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Si le musée moderne a fait fable en construisant des mythes nationaux et d’un progressisme de l’esprit — récits muséaux de l’épopée humaine —, les artistes et commissaires d’exposition contemporains ne sont pas non plus totalement dupes quant à la dimension idéologique de cette fabrique mythographique. Depuis Tony Bennett, on sait que le musée participe d’un récit national, et aussi d’un dispositif de conduite des comportements du visiteur dans l’espace, exerçant ainsi un contrôle, à visée didactique certes, mais qui témoigne d’une politique de l’agentivité muséale (1995). Cependant, comme le rappellent les muséologues André Gob et Noémie Drouguet, la tradition muséale voudrait que « le musée [ne soit] pas un livre ouvert » (2010: 128), et l’usage du texte ne puisse y être entendu de la même façon que dans une publication imprimée : si récit il y a, il n’est pas explicitement donné. À bien des égards, la fabrique contemporaine de l’exposition a plutôt accompagné l’évolution médiatique moderne et ses stratégies de visibilité, ce dont Jérôme Glicenstein a très bien rendu compte dans son livre qui a fait date sur les « histoires d’exposition » (2009). Déterminer si l’exposition est un dispositif communicationnel a été au centre des interrogations entourant la médiation culturelle depuis son essor dans les années 1980, et en particulier au sein du travail de Jean Davallon (Davallon et Flon, 2013). De sorte que les jonctions entre dispositif discursif, médiation, documents d’accompagnement et scénario curatorial ont contribué à faire entrer l’exposition dans une production narrative plus globale, déjà initiée par les artistes et les professionnels de l’art (Poinsot, 1999).

Les années 1980 voient un nouveau régime médiatique imposer le règne de la télévision, de l’informatique et de la vidéo, de la publicité et de la technique du storytelling, qui envahit les médias de masse à l’échelle mondiale. En France, c’est le sémiologue Christian Salmon qui introduit la notion et la débusque dans l’espace public, dans la publicité et dans le discours politique (2007). Ce procédé de narrativisation destiné à capter l’attention, mais aussi à accorder du crédit attentionnel par l’entremise de la fiction, peut tout à fait être appliqué au monde de l’art, révélant l’aspect communicationnel des expositions voire leur dimension mercantile, moins volontiers mise en avant. Comme le souligne Yves Citton dans son ouvrage Pour une écologie de l’attention (2014), pour avoir une efficace du récit, il faut d’abord capter le regard et l’attention de son public, afin qu’il lui accorde du temps. Aussi, les expositions contemporaines ont repris plusieurs des caractéristiques du concept de storytelling, dans le sillage des pratiques publicitaires à l’oeuvre depuis les années 1970 aux États-Unis.

Cette poussée vers les usages commerciaux du langage se remarque dans nombre d’oeuvres engagées des années 1970 et 1980, en particulier chez des artistes féministes conceptuelles comme Martha Rosler, Jenny Holzer et Barbara Kruger. Côté français, la critique envers les faux-semblants de la culture publicitaire et son langage semble moins virulente et c’est plutôt la dimension fictionnelle de ces univers qui inspire des oeuvres issues de la culture populaire et médiatique. On pense par exemple à l’agence artistique fondée en 1984 par les artistes conceptuels Jean-François Brun, Dominique Pasqualini et Philippe Thomas, Information Fiction Publicité, à partir de laquelle l’artiste Philippe Thomas créera en 1988 une autre agence, « concurrente » si on peut dire, Les ready-made appartiennent à tout le monde, sur le modèle de l’agence publicitaire et en reprenant les codes graphiques de la communication commerciale (s.a., 2017). Les expositions d’art contemporain s’emparent elles aussi de l’attrait du récit pour construire des scénarios curatoriaux ou pour s’appuyer sur un imaginaire littéraire, contenu dans les oeuvres présentées ou reliant artificiellement des oeuvres a priori « sans histoire ». Dans cet article, nous envisageons la manière dont le scénario curatorial, modalité classique de l’organisation didactique d’une exposition qui enchaîne la visite comme un parcours pré-écrit, a évolué en fiction curatoriale, univers fictionnel où l’on pénètre avec une organisation chapitrée, devenant une écriture à part entière du médium exposition dans le contexte de l’art contemporain en France depuis les années 1990. Le scénario d’une exposition se doit de présenter, à la manière d’une histoire promise au succès, une accroche qui suscite curiosité et intérêt.

Débuts du fictionnalisme curatorial en France

Vue de l’exposition Feux pâles (1990), Exposition réalisée avec le concours de l’agence Les ready-made appartiennent à tout le monde, Présentée au CAPC musée d’art contemporain de Bordeaux du 7 décembre au 3 mars 1991, Photographie prise par Frédéric Delpech

© Claire Burrus, Paris / Jan Mot, Bruxelles

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En 1990, Feux pâles, titre emprunté à un roman métafictionnel de Vladimir Nabokov (Feu pâle, 1962), fut, en France, la première exposition d’art contemporain de rang muséal à se placer sous la bannière de la fiction littéraire. Organisée par Jean-Louis Froment, alors directeur du Centre d’arts plastiques et contemporains de Bordeaux, l’exposition rassemblait des artistes contemporains appropriationnistes et conceptuels, de Marcel Duchamp à Marcel Broodthaers, avec Sherrie Levine, Gerhard Richter, Ian Wilson et Dieter Roth, entre autres, mais aussi Les ready-made appartiennent à tout le monde, l’agence de Philippe Thomas. Thomas, tout en en étant l’instigateur, était présenté en tant qu’agence artistique dans l’exposition, une position ambiguë et double. Prenant la place du commissaire-auteur (dont Harald Szeemann était la figure archétypale), Philippe Thomas lui avait substitué celle de l’agence-auteur, entité désincarnée et vouée à la société de l’information, mais qui, dans son propre nom « les ready-made appartiennent à tout le monde », prône l’appropriationnisme généralisé, comme l’explique Émeline Jaret (2017). On peut donc percevoir dans cette récupération des codes publicitaires, un détournement des pratiques du storytelling commercial et politique en contexte artistique. L’assemblage hétéroclite de ces artistes — similaire à la pratique de Szeemann d’associer des artistes a priori très différents — était justifié dans le catalogue de l’exposition par un chapitrage tout aussi singulier qui faisait appel à une licence poétique autorisée par la présence, en introduction, d’un texte de Georges Perec (1990 [1978]). Cette référence poétique est relancée dans le catalogue par la mention d’un vers de Stéphane Mallarmé, « La chair est triste, hélas! et j’ai lu tous les livres » (1866), dressant une atmosphère littéraire plus qu’un véritable cheminement spatial matérialisé par des intertitres ou des séquences. Ce texte d’ouverture, un extrait de Perec sur l’art du puzzle tiré de La Vie mode d’emploi (1978), servait de propos curatorial général, sans donner plus d’indications sur l’organisation concrète de l’exposition. Ou alors, précisément, la référence au puzzle était la caution de ce désordre apparent, et le caractère « méta » du roman de Nabokov était à prendre comme un autre indice interprétatif. Cette convocation vague d’un titre d’oeuvre romanesque pour inscrire l’exposition dans une filiation littéraire relève de la « titrologie », héritée du nominalisme pictural que Thierry de Duve avait associé aux jeux linguistiques de Marcel Duchamp (1984). Que conclure du rôle du récit de Nabokov dans ce contexte? À vrai dire, le titre bien souvent fait simplement office de partition, offrant un thème et ses variations possibles : il s’agit de la masquer sous un drapé sophistiqué et d’y ajouter un tissu imaginaire qui, tel un palimpseste, tapissera l’arrière-plan du spectateur. Les titres d’expositions sont aussi utiles à l’interprétation de l’ensemble, la proposition originale et son univers se substituant à un discours nécessairement plus formaté dans le traditionnel communiqué de presse. Grâce à l’intervention d’une fiction littéraire dans la construction du scénario curatorial, l’imaginaire de l’exposition sort d’une norme de médiation pour insister sur l’immersion fictionnelle et l’expérience de visite. Ainsi, l’indistinction dans laquelle est plongé le visiteur seulement éclairé par de « pâles feux » devait justifier l’absence de propos fermes et définitifs sur le projet curatorial.

Après ce premier essai qui marqua l’histoire des expositions dans les années 1990, l’essor du mouvement fictionnaliste dans l’art conceptuel et sur la scène française peut aussi se comprendre dans le sillage de Feux pâles. L’exposition a permis, en réaction à l’accrochage faussement neutre du white cube, de redécouvrir la puissance de la narration et de la fiction, en déployant des statementsplus ambitieux que les artistes conceptuels américains. Aussi, les installations spectaculaires de Philippe Parreno, Pierre Huyghe et Dominique Gonzalez Foerster se sont inscrites dans le sillage de la fictionnalisation des espaces d’exposition et de la généralisation du storytelling inspiré par la culture de masse et insufflé par cette exposition pionnière. La tradition semble en cela très française, et même francocentrée. Cette tendance a fait date au début des années 2000 comme une marque de l’importance du narratif dans des espaces hors du livre. Dans le cas de ces artistes, Parreno, Huyghe ou Gonzalez Foerster, ce n’est plus seulement l’oeuvre qui présente un discours ou une amorce de récit, mais tout l’espace de la galerie : il s’agit de mettre en scène, comme dans une métalepse grandeur nature, l’entrée du spectateur dans un autre monde, celui de l’exposition comme fiction. Dans cet espace où le corps peut se déplacer, contrairement à celui du livre, le seuil est mis en avant et le passage vers le fictionnel, clairement signalé. Cette formule a pour effet de révéler, même rétroactivement, le caractère fictionnel de tout espace muséal ou d’une galerie : on peut alors se dire que l’on entre dans un musée comme dans un livre ouvert, ou comme dans un parc à thème, selon le point de vue. Par ailleurs, ce qui relevait au début du XXIe siècle d’un courant esthétique, le fictionnalisme, s’est généralisé à des modes d’accrochage d’oeuvres n’ayant elles-mêmes parfois aucun ancrage narratif. Bien évidemment, le succès du storytelling recoupe et dépasse les pratiques curatoriales contemporaines, de sorte que la « machine à raconter des histoires » (Salmon, 2007) a parfois consisté à relier des oeuvres qui n’avaient a priori rien à voir les unes avec les autres, à créer des rencontres inédites, mais aussi à organiser un ordre thématique évolutif, permettant des renversements, des surprises et obéissant à une économie propre, celle du récit et de la fiction (Nachtergael, 2015).

Pour conclure sur l’histoire de l’éclosion littéraire dans l’espace de l’exposition en France, à la suite de Feux pâles, que l’on peut considérer comme une exposition marquante par son usage curatorial de l’outil fictionnel, plusieurs autres expériences ont utilisé la narration ou des amorces narratives tout en reprenant des caractéristiques de l’art conceptuel. En mélangeant la dimension fictionnelle, voire littéraire ou philosophique, au principe de statement propre à l’oeuvre, une forme de grammatologie ou syntaxe « post-conceptuelle » de l’exposition a pu se déployer. À travers cette littérarisation des expositions, la visite se déroule comme un « roman exposition », une expression qu’a forgée Jean-Max Colard pour désigner ce type d’expérience à la fois narrative et plastique (2015). Colard dans son article fondateur « Quand la littérature fait exposition » (2010), saisit et cartographie dans le champ français une multitude d’usages du littéraire dans le domaine de l’art contemporain : le fait est désormais établi, et sa très utile nomenclature pose les bases d’une analyse des relations entre art et littérature au moment où les notions de récit et de narration entrent en force dans les pratiques artistiques. Il distingue plusieurs manifestations du fait littéraire en art à travers des entrées relevant tantôt de l’évocation et de l’intertextualité, tantôt des pratiques du multimédia ou du transmédia, du détournement poétique ou de productions écrites directement liées à des expositions : titrologie, communiqués de presse poétiques, oeuvres transmédia, adaptations, univers fictionnels, fictions d’artistes et novellisations, ou quand l’art devient sujet romanesque dans lequel il inclut les récits d’exposition, fictionnels ou non.

Entrer dans une exposition comme dans une histoire

Vue de l’exposition Micro-Narratives (2008), Exposition présentée au Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne du 7 mai au 21 septembre 2008, Photographie numérique prise par Yves Bresson

© Yves Bresson / MAMC+ Saint-Étienne Métropole

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Un autre vers célèbre de Mallarmé, « M’introduire dans ton histoire » (1887), pourrait résumer cette volonté manifeste au tournant du millénaire de créer des espaces d’immersion fictionnelle au sein des expositions[1]. Bien sûr, l’identification d’un corpus de plus en plus grand d’oeuvres narratives, ayant recours à des ressorts de littérarité ou de poéticité, a réciproquement conduit les commissaires à reconnaître cette forme nouvelle de production artistique à mi-chemin entre art conceptuel et création littéraire expérimentale (Nachtergael, 2017). Cela a naturellement généré une vague d’expositions consacrées à cette forme poético-artistique et des expositions collectives d’artistes narratifs, les deux se rejoignant. Par ailleurs, les réflexions critiques autour de la narration dans l’art se sont multipliées à la fin des années 1990, en plein essor du mouvement fictionnaliste. En février 1998, alors que l’exposition Doubles-jeux de Sophie Calle est présentée au Centre national de la photographie, au centre d’art contemporain Le Magasin, à Grenoble, ouvre Raconte-moi une histoire d’Yves Aupetitallot, une exposition sur « la narration dans la peinture et la photographie contemporaine », qui résulte de « l’observation attentive d’un usage marqué de la narration dans la production artistique la plus récente » (Aupetitallot, 1998: 9). Aupetitallot explique en partie cette tendance par la généralisation de la vidéo comme médium artistique et une prégnance du cinéma dans les modèles esthétiques de la fin des années 1990, une hypothèse qu’il voit confirmée par le fait que les fictionnalistes, Parreno, Huyghe et Gonzalez Foerster, réalisent aussi des films. En effet, au tournant des années 2000, la pratique de l’image connaît un fort tropisme cinématographique, notamment chez des artistes maniant la photographie et l’écrit, comme Éric Rondepierre, Alain Fleischer ou Valérie Mréjen, un phénomène que l’on retrouve aussi en littérature chez des auteurs comme Tanguy Viel, Christine Montalbetti et Olivia Rosenthal. L’exposition Raconte-moi une histoire capte aussi un air du temps qui place la narration intermédiale (voire transmédiale) au coeur des nouvelles expériences artistiques.

Dans son introduction, Aupetitallot essaie de justifier et de situer un choix d’oeuvres qui formellement n’ont pas beaucoup de liens entre elles : il s’appuie sur des effets de « structure du récit », selon un ordre qui commande la séquentialité de la lecture, tout à fait visible dans l’oeuvre An Attack on Literature de Ian Wallace (1975) qui, selon les modalités de l’art narratif, met en scène une action décomposée en une succession de panneaux. Aupetitallot a le mérite d’établir une typologie, même si elle reste flottante dans ses définitions narratologiques : « qu’il s’agisse de la narration instantanée, entrelacée, allégorique ou linéaire, chacune de ces catégories énonce son contenu dans sa relation au spectateur » (1998: 22). Ce qui intéresse aussi le commissaire, dans la lignée de l’esthétique relationnelle énoncée par Nicolas Bourriaud à la fin des années 1990 (1998), est une relation communicationnelle entre l’artiste et le lecteur-spectateur, avec en son centre une oeuvre médiatrice d’un discours, d’une narration ou du signalement d’une situation, visant à mettre en avant l’instabilité du réel, la valeur de l’objet présenté ou l’inscription socioculturelle tant de l’artiste que du spectateur ou de la spectatrice. Aupetitallot évoque la difficulté de relier les oeuvres entre elles et d’unifier dans un seul discours la variété d’oeuvres bidimensionnelles, vidéo ou sculpturales. Prenant pour point de départ des images photographiques de Xavier Veilhan travaillées numériquement, il énonce le concept assez paradoxal de l’image fixe et photographique comme récit instantané (14), un concept que l’on pourrait appliquer par exemple aux photographies-tableaux, un terme forgé pour désigner les images construites de Philip-Lorca diCorcia ou de Jeff Wall. L’issue à cette aporie formaliste, trouver ce qui ferait strictement récit dans une oeuvre, serait d’envisager les oeuvres comme des hypertextes ou de rendre visible leur palimpseste pour montrer en quoi elles pourraient fonctionner comme des oeuvres littéraires et offrir des références à la fois picturales et narratives ou poétiques.

Le recours à la figure du palimpseste, implantée dans les études littéraires par Gérard Genette dans le sillage de l’intertextualité, est d’ailleurs récurrent dans la critique artistique des années 1990 et 2000 pour qualifier les pratiques post-conceptuelles. Elle provient d’un usage généralisé du terme, qui n’a plus grand-chose à voir avec la poétique genettienne, mais qui a force de métaphore signifiante. De même, la mémoire contextuelle est convoquée pour expliquer les phénomènes d’échos entre des oeuvres qui a priori ne sont pas ouvertement narratives : « la narration naît de l’activité mnémonique du regardeur » (Aupetitallot, 1998, 23), ce sont les mises en relation de signes qui forment une pré-narration, une fiction « interstitielle » qui relève, selon Aupetitallot, de l’allégorie décrite par Craig Owens dans son fameux article, « The Allegorical Impulse » (1980), et qui marquerait l’entrée de l’art dans l’ère postmoderne. Une ère où, selon Owens, la métaphore comme « contre-narration » peut se substituer à l’écriture syntagmatique grâce à la projection allégorique. Ce retour à l’allégorie comme entrée fictionnelle non syntagmatique, et par conséquent non linéaire, justifie en quelque sorte l’hétérogénéité des modalités narratives à l’oeuvre dans Raconte-moi une histoire.

Politique des narrations curatoriales. L’essor des années 2000

Vue de l’exposition Micro-Narratives (2008), Exposition présentée au Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne du 7 mai au 21 septembre 2008, Photographie numérique prise par Yves Bresson

© Yves Bresson / MAMC+ Saint-Étienne Métropole

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Une approche radicalement différente de celle d’Aupetitallot est choisie l’année suivante par le commissaire Kevin Power pour El Poder de narrar (Le pouvoir de la narration), une exposition présentée à l’Espai d’Art Contemporani de Castelló en Espagne. On remarque alors que le contexte national influence beaucoup la conception même de la notion de récit au sein des expositions. Avec El Poder de narrar, nous nous éloignons considérablement de l’héritage structuraliste et formaliste de la typologie d’Aupetitallot, qui tend à une forme d’universalisme froid de la narration. Lorsque l’on part à la recherche de structures formelles, on concède des variations, des formes plurielles, mais il n’est pas encore question d’y reconnaître des idéologies. Si l’on trouve ici aussi le recours à l’allégorie, telle que décrite par Craig Owens, les textes du catalogue mettent bien plus l’accent sur la dimension culturelle des récits. « Contemporary narration finds resonance in the performance of daily life, in everyday history of crafting social conditions in the matrix of both contraints and chances », écrit Patrick D. Flores (1999: 308). Il poursuit : « Narration is folklore, an ethnography of life-in-the-making » (308), induisant l’idée que la fabrique du récit est un acte anthropologique déterminé par des circonstances particulières, y compris dans le contexte artistique. Flores, à la manière de Claude Lévi-Strauss, situe la narration non pas du côté du « continuum mythologique » et dans une « action sociale performée » (1999: 308 [ma traduction[2]]). Sa réflexion, caractéristique des études culturelles, diverge très nettement de celle que l’on a pu rencontrer en France, avec une prééminence de la mise en scène de l’intimité et du rapport au quotidien, dont Sophie Calle est le symptôme le plus saillant. En effet, le principe de l’exposition, décrite par Kevin Power comme relevant de « mondes narratifs » perçus en tant qu’« accumulation de significations » (1999: 270 [ma traduction[3]]), se veut de façon évidente une vision pluraliste et globale des productions artistiques[4]. L’enjeu pour le commissaire est de faire émerger une variété de récits culturels et identitaires, une « hétéroglossie », terme repris au théoricien formaliste Mikhaïl Bakthine (1981 [1934]), « as a way of registering and responding to the most diverse events of daily life » (Power, 1999: 272).

Ainsi, il donne une place aux récits de femmes artistes en tant que narrations dissonantes par rapport au discours dominant de l’historiographie de l’art, principalement écrite par et pour les hommes. Kevin Power insiste toutefois, en se référant aux romans de la Sino-Américaine Maxine Hong Kingston, sur le fait qu’il n’y a pas d’homogénéité au sein des minorités, et que le récit peut intégrer cette diversité à travers l’expérimentation. Ici, on retrouve la question du point de vue, qui est un des moteurs de cette confrontation complexe et contradictoire, dans une époque où l’homme « post-technologique » a tous les moyens pour s’inventer — Power dit « halluciner » une réalité virtuelle propre (1999: 275). C’est là aussi que l’on touche au versant négatif de cette capacité à élaborer, à raconter une histoire de plus en plus nucléaire et dont les échos collectifs s’amenuisent jusqu’à s’atomiser. La réédition d’un essai de Trinh T. Minh-Ha sur « l’innécriture » remet au centre de cette pratique narrative un mot-valise forgé de « un-writing » (désécriture) et de « inmost writing » (écriture la plus intime, secrète) (Minh-Ha, 1999: 312) et vient compléter les réflexions rassemblées autour de l’exposition. À partir de textes d’Hélène Cixous, d’Emma Santos et de Xavière Gauthier, Minh-Ha démonte la vision dualiste des genres dans l’écriture intime féminine. Son essai, utilisé comme un étendard manifeste de l’exposition, parachève l’entreprise de déconstruction des structures culturelles dominantes, principalement postcoloniales et de genre, en valorisant le pouvoir des femmes qui s’emparent du récit comme d’une arme émancipatrice, tout en sapant la pratique même de l’écriture. En effet, l’essai met également en avant la nécessité de la déconstruction des pratiques artistiques, des attentes formelles, pour générer une pensée adaptée à une reconfiguration symbolique des forces.

Côté allemand, à la même époque, les enjeux présentés rejoignent sur certains points ceux de l’exposition espagnole, mais restent à bien des égards centrés sur les médiums et leur capacité à traduire une expérience du réel, une expérience essentiellement moderne et européano-centrée dans son rapport auto-historique visant à ne raconter que sa propre histoire, d’un point de vue unique et selon un déroulé canonique. C’est un aspect important dans le catalogue de l’exposition Stories. Erzählstrukturen in der zeitgenössische Kunst, consacrée, comme son titre l’indique, aux « structures narratives dans l’art contemporain » et présentée en 2002 à la Haus der Kunst de Munich, sous le commissariat de Stephanie Rosenthal. La plupart des artistes exposés font partie de la scène européenne de l’art contemporain. La sélection réunit des artistes utilisant des éléments textuels, personnels ou fictionnels dans leurs oeuvres — comme Sophie Calle, Tracey Emin, Joseph Grigely, Philippe Parreno et Raymond Pettibon —, et des artistes plus visuels — comme Eija-Liisa Ahtila, Aernout Mik et Sam Taylor-Wood —, ou conceptuels, comme Melik Ohanian. Susanne Berkenheger, poétesse numérique, y présentait une hyperfiction interactive, Die Schwimmmeisterin (2002), tandis que l’artiste numérique Olia Lialina exposait une oeuvre de 1996, My Boyfriend Came Back From the War, un hypertexte minimaliste de poésie visuelle. L’historienne de l’art Söke Dinkla, dans son essai qui accompagne l’exposition, « The Art of Narrative », insiste sur l’impact des nouveaux médias sur la représentation du réel (2002). On sent dans ces préoccupations l’influence de la Medienwissenschaft, tendance allemande de l’analyse des médias, et du souci germanique pour l’interaction entre culture et nature, qui animait déjà les réflexions d’Harald Szeemann, en particulier dans sa relation avec Joseph Beuys. Söke Dinkla revient également sur l’histoire des dispositifs de représentation, dont le panorama, qui induit une ligne narrative dans le regard qu’il amène à porter sur le paysage. Ce point de vue « illusionniste », brouillant les frontières entre espace construit et naturel, se retrouve aussi dans la littérature panoramique, dont Ulysses (1920) de Joyce, qui exemplifie l’analogie avec le déroulement continu de type cinématographique (Dinkla, 2002: 103[5]).

Que racontent les expositions narratives? Au-delà du formalisme

Marie Fraser lors d'une visite de l'exposition Raconte-moi / Tell me (2005), Exposition présentée au Musée national des beaux-arts du Québec du 6 octobre 2005 au 9 avril 2006, Photographie numérique prise devant Trilogie de Rober Racine (2005)

©Patrick Altman / MNBAQ

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En 2005, outre-Atlantique d’abord, au Musée national des beaux-arts du Québec, puis au Casino de Luxembourg, Marie Fraser avec Raconte-moi/Tell me présente des oeuvres qui « suggèrent des atmosphères fictionnelles » et « explorent le potentiel narratif du quotidien » (Fraser, 2005 : 10). On constate que les grandes institutions internationales hors de France commencent elles aussi à se mettre aux récits qui envahissent à ce moment-là les cimaises des galeries. En effet, l’année précédente, Sophie Calle était consacrée au Centre Pompidou par une première grande rétrospective (M’as-tu vue?, 2003-2004). C’est aussi l’époque où le lettrisme connaît un regain d’actualité, où l’on commence à redécouvrir la poésie sonore, mais aussi les avant-gardes brésiliennes poétiques, ce qui permet aux artistes pratiquant des formes dérivées de la poésie concrète de revenir sur le devant de la scène artistique, comme Angela Detanico et Rafael Lain, deux artistes brésiliens travaillant le texte et l’image, les simulations abstraites et la notion de statement. C’est également à cette période que Benoît Maire et Étienne Chambaud font du « présent » une fable philosophique dans une exposition commune, présentée à la galerie Cortex Athletico (Bordeaux) : Le Présent (2008). Le climat est favorable à la mise en espace des récits, mais, comme on a pu le voir avec Parreno, Huyghe et Gonzalez-Foerster, l’arrière-plan narratif est bien souvent cinématographique et non pas seulement littéraire. La sélection curatoriale de Marie Fraser est donc plutôt orientée vers le cinéma, la vidéo et les environnements sonores : les vidéos de Gillian Wearing, Anri Sala ou Michael Snow côtoient ainsi les installations sonores de Janet Cardiff et George Bures Miller et Dominique Petitgand. Comme le remarque Fraser dans son essai liminaire, les artistes ne fabriquent pas des histoires au sens strict mais s’efforcent de « produire quelque chose de narratif » (2005: 10). On sent bien la gêne ici pour désigner cette « conception du récit » qui repose « sur un paradoxe » : « les oeuvres […] explorent différentes façons de raconter tout en reformulant les principes de narrativité » (10[6]).

Vue de l’exposition Micro-Narratives (2008), Exposition présentée au Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne du 7 mai au 21 septembre 2008, Photographie numérique prise par Yves Bresson

© Yves Bresson / MAMC+ Saint-Étienne Métropole

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Il faut attendre 2008 et l’exposition Micro-narratives du Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne, réalisée par le commissaire d’exposition hongrois Lóránd Hegyi, pour que soient mises en tension, dans le champ français, fictions curatoriales et « fictions » sociales. Ainsi, l’exposition institutionnelle Micro-narratives reflète une tendance bien implantée et en cours d’identification. Elle s’inscrit dans la lignée d’El Poder de narrar, mais on y retrouve une touche formaliste française ainsi qu’une approche philosophique très ancrée dans la pensée de Jean-François Lyotard et des « grands récits », pris à rebours. Mettant à mal la pensée universaliste des Lumières, Hegyi s’intéresse donc aux « petites réalités », un discours que l’on avait déjà rencontré sous deux versants qui sont ici réunis : il s’agit de traduire « l’intimité et la fragilité des histoires personnelles », « des situations empiriques de nomadisme et de multi-identité, lesquelles ne prétendent ni à l’universalité, ni à l’homogénéité » (Hegyi, 2008: 9-10). En croisant « la multiplicité des responsabilités de Lyotard ou la multiplicité des identités d’Arthur C. Danto » (10), Hegyi entend placer l’artiste non pas au niveau d’un « sujet universel » transcendé par l’art, mais, au contraire, dans l’espace d’une microsociété qui ouvre sur la « perception des différentes constellations anthropologiques » (10).

C’est tout le projet d’Okwui Enwezor à la Triennale de Paris en 2012, Intense proximité, qui appuie encore plus le décentrement des narrations artistiques hors d’Europe et en particulier dans le contexte postcolonial. Cette entrée de la « micro-narration » permet plusieurs développements à la fois aux niveaux littéraire, artistique et théorique. En effet, la reconnaissance du récit minorisé, mais aussi de son caractère anecdotique, fait du « petit » récit un objet digne d’intérêt et de valeur potentiellement historique. Il s’agit donc de mettre en avant, ce que précise à bon ton Hegyi, une fidélité à une « nouvelle sensibilité et éthique » (2008: 13). Réalisée conjointement entre Belgrade et Saint-Étienne, l’exposition intègre la dimension multiculturelle de cette dispersion, au lieu de jouer l’universalisme. Cependant, une fois encore, son écueil est son manque d’unité et la difficulté à élaborer, parmi ces micro-histoires, des ensembles. Et ce, d’autant plus que le choix du catalogue de présenter les artistes dans l’ordre alphabétique n’aide pas à inscrire ces micro-narrations dans un supra-scénario intelligible : là encore, l’atomisation des récits réduit leur visibilité, et produit finalement l’effet contraire de ce qui était escompté.

Petits récits erratiques contre grandes épopées linéaires

Le choix de la fiction et des petites narrations amène à lutter contre un effet de linéarité dans l’espace muséal, qui briserait la sensation de lecture continue, homogène et marquée par la cohérence du discours. C’est certainement ce qui a conduit le lieu d’exposition parisien Bétonsalon — dont Mélanie Bouteloup, qui faisait partie du comité curatorial de la Triennale de Paris de 2012, fût longtemps directrice — à compiler en un recueil, 36 Short Stories (2017), des textes associés à des projets développés au sein du centre d’art. Dès ses débuts, en 2003, la programmation du lieu était intimement liée à un projet de recherche sur l’émergence d’histoires minorisées dans l’histoire de l’art, selon « de nouvelles narrations chronopolitiques ou scriptologiques », ce que rappelle Bouteloup dans sa préface au recueil (2017: 12). Suivant la volonté de tracer une « histoire non-linéaire », inspirée de l’ouvrage souvent cité A Thousand Years of Non Linear History de Manuel de Landa (1997), le projet visait à « déconstruire » les « chronologies officielles » : « des récits alternatifs s’écrivent, faisant place à des voix divergentes, voire opposées, parcourant des enjeux cruciaux de notre monde globalisé postcolonial » (Bouteloup, 2017: 12). Le but de l’ouvrage est donc précisément de « rendre audible une pluralité de voix, de générations et de formats », et de permettre de faire « varier les perspectives — inspirées notamment des études postcoloniales, de genre ou queer, qui adoptent des points de vue d’identités sans cesse en devenir et font place au décloisonnement des savoirs » (12). La phase la plus récente, si l’on peut historiciser l’usage de la narration et de la fiction dans l’histoire de l’art contemporain, d’intégration des espaces artistiques dans une pratique du récit fait converger les expérimentations linguistiques de l’art conceptuel et la fabrique de l’histoire culturelle. Cependant, on constate que, de manière systématique, c’est à travers soit la forme brève, soit la pratique de la fiction immersive que s’écrivent ces petites histoires muséales, et qu’elles articulent désormais une grande partie de l’imaginaire artistique globalisé — dans un sens consommé du paradoxe.