Abstracts
Résumé
Les cycles de La Caste des Méta-Barons et des Technopères d’Alejandro Jodorowsky composent de vastes ensembles fictionnels dans lesquels les imaginaires de la mutilation et de l’augmentation jouent un rôle décisif. Mutilations subies ou désirées y acquièrent une cohérence qu’il convient d’interroger : violence dystopique, éthos aristocratique et rédemption new age mettent en cause les limites des corps, des technologies, des genres, voire du langage lui-même.
Abstract
The Metabarons and The Technopriests sagas offer a fictional setting in which the imaginary values of mutilation and body augmentation play a decisive part. Endured or desired mutilations are so recurrent that one may question their coherence: dystopian violence, aristocratic ethos and new age redemption question the boundaries of technologies, bodies, gender, and even the boundaries of language itself.
Article body
Alejandro Jodorowsky[1]Vive la science,
Mort à la bioexistence
Le cycle de La Caste des Méta-Barons (2011) et celui des Technopères (2014) représentent un ensemble de plus de mille pages auquel s’ajouteraient les deux albums concernant la famille des Castaka, dont la geste précède les aventures des Méta-Barons, ainsi que les cinq albums qui composent la série Megalex (2009). Ces derniers s’inscrivent dans une continuité graphique et imaginaire avec les thèmes et les formes développés dans les deux séries dont il sera ici question. Les deux cycles se déploient sur huit albums chacun; La Caste des Méta-Barons paraît de 1992 à 2004[2], Les Technopères de 1998 à 2006. Les productions de ces deux cycles se recouvrent donc partiellement et l’éditeur, Les Humanoïdes Associés, dans les paratextes des volumes, les notices critiques courantes, comme Jodorowsky dans de nombreux entretiens, soulignent la communauté d’univers fictionnels se déclinant dans des mondes similaires ou parallèles. L’édition intégrale de La Caste des Méta-Barons (2011) précise que le cycle de L’Incal que Jodorowsky publie avec Moebius en six albums de 1981 à 1988 se situe également dans ce même univers. Le dernier Méta-Baron, Sans-Nom, apparaît pour la première fois dans le cycle de L’Incal, ainsi que plus brièvement dans Avant l’Incal. Jodorowsky a développé ou augmenté la consistance de son univers fictionnel en tissant les récits entre eux et en prolongeant, par exemple, les aventures de son antihéros John Difool, détective pleutre et égoïste, en un Avant L’Incal de 1988 à 1995 avec Zoran Janjetov, le dessinateur des Technopères, un Après L’Incal avec Moebius (2000) et Ladrönn (2011 et 2014), et trois albums avec Ladrönn qui constituent Final Incal (de 2008 à 2014).
Il ne s’agit pas, en rappelant rapidement ces données, d’engager ce propos dans une lecture transfictionnelle des personnages de Jodorowsky, ni d’en appeler à une érudition méta-baronique voulant articuler entre eux les avatars, les chronologies et les lieux, les degrés d’inclusion des mondes, leurs relations logiques, imaginaires, métaphysiques et mystiques. Dans une telle perspective, il faudrait alors faire appel non seulement à d’autres albums auxquels participe plus ou moins directement leur créateur original, comme Les Armes du Méta-Baron (2008) ou Méta-Baron, écrit par le scénariste Jerry Frissen et dessiné par Valentin Sécher et Niko Henrichon et dont la parution a débuté en 2015, comptant six tomes à ce jour. Mais il faudrait aussi, et bien plus largement, convoquer des pans entiers de l’oeuvre protéiforme de Jodorowsky afin de montrer le jeu double de l’étoilement et de la cohérence.
Une telle circulation entre les albums ferait nettement apparaître alors les effets conjoints de la répétition et de la reformulation, de la variation et de la constance de grandes figures ou d’obsessions, dont les origines sont d’ailleurs souvent identifiées par leur auteur dans sa biographie même[3]. Elles caractérisent les écrits et les films de Jodorowsky, et pour n’en évoquer que les plus saillantes, il serait possible de parcourir les cycles des Méta-Barons et des Technopères à partir des questions de la lignée et de la génération, de la rencontre des amants, de la cartomancie et de l’alchimie, des expériences psychiques, de l’ouverture de la conscience sous la poussée mystique de la drogue[4]. Tous ces aspects de la pensée et de l’imaginaire de Jodorowsky se déclinent en scénarios de bande dessinée, pièces de théâtre et volumes de poésie, en films qu’il réalise, mais aussi en romans ou en textes autobiographiques, dans une série d’écrits qui font autorité sur le Tarot de Marseille, ainsi qu’en essais dont la liste des titres fait clairement apparaître la vocation spiritualiste et mystique de leur auteur (Un Évangile pour guérir [2003], Le Dieu intérieur [2003], Cabaret Mystique [2008], Manuel de Psychomagie [2009]).
Les cycles des Méta-Barons et des Technopères sont traversés par ces thèmes et leurs figures dominantes : le premier raconte l’accomplissement d’une filiation idéale dans le temps, l’autre, une quête de la refondation à travers l’espace sidéral[5]. Buvant aux sources conjointes de l’opéra de l’espace et du merveilleux héroïque, l’univers visuel, au-delà des différences de style graphique de Gimenez, Janjetov et Beltran, articule entre eux les mondes archaïques et sauvages, l’hyper-technologie et les imaginaires médiévaux, barbares ou de la martialité asiatique — Frank Herbert et Kurosawa, si l’on veut —, les immensités intersidérales et la matérialité minérale et végétale, la monstruosité des corps et leur perfection fantasmée, les représentations abstraites de l’intériorité et le baroque comique d’un bric-à-brac machinique, les signes du sublime et du gigantisme avec la trivialité d’un carnavalesque très bakhtinien dans l’efficacité de ses dégradations.
Riches et profuses dans leurs expressions scénaristiques et graphiques, les grandes constructions discursives de l’oeuvre de Jodorowsky s’imposent avec force : le syncrétisme religieux, l’imaginaire de la transsubstantiation magique et alchimique, l’expansion de la conscience dans la drogue ou la sexualité sont thématisés dans les cycles qui racontent l’affrontement entre la valeur héroïque (les Méta-Barons) ou le Messianisme (les Technopères) et les tyrannies des rationalités politiques et technologiques de l’impérialisme ou du capitalisme mondialisé, dont la guilde des pan-technos est une version à peine cynique. Ainsi de ce soixante-dixième verset du crédo primaire enseigné à la pré-école pan-techno de Don Mossino : « Sans la vanité et l’esprit de lucre, sans l’ambition et la force, sans le goût du commerce et la duperie, la guilde pan-techno n’existerait pas » (2014: 42). Quant à la leçon qu’Albino entendra à l’École Pénitentiaire de Nohope de la bouche de Maître Vergara, le techno-bourreau, l’allégorie dystopique y est précisée, articulant culture numérique vidéoludique, rationalité techno-économique, régime de virtualité compensatoire, élite oligarchique et plèbe décérébrée :
Avant de créer des jeux, il faut savoir qui va les acheter et comment on va les embobiner pour qu’ils viennent se prendre dans nos filets de vente. Les citoyens non-Technos autrement dit nos clients, 90 % de la population galactique, ne savent pas ce qu’ils veulent. Ils sont habitués à laisser les autres prendre des décisions à leur place… Ils sont bêtement contents d’eux. Ils acceptent les coups du sort comme une fatalité... Ils ne font pas de projets par peur des critiques. Répriment leur énergie sexuelle ou la gaspillent sans la transformer en acte créatif… Ils vivent au milieu d’émotions négatives, la peur, la jalousie, la haine, la vengeance, l’avidité, la paresse, la colère… Ils paraissent gentils, mais au fond d’eux-mêmes, ce sont des assassins, et comme ils n’osent pas tuer ceux qu’ils détestent, ils s’autodétruisent petit à petit… Nous devons profiter de leurs défauts et de manière détournée, subliminale, les encourager… Plus il sera un raté, plus le citoyen achètera nos jeux pour se fabriquer une vie de jouissance et de triomphes…
2014: 81
La radicalité aristocratique d’un éthos héroïque chez les Méta-Barons ou la vision transcendantale et l’utopie écologique dans Les Technopères, qui émancipent la conscience et la vie de l’illusion mortifère des maîtres du jeu, permettent à Jodorowsky de développer dans ses fictions des allégories tout à la fois escapistes et très précisément ciblées sur le plan critique. On y lit sans peine les inquiétudes technocritiques sur le réel et le virtuel, l’illusionnisme et le jeu vidéo, le biopouvoir et la gouvernementalité des appareils, dans un effet de synchronie avec la pop-philosophie Matrix qui se propage à l’époque. On entendra ainsi aisément dans Les Technopères, et dans un autre cycle de Jodorowsky, Megalex (1999-2008), les angoisses écologiques face à la destruction du monde naturel qui conduisent à faire ressurgir des forces originaires (eau, terre, boue, pierre, liane, etc.) pour contrer l’arrogance politique et techniciste des organisations humaines. Aux dimensions océaniques et macroscopiques de la fresque intersidérale embrassant la portée phylogénétique de l’aventure humaine, les scénarios de Jodorowsky confrontent, en des variations scalaires savamment réglées, des motifs plus intimes dont la dynamique ontogénétique constitue le moteur des actions et des récits : obsession de la filiation, de la descendance comme continuité de la caste, union fusionnelle de l’homme et de la femme dans un couple d’exception et exclusif, dualisme de l’âme et du corps, et quête de transcendance comme réalisation absolue du sujet survenant dans l’instant de sa plus complète dissolution. Celle-ci s’accomplit dans la mort héroïque au nom de l’éthos paternel et martial du Méta-Baron, ou dans la désincarnation et le polymorphisme de la virtualité pour Albino dans Les Technopères : ce dernier pouvant épouser toutes les apparences, prendre toutes les formes, toutes les identités corporelles.
Dans ce tressage dense ou lâche, superficiel ou profond, selon l’oeil critique que l’on porte sur la cohérence du discours de Jodorowsky, le corps s’impose comme l’interface conflictuelle, exemplaire et douloureuse de ces affrontements, de ces négociations, de ces apories entre les séries de dualités que l’on a rapidement évoquées. Or les corps apparaissent, dans la différence des deux histoires racontées dans le cycle des Technopères et dans La Caste des Méta-Barons, comme les exaltations de la puissance même de la chair et de l’ossature, au sens de ce qui fait tenir debout l’assemblage organique ou ses variations augmentées. Qu’on en transcende les limites par l’épreuve de la douleur et de la mutilation comme expression de la virtù héroïque, ou que l’on s’en libère pour mieux le retrouver en s’élevant dans la spiritualité dont la dématérialisation devient alors la métaphore, le corps s’impose dans l’univers de Jodorowsky comme le lieu majeur de la lutte pour la suprématie de la volonté éthique et de l’esprit sur la faiblesse, sur les illusions qui constituent le monde sensible, et sur la contingence.
Toute forme corporelle s’affirme chez Jodorowsky comme la figure même d’un état transitoire qui appelle non pas la mutation, c’est-à-dire l’accès à un état autre, mais bien le dépassement, moins la transformation que le passage augmenté à un stade de réalisation de la puissance que découvre en lui le sujet au travers de son évolution dans la maîtrise de sa dématérialisation et de sa virtualisation : ainsi du cas d’Albino, le paléoMoïse de la communauté errante des 500 000 jeunes technopères en quête d’une planète où fonder l’utopie d’un nouveau monde. Il ne s’agit donc pas tant d’évoluer vers une néo-corporalité que de franchir à chaque fois les étapes d’une méta-corporalité, dans le processus qui conduit du premier Méta-Baron, Othon, à Sans-Nom, le dernier. On peut caractériser ce processus à l’oeuvre dans les deux cycles à partir de quatre notions qui ne constituent pas strictement l’ordre d’une exposition ou d’une progression, mais bien une théorie de questions traçant un mouvement, des points par lesquels passer et qui s’enchaînent vers une hypothèse de lecture : 1. Mutilation; 2. Augmentation; 3. Transsubstantiation; 4. Néologie.
Mutilation
« Et les mutilations devinrent un des principaux ingrédients de l’initiation des Méta-Barons. » (2011: 122) Une fois passées les deux premières pages consacrées à la mise en place du niveau extradiégétique de la narration, ainsi s’ouvre l’histoire des Méta-Barons : sur la cérémonie d’une mutilation. Perdre une partie de son corps sans sourciller, maître de la douleur, consentant au sacrifice, c’est là l’épreuve que les pères imposent aux fils avant celle, ultime, qui assure la transmission du titre et qui exige que le fils affronte le père et le vainque dans un combat à mort. Ainsi du duel d’Othon et de son fils Aghnar d’où « naquit la plus importante tradition des Castaka : un Méta-Baron ne se considère initié que lorsqu’il est capable de tuer son propre père » (2011: 162).
L’hégémonie est à ce prix, les versions concurrentes ne peuvent coexister et si l’on voulait filer une métaphore informatique, il faudrait dire alors que les uploads ne fonctionnent qu’en écrasant les versions précédentes qui les ont engendrés et développés. Si la mutilation est au principe de l’augmentation, c’est parce que la privation — consentie ou non — fait place à l’implantation du même ou du mieux. Pour prix du consentement et de la maîtrise, l’implant offre un gain : il ne restaure pas, mais augmente. C’est-à-dire qu’il n’est pas tourné vers la répétition des conditions du passé, mais vers une amélioration des conditions d’un futur fait tout à la fois d’anticipation projective et d’actualisation technique contemporaine. L’augmentation n’est donc pas pro-thèse (pro : pour ce qui manque, à la place de), elle est méta-thèse : ce qui va au-delà ou plus en profondeur, qui double, duplique, non dans l’identité, mais dans la puissance et le déplacement. L’augmentation est superlative, pas substitutive. La mutilation est de nature sacrificielle et n’a de sens que dans la promesse d’un gain de puissance et de valeur symbolique.
Ainsi le relevé systématique des figures de la mutilation dans l’oeuvre de Jorodowsky ferait apparaître son obsédante inscription tout autant que ses variations (de La Montagne sacrée [1973] au Bouncer [2001-] dessiné par Boucq). Même si le florilège et l’exemplier sont tentants, sur le fond, les modalités de l’appareillage représentées dans La Caste des Méta-Barons ne diffèrent guère de leurs formes communes dans l’imaginaire visuel de la science-fiction ou de l’opéra de l’espace : continuité parfaite du corps originaire et de ses prolongements technologiques, métabolisation de l’implant, la plupart du temps d’un métal qui confine au moulage ou à la liquidité (le storlon, un métal flexible, est-il précisé dans le tome 7 [2011: 394]), assurent l’effet visuel d’une distinction, exposent l’hétérogénéité de la part rapportée ou ajoutée. Ils sont l’expression d’une absence de solution de continuité dans une corporéité ayant atteint un stade nettement supérieur à l’état antérieur.
Il en va, dans l’imaginaire de la mutilation chez Jorodowsky, d’une dialectique entre le monstre et le manque. Lorsque le Baron Othon Von Salza perd aine et hanches au combat dans le premier volume du cycle, Othon le trisaïeul (2011: 57), rien ne vient inventer un pénis de substitution rédimant la perte, une chirurgie magique et reconstructrice assurant plaisir et descendance. Il s’agit de repenser les formes et les fonctions de l’organe absent, de faire de cette absence le moteur d’une puissance phallique faite d’exceptionnalité martiale, de volonté et de fidélité à l’éthos de la Caste. La castration laisse une prise femelle dans l’appareillage du Méta-Baron qui peut alors y plugger un bien trop transparent substitut pénien : le manche par lequel il guide son vaisseau-phallus. Le manque ici révèle le processus d’augmentation, la castration est métaphore double et paradoxale : elle exprime la valeur martiale et situe, en comparaison des ennemis d’Othon, la virilité dans la qualité du courage. Pour ce qui est du plaisir et de la descendance, l’aimée d’Othon, Honorata la trisaïeule (Tome 2, 1993), prêtresse Shabda-Oud, nonne-pute et sorcière, parvient grâce à ses pouvoirs magiques en introduisant une goutte du sang d’Othon dans son vagin à « une éblouissante explosion bleue de Prana, la miraculeuse fécondation s’accomplit… Accompagnée d’une indicible décharge de volupté… Phénomène typiquement Bio, que, je dois l’avouer, je leur envie… » (2011: 95), ainsi que le raconte Tonto, le narrateur robot du cycle.
Augmentation
Manque et monstre : parce qu’aussi lisse et performante que soit la biomécanique, elle demeure visible. Pas d’effet d’illusion donc, pas d’étrangeté et d’Uncanny Valley, mais pas davantage d’hyperboles tératologiques. Des monstres lovecraftiens à béances, tentacules, excroissances et appendices, on en trouve à foison chez Jodorowsky et les dessinateurs s’en donnent à coeur joie dans les effets d’expressivité des figures du monstrueux. Ici, le monstre tient à l’exposition de sa nature composite : l’effet de naturalisation de la composition en une continuité nouvelle née de la mutilation et de l’augmentation redéfinit le statut de l’hétérogénéité des assemblages en une néo-homogénéité. Celle-ci suppose une redéfinition des rapports de l’identité et de l’altérité, du bio et du mécanique, de l’humain et du matériel, du corps et de la conscience du corps. Les métaphores du cyborg ou du mutant peuvent dire cette altération : elle est à comprendre ici non pas comme un état moindre relativement à l’antérieur, mais comme un processus d’accès à une forme postérieure et autre. Force est alors de constater que, chez Jodorowsky, on reste dans la dialectique et la synthèse du dépassement, l’ordre du méta, plutôt que dans la proposition du terme tiers, du cyborg comme hybridation en quête d’une forme dépassant les dualismes au sens où le pense Thierry Hoquet (2011) dans la continuité de Donna Haraway (2007) : une pensée du post et non du méta qui, lui, maintient les jeux de dualités et de différenciations, qui suppose un dedans et un dehors, précisément une frontière sans laquelle l’événement de la traversée n’aurait ni sens ni effet. Il faudra revenir sur ce point, plus avant, quand sera évoquée la persistance conclusive de la question du double dans le dernier tome du cycle des Technopères.
Si le thème du monstre demeure, c’est précisément parce que le projet de transformation et d’augmentation du Méta-Baron est pleinement visible dans la corporéité qu’il affiche. Dans un monde où pullulent les formes monstrueuses et mutantes, en regard d’une image corporelle humaine encore visible, le monstrueux comme catégorie ne relève pas des oppositions de la déviance et de la norme. Il contraint plutôt à penser la spécificité d’un trajet conscient, d’un projet de corporéité idéale qui prend sa source dans l’exposition de la différence entre bio et méca. Les opérations de méta-chirurgie, les ablations et greffes actualisent un devenir corporel d’augmentation. Sur ce point, Jodorowsky est des plus explicites. Ainsi peut-on lire dans le glossaire de La Maison des Ancêtres, à l’article « Cyborg », ces propos de l’auteur :
Quand j’ai créé le Méta-Baron, je ne voulais pas d’une sorte de Superman qui aurait reçu ses pouvoirs et descendrait directement d’un dieu grec. Le Méta-Baron a créé lui-même ses pouvoirs. Sa mutation est volontaire. C’est un humain qui essaie d’accéder au super-humain, par la douleur et l’implantation de machines dans son corps. Une espèce de super-cyborg. À notre époque, l’homme est en train de muter, car sa conscience lui dit qu’il est en train de détruire le monde. Au fond, nous sommes une race mutilée, spirituellement parlant, nous habitons une planète mutilée… Pour arriver à nous réaliser, nous sommes obligés de nous greffer des éléments étrangers, des ordinateurs. C’est pour cette raison que j’ai inventé les Méta-Barons, comme un concentré de la race humaine, avec tous ses implants, des mini-bombes dans tout le corps […].
2016: 26
Mais l’on sait qu’un devenir, s’il est changement, n’est pas un terme d’arrivée, une stase dans l’état visé, mais un processus, un mouvement en acte ou l’inverse, une action en mouvement : hyper-violence graphique (jusqu’à en indisposer le dessinateur lui-même, confie Gimenez dans l’article « Mutilations » [2016: 62]), gore et horreur visuelle, ob-scène (au sens d’Octave Mannoni, 1969) qui fait surgir dans le spectacle ce qui constitue la scène contraire, se présente aux yeux de tous et qui devrait cependant rester caché pour ne pas heurter la pudeur ou le sens commun. Ici, tous les états de violence, le désir de castration, le fantasme de fusion et de disparition, la souffrance infligée au prétexte de l’amour, de l’éthos de la lignée, de l’idéologie de la force aristocratique qui fournit alors le modèle d’un grand destin que Jodorowsky, dans ses entretiens, envisage sur celui de la tragédie grecque antique (voir l’article « Tragédie » [2016: 86]). Un tissage de fantasmes et de questions politiques, de sujétion à la famille et de violences qui ne conduit à l’émancipation qu’au prix de la perte : par l’ablation, on l’a dit, mais aussi par la destruction des liens pour aboutir à un espace de singularité, mais aussi de solitude absolue(s) au terme duquel l’augmentation est acquise. Cependant, l’augmentation laisse le sujet sans vis-à-vis, sans plus de possibilité d’altérité, renonçant à la lignée par l’absence de patronyme. Ainsi se voit prolongé dans l’idéal solitaire de l’augmentation, le devenir monstre : Sans-Nom est l’aboutissement de la caste, le terminus de la lignée des Castaka; à son origine se trouvait Othon, le Méta-Baron castré. Castaka : caste, castration.
« Caste » en français fait entendre d’abord le sens de groupe et de privilège social, en écho aux castes dans la culture hindoue. Mais son étymologie portugaise renvoie nettement le terme à la notion de « race » : les Castaka, une race qui se perpétue par auto-engendrement, sans pénis et sans sperme, mais à travers la goutte séminale du sang (Tome 2), une race qui procède par clonage de la mère en la figure de l’épouse du fils dans le tome 4, Oda la bisaïeule (1997). Honorata y rejoue Jocaste, la scène oedipienne est à son comble dans la distorsion de ce que Jodorowsky envisage comme un renouvellement de la question tragique oedipienne[6]. L’âme est celle de la mère, le corps, celui d’Oda sa belle-fille, et Aghnar, le fils horrifié par cette variation dans l’inceste, a engendré un héritier mâle, fils et frère à la fois, que de fureur il décapite : « Greffe-le dans une machine. Son corps peut vivre. Il est ma chair et celle d’Oda. Son esprit, fils de ta dégénérescence, devait être détruit » (2011: 227).
Plus loin, dans le tome 5 (Tête-d’Acier l’aïeul, 1998), alors que Tête-d’Acier cherche, afin de séduire Doña Vicenta Gabriela de Rokha, le mythique dernier poète, Zaran Krleza, celui-ci n’a plus de corps et a préservé son cerveau dans un appareil robotique et informatique. L’être parfait, pour chacune des deux parties, l’être augmenté de l’apport de l’autre, peut alors s’assembler : « Tu es un corps sans tête et je suis une tête sans corps. Unissons-nous. De deux nous ne ferons qu’un. J’apporterai mes sentiments sublimes et toi ta force de Titan. Ainsi le poète sera guerrier et le guerrier sera poète[7] » (2011: 294).
Ou encore, ultime figure de l’augmentation, quand la génération se fait littéralement auto-génération. Aghora a le corps d’une femme et le cerveau d’un homme. Déjà l’utopie androgyne est à l’origine de sa naissance : Tête-d’Acier et Doña Vicenta ont conçu des jumeaux, un garçon et une fille. Ils sont liés par les hanches, mais n’ont qu’un seul cerveau commun. Le garçon ne survivra pas à la séparation des foetus, Tête-d’Acier transfère son cerveau dans le corps de sa fille. Malgré sa promesse à son épouse, et contre la logique virile de sa lignée, il fusionne le cerveau du jumeau mâle et le corps de la jumelle et donne naissance à Aghora. C’est Aghora, le père-mère, qui enfantera le dernier Méta-Baron de la lignée, en tirant de son propre cerveau les tissus mâles à partir desquels s’autoféconder et donner ainsi naissance à Sans-nom. S’interposant dans un combat entre le Singe androgyne et son père-mère, le bébé né d’Aghora fait montre devant la cour impériale de toute sa puissance. Aghora le présente ainsi : « Cet enfant est une arme absolue et comme telle, il n’a pas de nom. Le métier efface la personne » (2011: 442). Si le fils né d’Aghora n’a pas de nom, ce n’est peut-être pas seulement en raison de la puissance guerrière radicale dont il est dépositaire, mais parce que son origine, la forme de son engendrement, constitue le terme de la fiction d’augmentation mise en oeuvre dans le cycle des Méta-Barons. Au-delà, il n’y plus ni nom ni suffixe pour dire l’augmentation dont il est l’accomplissement.
Les processus technologiques, les appareillages de science-fiction qui ont conduit à cette naissance, cette autoproduction du sujet, inventant les formes de reproduction et d’engendrement, appellent un autre genre, d’autres assignations où se donne à entendre ce qui depuis ces dernières années prend forme dans d’autres lieux, d’autres discours : neutre, indifférenciation, transhumanité, posthumanité, cyborg, disions-nous chez Haraway ou Hoquet. Les cycles de Jodorowsky inventent les fresques science-fictionnelles de ces discours en constitution, tout à la fois comme l’horizon de possibles à venir, mais aussi comme la menace et l’inquiétude qui sourdent des tensions entre la chair et la technique, le bio et le méca.
Or, c’est là qu’il ne faut oublier ni les constructions narratives ni l’humour qui travaillent particulièrement le récit de La Caste de Méta-Barons. Tonto (« l’imbécile » en espagnol) est le robot narrateur du cycle qui, sous les pressions de son narrataire robot, Lothar, met en forme le grand cycle. Les intrusions métanarratives sont constantes et participent ouvertement du dispositif comique : facéties, affrontement, promesses et frustrations, kyrielles d’insultes cocasses offrent un jeu de distanciation tout en assurant une fonction de régie qui structure la chronologie et résume l’avancement de l’intrigue. Lothar et Tonto laissent à plusieurs occasions dans le cycle entendre depuis leur corporalité méca, un désir des corps bio, et notamment du mystère attaché à la jouissance sexuelle[8]. L’augmentation pour eux s’inscrit dans une longue tradition de l’homme fabriqué à qui manque sensation et émotion; ils font entendre la revendication de l’être mécanique voulant être également doté d’affects. C’est dans cette perspective que Tonto devant l’alcoolisation de Sans-Nom, craignant la cirrhose de son maître, s’imagine le divertir en se fabriquant « un corps de femelle humaine d’un genre que mon intra-encyclopédie qualifiait de “torride” » (2011: 493). La méca-pin-up ne déclenche que l’hilarité, les sanglots puis la colère du Méta-Baron, qui va la démantibuler à coups de pied, hurlant : « Imbécile. Ton remède d’amour me répugne. Si tu ne veux pas que je me sente plus seul encore, redeviens le robot que tu es. » (2011: 294-295)
Transsubstantiation
Si le cycle des Méta-Barons montre les augmentations mécas des corps bios et les négociations méta-chirurgicales des procréations augmentées, s’il laisse apparaître le grotesque sexuel de l’inversion de ce désir dans la sexualité rêvée des mécas, le processus d’augmentation passe par un autre paradigme dans Les Technopères. Il s’agit dans ce second cycle de la possibilité de transcender cette distinction des ordres ou des régimes — bio/méca dans le cycle des Méta-Barons — en déplaçant l’opposition des corps sur le terrain de l’ontologie : réel contre virtuel, corporel contre numérique, incarnation contre dématérialisation. Le cycle des Technopères situe la logique de l’augmentation idéale dans le contexte d’une humanité mutilée par le monopole capitalistique des jeux. L’augmentation se voit alors traitée au moyen d’un déplacement ontologique qui s’exprime, sous la focale spiritualiste de Jodorowsky, comme une transsubstantiation. Ici, la fiction d’augmentation ne passe pas par la modification corporelle quantitative ou qualitative : elle est moins méta que trans, elle traverse essences, natures ou substances. L’augmentation repose, dans Les Technopères, sur un principe de désincarnation préalable à la réalisation transsubstantielle.
Le trajet qu’effectue Albino relève ouvertement des récits de formation et d’initiation : bildungsroman intergalactique, Les Technopères procède d’une rétrospection narrative picaresque[9] dans laquelle Albino, dictant ses mémoires devant son compagnon Tinigri, sorte de petite souris mutante, relate tout le pèlerinage du héros. Il aura consisté à s’extraire de la matérialité, mais non pour accéder à une transcendance spirituelle qui impliquerait, assez classiquement, d’abandonner l’enveloppe charnelle au profit de la vie spirituelle. Pour ce faire, il faut, là aussi, un changement de nature. À l’inverse de la méta-corporéité faite de bio et de méca qui accomplit l’humanité dans la fusion des ordres, il s’agit de procéder à un changement de substance ou d’ontologie. Dans le monde du jeu numérique généralisé, dans la texture d’un monde où l’on vit et meurt dans le virtuel, il faut que le corps lui-même devienne virtuel, se dématérialise absolument et épouse la malléabilité totale du code qui lui permet de s’actualiser sous les yeux d’autrui selon toute forme possible. Le métamorphisme peut sembler alors le terme de l’augmentation au-delà duquel n’existe plus aucune différence sensible entre des pouvoirs distincts des corps.
Mais cette transsubstantiation ne bascule nullement, chez Jodorowsky, dans une sorte de spiritualisme new age par trop irénique et planant. Dans un monde d’illusions numériques dans lequel le jeu constitue la source du pouvoir hégémonique de ses fabricants, le réel n’est pas même un manque, il a cessé d’être désirable comme le dit ouvertement un personnage de Megalex : « Tu voudrais pas la fermer un peu?! L’holovidéo est salement plus réelle que toute ta pourriture de réalité! Laisse-nous voir, entendre, sentir en paix! » (2009: 18)
Au terme de la geste, les 500 000 jeunes technopères et leur paléo-Moïse trouvent une planète, un havre naturel qui offre l’espoir d’une refondation; le dernier tome s’appelle La Galaxie Perdue. Une case de la première page laisse entendre les espoirs écologiques ainsi qu’une voix cependant discordante : ce monde est tellement réel qu’Albino, l’être dématérialisé, ne peut sortir du vaisseau et y vivre. Selon ses propres mots, « il n’y a pas place pour l’être abstrait que je suis devenu » (2014: 363). Le monde naturel leur oppose d’abord un monstre gigantesque qui fait figure de gardien, puis des murailles qui sans cesse se rebâtissent. Enfin, ruse ultime de la planète, elle confronte chacun des personnages à son double. Celui-ci ne les renvoie pas seulement à eux-mêmes, en une scène réflexive héritière d’une longue tradition fantastique abondamment upgradée dans les imaginaires de la science-fiction et des arguments numériques des métafictions technologistes contemporaines (Mellier, 2018). Le double, ici, réinstaure dans le projet utopique, la part de négativité et de clivage interne contre laquelle la spiritualité ou l’éthique sont en lutte constante : la planète se propose d’éprouver sans cesse la promesse utopique et son idéal de vie bonne afin que les pan-technos parviennent à « se vaincre [eux-mêmes] » en « élimin[ant] le côté obscur de [leur] personnalité » (2014: 386). Or, c’est sur ce point précis qu’il faut noter deux éléments importants de la conclusion du cycle des Technopères qui surviennent après ce passage par le double et sa scène réflexive.
Le premier est attaché au personnage de Gofh, le poète dont la langue a été mutilée et qui, après s’être sacrifié pour ses compagnons, est ramené à la vie par la puissance d’Albino : seulement Gofh revient de « cette transformation que [les bios] appellent la mort » selon les termes d’Albino (2014: 356-357), sans coeur, ce qui lui permet de concevoir les sentiments, mais non de les ressentir. Ainsi, au terme de la confrontation avec son double, Gofh conservera, au milieu de l’optimisme et du volontarisme utopiques, la charge de négativité qui vient relativiser et interroger le désir de pureté ouvertement exprimé par les forces naturelles de la planète et le spiritualisme d’Albino.
Être virtuel incapable de quitter son vaisseau pour vivre dans le monde réel de la planète, Albino est donc condamné à l’ennui et à la mort solitaire. Tinigri lui propose de fusionner leurs substances, matérialité et virtualité, pour aboutir à une incarnation qui, plaisamment, mêle à la grandeur sublime d’une identité corporelle établie entre les règnes, le grotesque de la fusion de leurs corps. Tinigri et Albino sont métamorphosés en un glorieux et comique Tinalban en pleine page. L’ultime transformation est moins une régression à la matérialité qu’une fusion de deux devenirs dont l’un est animal. Elle réalise alors une autre allégorie de l’augmentation qui s’actualise dans l’imaginaire écologique des règnes et des valeurs spirituelles, celles-ci restant cependant impuissantes sans une forme d’incarnation. Au final du cycle des Technopères, il n’y a pas survalorisation de la transsubstantiation. Elle a été l’étape préalable à la libération et permet ensuite le retour à la pleine légitimité d’une incarnation renouvelée. De la même façon, dans les dernières pages de l’ultime tome du cycle, le double négatif de Gofh s’extirpe de la forme humaine du poète sous l’espèce d’une figure ouvertement monstrueuse, expression de la laideur morale.
Il faut bien les quatre bras de l’épouse mutante pour accepter d’accueillir la version, précisément complète dans sa contradiction, d’un sujet porteur des valeurs du bien et du mal, qui s’affirment alors comme les expressions conjointes du devenir et de la négativité. Sans l’humour des mécas ou de Tinigri, sans le grotesque des formes et des corps, sans la lutte éthique de valeurs et de pulsions contradictoires, ne resteraient que l’utopie spirituelle et technophobe, ainsi que la célébration assez convenue de la désincarnation et du mythe édénique. Il faut une mutante spectaculaire — rouge de peau et pourvue de quatre bras — pour rappeler qu’il n’y a pas de transformation ou d’augmentation sans négociation éthique avec soi-même et les figures de l’altérité.
Néologie
Le second élément d’importance porte sur l’augmentation néologique du langage lui-même. Un des domaines où s’expriment sans doute le mieux, dans les cycles des Méta-Barons et des Technopères, la fiction de l’augmentation et ses paradoxes est peut-être celui de la langue et plus particulièrement de la création lexicale : Techno-bourreaux, paléocrétin, biomerde et autre méta-chirurgie ou techno-évêques, et de nombreux autres néologismes viennent étendre le pouvoir de la langue en saisissant un objet commun et identifiable que l’affixe déplace sur l’échelle du temps et de la valeur. Il y a le monde du paléo, du proto, du bio (celui de la corporéité humaine), celui d’avant et puis celui venu avec les machines, le techno, le méca et au-delà, le méta.
La néologie relève bien de l’augmentation car elle fait apparaître sous la forme nouvelle, la racine ancienne. Le néologisme est le signifiant même du processus de composition et de conjonction de l’augmentation, comme dans le cas du corps où s’apparient le bio et le méca, ou encore de l’ontologie rédimée des Technopères dans la trajectoire réel-virtuel-réel. À l’inverse de la création par dérivation lexicale, la néologie laisse voir les deux membres du signifiant nouveau : l’affixe et l’étymon, paléo-crétin! Il n’y a pas à remonter à l’étymologie ou à la référence (éventuellement intertextuelle) comme dans le cas de Castaka ou de Melmoth (le nom que se sont choisi Tête-d’Acier et le dernier poète après leur fusion). La néologie laisse apparaître, bien visible, le corps composé du mot, les parties adjointes et affixées qui dessinent, dans le même geste, une néo-homogénéité du signifiant tout en manifestant l’hétérogénéité des signifiés, pleinement audible, en son sein.
« Holy shit de holy shit » répète abondamment Tinigri : grâce à la contre-mesure comique de l’insulte, la néologie ne relève pas d’un xénolangage ou des effets d’autorité des xéno-encyclopédies caractéristiques de la science-fiction. Ces lexiques ne sont certes pas absents des mondes de Jodorowsky, mais leur usage est tout à fait conforme aux univers inventés de l’anticipation et de l’opéra de l’espace. En ce sens, cet usage ne diffère pas de celui d’un monde science-fictionnel comme celui de Dune de Frank Herbert (1965). La néo-logie relève bien ici d’un processus sémantique qui renvoie à une rhétorique de l’hyperbole, c’est-à-dire de l’augmentation qualitative ou quantitative de l’énoncé. Stylistiquement, l’hyperbole n’est pas une figure économique, elle se fait nettement remarquer et il est d’usage de lui préférer la subtile suggestion de la litote. Par la néologie, chez Jodorowsky, le corps du mot est alors à l’image du corps méta-baronique ou de la contradiction ontologique techno. Le corps du mot laisse ouvertement apparaître dans le langage et dans l’écriture des bulles de texte, le travail de la composition et de l’augmentation : son autorité problématique, son signifié idéologique (techno-bourreau, méta-chirurgie et autre pan-techno), mais aussi toute la puissance carnavalesque du rire.
Jodorowsky dit avoir utilisé le préfixe méta dans l’idée de l’au-delà, du dépassement, dans le sens courant que l’on entend dans « métaphysique ». On sait cependant toute la plasticité contemporaine du préfixe : son sème de dimension transcendante de la donnée qu’il préfixe s’est aussi inversé, dans la façon dont méta sert à ouvrir des espaces complexes, dédoublés, réflexifs et spéculaires à l’intérieur de son objet. « Métalittéraire » signifie, par exemple, tout autant au-delà du littéraire qu’à propos du littéraire, qu’à l’intérieur même du littéraire.
Dans les cycles de Jodorowsky, la fiction de l’augmentation est bien méta et cela n’apparaît peut-être jamais autant que dans le procédé d’écriture de la néologie; celui-ci permettant au-delà, tout autant qu’à partir et à propos de la matière ancienne (en l’occurrence présente), de faire voir et de manifester le processus de création qui l’agit. Que ce processus soit ouvertement thématisé par la fiction comme dans le jeu du bio, du méca, du techno, du réel et du virtuel, et par la puissance de ses expressions graphiques, ou que ce soit celui qui, se retournant sur le travail artistique du dessinateur et du scénariste, laisse apparaître, à travers l’enjeu de la fabrique des corps et des mondes, celui du médium lui-même.
Appendices
Notes
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[1]
JODOROWSKY, Alejandro. 2014. « L’École Pénitentiaire de Nohope », Les Technopères. Édition intégrale. Paris : Humanoïdes Associés, tome 2, p. 115.
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[2]
Il faut ajouter au cycle comme neuvième tome un album hors-série : La Maison des Ancêtres (2000).
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[3]
Pour tous les éléments attachés à la cohérence des articulations entre les albums du cycle, les questions relatives à la généalogie des personnages, les thématisations psychanalytiques exposées dans le conflit tragique — entendre littéralement écrit dans l’intertexte des tragédies grecques —, mais aussi les autobiographèmes assumés par l’auteur, on renverra aux données précises exposées dans le glossaire du cycle des Méta-Barons établi par Christophe Quillien, dans l’édition augmentée de La Maison des Ancêtres (2016).
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[4]
On peut reconnaître ici l’influence croisée de Cornelius Castoriadis, et de René Daumal dont Le Mont Analogue (1952) a librement été adapté au cinéma par Jodorowsky dans La Montagne Sacrée (1973).
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[5]
« Je m’efforçais de guider, tel un paléoMoïse, mes 500 000 jeunes pan-technos vers la galaxie promise, pour y fonder une nouvelle société où les relations humaines heureuses auraient plus de valeur que le développement technologique. », ouverture du tome 4 des Technopères, Halkattraz, l’Etoile des bourreaux (2014 [2002]: 167).
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[6]
Voir les articles « Oedipe » (2016: 63), « Psyche et Eros » (2016: 74) et « Tragédie » (2016: 86).
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[7]
L’homme qui nait de cette union de la force et de la poésie, Zaran et Tête-d’Acier ont convenu de le nommer Melmoth. C’est là le nom du héros éponyme du roman gothique de Charles Maturin paru en 1820, Melmoth the Wanderer; l’homme errant, qui est condamné à errer dans le monde en attente de la mort libératrice tant que personne ne reprendra le pacte diabolique qui le lie. La puissance est ici, dans une référence gothique et romantique, rattachée à l’âme en peine, à l’errance, et à l’infinitude de la douleur.
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[8]
Lothar : « Aïe, Aïe, Aïe, l’amour, combien j’aimerais avoir entre deux cuisses un tube mou qui grandit, durcit, se dresse, puis crache! … Ou encore un suave canal, bordé de poils, qui mouille! L’organisme des Bios est une sublime folie! J’en bave d’envie. Notre mathématique perfection est d’une telle monotonie… » — Tonto : « Je t’autorise cette interruption que parce que tu as entièrement raison, Lothar. Moi aussi, je m’ennuie… » (2011: 185).
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[9]
Jodorowsky emploie la notion de picaresque pour rendre compte du premier tome du cycle des Méta-Barons et de l’ascension sociale du pirate Dayal à l’origine de La Caste des Méta-Barons.
Bibliographie
- Haraway, Donna. 2007 [1991]. Le Manifeste cyborg et autres essais. Sciences – Fictions – Féminismes, traduit de l'anglais par Laurence Allard. Paris : Exils, 333 p.
- Hoquet, Thierry. 2011. Cyborg philosophie. Penser contre les dualismes. Paris : Seuil, 356 p.
- Jodorowsky, Alejandro et Fred Beltran. 2009. Megalex. Intégrale. Paris : Humanoïdes Associés, 168 p.
- Jodorowsky, Alejandro et Juan Gimenez. 2011. La Caste des Méta-Barons. Édition intégrale. Paris : Humanoïdes Associés, 542 p.
- Jodorowsky, Alejandro, Zoran Janjetov et Fred Beltran. 2014. Les Technopères. Édition intégrale. Paris : Humanoïdes Associés, 410 p.
- Jodorowsky, Alejandro et Juan Gimenez. 2016 [2000]. La Caste des Méta-Barons. La Maison des Ancêtres, édition augmentée par Christophe Quillien. Paris : Humanoïdes Associés, 116 p.
- Mannoni, Octave. 1969. Clefs pour l’imaginaire ou l’Autre-Scène. Paris : Seuil, 318 p.
- Mellier, Denis. 2018. « Pléthore de doubles. Saturation, persistance, épuisement (à propos du cinéma du double contemporain) », dans Erica Durante et Amaury Dehoux (dir.), Le double : littérature, arts, cinéma. Nouvelles approches. Paris : Honoré Champion, p. 89-104.