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Les superhéros suscitent un engouement en résonance avec les drames que leur saga met en scène. La vie de ces personnages hérite souvent d’une souffrance du passé et suggère l’origine psychologique de leur vocation héroïque. Il en va ainsi pour le superhéros Iron Man, créé par Stan Lee et que les adaptations cinématographiques ont popularisé. Si le comics paraît en 1963 aux États-Unis, il n’est traduit en France qu’à partir de 1970.

Nous avons déjà exploré le monde interne de ce superhéros en visitant notamment sa face hypermoderne (Chapellon, 2017; Houssier, 2017). Ici, nous nous intéressons aux moments les plus significatifs des premiers épisodes de la bande dessinée, publiée dans son édition française au sein de la revue Strange (Lee, 1970-1971), pour approfondir le lien ambigu que le héros entretient avec son armure. Ce lien souligne les effets de la proximité fusionnelle entre l’humain et la technologie, soutenue par des fantasmes narcissiques que nous mettrons au premier plan en les référant notamment au lien mère-bébé tel qu’il a été étudié par les psychanalystes.

Survivre pour renaître

La guerre du Vietnam bat son plein quand Stan Lee et le dessinateur Don Heck créent Iron Man. Anthony Edward Stark, le protagoniste de cette bande dessinée, est le richissime héritier américain de l’usine d’armement fondée par son père. Ce dernier, impliqué dans des projets militaires gouvernementaux, lui transmet son entreprise comme son penchant pour l’alcool.

Stan Lee (scénario) et Don Heck (dessin), Iron Man is Born! (1963), Première apparition de Iron Man sur la couverture de Tales of Suspense, no 39, 1963. Image numérique | 1196 x 1797 px

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Dans le premier épisode (Lee, 1970 [1963], 1), Tony Stark va au Vietnam durant le conflit qui oppose ce pays aux États-Unis pour faire la démonstration de la qualité des armes produites par les usines Stark. Là, un incident survient : une mine éclate, projetant des résidus qui viennent se ficher près du coeur de Tony. Dans le chaos qui suit, il est capturé par Wong-Chu et ses soldats du Vietnam, appelés Viêt-Cong dans la traduction française[1]. Le chef vietnamien impose à Stark un marché de dupes : si ce dernier crée une arme dont les communistes pourront se servir contre les impérialistes américains, il pourra ensuite se faire opérer du coeur et être sauvé d’une mort certaine. Pour construire cette arme décisive, Stark doit travailler avec le Professeur Yinsen, lui aussi prisonnier de Wong-Chu. Au lieu de se soumettre à ce chantage, les deux hommes font alliance pour créer une armure chargée à l’électricité et dont les capacités impliquent notamment d’empêcher les éclats de mine d’atteindre le coeur de Stark. Hélas, leur supercherie est sur le point d’être découverte. Yinsen se sacrifie en se jetant sur les soldats qui le tuent, laissant le temps à Stark de s’introduire dans la lourde armure d’acier. Grâce à ses répulso-rayons, issus de la technique alors nouvelle des transistors, Stark connaît pour la première fois la victoire en tant qu’Iron Man, qui devient son double héroïque.

Alors que, dans l’Amérique de la fin des années 60, Stark, le marchand d’armes dénué de sens moral, est contesté, Iron Man devient rapidement un héros pour son pays. Le poids d’une dette de vie, résultat du sacrifice du savant vietnamien qui le sauve, mobilise ses fantasmes héroïques eux-mêmes sous-tendus par des désirs de réparation et de sauvetage. Ces représentations constituent un point de jonction entre Moi idéal et idéal du Moi[2] : le dialogue de Tony Stark avec lui-même est composé de pensées et d’affects dépressifs ou anxieux, pendant qu’Iron Man est surnommé l’« homme de fer ». Ce premier surnom laisse envisager que, lorsqu’il endosse cette armure omnipotente, Stark devient son propre idéal narcissique.

L’armure est créée pour survivre, à la fois à un péril extérieur du méchant désigné — le Viêt-Cong —, et à la menace intérieure liée à l’éclat de shrapnel près de son coeur. Quand il porte l’armure la première fois, Stark s’écrie : « La machine me conservera la vie. La vie! » (Lee, 1970 [1963], 1: 48). Cela montre que, d’emblée, cette naissance est associée à l’investissement d’une machine qui se substitue aux repères mortels habituels, alimentant un fantasme omnipotent régulièrement revisité au cours de ses aventures. Cette naissance est suggérée de façon quasi explicite lorsqu’en faisant ses premiers pas avec l’armure, Stark s’écrie : « J’ai besoin de réapprendre à marcher, comme un bébé » (48), à l’instar de l’enfant qui vacille en tentant d’équilibrer sa marche. La référence à la marche d’un bébé laisse envisager une mère-armure qui ferait naître un nouveau sujet augmenté et le maintiendrait en vie, comme la mère des premiers temps. Sauf que l’armure est créée par Stark, qui produit son double d’acier grâce à la technologie, mobilisant un fantasme d’auto-engendrement régulièrement renouvelé.

Un libertin doté d’une nouvelle peau-carapace

Loin des superpouvoirs acquis génétiquement, comme les X-Men (Stan Lee, 1963), Stark n’a pas de pouvoir spécifique hormis son génie technologique transmis par son père. Il doit par conséquent ses pouvoirs à son armure, tout en menant une vie de séducteur célibataire et milliardaire, ouvert à tous les excès, quand Iron Man représente celui qui doit triompher à la façon d’un nouveau « shérif » en ville. L’un n’empêche pas l’autre, sauf que l’écart entre les deux alter ego va progressivement confiner au clivage identitaire.

Au cours des vingt épisodes étudiés pour cet article, afin d’assurer sa survie, Stark est obligé de recharger son plastron de métal auprès d’une prise électrique pour éviter une rechute au niveau de son coeur. Tony termine ainsi ses combats en rampant à la recherche d’une source de courant, parfois alors même qu’il traverse une crise cardiaque. Lorsqu’il se recharge à la façon d’une batterie, la satisfaction qu’il obtient ressemble de près, y compris dans le dessin, à un plaisir orgastique entremêlant l’armure et son coeur (Lee, 1970 [1963], 3: 46). Une double satisfaction intervient, liée à Iron Man : la décharge omnipotente à travers les combats victorieux et la recharge permettant sa survie. Cette illustration du principe de plaisir et des pulsions de vie (Freud, 1985 [1919]) s’accompagne néanmoins d’une dépendance, ce qui est source d’une profonde ambivalence de la part de Stark par rapport à son double héroïque (Lee, 1970 [1963], 4).

L’armure devient une seconde peau-carapace, source de vie, mais aussi de menace mortelle en ce qu’elle implique des combats avec des ennemis. Cette ambivalence vis-à-vis de l’armure relève de la crainte claustrophobique d’être enfermé dans cette « prison d’acier ». Une carapace fermée et dure n’est pas sans évoquer certaines formes de reconnaissance de l’objet maternel évoquées par Geneviève Haag (2000) : l’auteure repère la différenciation précoce pour l’enfant dit « normal » entre un objet dur et mou, tandis que dans le champ de l’autisme et de la psychose, l’enfant peut vivre son corps comme une carapace, tant sur le plan tactile que psychique. Cette dimension est redoublée, sur le plan perceptif, par une forme d’hallucination comme celle décrite par Victor Tausk dans son article sur la schizophrénie de l’adulte (1976 [1919]: 217) : à partir de l’invasion de la perception par l’hallucinatoire dans la psychose, il postule que la première manifestation de la vision chez le nourrisson serait bidimensionnelle avant d’être tridimensionnelle. Les représentations reposent alors sur un fond plat, sans espace intermédiaire qui marquerait la différence des zones du dedans et du dehors. Les images s’imposent à la psyché en se « collant » littéralement à la perception, entravant de ce fait la distinction et l’interprétation des stimulations venues de l’extérieur.

Être une extension de l’autre

Allyn Brodsky (scénario) et Don Heck (dessin), Strange (1972),  Couverture de Strange, no 28, 5 avril 1972,  Image numérique | 400 x 572 px

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Revenons un instant sur le premier épisode : Stark met pour la première fois son armure et se confronte à ses ennemis du Viêt-Cong, leur chef, stupéfait, s’écrie alors en le voyant : « Tu… tu… n’es pas un humain, mais un robot » (Lee, 1970 [1963], 1: 51), anticipant l’analogie entre l’armure et le robot. Lors du second épisode, la présentation sur la première page du comics nomme pour la première fois ce qui deviendra le surnom le plus courant du superhéros : « L’invincible Iron Man » (Lee, 1970 [1963], 2). Ce dernier est présenté publiquement comme le garde du corps de Tony Stark. Cette officialisation de la place d’Iron Man auprès de Stark résonne avec l’idée d’une armure gardienne de la vie de son créateur. La dimension de survie passe également par la nécessité de passer discrètement de l’homme au superhéros : Stark doit trouver, comme tous les superhéros à l’identité secrète, un moyen, un moment d’intimité pour endosser son armure, qui est cachée dans une mallette qu’il transporte partout.

Les premiers surnoms commencent à être lancés : « Gladiateur d’or », « Justicier d’airain », « Goliath de métal », « Masque de fer », jusqu’à l’ironique « Boîte de conserve ». Ces surnoms signifient la puissance attribuée à Iron Man, tout autant que la moquerie qui dévalorise l’armure comme un tas de ferraille. Pour autant, l’armure a un statut quasi mythologique. Elle représente une sorte d’objet fétiche envié par les adversaires du héros, qui cherchent en permanence à la dérober. Le troisième épisode de la saga voit Stark confier le casque de son armure au seul employé informé de son identité secrète, ce dernier exulte, se vivant comme un prolongement de son employeur, au point de caresser le fantasme de prendre la place de Stark en s’emparant de l’armure (Lee, 1970 [1963], 3). Un peu plus tard, Stark souhaite se dégager de ce rôle de superhéros pour mener sa vie d’homme. Lorsqu’il rencontre un boxeur pour lui proposer d’endosser son armure, le combat qui suit met en péril la vie de ce dernier, devenu le nouvel Iron Man (Lee, 1971 [1963], 21 et 22). La culpabilité du survivant rattrape alors Stark qui s’adresse nombre de reproches sur son manque de responsabilité et sa peur, comme lors du sacrifice du Professeur Yinsen (figure paternelle), une personne peut ou doit mourir pour lui permettre de vivre. L’épisode 4 déjà se concluait par une phrase significative de la façon dont le double de Stark est un persécuteur potentiel : « aussi douloureux que ce soit personnellement pour Tony Stark, il doit y avoir un Iron Man » (Lee, 1970 [1963], 4: 67). Cette formulation vient éliminer la possibilité d’une vie sans son double héroïque.

Lorsque Stark éprouve son armure en testant ses limites et sa résistance lors de l’épisode 6 (Lee, 1970 [1963], 6), celle-ci est mise à distance pour devenir un objet d’exploration scientifique. Faire de l’armure un terrain d’investigation peut renvoyer à la façon dont un enfant, poussé par sa curiosité sexuelle, cherche à découvrir le fonctionnement de son corps, et démonte et remonte un objet ordinaire.

Stark améliore régulièrement son armure avec des outils technologiques caractérisant la dimension moderne d’Iron Man. Ces trouvailles vont cependant inquiéter le gouvernement, préoccupé par la puissance montante d’Iron Man. Se sentant dépassé par sa propre créature, à l’image du professeur Frankenstein, Stark finit par accepter que le sort d’Iron Man soit confié à la décision du Congrès américain. Le sentiment de culpabilité névrotique se déplace vers un autre registre d’angoisse, plus proche de la question narcissique des limites : les enjeux de différenciation entre soi et l’armure, entre le dedans et le dehors, vont désormais prendre davantage de place dans le récit.

L’usage d’une violence différenciatrice

La lourde armure grise des origines d’Iron Man cède la place, dès le second épisode, à une armure rouge et jaune. De plus, celle-ci se modifie pour perdre son aspect rigide, devenir progressivement plus proche de l’anatomie de Stark et se conformer à ses mouvements.

La relation entre Stark et son armure est évolutive : pendant qu’il améliore régulièrement sa création géniale, contribuant à prolonger la créativité de son père, l’armure apparaît comme un alter ego avec toujours plus d’autonomie, jusqu’à devenir in fine une seconde peau commandée par la pensée. Par ses trouvailles technologiques, Stark fait de l’armure un personnage à part entière, incarné par Iron Man. Et cette proximité fusionnelle est représentée par le dessin lui-même. En effet, dans le premier épisode, le dessin illustre une certaine distance avec l’armure, trop lourde et peu pratique à endosser. Progressivement, cette rigidité s’amenuise, et l’armure fait saillir dès le second épisode les muscles des cuisses et des abdominaux de Stark tout en conservant son apparence de structure métallique. Plus tard, Stark se fait greffer un coeur synthétique à la suite d’une nouvelle crise cardiaque (Lee, 1971 [1963], 19). Ce nouveau coeur, encore fragile, le libère de sa « plaque » à recharger, non sans nostalgie : « Ma plaque de poitrine… Sans elle je me sentais incomplet! Même si mon coeur n’en a plus besoin pour continuer à battre, sa présence me réconforte! Après toutes ces années, elle fait partie de moi… tout comme le contenu de ma mallette. » (27) Il enfile ensuite son armure qu’il a améliorée; elle se révèle plus flexible, notamment au niveau du masque : « Il glisse sur mon visage comme du caoutchouc! » (27) Ce premier moment de collage à la peau de l’armure sera entériné lors d’un épisode ultérieur quand cette dernière « commence à se rétracter à l’intérieur du corps de Tony Stark » (Mantlo, 1979: 26). L’air qui circulait entre l’armure et l’homme, symbole d’espace différenciateur, a laissé la place à une unité homme-machine. La tension entre différenciation et confusion devient le centre de l’ambivalence de Stark : quand l’armure n’est pas au seul service du Moi idéal triomphant, elle est associée à une étrangeté menaçante, ne serait-ce que par la sensation claustrophobique qu’elle peut générer. Lorsqu’il repense aux origines d’Iron Man, Stark convoque cette pensée alors qu’on le voit dans l’armure d’origine : « Pourtant, suis-je encore réellement Tony Stark… s’il me faut rester à jamais dans cette prison de fer? » (Lee, 1973: 51)

Archie Goodwin (scénario) et George Tuska (dessin), Strange (1971), Couverture de Strange, no 15, mars 1971, Image numérique | 492 x 709 px

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De plus, le risque de perdre le contrôle de sa créature taraude Tony Stark : la puissance d’Iron Man fait des dégâts matériels importants, suggérant que les tendances destructrices refoulées de Stark trouvent là une voie d’expression directe. Le dialogue du personnage avec son armure à travers les pensées qu’il lui adresse est significatif : son armure est devenue une part de lui, un interlocuteur interne. Stark anime ainsi son armure en l’humanisant de façon animique dans un lien d’interdépendance. Dépendre de ce double provoque un sentiment de persécution sans cesse renouvelé, comme le suggère ce dialogue interne dès la fin du troisième épisode alors que ses proches ont échappé de peu à un ennemi d’Iron Man : « Mon destin est-il désormais de menacer tout ce qui m’entoure? Est-ce là le prix qu’il faut payer pour être l’invincible Iron Man? » (Lee, 1970 [1963], 3: 65) Cette ambivalence opposant Stark à sa créature devient un duel, comme le souligne cette pensée : « […] Iron Man a pris le pas sur Tony… » (Thomas, 1974: 44)

Lorsque le superhéros tue accidentellement un badaud (Michelinie, 1980, 126), la dépression face à la chute de l’idéal représenté par Iron Man l’emporte dans un déplacement de sa dépendance. Jusqu’ici, on voyait régulièrement Stark un verre à la main, dans cet épisode, il commence à devenir alcoolique, soit une nouvelle tentative, par son symptôme, de se débarrasser d’Iron Man vécu alors comme un double maléfique : « Au diable, armure de malheur! Mon Dieu! Il m’arrive de haïr Iron Man!… Et il m’est indispensable! » (Michelinie, 1980, 127: 23). L’augmentation régulière du pouvoir d’Iron Man avait jusque-là une fonction maniaque antidépressive[3], au point que quand la vie personnelle de Stark se révèle insatisfaisante, le plaisir venait des actions héroïques de son double. L’évolution constante d’Iron Man s’accompagne de nombre de soubresauts chez Stark, comparable à une crise du sentiment d’identité (Chapellon, 2016). Lorsque le corps est confondu avec l’armure, le Moi avec son idéal, le sentiment d’être soi est traversé par un vacillement identitaire incarné par l’omniprésence de doubles.

Multiplicité identitaire et substitutions narcissiques

Lors de l’épisode 9, poursuivant Hulk, Iron Man brise une vitre et se dit alors : « Tony Stark paiera les dégâts, à moins que cette maison ne soit à moi. » (Lee, 1970 [1963], 9: 47) Ce détriplement identitaire se présente ainsi : Stark s’adresse à lui-même au moment où il est Iron Man, ce moi ne sait pas si cette maison est à lui, créant une tension indifférenciatrice source de flottement. Le doute sur le propriétaire du lieu s’inscrit dans le prolongement d’une inquiétante question : ce corps m’appartient-il? Au cours d’un épisode plus tardif, ce dialogue à trois fait retour sous une nouvelle forme : pour éviter que sa véritable identité soit dévoilée, Stark crée un clone de lui-même afin que puissent se retrouver dans la même scène Iron Man et la réplique de Stark. Un échange d’un autre type intervient alors : Iron Man transfère son énergie au clone afin de le ranimer, suggérant la possibilité d’une interactivité non humaine. Cette série d’anticipation montre ainsi comment l’art précède l’avenir de l’humain.

Le dialogue se poursuit dans l’épisode 17 lorsqu’un androïde créé par Stark et qui lui est physiquement identique prend sa place au sein de son entreprise. Le clone a désormais accès à tous les secrets de l’industriel, y compris à celui concernant la précieuse armure. Stark ne s’y trompe pas et rétorque : « Tu prétends te substituer à moi? C’est de la folie ». « Non, pour une machine, c’est parfaitement logique. Je suis mécaniquement parfait tandis que tu n’es qu’un homme au coeur malade. J’ai tous tes talents et aucune de tes faiblesses. Il est évident que l’intérêt du monde entier exige que je sois toi » (Lee, 1971 [1963], 17: 34), répond le clone dans un étonnant soliloque.

Le vol d’identité a pour conséquence la chute de Stark qui, abandonné de tous, devient un temps une sorte de clochard cardiaque. Il commente ainsi sa déchéance : « C’est un cauchemar, comme si j’avais cessé d’exister, comme un vulgaire fuyard terrifié. » (37) Stark est prisonnier d’un conflit intérieur : d’un côté, son échec est complet — a contrario de l’image paternelle —, de l’autre, sa dépendance alcoolique redouble sa dépendance à l’armure et au plaisir moteur qui lui est associé. À défaut d’élaborer les limites de son pouvoir, de penser l’écart entre l’homme et son armure, le travail psychique d’élaboration d’une différenciation possible entre lui et Iron Man est mis en échec.

Échos métapsychologiques : l’autre, cet inquiétant étranger

Stan Lee, Archie Goodwin (scénario) et Georges Tuska (dessin), Strange (1971), Couverture de Strange, no 19, 5 juillet 1971,  Image numérique | 338 x 503 px

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Lorsque l’amour d’objet relève d’une passion pour soi à travers l’autre, l’altérité n’est pas intégrée; lorsqu’il explore l’inquiétante étrangeté, Freud souligne ce mouvement narcissique prévalent : « On met le moi étranger à la place du moi propre — donc dédoublement du moi, division du moi, permutation du moi —, et enfin […] un retour permanent du même […] » (Freud, 1985 [1919]: 236).

Dans la théorie psychanalytique, l’union entre le corps et la vie psychique relève d’un travail de personnalisation, d’appropriation subjective. A contrario, la dépersonnalisation est un symptôme significatif d’un mouvement de déliaison somatopsychique. Lorsqu’il repère l’existence de l’agonie primitive chez le nourrisson malmené, Winnicott évoque la perte du lien psyché-soma et, de façon plus métaphorique, le manque de lieu où se mettre (1970). Stark a trouvé Iron Man pour exister différemment et traiter ses confits narcissiques. Pour Iron Man, le combat libère la colère et la rage de Stark. La confusion entre l’homme et son armure opère au détriment de l’investissement des frontières mentales et corporelles : la pensée n’a plus le corps comme contenant et n’est plus reconnue par celui qui la produit comme étant la sienne. Elle est projetée sur l’alter ego et l’ennemi à combattre.

La haine du double le dispute à l’amour de sa propre image. Cet investissement libidinal envers soi s’oppose à la capacité à aimer, ce que représentent les difficultés sentimentales de Stark. Dans une note de bas de page, Freud évoque un bref récit de cas de jumeaux adultes : pour se dégager de l’ombre de son frère jumeau hétérosexuel, le frère devient homosexuel pour éviter d’« être, par la suite de leur ressemblance, confondu avec lui dans des circonstances intimes […] » (Freud, 1973 [1920]: 257). Comme les frères jumeaux, le héros a un double visible — une différence cependant : là où la présence du jumeau est permanente, c’est par alternance que le superhéros s’offre au regard. La tentative de se débarrasser du double alterne avec la survie de l’un passant par le sacrifice de l’autre. Le jumeau vit sans cesse avec l’ombre tutélaire de son double, il a toujours un autre lui-même à affronter. Les fratries sont également l’occasion d’explorer le lien au double : Abel est l’alter ego de Caïn, Romus de Romulus : l’un d’eux doit périr pour que l’autre puisse vivre (Houssier, 2013). Cette dimension sacrificielle du double narcissique prend chez tout héros la forme d’un crime déguisé, d’un désir de meurtre impossible à accomplir sans se tuer soi-même. Dès lors, à défaut d’être élaboré, le conflit est extériorisé et devient permanent. Ce meilleur ennemi intime n’est donc pas le super-vilain : contrairement aux apparences, c’est le vilain qui sauve la vie du héros. Par sa seule existence, il permet au héros de traiter ses conflits existentiels à l’extérieur de lui.

L’unité, voire l’union érotisée, de Stark et Iron Man est renforcée par la possibilité de trouver de façon récurrente des super-vilains sans lesquels le conflit ne serait qu’interne. Là où le super-vilain permet l’action, son absence provoque l’abandon d’Iron Man et la chute dans l’alcoolisme de Stark. Cette affection psychopathologique est souvent interprétée comme une façon de régresser au sein maternel et plus précisément au moment de satisfaction liée à la tétée. Dans la théorie de Mélanie Klein, un des premiers mouvements psychiques du bébé consiste à attribuer au sein maternel des intentions primitives qui le rendent isolément bon et mauvais (1968 [1932]). Le clivage du nourrisson entre le bon objet intériorisé et idéalisé et le mauvais objet projeté à l’extérieur trouve avec Iron Man une nouvelle illustration.

Alter ego ou double?

Stan Lee, Archie Goodwin (scénario) et Georges Tuska (dessin), Strange (1970), Couverture de Strange, no 10, 5 octobre 1970. Image numérique | 485 x 710 px

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Dans la croissance émotionnelle du bébé, Winnicott a insisté sur l’idée d’un sentiment illusoire de toute-puissance, puis d’un dégagement progressif de ce fantasme omnipotent (1975). Dans la construction en double homme/superhéros, Iron Man est probablement prototypique de bien des hommes ou femmes traversant, au cours de leur vie, un moment mutatif. Notons dans ce sens que le public visé par ces comics américains reste avant tout celui des adolescents, sujets en pleine transformation somatique et psychologique. Ce ne serait pas seulement l’homme qui serait augmenté par la machine, mais aussi les conflits internes qui accompagnent cette mutation. Ainsi, l’acquisition d’une puissance hors du commun ne précipite-t-elle pas vers une alternance maniaco-dépressive (maniaque pour Iron Man et dépressive pour Stark)? C’est à l’humain que revient la tâche la plus difficile : gérer le travail psychique de cette alternance, les moments creux, sans recours à l’investissement érotique de l’armure, à sa puissance, ni à un autre moi-peau.

Nous avons repéré les différentes fonctions de la création d’un double à travers l’adolescence de Sigmund Freud (Houssier, 2019), si le double est un mouvement narcissique, il convient de le distinguer de l’alter ego et de sa dimension d’interlocution interne. En effet, le besoin de dialoguer avec une partie de soi ou un autre faisant fonction de proche non confondu avec soi n’est pas un équivalent de la recherche d’un double. Cette quête du double s’efforce, à travers une relation quasi gémellaire, à se défendre contre la disparition du moi. Le double maléfique redouté serait celui qui entraîne vers la mort et mobilise massivement la culpabilité du survivant. Il peut se révéler comme une protection contre l’abandon, la perte, tout comme un refuge narcissique où cacher ses désirs sexuels. Quoique non dénuée d’aspects objectaux, la pente empruntée tend alors vers l’indifférenciation entre soi et autrui.