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Bleu bison est un roman d’une densité et d’une complexité extraordinaires. En 112 pages de texte, cinquante-sept personnages appartenant à six générations se croisent et interagissent. Il raconte la formation et l’éclatement d’une famille originaire de Gaspésie, qui émigre d’abord à Verdun, après un bref détour en Ontario, avant de se fixer à La Prairie. Fait à noter, nous ignorons le nom de cette famille, comme celui des personnages : tous ont un prénom, aucun n’a de nom de famille. Cela crée pour la lecture une proximité, une familiarité, qui est une des forces de ce roman; on y entre quasi comme un personnage supplémentaire, qui s’interroge au même titre ou presque que ceux du roman sur le sens de ce qu’il découvre au cours de sa lecture.

Bleu bison s’organise autour de la mort de quatre personnages : Alex, le père, Louis, le plus jeune fils, Pauline, une des deux soeurs aînées, enfin la mère, Marion. Leur font écho quatre autres morts brièvement évoquées – celles de Catherine, une amie de Louis, d’Yvonne, la compagne de l’ex-mari de la narratrice, de Gilles, le frère d’une amie de la narratrice et même du fossoyeur, dont le décès inopiné retarde l’inhumation de la mère – ainsi que le rappel des morts lointaines d’une arrière-grand-mère et de deux grands-mères.

Bleu bison est écrit selon une composition en quelque sorte musicale. Le début du chapitre 2 en offre un exemple saisissant. En une seule page, immédiatement après le suicide de Louis, les voix de sept personnages se croisent parce que chacun tente à sa façon de comprendre ce qui semble défier toute explication :

Mais comment peut-on, comment peut-il être mort?

Il n’est pas « parti » ou « décédé » (il détestait ces mots-là qui disent à côté – qui ne disent pas) : il est mort. C’est Stéphane qui l’a trouvé… Sur son terrain à Eastman. Un vieux couteau rouillé près de lui. La voiture enfoncée dans la neige presque jusqu’aux portières. Les traces de ses pas dans un seul sens vers le garage.

— C’est moi qui lui ai enlevé ses lunettes, nous a-t-il dit.

Ça faisait quelques jours qu’on se demandait où il était. Là on le sait. C’est Monique qui m’a appelée. Mon compagnon David et moi, on a sauté dans la voiture. En arrivant chez maman, on voit tout de suite la fille de Louis, Mila, debout dans la cuisine, les yeux rougis.

— S’en aller mourir tout seul…, dit maman en sanglotant doucement.

Monique n’en revient pas : elle l’a vu la semaine passée. Pas en forme mais…

— Il ne m’a pas appelée!

Pas cette fois. Elle parle des fois où il lui téléphonait à deux heures du matin d’une cabine téléphonique, appel local de Montréal à Montréal, à frais virés. Plus un rond. Épave à la dérive sur la rue Saint-Hubert. Qui veut mourir.

La dernière fois qu’Anaïs, sa copine, l’a vu, elle s’en allait travailler et il l’a reconduite à sa voiture le matin. Il lui a dit : « Salut. » Elle a remarqué qu’il avait son sac avec lui, ce qui n’était pas habituel. »

Godbout, 2017 : 17-18[1]

Bleu bison est un roman polyphonique, qui donne à entendre les voix de nombreux personnages. Il y a certes une narratrice principale, Mélissa, la quatrième des six enfants que compte la famille, mais son rôle consiste essentiellement à rassembler les témoignages divers, parfois même contradictoires, d’autres personnages et à chercher à leur donner un sens. La vie de Louis et les circonstances de sa mort, qui occupent la part le plus considérable du texte, sont progressivement reconstituées grâce aux interventions de dix-huit témoins : sa mère, ses soeurs Mélissa et Monique, David, le compagnon de Mélissa, sa fille Mila, ses copines Anaïs, Catherine, Jeanne, Marie-Andrée et Suzelle, ses copains Danny, Gray, Léon et un vieux copain dont nous ignorons le nom comme celui de son vieux prof de litho, enfin des étrangers au cercle des proches, anonymes, un inspecteur de police, une employée de banque, un bibliothécaire. Leurs contributions varient : celles de sa mère, de Mélissa, Monique, Catherine, Suzelle et David sont les plus complexes, d’autres, par exemple, celles de l’employée de banque et du vieux prof de litho, se réduisent à une seule phrase, mais chaque témoin apporte quelque chose à un portrait qui se forme en mosaïque.

Comment peut-on s’orienter dans ce roman qui nous jette au milieu d’une foule de personnages qu’il ne connaît pas et qui ne lui sont présentés que lentement, fragmentairement, sur la base d’indices souvent ténus? Le texte suggère comment on peut le lire. Dans le chapitre 15, Monique et Mélissa suivent des cours de peinture chinoise auprès d’un vieux maître, « à la recherche d’une idée, de l’idée de Louis suivant ces cours de peinture chinoise auprès du même maître » (111) bien des années plus tôt. Une réflexion de ce maître suggère un mode de lecture : invitant ses élèves à tenter de reproduire des oeuvres de l’artiste Qi Bái Shí, il leur explique que « ce grand peintre résume ces fleurs en quelques coups de pinceau, tâche difficile, car pour résumer, par exemple, un roman, il faut l’avoir bien lu » (112), ce que Mélissa interprète comme « l’attention fine à accorder à la fois au plan d’ensemble et au moindre détail » (113). Les observations partielles que je propose ici s’approchent bien imparfaitement de cet idéal; j’ai dû laisser de côté tant de choses que j’avais aperçues, sans compter celles que je n’ai sans doute pas entrevues. J’ai relu Bleu bison six ou sept fois, en y découvrant à chaque relecture des choses que je ne soupçonnais pas, et j’ai acquis la conviction qu’il ne s’y trouve aucun détail oiseux. Chaque allusion, chaque reprise, chaque observation, si fugace soit-elle, a sa raison d’être, porte un sens et donne un indice au lecteur diligent.

Un exemple : au début du chapitre deux, lorsque la famille se réunit dans la maison de La Prairie après le suicide de Louis, on lit ce qui suit en introduction : « L’irréparable s’est produit. Comme dans la fable du Livre de sable, Louis a commis un péché, celui d’avoir connu la Beauté » (17). Cette allusion à un recueil de contes de Borges n’est pas gratuite; qui veut comprendre Bleu bison, doit absolument se reporter au Livre de sable. À l’intention du lecteur négligent qui ne l’aurait pas fait, une quarantaine de pages plus loin, la narratrice relève le nom de Borges dans un carnet de Louis (55), discret rappel. La fable dont il est question ici est un conte intitulé « Le Miroir et le Masque » (Borges, 1999 : 522-526). Dans un Moyen Âge de légende, le Roi d’Irlande demande au poète de célébrer sa victoire qui a mis fin aux invasions scandinaves. Le poète, maître de son art, dispose d’une année pour accomplir sa tâche. Au terme de ce délai, il récite à la cour un poème conforme à toutes les règles classiques. Le Roi ordonne que celui-ci soit retranscrit par trente scribes et offre au poète un miroir d’argent en témoignage de sa satisfaction. Mais il ajoute que son poème n’émeut pas et il ordonne au poète d’en composer un autre. Au terme d’une nouvelle année, celui-ci lit à la cour, avec hésitation, une oeuvre étrange, qui viole toutes les règles mais qui est la bataille elle-même plutôt que sa description. Cette fois, le Roi offre au poète un masque d’or; son poème, qui ne s’adresse qu’aux doctes ne sera toutefois pas retranscrit, et son unique manuscrit sera préservé dans un coffret d’ivoire. Enfin, le roi demande au poète une oeuvre encore plus sublime en expliquant : « Nous sommes les personnages d’une fable et n’oublions pas que dans les fables c’est le nombre trois qui fait la loi » (525). Au terme d’une autre année, le poète, qui semble ravagé par une épreuve horrible, revient au palais sans apporter de manuscrit. Il demande au roi de lui accorder un entretien. Lorsqu’ils sont seuls, il lui chuchote à l’oreille son ode qui tient en une seule ligne et qui semble une prière ou un blasphème. Le Roi lui demande par quel sortilège lui est venu ce poème qui contient toutes les merveilles du monde.

« À l’aube, dit le poète, je me suis réveillé en prononçant des mots que je n’ai pas compris d’abord. Ces mots étaient un poème. J’ai eu l’impression d’avoir commis un péché, celui peut-être que l’Esprit ne pardonne pas.

— Celui que désormais nous sommes deux à partager, murmura le Roi. Celui d’avoir connu la Beauté, faveur interdite aux hommes. Maintenant il nous faut l’expier »

Borges, 1999 : 526

Il offre alors au poète une dague. Celui-ci se donne la mort au sortir du palais; quant au Roi, il parcourt les routes de ce qui fut son royaume en mendiant. Cette fable laisse entendre que le suicide de Louis a un sens mystérieux et permet de comprendre que le désordre et la descente aux enfers de sa vie peut se renverser en un accomplissement, ce que laissera entendre la fin du roman.

Deux autres exemples, plus brièvement. Dans le premier chapitre, le père s’appelle Alex; à partir du deuxième, même dans des retours en arrière qui le mettent en scène, il s’appelle désormais Al et jamais plus Alex. Le changement de prénom d’un des principaux personnages ne peut pas se faire sans raison. Celle-ci est indiquée dans une incise au début du deuxième chapitre. Le père, sculpteur et ébéniste-né, s’était aménagé un atelier dans le sous-sol de la maison de La Prairie où il fabriquait des meubles et sculptait divers objets et reliefs, notamment des canards. Après sa mort, Louis s’était approprié cet atelier où il peignait et dessinait. Lorsque la famille se réunit, le soir de la découverte de son suicide, sa fille Mila descend dans ce qui était devenu l’atelier de son père où elle découvre divers objets, notamment la dernière toile qu’il a peinte, le bison bleu qui donne son titre au roman et « [e]n équilibre sur le dos d’un des canards sculptés par mon père[2] – que Louis appelait Al – une figurine de plastique représentant un singe » (18). Seule cette incise donne la raison du changement de nom du père : à partir du deuxième chapitre, le roman s’écrit autour du suicide de Louis et le père porte désormais le nom que celui-ci lui donnait. Le collage à trois dimensions d’un singe en plastique posé sur le dos d’un canard en bois porte un sens mystérieux qui sera élucidé à la fin du roman, tout comme le dernier tableau peint par Louis, le bison bleu. Il importe donc que nous gardions plus ou moins clairement en mémoire ces deux indices, qui lui sont offerts comme en passant, dans le cours d’une énumération des objets qui se trouvent dans l’atelier. On trouvera, à intervalles irréguliers dans le roman, des canards et des bisons, sans que la signification de leur présence soit immédiatement évidente. Par exemple, vers la fin de la vie de Louis, David et lui étaient allés observer les canards sur le fleuve : « Au retour, David m’avait dit qu’ils avaient vu trois canards chipeau, deux mâles et une femelle. Du canard de qualité, avait précisé David, qui n’en avait jamais observé auparavant. » (92) J’avoue m’être d’abord creusé la tête sur la signification de ce passage, intrigué par la précision des détails : pourquoi trois canards chipeau, deux mâles et une femelle, que David décrit comme « du canard de qualité »? J’ai même consulté mon guide Peterson, en vain; le canard chipeau est sans nul doute un bel oiseau, mais il n’est ici qu’un rappel discret des canards de bois sculptés par le père, sur l’un desquels Louis a posé un singe en plastique avant de se suicider; il est peut-être aussi un élément de la caractérisation de David, ornithologue amateur attentif. Un dernier exemple de ces rappels, à propos cette fois du bison : lors de la fête organisée chez Mélissa et David pour ressouder la communauté de la famille et des proches, la petite Léa a peur du chien d’Anaïs parce que « voir s’avancer dans sa direction ce chien plus haut qu’elle sur pattes, ce serait un peu comme voir un bison fondre sur soi » (109). Ces rappels fugaces n’ont pas toujours de signification en eux-mêmes; ils jouent un rôle dans la structure du roman en maintenant son atmosphère et sa cohésion, en créant une vague attente. Il existe plusieurs réseaux de telles reprises, qui ne sont pas des refrains, c’est beaucoup plus subtil : le watusi, qui est un buffle et qui se lie ainsi à la série du bison, est aussi une danse des années soixante, que pratiquaient les « watusi girls », ce qui l’insère également dans une suite d’allusions érotiques qui ponctuent discrètement le texte; les « biscuits chauds » qui marquent la continuité d’une tradition familiale; les voyages en Gaspésie, lieu de mémoire, d’autres que chaque lecteur peut découvrir au cours de sa lecture.

La chronologie de Bleu bison est bousculée par des anticipations, des reprises, des amplifications d’événements déjà évoqués plus sommairement. Ainsi, le séjour d’Alex en Ontario où il était allé chercher du travail, esquissé dans le premier chapitre (9-10), est repris et précisé dans le troisième (46-47) grâce au témoignage d’un ancien camarade de cette époque, que Mélissa rencontre par hasard à l’hôpital où elle rendait visite à son père. La mort de ce dernier, brièvement évoquée à la fin du premier chapitre (15-16), est racontée de manière beaucoup plus circonstanciée dans le troisième (41-47). La mort de la mère, pressentie en quelques lignes au quatrième chapitre (49), est remémorée, deux mois après avoir eu lieu, au sixième (59-61). Une allusion fugace à la mort de la grand-mère paternelle dans le premier chapitre est étoffée en un récit détaillé dans le sixième (61-62). Ce dernier exemple permet d’illustrer la complexité de la transmission de tels récits : tante Amélie, dont on sait bien peu de choses sinon qu’elle semble la dépositaire de la mémoire de la famille, le tient de sa grand-mère; elle le transmet à Monique, qui le raconte ensuite à Mélissa. Cette narration coupée, reprise, amplifiée, remémorée, fondée sur des témoignages divers, n’est nullement désordonnée. Elle crée un temps sédimenté, qui définit l’être même des personnages ainsi que l’explique Mélissa dans le quatorzième chapitre. Monique et elle, lors d’un voyage en Gaspésie, plus précisément à Miguasha, se livrent à une récapitulation de « l’histoire familiale sur le mode d’une odyssée de l’espace » (97-103). Ce « récit-fiction », qui semble étrange au premier abord, même à ses narratrices, permet de mettre en ordre tout ce qui a été découvert de façon fragmentaire jusqu’alors :

On ne pouvait être au meilleur endroit, à deux pas du musée des fossiles, pour sentir dans notre être la sédimentation. Le temps qui succède au temps, qui coexiste avec le temps et fait réapparaître des signes effacés, pas toujours déchiffrables. Les vagues qui se chevauchent, qui se répètent, les marées qui vont et viennent : nous étions dans la plus pure indéfinition et en même temps au centre de tout.

103-104

Ces réflexions permettent de définir Bleu bison comme une recherche paléontologique à partir de fossiles patiemment exhumés ou archéologique à partir d’artefacts découverts à l’occasion de fouilles. J’ai déjà évoqué le recours à des témoignages pour reconstituer l’histoire des personnages : il ne faut pas moins de dix-neuf témoins pour retracer l’existence tourmentée de Louis.

On suit également dans Bleu bison la recherche et l’interprétation de documents. Le mot documents apparaît, en italiques, dès la deuxième page du roman; il désigne alors les objets – meubles, reliefs et sculptures – que le père, Alex, fabrique dans son atelier, au sous-sol de la maison de La Prairie. Le sens de ce mot va s’élargir considérablement jusqu’à désigner tout objet matériel qui porte une trace du passé. À la mort du père, la narratrice note : « Il nous resterait de lui quantité de documents dont il avait rempli la maison, quelques photos, nos souvenirs. La trace de lui dans notre être même. » (16) La notion de document s’élargit encore pour englober tout objet familier qui témoigne de quelqu’un, comme les livres annotés discrètement par la mère (69-71). Ultimement, elle excède l’idée d’objet matériel; ainsi, Stéphane se plaît à « se rappeler des mots et expressions que nos parents employaient » (105).

Les deux caractéristiques des documents qui frappent d’abord sont leur désordre et leur caractère hétéroclite. En examinant les carnets de Louis, Mélissa observe que « dans un carnet datant de l’année 2001, les mots EIKASTIKÊ et PHANTASTIKÊ côtoient une liste d’achats comportant allumettes, sirop d’érable, savon à vaisselle, lait, oignons, ail et boeuf haché » (121). Cela n’importe pas, sinon comme signe de l’imprévisibilité de la vie. Seule leur capacité à susciter une présence leur confère le statut de document. Au cours du même examen des carnets de Louis, Mélissa note encore : « Dans un calepin ligné qui se ferme par un élastique, il n’y a à peu près rien d’écrit ou de dessiné. Il est aussi précieux pour moi que ceux qui regorgent de notes et de dessins : il est passé par là. » (118)

Les documents doivent être rassemblés, préservés, analysés. C’est l’objet des huitième et quinzième chapitres, respectivement consacrés aux documents de la mère (69-76) et à ceux de Louis (114-122). Le roman, qui devient enquête et travail d’interprétation, trouve alors son sens. S’ouvre ainsi un lieu de mémoire qui devient, pour reprendre une expression du poète Yves Bonnefoy, le vrai lieu. On ne vit dans toute la force du mot que dans ce lieu de mémoire où le temps construit peu à peu la sédimentation qui constitue notre être.

À la fin, deux documents ouvrent à la possibilité d’un sens la négativité d’un roman dominé par la mort. D’abord le bison, dernier tableau peint par Louis, qui représente pour lui une ultime quête de beauté. S’inspirant du photographe Muybridge qui a étudié au XIXe siècle le mouvement animal et documenté l’ouest américain, il se met à la poursuite du bison galopant et du bleu noir de ses photographies : « Il cherche et trouve bientôt son noir bleu à lui, ni bleu de minuit, ni outremer, ni égyptien, son bleu bison » (124). Ce faisant, comme le poète de la fable du Livre de sable, il a « connu la Beauté, faveur interdite aux hommes » (Borges, 1999 : 526) et il ne lui reste qu’à chercher la mort. Le désastre de sa vie s’est sublimé dans cet ultime tableau. Aussi, après avoir visité l’exposition de ses oeuvres dans la maison vidée de La Prairie, son vieux prof de litho peut confier à Mélissa : « ce que je peux vous dire, c’est : “Bonne vie!” » (84)

En second lieu, deux tableaux de Rembrandt représentant Lucrétia qui se donne la mort, que Mélissa voit au Rijksmuseum à Amsterdam. Son suicide, protestation contre le déshonneur qui l’entache sans que ce soit par sa faute, est un acte positif, un acte de liberté. Les tableaux de Rembrandt renvoient Mélissa par la pensée au singe de plastique posé sur le dos d’un canard de bois sculpté par son père, que Mila découvre dans l’atelier que Louis s’était approprié. C’est lui qui avait assemblé ainsi ces deux figures en passant par la maison de La Prairie, tard le soir, comme une note d’adieu aux siens avant de partir se suicider à Eastman. Ainsi se noue un rapport mystérieux entre la beauté du bison bleu qu’il a peint, le suicide de Lucrétia comme acte de liberté, et l’histoire familiale commencée par le père, Al, et qu’il achève, lui, le fils.

Bison bleu se clôt sur une magnifique méditation de Mélissa, dont je cite, pour conclure, les derniers mots :

Sans trop y croire, j’appelle néanmoins de mes voeux une sorte de réconciliation en moi de multiples images et impressions qui s’entrechoquent. Dans cet espace lumineux, loin des passions, s’exprimeraient des émotions subtiles mises au service de la quête d’une certaine paix. Entretemps, il faut préparer le jardin et la maison pour l’hiver, pour les grands froids qui viendront. Peut-être pas aussi tôt qu’avant. Mais qui viendront quand même.

127

Cette méditation m’a rappelé le vers par lequel Valéry clôt Le cimetière marin : « Le vent se lève, il faut tenter de vivre. » Je ne crois pas que ce rapprochement que je risque soit tout à fait arbitraire.