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Une part de plus en plus importante de la production romanesque contemporaine cherche à illustrer l’usage courant, quotidien d’Internet, des réseaux socionumériques et des dispositifs permettant d’échanger des courriels et des textos. Les nouvelles habitudes de communication du XXIe siècle se voient incorporées à l’intrigue, qu’elles contribuent à enrichir et à faire progresser.

C’est à ce type de récits et à ce qu’ils impliquent comme évolution de la fiction narrative qu’est consacré le présent dossier. Il peut être utile de situer d’abord le corpus des fictions du numérique, à la fois dans son émergence et dans ses multiples formes actuelles, avant de problématiser l’approche qui a guidé l’analyse des textes et de présenter les études qui en découlent.

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Les tout premiers récits à avoir proposé une mise en scène d’Internet l’ont abordé de manière allégorique, en déployant un espace virtuel dans lequel les personnages se projetaient par un avatar dans des interfaces électroniques.

William Gibson, dans Neuromancer (1984), a anticipé ce qui allait devenir Internet en offrant la toute première définition de ce qu’il a alors baptisé le cyberespace. Sa « Matrix », nom donné au réseau informatique global, y est décrite comme une « consensual hallucination » (51) créée collectivement par des millions d’ordinateurs interconnectés un peu partout dans le monde. Cette représentation du réseau renvoie dès lors tout autant à la magie et à des pouvoirs quasi surnaturels qu’à une structure reposant sur l’interconnectivité.

Neal Stephenson, dans Snow Crash (1992), va sensiblement dans le même sens que Gibson lorsqu’il propose sa définition du « Metaverse ». Ce réseau, où s’activent des avatars comme dans les jeux vidéo à usagers multiples, a été imaginé comme ce qui allait succéder à Internet au XXIe siècle. Il est essentiellement défini comme « a fictional structure made out of code » (252) où la « data [is] a controlled substance » (476).

Plus récemment, le roman d’anticipation Ready Player One (2011) d’Ernest Cline, dont l’intrigue se déroule dans les années 2040, a aussi suggéré une illustration du réseau évoquant les jeux vidéo à usagers multiples : l’« OASIS » ou « Ontologically Anthropocentric Sensory Immersive Simulation » (48). Non sans paradoxe, cette plateforme constitue un hommage à la culture numérique émergente des années 80 (micro-ordinateurs, modems, consoles) et aux représentations qui en ont été faites, notamment dans les récits de Gibson et de Stephenson.

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Amy Schissel, Post Digital Landscape 4 (2018), Oeuvre issue de la série Post Digital Landscape, Acrylique, encre et graphite sur papier | 46 x 61 cm, Image numérique | 2957 x 3664 px

Avec l’aimable autorisation de la Patrick Mikhail Gallery et de l’artiste  

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Un autre pan de la production romanesque consacrée au numérique a plutôt insisté sur les effets d’Internet et des réseaux socionumériques dans le monde réel. Dans certains de ces romans, les développements récents d’Internet ont été mis en scène par des tropes relevant de la science-fiction afin d’en souligner les possibles effets pervers.

The Circle (2013) de Dave Eggers offre à cet égard une allégorie de Google à la portée inquiétante. Le projet — bien réel — de numérisation et d’offre en libre accès du patrimoine de l’humanité s’y résume, non sans ironie, à une série de slogans dystopiques : « SECRETS ARE LIES / SHARING IS CARING / PRIVACY IS THEFT » (305). Les frontières entre vie publique et vie privée, de même que la notion de propriété, se voient ainsi remises en question : « You don’t own the news, even if it happens to you. You don’t own history. It’s part of the collective record now. » (238)

Dans le domaine francophone, La théorie de l’information (2012) d’Aurélien Bellanger, qui retrace par la fiction l’histoire du numérique français du Minitel à Internet, débouche également sur une vision qui renvoie aux pires cauchemars de la science-fiction : « Progressivement, les humains abandonneront leur vie terrestre au profit d’un voyage immobile dans les silos de données des grands data centers. » (285) En un développement inattendu, les données piratées de comptes Facebook sont injectées dans des abeilles, qui en viennent à « contenir » l’humanité, désormais désincarnée.

Ada (2016) d’Antoine Bello, pour sa part, pose, sur un ton plus humoristique, la question des ravages que peut causer une intelligence artificielle ayant accès aux ressources du réseau et à leurs prolongements humains. Ada est en effet « un ordinateur conçu pour imiter le fonctionnement du cerveau […]. Elle parle, elle détecte les émotions de ses interlocuteurs, il lui arrive même de blaguer. » (13) Elle analyse notamment des milliers de romans et de discours disponibles en ligne pour ensuite en façonner de nouveaux « à partir d’archétypes universels » (30). L’influence des nouvelles technologies sur la création littéraire ne saurait être plus clairement signifiée.

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Par-delà cette tendance forte à rendre compte de la présence du numérique dans le quotidien en le projetant dans un univers à haute teneur métaphorique, un nombre croissant de romans illustrent l’usage courant, ordinaire d’Internet et des réseaux socionumériques.

On trouve, à cet égard, beaucoup de romans jeunesse ou sentimentaux reflétant les nouvelles pratiques et les nouveaux modes de vie. La série de six romans Youtubeurs (2017-2019) d’Olivier Simard, par exemple, met en scène Henri Bastien qui se crée un personnage nommé « Henri Oh My God! », par l’intermédiaire duquel il diffuse ses exploits sur une chaîne YouTube, et qui investit également les réseaux sociaux afin de faire la promotion de celle-ci. Ces romans, destinés à un lectorat adolescent, illustrent ce à quoi peut mener l’investissement concurrent de plusieurs lieux d’archivage instantané de soi, notamment une certaine confusion quant à la persona que l’individu transmet sur l’une et l’autre des plateformes, qui suscite non pas un engouement, mais un désintéressement généralisé de la part des amis virtuels : « C’est toujours pareil avec les youtubeurs. Dès que vos abonnés augmentent, vous devenez obsédés par votre image. Ça gâche tout. » (2018: 213-214)

Les romans sentimentaux, pour leur part, insistent surtout sur l’absence de filtre que permettent les échanges par courriel ou par textos, ainsi que sur la dépendance engendrée par ces messages reçus sur une base régulière. Dans Quand souffle le vent du nord (2010) de Daniel Glattauer, un homme et une femme qui ne se connaissent pas commencent à échanger des courriels par hasard; ils en viennent à tomber amoureux sans jamais se rencontrer : « vous me hantez. Vous me manquez. J’ai le mal de vous. Je lis vos mails plusieurs fois par jour. » (148) Les personnages se permettent d’écrire sur des sujets qu’ils n’oseraient pas aborder de vive voix. Ils s’idéalisent, s’imaginent l’un l’autre à travers les fragments d’informations livrés dans les courriels, tout en sachant que « sortir de l’écran » pourrait signifier la fin de leur idylle.

Dans le roman Amours solitaires (2019) d’Armine Mortimer, entièrement rédigé sous forme de messages textes, on insiste sur le caractère fugace des relations créées par l’échange de mots doux au moyen des dispositifs numériques : « Je n’ai jamais connu d’être aussi évanescent » (105), précise l’une des deux protagonistes. Compilée à partir de fragments recueillis sur un compte Instagram créé par l’auteure, l’intrigue offre, d’une certaine manière, un éloge de l’éphémère : « l’éphémère, c’est bien aussi. » (49) C’est une fois de plus la superficialité et la banalité des échanges qui sont mises à l’avant-plan.

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Amy Schissel, Post Digital Landscape 2 (2018), Oeuvre issue de la série Post Digital Landscape, Acrylique, encre et graphite sur papier | 46 x 61 cm, Image numérique | 3196 x 3829 px

Avec l’aimable autorisation de la Patrick Mikhail Gallery et de l’artiste  

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D’autres romans, aux intrigues moins futiles et à l’écriture plus travaillée, cherchent à dépasser ce qui est désormais évident — voire banal — pour véritablement problématiser le rapport de l’individu aux diverses plateformes numériques qui informent son quotidien.

Programme sensible (2013) d’Anne-Marie Garat insiste sur le rapport de son personnage à l’actualité ou à la navigation sur les réseaux sociaux, mais ouvre aussi à la question de la mémoire et à la manière dont des dispositifs comme Google Earth « actualisent [sa propre] […] histoire » (41). En effet, comme dans un jeu vidéo d’immersion, le protagoniste accumule, au fur et à mesure de séances passées dans l’écran, différents éléments qui lui permettent de reconstituer le récit des événements vécus dans son enfance et de devenir ainsi « un homme augmenté » (43). Google Earth, sorte d’archive traduisant les mouvements du monde actuel en temps réel, déclenche un flot de souvenirs chez l’individu, qui prétend du reste ne pas confondre « la fiction et la réalité » (184) et être conscient que l’endroit qu’il visite reste un « téléchargement » (206).

La réflexion sur les dispositifs qui en viennent à gouverner l’existence des gens est aussi au coeur de Texto (2019) de Dmitry Glukhovsky : un jeune homme tout juste sorti de prison tue le policier qui l’avait fait incarcérer et s’empare de son téléphone cellulaire pour ensuite faire croire que la victime est encore vivante. Le roman offre une réflexion sur la démocratisation de l’accès à Internet — « alors qu’Ilya purgeait sa peine, on avait créé des Internets pour tout le monde, les mécréants, les vieux, les nourrissons » (13) —, sur la frontière entre vie réelle et vie virtuelle ainsi que sur les dangers de voir accumulés en un seul dispositif — véritable prolongement de l’être humain — autant de renseignements personnels que quiconque peut éventuellement s’approprier et utiliser à mauvais escient.

La toile (2017) de Sandra Lucbert constitue un autre exemple de roman qui interroge la notion de vie privée à l’ère du numérique et expose les manipulations et jeux de pouvoir auxquels les réseaux socionumériques peuvent contribuer : « Le data mining fait que notre champ d’action est structuré a priori, qu’on est insidieusement privés de notre liberté. » (64) Une entreprise parisienne, spécialisée dans le trafic d’influence, pirate des conversations sur les réseaux sociaux. Elle profite ainsi de « l’interaction des humains utilisant le Web » (169) pour mettre en relation des informations menant ensuite à des gains importants aux plans économiques et politiques, parfois même à des révolutions.

Sur un ton davantage ironique, le narrateur de La clé USB (2019) de Jean-Philippe Toussaint demande s’il est encore possible de ménager un « blanc volontaire dans [s]on emploi du temps » (10) à une époque où les dispositifs électroniques garantissent la pleine disponibilité de chacun : « Ne doit-on pas être tout le temps joignable, par téléphone, par mail, par Messenger? N’est-on pas tenu maintenant d’être localisable en permanence? » (9) Les nombreuses précisions techniques qui émaillent le texte s’imposent dès lors comme leurres, qui parasitent le discours du narrateur : « la clé USB […] était identifiée comme Scan Disk Cruzer UFD56 » (59). Elles offrent en outre une parodie du langage contemporain, irrémédiablement contaminé par le jargon informatique, et, par le fait même, des romans qui en font usage.

Les productions de ce type, qui réfléchissent aux enjeux du numérique et non pas seulement aux interactions au premier degré suscitées par son utilisation au quotidien, se multiplient depuis quelques années. C’est précisément à de telles oeuvres littéraires — dont on n’aura évoqué ici que quelques cas de figure — que s’intéressent les études rassemblées dans le présent dossier.

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Comment penser alors l’analyse de ces textes?

Dans son essai Digital Modernism. Making It New in New Media (2014), Jessica Pressman définit le « modernisme » comme « a strategy of innovation that employs the media of its time to reform and refashion older literary practices in ways that produce new art. » (4) Elle souligne ainsi que, depuis plus d’un siècle, la création littéraire est intimement liée aux innovations technologiques. Ce que Pressman nomme le « modernisme numérique » transpose une telle logique à des pratiques et à des enjeux actuels et invite, de fait, à aborder les corpus dans une telle perspective : « Digital Modernism […] allows us to reconsider how and why media is (and always has been) a central aspect of experimental literature and the strategy of making it new. » (5)

Si l’objet d’étude principal de Pressman demeure les oeuvres créées sur et pour les supports numériques, elle reconnaît que l’adaptation des pratiques littéraires à un lectorat contemporain ne se limite pas aux technologies numériques ou aux oeuvres de littérature électronique. En effet, ces technologies se sont inscrites dans la culture et la littérature indépendamment des plateformes de diffusion. Par conséquent, la littérature publiée sur support imprimé évolue en incluant diverses influences et réflexions liées aux pratiques d’écriture et de lecture issues d’Internet (160).

Un tel constat implique de recourir à des approches et à des exemples variés, ce que permet justement le principe d’un dossier thématique comme celui que nous avons rassemblé ici. Le tout vise dès lors à montrer comment une part de la littérature contemporaine serait en train de se réinventer, de se moduler par le contact avec Internet et les réseaux socionumériques.

Ceci ouvre à un renouveau de l’étude de texte. Comme l’écrit Pressman, « the old technology of the book — and the discipline of literary studies built to revolve around it — is renovated through engagement with new media. » (160) Un tel chantier prend tout son sens dans une perspective historiciste, tenant compte des productions passées, tant littéraires que critiques.

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Amy Schissel, Post Digital Landscape 1 (2018), Oeuvre issue de la série Post Digital Landscape, Acrylique, encre et graphite sur papier | 46 x 61 cm, Image numérique | 3016 x 3782 px

Avec l’aimable autorisation de la Patrick Mikhail Gallery et de l’artiste

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Le dossier rassemble des études de cas qui, dans leur singularité, contribuent à brosser un portrait d’ensemble des possibles ouverts par la thématisation littéraire du numérique.

Pour des raisons de cohérence et de tendances statistiques observées au sein du corpus, l’échantillon retenu se concentre sur la production romanesque. On remarque néanmoins un investissement de plus en plus marqué de la thématique du numérique dans d’autres genres, notamment le théâtre et la poésie, comme en font foi des numéros récents des revues Jeu (Saint-Pierre, 2014) et Estuaire (Lafleur, 2018).

Le dossier débute par deux contributions qui cherchent à situer les fictions du numérique par rapport à un contexte historique et culturel plus vaste. Bertrand Gervais s’appuie sur des romans parus à vingt ans d’écart, (As Francesca) (1997) de Martha Baer et De synthèse (2018) de Karoline Georges, afin de réfléchir à l’évolution de l’idée même de virtuel. En s’inspirant des théories de l’imaginaire médiatique, Mélodie Simard-Houde développe une grille de lecture pour le corpus conceptualisant le numérique, qu’elle applique à l’oeuvre romanesque de Nicolas Dickner.

S’ensuivent trois analyses ponctuelles tentant de circonscrire la (ou les) poétique(s) des fictions du numérique, afin de mieux comprendre ce que de tels récits permettent d’énoncer — voire de problématiser — au sujet du monde contemporain. L’article de Rachel LaRoche étudie la façon dont Document 1 (2012) de François Blais met l’accent sur les usages quotidiens du Web et sur les comportements, souvent absurdes, qui en découlent. Sylvain David et Sophie Marcotte s’intéressent à la saisie du réel rendue possible par certains dispositifs numériques, tel le téléphone portable, en abordant Écoute (2018) de Boris Razon dans son rapport d’intertextualité avec Tentative d’épuisement d’un lieu parisien (1975) de Georges Perec. Le roman I Hate the Internet (2016) de Jarret Kobek est commenté par Allan Deneuville dans la perspective d’une critique sociopolitique du réseau et de son impact sur la culture et sur les relations interpersonnelles.

Deux articles étendent la réflexion à des exemples non romanesques. Catherine Cyr examine en quoi la pièce Nous voir nous (Cinq visages pour Camille Brunelle) (2013) de Guillaume Corbeil, mise en scène par Claude Poissant, joue sur les convergences entre représentation théâtrale et monstration de soi sur les médias sociaux. Une tension similaire entre création et extimité motive l’étude de Gabriel Tremblay-Gaudette, consacrée à la manière dont Anamnèse (2018-en cours) de Fabrice Masson-Goulet transpose l’archivage virtuel de Facebook en une oeuvre performative et picturale.

Le dossier se clôt par un essai de Jean-Jacques Pelletier, qui revient sur ses propres romans pour interroger ce que permet l’intégration des médias et des réseaux sociaux du point de vue de l’interdiscursivité et de la trame narrative.

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La section « Contrepoints » propose, sous l’intitulé « Périphériques », cinq regards sur des oeuvres illustrant des problématiques complémentaires au dossier. Les deux premières oeuvres, Frail Sister (2018) de Karen Green, commentée par René Audet, et Féérie générale (2012) d’Emmanuelle Pireyre, présentée par Charlotte Biron, abordent la question des données en contexte numérique, respectivement sous l’éclairage de la mémoire et de l’oubli, et sous celui de la logique de l’inventaire.

Les trois oeuvres suivantes traitent plus spécifiquement de la manière dont Internet modifie le rapport de l’individu aux autres et au monde. Benoit Bordeleau évoque le renversement entre les sphères intime et sociale dans Géolocaliser l’amour (2016) de Simon Boulerice. Élodie Cossette-Plamondon souligne pour sa part que dans le récit Trente (2018) de Marie Darsigny, Internet a le pouvoir de plonger l’individu dans le vide d’une existence figée. Enfin, Anthony Lacroix explique que dans le webroman frankie et alex — black lake — super now (2017) de Maude Veilleux, Internet serait la meilleure amie de la protagoniste, celle qu’elle se serait imaginée pour se mettre à l’abri d’une réalité trop angoissante.

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Il ne fait aucun doute que le numérique occupe une place de plus en plus importante dans l’imaginaire collectif (Doueihi, 2013). Si la discipline des humanités numériques s’intéresse, depuis deux ou trois décennies, à ce nouveau pan de l’imaginaire et aux interactions qu’il génère — entre les humains par la médiation de la machine ou entre humain et machine — de même qu’à la manière dont le numérique est susceptible de transformer le regard qui est posé sur le monde, la littérature contemporaine, dans sa problématisation d’Internet et des réseaux socionumériques ainsi que dans l’étude qui en est faite selon différentes approches et perspectives, peut assurément contribuer de manière constructive au débat. On peut dès lors envisager les études qu’on lira ici, en raison de la démarche littéraire qui les sous-tend, comme un complément essentiel à l’exploration du vaste champ des humanités numériques, qui ne cesse de prendre de l’ampleur.