See the list of figures

Cette tension entre l’ambition de l’hypothèse englobante et la réduction à un dénominateur universalisant et unique se manifeste entre autres dans la constitution des corpus. C’est là la bête noire, fort probablement, des études littéraires, l’éternelle interrogation : à partir de combien de romans peut-on tirer des généralisations sur « le » roman québécois de la Révolution tranquille? Combien de recueils doit-on lire avant d’avancer une hypothèse générale sur « la » poésie » québécoise des années 1990? Je reconnaîtrais volontiers, avec Belleau, qu’il s’agit là d’une interrogation ouverte, dont la réponse tient moins à l’application d’une grille qu’à une « question d’oreille », et que l’intérêt de la réponse tiendra pour beaucoup dans la qualité des interprétations de textes, à leur finesse, plus qu’au nombre de textes intégrés dans le corpus. Cependant, une telle souplesse méthodologique ne me paraît nullement justifier le double saut épistémologique menant d’un nombre très restreint de textes étudiés en détail vers « une » formule, « une » idée caractérisant la totalité d’une littérature nationale, sur plus d’un siècle, puis vers une société dans son ensemble, saisie de façon transhistorique. Il ne s’agit plus tant alors d’une « grande ceinture », malgré la prétention à enserrer la totalité de la littérature et de la société québécoise, que d’une très « petite » ceinture, dans la mesure où elle n’intègre qu’un petit nombre de textes, sur la base d’une seule hypothèse omni-explicatrice. Tout se passe ainsi comme si des dizaines, voire des centaines de publications littéraires par année et une population de plusieurs millions d’individus, dont la diversité culturelle et socio-professionnelle croît depuis des décennies, demeuraient encore et toujours, figées à jamais dans l’éternité, une « petite » littérature, un « petit » peuple, qu’une seule idée peut décrire sans mal, sans reste. Face à une telle approche, j’assume complètement mon habitus d’universitaire et les racines politiques de mon propre positionnement pour estimer que « c’est probablement plus complexe que cela » et faire le pari d’une irréductible multiplicité de la littérature comme de la société québécoises.

Je pourrais en rester là et conclure sur ce scepticisme méthodologique radical mon opposition aux « grandes hypothèses », quand elles se transforment en petite ceinture du tropisme lacunaire, mais je souhaiterais déplier, en guise de conclusion, quelques observations sur les enjeux méthodologiques et interdisciplinaires soulevés par Belleau, dans sa tentation anthropologique, car il me semble qu’elle a été partagée par d’autres critiques des années 1950-1960, et non des moindres. On en voit en effet des traces dans Cité libre, sous la plume de Jean Le Moyne[13] et de Jeanne Lapointe (1954)[14], comme chez Pierre de Grandpré (1966), mais aussi dans ceux de Gilles Marcotte. Dans Une littérature qui se fait (1994 [1962]) comme dans Littérature et circonstances (1989), celui-ci esquisse diverses hypothèses englobantes mais en souligne les limites et invite à un nécessaire partage entre disciplines, pour creuser ces questions. Ainsi, affirmant que « notre roman correspond à quelque chose d’essentiel en nous et parmi nous » (1994 [1962]: 88), qui touche à une certaine insécurité collective profonde, il note :

Pour expliquer de façon satisfaisante la situation du roman canadien-français, il faudrait avoir recours à plusieurs disciplines : psychologie, sociologie, histoire, voire la science politique. Il faudrait, en somme, pouvoir définir la situation de la communauté canadienne-française. Restons-en aux plus simples, aux plus générales évidences.

88

Des pages de Cité libre jusqu’aux études de Parti pris sur les productions culturelles et les classes sociales (Racine, 1967), il y eut des croisements et interactions multiples, dans les revues, dans les trajectoires individuelles et dans les réseaux, entre écrivains et spécialistes des sciences sociales, au moment même où ces dernières se consolident et donnent naissance à des départements universitaires spécifiques, souvent accompagnés de revues savantes. Même l’équipe de Liberté, pourtant la plus éloignée, à première vue, des circuits universitaires, était très proche, dans ses premières années, de Frank Scott et Jean-Charles Falardeau, deux des plus importants chercheurs en sciences sociales de l’époque. On pourrait ajouter à ces croisements les études de sciences sociales d’André Belleau et de Gaston Miron, et les oeuvres poétiques de Fernand Dumont et de Luc Racine, parmi tant d’autres possibilités. Le moment le plus vif, peut-être, de ces échanges et confrontations fut probablement le colloque organisé par l’équipe de Recherches sociographiques en 1962 et la publication qui en découla, en 1964. Comme l’indiquent Fernand Dumont et Jean-Charles Falardeau, dans l’avant-propos, la « vaste interrogation de la société canadienne-française » entreprise par la revue et par le Département de sociologie et d’anthropologie de l’Université Laval « débutait par un examen de notre littérature » (1964: 7) : « nous avons surtout voulu chercher en quoi elle a exprimé notre milieu social » tout en cherchant à « orienter ces entretiens vers un débat méthodologique » et un « fructueux dialogue entre les visées de l’esthétique et celles de la sociologie[15] » (7).

Jean Éthier-Blais, « Quelques remarques sur la littérature canadienne-française » (1962), Extrait du supplément « Le Devoir Littéraire », Le Devoir, samedi 20 octobre 1962, p. 13

BAnQ Numérique

-> See the list of figures

L’exploration et l’explication de cet écheveau complexe d’interrelations nous entraîneraient beaucoup trop loin, mais l’indication de leur importance permet de mieux entrevoir sur quel fond de rapprochement et de rivalité s’inscrit la « tentation anthropologique » exercée sur un certain nombre d’écrivains et critiques littéraires : à l’instar des anthropologues et sociologues d’alors, ils cherchent à dévoiler enfin « l’homme d’ici », « l’homme canadien-français », le noyau dur de la culture canadienne-française. Qui plus est, cette situation esquisse une configuration semblable, mutatis mutandis, à celle qui préside à la constitution de l’essai, comme forme générique propre, dans la France de l’entre-deux-guerres, ainsi que l’ont analysé Marielle Macé (2006) et Philippe Oliveira (2002). Contre ces nouvelles disciplines, c’est-à-dire dans une proximité tendue et antagoniste, les essayistes français revendiquèrent une forme de savoir spécifique, « humaniste », passant par la subjectivité de l’énonciation, l’entremêlement de l’argumentation et du récit. La « tentation anthropologique » est donc, tout aussi bien, une forme d’affirmation essayistique, la volonté de déployer une herméneutique ayant la même ambition, sur le plan symbolique et collectif, que les grandes synthèses anthropologiques ou sociologiques, mais sans les contraintes de la documentation, de la démonstration détaillée des affirmations cruciales, de l’identification précise des limites de validité de l’aire d’analyse. Et à ce double égard, une part importante du tropisme lacunaire étudié ici me paraît s’enraciner dans ce « moment » fondateur de la critique littéraire québécoise, du fait entre autres de l’importance des oeuvres d’André Belleau et de Gilles Marcotte. Sans doute doit-on aussi voir, dans la possibilité même de cette tentation anthropologique, un moment de convergence (donc de luttes et d’articulations) entre divers modes d’appréhension de l’ordre symbolique, convergence qui s’est détricotée dans les décennies subséquentes (ou du moins, qui n’a plus eu la même importance, comme foyer central de réflexions interdisciplinaires, au sein des universités québécoises) et dont on peut voir le fondement, du côté de l’anthropologie elle-même, dans cette déclaration, entendue à la radio, au cours de mes vacances, sans que je parvienne à retrouver la source : « I am an anthropologist, and I believe in the power of metaphor. » Peut-être est-ce cela, après tout, qui soutient le tropisme lacunaire dans le saut herméneutique du registre littéraire vers le registre social, dans le déploiement d’une hypothèse englobante : la confiance dans le pouvoir de la métaphore.