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Il y a quelques années, j’ai eu la chance de recevoir une photocopie d’un document manuscrit, sans page titre, qui commençait directement ainsi :

La langue abenaquise [sic] disparait lentement mais sûrement. Ce volume n’est donc pas pour arrêter cette déchéance graduelle mais plutôt, si cela est possible, conservé [sic] pour la génération future un souvenir de la langue parlée par leurs ancêtres

Masta, s.d. : i

La préface du manuscrit, qui débute ainsi, est à la fois étonnante et intrigante pour quiconque s’intéresse à la langue abénakise. Annonciatrice d’un futur sombre pour la langue, elle nous surprend par son degré de clairvoyance, alors que le nombre de locutrices ou locuteurs de la langue abénakise est passé, dans le courant du XXe siècle, de plusieurs centaines de locuteurs à quelques personnes. Bien que le manuscrit renferme quelques secrets encore, nous sommes parvenus à en décortiquer quelques-uns, ce qui nous permet désormais d’affirmer qu’il constitue une des sources les plus importantes de savoirs sur la langue abénakise sous plusieurs aspects. Nous allons donc tenter de cerner, dans cet article, de quelle façon ce manuscrit a tant d’importance, tout d’abord en nous penchant sur son auteur et, dans un deuxième temps, sur le document en lui-même.

La jeunesse de l’auteur

Bien que le manuscrit ne nous soit pas parvenu avec sa page titre, deux noms sont mentionnés dans le document : André Emmett, qui signe la préface (Masta, s.d. : iii) et Henry Lorne Masta qui signe à la page 100 son nom complet (Masta, s.d. : 100) et à la fin du document, à la page 222 avec ses initiales et son nom de famille :

Masta, s.d. : 222

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Cette dernière signature, précédée du mot « Par », nous permet de croire qu’il est l’auteur du manuscrit, même si Emmett ne le nomme jamais en tant que tel, préférant l’identifier simplement comme « l’auteur » dans la préface. Toutefois, les détails qu’Emmett (c’est un Abénakis lui aussi) fournit permettent d’identifier clairement Masta comme l’auteur du manuscrit.

Masta, 1932 : 6

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Henry Lorne Masta est un Abénakis originaire de la mission de Saint-François (aujourd’hui Odanak) né le 9 mars 1853. Ses parents, Ignace Masta et Thérèse Nagazoa, eux aussi originaires du lieu, ont eu 9 enfants, Henry Lorne étant le troisième à naître. Son père, Ignace, est le fils de Toussaint Masta qui, selon Thomas-Marie Charland, est « un Blanc de la région de Terrebonne qui avait combattu aux côtés des Abénakis, lors de la guerre de 1812, et qui, à son retour, avait été admis au sein de la tribu » (Charland, 1964 : 193). La femme de Toussaint Masta, Catherine Vassal, est la fille naturelle de François Vassal de Monviel, qui a été lieutenant-colonel et adjudant-général de la milice du Bas-Canada de 1811 à 1841 (Lépine, 1996 : 237). Fait intéressant, Henry Lorne n’est pas le seul intellectuel de la famille puisque le demi-frère de son père est l’auteur Pial Pol Wzokhilain, aussi connu sous les noms de Pial Pol Osunkhirhine et Pierre Paul Masta, que nous verrons plus bas.

Si nous ne connaissons pas les détails exacts de la jeunesse d’Henry Lorne Masta, trois sources nous renseignent partiellement sur le sujet : quelques informations proviennent de la préface d’André Emmett au début du présent manuscrit; d’autres du livre Abenaki Indian Legends, Grammar and Place Names, écrit par Masta lui-même mais préfacé par Irving Hallowell, un anthropologue associé à l’Université de Pennsylvanie; et aussi de la plume de Masta lui-même. Dans l’édition de mars 1929 du Dartmouth Alumni Magazine, il écrit un article intitulé « When the Abenaki Came to Dartmouth », où il raconte l’histoire des Abénakis venus étudier au Dartmouth College, dont le demi-frère de son père, Pial Pol Wzokhilain, mais il s’attarde ensuite à sa propre vie. Il ne mentionne jamais de date précise dans son article, mais nous avons pu faire la déduction à partir de ses affirmations.

Si Masta reste muet sur ses premières années de vie, Hallowell nous apprend qu’il a effectué ses études primaires et secondaires sur la réserve pour aller ensuite étudier au Collège Sabrevois (Masta, 1932 : 9). Masta lui-même soutient qu’à l’âge de douze ans (donc en 1865), ses parents l’ont envoyé étudier à la Church of England Missionary School de Sainte-Anne-de-Sabrevois, au Québec, où ses études se déroulaient en français, langue qu’il ne maîtrisait point, pas plus que l’anglais, ce qui lui occasionna des retards au début (Masta, 1929 : 302). Hallowell affirme que Masta a étudié le latin pendant deux ans et le grec pendant un an (Masta, 1932 : 9), s’ajoutant à sa maîtrise de l’abénakis, sa langue maternelle, du français et de l’anglais. Masta souligne qu’il est resté durant cinq hivers (donc jusqu’en 1870) à cet endroit et, après s’être vu offrir le choix de continuer ses études au Theologial College de Lennoxville (l’Université Bishop’s actuelle) ou de quitter, il choisit la dernière option. C’est ainsi que Masta acheva ses études et se tourna vers la vie adulte.

Masta l’instituteur (première partie)

Bien que ses études se soient terminées en 1870, il se fit offrir de rester au collège jusqu’au printemps suivant (donc en 1871) en échange de deux heures d’enseignement par jour, ce qu’il fit (Masta, 1929 : 303). Masta mentionne que dans la même année, à l’automne (1871), il fut engagé comme professeur de français à la Berthier English Academy, poste qu’il n’occupa qu’un an, car il alla au printemps suivant (1872) enseigner à la St. Francis Protestant Indian School, dans son village natal, pour les dix années suivantes (donc jusqu’en 1882) (Masta, 1929 : 303). Assez étrangement, Masta parle dans son texte de 1929 qu’il a été réengagé à la même école en janvier 1909 et qu’il y est toujours au moment de la rédaction de son article (Masta, 1929 : 303). Il laisse donc planer le doute sur ses activités entre 1882 et 1909, et nous verrons plus bas pourquoi. André Emmett, dans la préface du manuscrit de Masta, mentionne qu’après « avoir étudié à l’école de Sabrevois et quelques années aux États-Unis, [il] revint à Berthier, Que. comme professeur à l’école de l’endroit » (Masta, s.d. : iii). Masta ne confirme pas ce séjour aux États-Unis dans son texte. On peut penser qu’Emmett a mal rapporté les activités de Masta à cette période, ou bien s’est mélangé dans ses souvenirs, ou encore, pourrait-on conclure, il y a bien eu des séjours de Masta aux États-Unis. Masta lui-même dit être au village à partir de 1872, bien qu’il ne donne jamais la date.

Toutefois, dans le Rapport annuel des affaires indiennes (RAAI) de 1872, il n’y a que la mention d’un S[imon] Annance, maître d’école (School Teacher), qui aurait reçu la somme de 16,66 (dollars) pour avoir travaillé du 1er avril au 31 mai 1871, lui qui avait été nommé le 8 mai 1865 (RAAI, 1872 : 45). Nous pourrions donc croire que Masta lui a succédé (selon ses propres dires dans son article de 1929), mais il n’y a pas de mention de ce dernier dans ledit rapport. Dans le Rapport annuel de l’année suivante (1873), il est question d’une Miss J. Tucker, qui a reçue 200 $ du Indian Funds and Colonial Church Society pour s’occuper de 18 garçons et de 12 filles (30 pupilles au total) (RAAI, 1873 : 28). Les fonds alloués aux instituteurs qui sont mentionnés dans le Rapport annuel se divisent en deux : le Indian Fund est l’argent versé par le gouvernement et le reste (Colonial Church Society) est le fait d’une société protestante vouée à l’évangélisation et à l’instruction. Cette société produit aussi un rapport annuel relatant ce qui s’est passé dans la dernière année au cours des différentes missions sous sa juridiction. Dans le Report of the Colonial Church & School Society for the Diocese of Montreal (RCCSSDM) de 1873, il est fait mention de M. Tucker, qui travaille au Indian village pour la Indian School et qui doit s’occuper de 37 pupilles de moins de 16 ans et de 20 pupilles de plus de 16 ans, pour un salaire de 135 $ (35 des fonds de la Society et 100 $ de contributeurs locaux) (RCCSSDM, 1873 : 17-18). C’est donc dire que Mademoiselle Tucker est l’institutrice en place au village et que la majorité de son salaire a été versé par la Société (65 $ seulement versé par le gouvernement).

Celle-ci semble rester en poste jusqu’à l’année suivante (1874), alors qu’elle reçoit 75 $ pour son travail entre le 1er juillet 1873 et le 31 mars 1874 (RAAI, 1874 : 78). Masta n’est jamais mentionné dans le Rapport annuel des Affaires indiennes mais dans le Report of the Colonial Church & School Society for the Diocese of Montreal de 1874, il est fait mention de « H. Masta », qui travaille au Indian village et qui doit s’occuper de 37 pupilles de moins de 16 ans et de 20 pupilles de plus de 16 ans, pour un salaire de 130 $ (100 $ des fonds de la Society et 30 $ de contributeurs locaux), pour lequel travail il a obtenu la mention Doing well (RCCSSDM, 1874 : 12-13). En additionnant les salaires de Tucker et de Masta, nous obtenons 205 $, ce qui est tout à fait concordant avec le salaire mentionné par le Rapport annuel des Affaires indiennes de l’année suivante et laisse à penser que les deux enseignants se sont probablement séparé la tâche.

Dans une lettre du révérend Fortin, alors ministre protestant au village, adressée à Vankoughnet, le ministre des Affaires indiennes, en date du 5 décembre 1874, nous apprenons que Masta est entré en poste comme instituteur au village le 1er octobre 1874, après la démission de sa prédécesseure (ANC, RG10, vol.1944, bobine C-11117, dossier 4176). Attaché à cette lettre se trouve la demande du gouvernement à Fortin de fournir les certificats de qualification d’enseignement de Masta. Dans une lettre en date du 19 décembre 1874, le directeur des écoles de Sabrevois, Benj. P. Lewis, fait parvenir la présente note concernant l’ancien étudiant : « Je certifie par la présente que Henry Masta est, à mon avis, dûment qualifié pour enseigner les langues anglaise et française dans une école primaire » (ANC, RG10, vol. 1944, bobine C-11117, dossier 4176). Le 22 décembre 1874, le révérend Fortin fait parvenir au gouvernement un certificat de qualification, auquel il ajoute que « Henry Masta est qualifié pour enseigner à un bien plus haut niveau que celui à Saint-François » (ANC, RG10, vol. 1944, bobine C-11117, dossier 4176). Nous pouvons donc penser que Masta s’est trompé dans ses dates et qu’il a en fait commencé à enseigner à l’école protestante du village le 1er octobre 1874 et non pas au printemps de 1872 comme il l’affirme dans son article de 1929 (Masta, 1929 : 303).

C’est finalement en 1875 qu’un certain « H. L. Masta », enseignant, apparaît dans le Rapport annuel des affaires indiennes : il reçoit 250 $ du Indian Funds and Colonial Church Society pour son travail auprès de 18 garçons et de 16 filles, soit 34 pupilles au total (RAAI, 1875 : 81). Le Report of the Colonial Church & School Society for the Diocese of Montreal de 1875, assez étrangement, est identique à celui de l’année précédente : même nombre de pupilles, même lieu et même salaire de 130 $ (RCCSSDM, 1875 : 14-15). Charland affirme que Masta recevait 100 $ par année pour son travail jusqu’en 1875, alors que son salaire a été majoré de 50 $ à ce moment-là (Charland, 1964 : 257). Simon Annance a effectivement reçu 100 $ pour son travail en 1871 (RAAI, 1871 : 45), mais le salaire semble avoir été augmenté dès 1873 à 200 $.

Si nous n’avons pas de preuves formelles que Masta enseigne dès 1872, autrement que par ses propres dires, nous pouvons tout de même supposer qu’il est, à tout le moins, présent au village entre le printemps 1872 et l’automne 1874. C’est probablement durant cette période au village qu’il a rencontré sa future femme, avec laquelle il convole en justes noces le 24 juin 1875. Caroline Tahamont est la fille de Joachim Tahamont et Marie-Anne Portneuf, originaires du village. Selon Charland, il y aurait eu de l’opposition de la part du ministre anglican Vital Larivière, ce qui aurait forcé les deux tourtereaux à se marier

à l’église évangélique française de la rue Craig à Montréal, devant le pasteur Joseph Provost, avec une licence obtenue du lieutenant-gouverneur de la Province de Québec. La mariée s’était nommée, pour la circonstance, Carrie Thompson et s’était donnée comme fille de Joachim Thompson et Van Marianne Wanlunnsa

Charland, 1964 : 251

De cette union naîtront Marie Adelaïde et Alice, dont il sera question plus loin. S’il n’est pas possible de savoir pourquoi ce mariage a dû avoir lieu dans de telles circonstances, il y a tout lieu de s’imaginer qu’il s’agit de la dynamique d’opposition de l’époque entre les Catholiques et les Protestants qui est en cause.

La carrière d’instituteur de Masta se poursuit dans les années subséquentes, toujours au village dans l’école protestante. En 1876, il reçoit 150 $ du gouvernement (RAAI, 1876 : 56), mais 250 $ au total (Indian Funds and Colonial Church Society) pour enseigner à 11 filles (RAAI, 1876 : 84-85). Pourtant, le Report of the Colonial Church & School Society for the Diocese of Montreal de 1876 est identique aux années suivantes, si ce n’est qu’il n’y a plus que 14 pupilles de moins de 16 ans, nombre pour lequel il reçoit le même salaire (130 $) (RCCSSDM, 1876 : 11-12). Il faut donc croire qu’il y a un 20 $ de provenance inconnue dans l’équation ou une erreur de transcription.

Le scénario est identique dans le Report of the Colonial Church & School Society for the Diocese of Montreal de 1877, qui est un copier-coller de l’année précédente (14 pupilles de moins de 16 ans et même salaire de 130 $) (RCCSSDM, 1877 : 14-15). Il y a toutefois des changements dans le Rapport annuel des Affaires indiennes de 1877 par rapport aux années précédentes : Masta obtient toujours le même salaire, mais pour enseigner à 15 garçons et à 14 filles. Point intéressant, il est fait mention dans le rapport de l’usage de livres indiens (Indian Books) dans le cadre de l’apprentissage des élèves (RAAI, 1877 : 164-165). S’agit-il de matériel pédagogique que Masta a créé pour son enseignement et dont aucune trace connue ne subsiste, ou encore a-t-il simplement utilisé le Wobanaki kimzowi awighigan (le livre d’étude de l’abénakis) écrit et publié en 1830 par Pial Pol Wzokhilain, le demi-frère de son père? Ou d’autres livres du même auteur, comme Wawasi lagidamwoganek mdala chowidamwoganal tabtagil onkawodokodozwal wji pobatami kidwogan (les dix commandements) ou St. Mark (l’évangile de Saint-Marc, traduit en abénakis par François-Noël Annance en 1842 mais publié par Wzokhilain en 1845)? Impossible de le savoir avec certitude, mais nous pouvons imaginer que Masta n’a eu recours qu’à des ouvrages reliés au protestantisme, car d’autres sont disponibles pour les catholiques.

Toutefois, ce mystérieux matériel est probablement toujours utilisé en 1878, car, dans le Rapport annuel des Affaires indiennes, Masta gagne toujours 250 $, enseigne à 22 pupilles et la mention des livres indiens revient (RAAI, 1878 : 222-223). Pour la troisième année consécutive, le Report of the Colonial Church & School Society for the Diocese of Montreal de 1878 est identique aux précédents rapports (RCCSSDM, 1878 : 14-15). Il y a tout lieu de croire que personne n’est allé vérifier si ce qui était rapporté était vrai ou, encore, qu’on a tout simplement recopié l’année précédente, faute de mieux. Il est évident que les chiffres ne sont pas à jour, car Masta reçoit maintenant 150 $ du gouvernement (RAAI, 1878 : 161).

Une autre publication de la Colonial Church & School Society, appelée le French Mission Record, nous permet d’avoir un portrait détaillé de ce qui se passe dans l’école de Masta ainsi que dans la mission protestante. Si on omet l’hypothétique matériel pédagogique mentionné plus haut, il s’agit probablement du premier écrit de Masta (1878) qui ait été publié. Sous forme de petit rapport, auquel est joint celui du missionnaire en place, Masta décrit brièvement son travail à l’école et ce qui s’y passe. Le premier rapport qui nous ait été donné de voir date de 1878. On y apprend, de la plume du révérend Roy, que l’école, qui était jusqu’à ce moment dans une misérable cabane sans grand confort, allait probablement être rebâtie au printemps 1879 (CCSS, 1878 : 30-31). Masta, de son côté, tente de décrire un peu ce qui se fait dans son école et déclare 18 élèves inscrits dans son rapport d’avril et 22 en décembre, mais qu’environ 10 se présentent quotidiennement. Il y a quelques catholiques dans le lot, et ils semblent intéressés à entendre l’enseignement de la bible dans leur langue (CCSS, 1878 : 31-32). Il ne fait malheureusement pas mention du matériel choisi, quoiqu’il pourrait avoir utilisé l’évangile de Saint-Marc ou le Petit catéchisme de Québec, mentionnés plus haut, comme matériel pédagogique.

Les années suivantes semblent assez stables pour Masta, alors qu’il reçoit toujours 150 $ du gouvernement pour enseigner en 1879 (RAAI, 1879 : 230), ce qui lui donne 250 $ au total (bien que la source provienne supposément du Indian Fund) pour 21 pupilles. Il est encore fait mention des livres indiens, mais sans plus de détails (RAAI, 1879 : 300-301). Le rapport de Masta dans le French Mission Record de 1879 est, en plus d’être très bref, peu instructif, Masta se contentant de dire qu’il a 35 élèves inscrits, dont seulement 15 se présentent quotidiennement en début d’année, et, en juillet, seulement 22 sont inscrits et 12 se présentent (CCSS, 1879 : 28). Assez étrangement, il est plus bavard dans le numéro de l’année 1880, quoiqu’il fasse alors référence aux activités de l’année 1879. En avril 1879, il affirme avoir 22 élèves et remercie les généreux donateurs qui ont permis la construction d’une école adéquate pour les besoins. En septembre, il annonce que l’école n’a pas réouvert avant le 8 septembre, car les familles sont parties aux États-Unis pour les vacances et que des 22 inscrits, en moyenne 17 se présentent. Il croit toutefois que ses élèves vont progresser, en raison notamment des fournitures scolaires que le gouvernement est supposé leur envoyer. Il nous apprend que son école est ouverte du lundi au vendredi, de 9 h à 11 h 30 et de 13 h 30 à 15 h 30 (CCSS, 1880 : 29-30).

Si la carrière de Masta semble bien entamée et sans trop de vagues à l’horizon, elle prend une tout autre tangente à partir de ce moment. Dès 1879, il est élu comme un des chefs du village, en compagnie, entre autres, de Joseph Laurent, l’auteur du New Familiar Abenaki and English Dialogues (1884), un des ouvrages les plus connus sur la langue abénakise. Quelques temps après son entrée en fonction, en parallèle de sa vie d’enseignant, Masta est déjà contesté dans ses fonctions de chef par rapport à des gestes posés dans ce cadre (des assemblées illégales et la construction de routes dans le village), bien que tous les autres chefs soient aussi accusés de différents maux en même temps. Selon Charland, on lui reproche alors de ne pas se consacrer assez à son travail d’instituteur et que les élèves ne connaissent presque rien à cause de cela, entre autres parce qu’il a effectué des voyages prolongés aux États-Unis (Charland, 1964 : 255). C’est probablement ce va-et-vient qui a laissé croire à André Emmett que Masta avait passé des années aux États-Unis.

Mais ces plaintes semblent surtout le jeu d’une querelle entre catholiques et protestants, car, comme le rapporte Charland, « Salomon B[enedict] a en ma présence [Lazare Wasommimet] loué la conduite de H.-L. Masta comme instituteur, disant qu’il n’y a jamais eu ici un meilleur maître que Masta » (Charland, 1964 : 254). Ces deux individus, de foi protestante, viennent appuyer ce dernier, alors qu’au même moment, les catholiques l’accusent d’être un ivrogne. La femme de Frédéric Obomsawin, Marie-Anne Panadis, déclare en 1879 :

J’ai vu H.-L. Masta sous l’influence de la boisson, ici et ailleurs, notamment à Sorel, à la fin de septembre ou au commencement d’octobre 1879. Il était alors chef. Il était avec sa femme. Il était dans le marché. Sa femme [Caroline Tahamont] lui a dit qu’il n’avait rien d’acheté et qu’il était déjà saoul. Alors elle nous a demandé d’aller dîner, et que cela le dégriserait. J’ai remarqué qu’il avait de la bave à côté de la bouche, et je pense que c’est pour cela que sa femme lui a dit qu’il avait l’air d’un cochon

Charland, 1964 : 255

Le rapport de l’agent Vassal, dans le Rapport annuel des affaires indiennes de 1880, mentionne en effet des troubles au village, mais il ne nomme personne et conclut même en disant que « les efforts constants de nos enseignants se sont avérés un succès en ce qui a trait à l’amélioration [du niveau d’éducation] » (RAAI, 1880 : 30). Masta conserve tout de même aussi son poste, au salaire de 250 $, accueille 21 garçons, mais seulement 9 se consacrent à l’étude des livres indiens, contrairement aux années passées où presque tout le monde le faisait (RAAI, 1880 : 308-309).

Dans le rapport annuel de 1881, peu de changements sont perceptibles : il gagne toujours 250 $, dont l’entièreté semble venir du Indian Fund (RAAI, 1881 : 90), et il est spécifié qu’il est à l’école protestante, qu’il a 17 élèves, dont 11 de façon régulière, mais il n’est plus fait mention des livres indiens (RAAI, 1881 : 212-213).

L’agent Vassal, qui semblait avoir de bons mots pour lui dans son rapport de 1880, apporte des précisions dans son rapport de 1881 relativement à la conduite de l’école protestante et de son instituteur :

Quant à l’instituteur de l’école protestante, je dois lui reconnaître des capacités suffisantes pour tenir une bonne école, mais il n’est pas pourvu des diplômes requis dans les écoles publiques. 21 élèves fréquentent cette école et l’assistance moyenne est de 14. Comme pour l’école catholique, cette assistance, tout insuffisante qu’elle soit, peut être considérée comme un assez bon résultat. On y enseigne la lecture anglaise et française, l’écriture, l’arithmétique, la grammaire anglaise, l’histoire sainte et l’histoire du Canada. Vous avez pu remarquer, par les rapports de cet instituteur, qu’il ne donnait qu’environ quatre heures et demie d’école par jour. Ce temps me paraît insuffisant. Ses élèves font peu de progrès. Cependant les parents qui envoient leurs enfants à cette école me paraissent satisfaits de lui

Charland, 1964 : 257

Bien que ce rapport soit officiel, il est permis de douter de tout ce qui est avancé par Vassal. Comme nous avons pu le constater plus haut, Masta a bien reçu une approbation ou qualification d’enseignement de son ancien directeur au collège, qui semble avoir été acceptée, à l’époque, par le gouvernement puisqu’il est ensuite apparu dans les registres officiels comme instituteur payé par ce même gouvernement. Si les règles ont changé depuis ce temps, il faut se demander alors pourquoi il est réembauché plus tard. Par contre, les heures d’enseignement fournies par Masta dans son rapport de 1880 (du lundi au vendredi, de 9 h à 11 h 30 et de 13 h 30 à 15 h 30 [CCSS, 1880 : 29-30]) concordent avec le rapport de Vassal, ce qui laisse croire qu’il n’est pas complètement dans l’erreur. Reste que le rapport de ce dernier semble avoir été assez crédible pour que Masta soit destitué, car le Rapport annuel des Affaires indiennes de 1882 mentionne un « H. Boudreau » en charge de l’école protestante, et son salaire de 250 $ laisse supposer qu’il a été embauché pour enseigner à 42 élèves durant l’année complète (RAAI, 1882 : 248-249). C’est probablement à cette époque que Masta a commencé la rédaction d’un petit hymnaire protestant intitulé P8batammi linto8ganal ta lall8mw8ganal wji wawassi kwsih8mgi Kchi Niwaskw, ouvrage qui sera publié à Montréal en 1883.

Sa mise à l’écart semble avoir été brève puisqu’il est réintégré dans ses fonctions dès l’année suivante, en 1883, toujours au même salaire, pour enseigner à 20 élèves (RAAI, 1883 : 178-179). Le portrait est quasi-similaire en 1884, avec le même salaire et 23 élèves (RAAI, 1884 : 178-179). Fait à noter, Masta ne semble pas en avoir voulu à Vassal pour sa destitution puisqu’il a accepté de l’aider dans ses recherches toponymiques qui seront publiées dans le Rapport annuel des Affaires indiennes de 1884 : l’agent Vassal a aussi compilé une liste de toponymes abénakis pour son rapport et s’est fait aider par quelques membres éduqués, dont Lazare Wasanmimett, Joseph Laurent et Henry Masta (RAAI, 1884 : 26-31). La cote de popularité de Masta ne semble pas avoir fléchi non plus du fait de sa mésaventure, car il réussit à se faire élire comme un des chefs en 1884, combinant alors ses occupations de chef et d’instituteur.

Masta est toujours instituteur en 1885, au même salaire et pour 16 élèves (RAAI, 1885 : 182-183). En 1886, il a 15 élèves à sa charge, toujours au même salaire (RAAI, 1886 : 130), mais le spectre de la boisson semble encore tourner autour de lui. En effet, il est destitué de ses fonctions d’instituteur à ce moment. Malgré un aveu de culpabilité de sa part et le fait qu’il exprime publiquement le désir de changer, rien n’y fait; pas même les bonnes paroles des parents souhaitant le garder en poste en raison, selon Charland, de « sa connaissance de la langue abénakise lui permetta[nt] de donner les explications aux enfants en leur langue », voyant là « un avantage trop considérable pour [le] sacrifi[er] » (Charland, 1964 : 259). L’agent Vassal mentionne dans son rapport de 1887 « que les chefs semblent être décidés à être très sévères envers tous les saoulons, ce qui est bon point en leur faveur » (RAAI, 1887 : 182-183). C’est donc Edwin Benedict qui remplace Masta comme instituteur de l’école protestante en 1887 (RAAI, 1887 : 290-291).

L’entre-deux

Bien qu’il soit difficile de s’imaginer comment Masta a pu occuper ses temps libres après sa destitution, nous pouvons supposer qu’il s’est consacré principalement à son rôle politique à partir de ce moment. Masta profite de sa pause dans sa carrière d’enseignant pour se présenter de nouveau comme chef en 1887. Il est élu au poste mais non sans essuyer quelques protestations à son endroit, notamment par rapport à ses origines. Comme nous l’avons vu plus haut, son grand-père, Toussaint Masta, n’était pas Abénakis de naissance, ce que ne manquait pas de soulever ses détracteurs, s’appuyant aussi sur le fait qu’il ne semblait pas avoir de difficulté à se procurer des boissons enivrantes (chose alors interdite aux Autochtones de l’époque). Mais comme la loi stipulait, au moment de sa naissance, que toute personne réputée avoir du sang indien de père ou de mère l’était par le fait même, Masta l’était donc automatiquement par sa mère. Anecdote intéressante, Charland mentionne dans son livre qu’« [à] Henry Masta qui lui disait un jour : “Tu n’es pas un Abénakis”, Joseph Laurent répondit : “Et toi, tu n’es même pas un Indien.” » (Charland, 1964 : 259).

Si Masta a laissé, dans son article de 1929, un flou entre ses deux périodes d’enseignement, nous pouvons confirmer qu’il n’a bel et bien pas enseigné durant une assez longue période. Le rapport annuel des affaires indiennes indique que l’instituteur protestant du village est Edwin Benedict (un Abénakis lui aussi) de 1887 à 1894 (RAAI, 1887 : 290-291; 1888 : 296-297; 1889 : 252-253; 1890 : 224-225; 1891 : 230-231; 1892 : 294-295; 1893 : 278-279; 1894 : 256-257[1]).

Edwin Benedict est ensuite remplacé par le révérend H. O. Loiselle de 1895 à 1905, qui lui n’est pas d’origine abénakise, pas plus que ses successeurs. Samuel J. Boyce prend la relève en 1906 et 1907 (RAAI, 1906 : 40-41; 1907 : 40-41), puis le révérend Rich. E. Page occupe le poste en 1908 (RAAI, 1908 : 40-41). Selon le rapport de l’année suivante, l’école a été fermée en décembre 1908, faute d’un instituteur (RAAI, 1909 : 6).

Enfin, Masta reprend son poste d’instituteur en 1909, alors que l’école ouvre ses portes le 21 octobre 1908 (RAAI, 1909 : 6-7). Assez étrangement, il est aussi fait mention que cette école était fermée depuis le 30 juin 1896 (RAAI, 1909 : 6-7). Pourtant, il y a bel et bien une école protestante ouverte à cette époque, et elle est tenue par le révérend Loiselle. Il faut donc croire qu’elle a été délaissée par Loiselle au profit d’un autre édifice et que c’est Masta qui y est finalement retourné en 1909.

Il est difficile de connaître les allées et venues de Masta entre 1886 (départ de l’enseignement) et 1909 (retour à l’enseignement), mais il faut imaginer qu’il a dû passer du temps aux États-Unis, comme la plupart de ses concitoyens, à vendre des paniers. L’agent Vassal, dans son rapport de 1888, mentionne que « les Indiens de cette réserve se sont assez bien débrouillés cette année; cela était dû aux prix élevés qu’ils ont obtenu aux États-Unis pour leur production de paniers » (RAAI, 1888 : 122). L’agent Robillard est plus précis dans sa description de la situation en 1890 :

La majorité d’entre eux passent le plus clair de leur temps à fabriquer des paniers et d’autres travaux fins, qu’ils ont l’intention de vendre aux États-Unis et en Ontario pendant l’été. Ces articles se vendent facilement et rapportent une somme considérable, que les Indiens utilisent pour améliorer leurs maisons

RAAI, 1890 : 23

Il devait toutefois lui rester assez de temps libre pour se mêler à nouveau aux affaires politiques. Élu grand chef en 1897, il semble passer du temps aux États-Unis encore à ce moment-là, car une enquête est lancée sur des votes frauduleux et des manoeuvres supposées de l’abbé DeGonzague, le premier missionnaire abénakis, alors en poste au village. Si l’enquête permit d’apprendre qu’en effet il avait « conseillé à ses ouailles de s’entendre et de se soutenir entre eux pour élire des chefs catholiques […], il n’avait pas l’intention par là de priver la minorité protestante de sa légitime part d’influence et de représentation » (Charland, 1964 : 275). Du même souffle, DeGonzague admettait avoir voté pour Peter Emmett, le ministre de l’église adventiste du lieu, donc un protestant comme Masta, et que « sa préférence était fondée uniquement sur la réputation de sobriété et de moralité dont jouissait Emmett » (Charland, 1964 : 275). L’enquête, conclue en 1899, « recommande que l’élection d’H. L. Masta soit écartée » (RG2, Bureau du Conseil privé, Séries A-1-a, vol. 776, Bobine C-3769 Code d'accès 90), si bien que Masta est destitué de son poste et doit se tourner vers d’autres avenues pour subsister.

Il est difficile de connaître les allées et venues exactes de Masta depuis la fin de sa carrière d’instituteur autrement qu’en l’imaginant impliqué dans le commerce des paniers, comme à peu près tout le monde au village à cette époque. L’agent Comiré résume la situation ainsi en 1905 :

La principale occupation des Abénakis est la fabrication de paniers et d’objets de fantaisie. Ils fabriquent des paniers tout l’hiver et, vers le mois de juin, la plupart des familles se rendent dans les stations balnéaires (resorts) des États-Unis, en particulier sur la côte atlantique et dans les montagnes blanches, ainsi que dans les stations balnéaires de la province de l’Ontario, pour vendre leurs produits. Ils reviennent en automne. Ce commerce est leur principale source de revenus

RAAI, 1905 : 38

Le commerce est tellement rentable qu’il finit par attirer l’attention des gouvernements à l’époque : des droits de douane de 35 % sont ajoutés par le gouvernement des États-Unis sur les paniers traversant la frontière. Le démarchage fait auprès des instances gouvernementales ne porte alors pas fruit, et la perception finit même par doubler en 1905 (Charland, 1964 : 336). L’agent Comiré, dans son rapport de 1905, mentionne que la vente de paniers a été mauvaise l’hiver précédent, mais il donne comme raison la faible demande et des prix inférieurs à la moyenne. Il affirme que le marché est envahi par des paniers produits par des Canadiens français, qui sont de moins bonne qualité, et que cela a causé une baisse des prix (RAAI, 1905 : 38). Nous savons que Masta est impliqué dans le commerce des paniers, car, en 1906, il se fait saisir ses paniers par un agent de la douane de Malone, dans l’État de New York. Il tenta d’amener le dossier devant les tribunaux, mais perdit son procès pour les récupérer (Charland, 1964 : 336). Ce mauvais coup du sort semble l’avoir secoué puisque l’année suivante, en 1907, il vit une sorte d’épiphanie et fait la promesse, dans une assemblée publique, de ne plus consommer de boissons enivrantes durant dix ans (Charland, 1964 : 291), promesse qu’il semble avoir tenue puisqu’il fut réembauché en janvier 1909 (à l’âge de 56 ans) comme il le mentionne dans son article en 1929 (Masta, 1929 : 303).

Masta l’instituteur (deuxième partie)

Selon le Rapport annuel des affaires indiennes, Masta a recommencé à enseigner en 1909 et ne s’est arrêté qu’en 1930. Le rapport précise que l’école a fermé le 30 septembre 1930 (RAAI, 1931 : 49). La fermeture semble définitive, car il n’y a plus de traces ni de Masta ni d’une école protestante après cette date dans les rapports annuels. Charland affirme d’ailleurs que Masta a enseigné jusqu’en 1930 (Charland, 1964 : 291), chose qu’il a pu constater de première main, car ce dernier est originaire de Pierreville et bien vivant à cette époque. André Emmett va dans le même sens en affirmant que Masta « fut pendant trente ans [quarante a été rayé] le maître de l’école protestante » (Masta, s.d. : iii). Hallowell parle plutôt de 31 ans d’enseignement (Masta, 1932 : 9), mais, en se fiant aux différents rapports, il a probablement enseigné autour de 34 ans.

Si souvent l’attention est portée sur l’Académie Saint-Joseph, qui a fait office « d’École indienne de jour » pour les Abénakis catholiques du village entre 1887 et 1959, année de sa fermeture, il faut tout de même mentionner que l’école protestante est restée active jusqu’à sa fermeture, après le départ de Masta. Son âge avancé (77 ans en 1930) explique probablement un manque de relève à ce chapitre, mais il semble avoir veillé aux intérêts de son école à quelques reprises, lui qui réussit même à se faire octroyer des fonds, en 1902, pour le déplacement et la rénovation de son école au prorata des élèves, de façon à égaler les sommes reçues pour l’école catholique (Charland, 1964 : 302-303).

Mais si ses années de protestation et de controverses semblent derrière lui et qu’il se consacre probablement surtout à ses activités d’enseignement après 1909, il ne faut absolument pas croire que Masta s’en tient à sa carrière. Il reste un citoyen impliqué, alors qu’il fait partie d’une commission d’enquête, en 1916, cherchant à identifier la cause de la hausse des prix du foin d’odeur utilisé dans la fabrication de paniers. Comme le mentionne Charland,

[l]es marchands de Pierreville, bien pourvus en capitaux, se mirent à acheter la production, celle des Abénakis aussi bien que celle des Blancs, et à l’exporter eux-mêmes à des détaillants des grandes villes américaines. Dans les bonnes années, le chiffre de leurs affaires s’éleva jusqu’à $200,000

Charland, 1964 : 336

Le monopole exercé par ces entreprises et l’accaparement de la ressource, véritables raisons de la hausse des prix, n’a toutefois pas été contesté, probablement faute de moyens financiers. C’est sans doute ce sentiment d’impuissance qui a poussé Masta, après la Première Guerre mondiale, à chercher un meilleur sort pour lui-même et ses semblables. En 1919 flotte dans l’air un projet de loi pour l’émancipation indienne. Masta est le seul Abénakis à ne pas avoir signé une requête contre cette mesure (Charland, 1964 : 315), signe qu’il sent que c’est une limitation pour lui d’être considéré comme un « Indien » au sens de la loi.

La retraite de Masta

En parallèle de sa carrière d’instituteur et de politicien, Masta a aussi débuté une carrière d’auteur, comme nous l’avons vu plus haut, mais c’est probablement une rencontre spécifique qui l’a convaincu à pousser plus loin cette passion :

Au cours de la dernière génération, le dialecte du Wawenock a complètement disparu. La plupart des survivants sont métis et parlent français. La seule personne que j’ai trouvée qui connaît le dialecte est François Neptune, soi-disant de sang pur (full blood), âgé d’une soixantaine d’années (1914) et le plus vieil homme de Bécancour, dont j’ai eu la chance de faire la connaissance en 1914 lors d’un voyage de reconnaissance chez les Abénakis en compagnie de M. Henry Masta, de cette tribu […]. On peut ajouter que M. Masta a consacré beaucoup de temps à l’étude de son peuple et qu’il est tout à fait convaincu de l’identité des Abénaquis de Bécancour [en lien] avec les Wawenock des débuts de l’histoire du Maine

Speck, 1928 : 177; ma traduction

Celui qui s’exprime ici est Frank Speck, un anthropologue professeur à l’Université de Pennsylvanie qui s’intéresse à l’époque à plusieurs groupes autochtones au Québec, dont le peuple abénakis. Si l’hypothèse de Speck concernant l’origine Wawenock des Abénakises et Abénakis de W8linak (Bécancour) a depuis été réfutée, il n’en reste pas moins que Masta obtient alors une reconnaissance des milieux scientifiques. C’est probablement ce premier contact avec le monde de la recherche qui l’a poussé, plus tard, à écrire Abenaki Indian Legends, Grammar and Place Names, son livre le plus connu et dont la préface est écrite par Irving Hallowell, un collègue de Speck à l’Université de Pennsylvanie.

Selon Hallowell, c’est à l’hiver de 1929 que Masta aurait débuté la rédaction de Abenaki Indian Legends, Grammar and Place Names (Masta, 1932 : 9). Il mentionne que ce dernier n’a reçu que très peu d’aide, si ce n’est du professeur E. P. Kelly du Dartmouth College et d’Irving Hallowell, et seulement lorsque l’ouvrage fut terminé (Masta, 1932 : 9). Ce dernier, dans un commentaire bien de son époque, semble s’extasier face à la complétion de l’ouvrage par Masta :

Dans sa forme et son contenu, il reflète l’intérêt que M. Masta a porté toute sa vie à sa langue maternelle, une conscience linguistique manifestement inhabituelle chez quelqu’un dont les ancêtres, il y a deux siècles à peine, vivaient encore la vie sans instruction des autres aborigènes américains (American aborigines) de l’époque

Masta, 1932 : 9; ma traduction

Bien qu’il reconnaisse que Masta est instruit, il peine tout de même à croire qu’un tel cheminement soit possible pour ces gens, sans jamais même songer que l’évolution n’a pas seulement touché les Européennes et Européens et sa descendance. Le désir d’écrire de Masta l’a aussi, en 1929, poussé à publier un petit article intitulé : « When the Abenaki Came to Dartmouth » dans le Dartmouth Alumni Magazine (mars 1929 : 302-303).

Après sa retraite en 1930, Masta passe encore un peu de temps au village, puis il déménage à Ottawa, chez sa fille Alice, en 1932 (Charland, 1964 : 291). Comme il nous le mentionne dans son article de 1929, Masta est père de deux filles : Marie Adelaïde, qui est en affaires à son compte, et Alice, qui fait de la tenue de livre au ministère des Affaires indiennes à Ottawa (Masta, 1929 : 303). C’est chez cette dernière qu’il décède, le 12 mai 1943, à l’âge de 90 ans. Alice Nolet, de son nom de femme mariée, réside au 12, rue Wendover à Ottawa. Il est intéressant de noter que, sur le certificat de décès, il est fait mention qu’il a vécu là durant 11 ans, qu’il est d’origine française (aucune mention de son origine abénakise), qu’il a arrêté de travailler depuis 15 ans (alors que c’est 13 ans) et qu’il a occupé la profession de School Teacher pendant 50 ans (alors que c’est 34 ans). Il est aussi mentionné qu’il sera enterré le 14 mai à Pierreville (alors qu’il est au cimetière protestant d’Odanak) (Province of Ontario, 1943, Division Registrar’s Record no 834).

Le manuscrit

Comme nous avons pu le constater, Masta a plusieurs écrits à son actif, que ce soient des rapports, des articles ou des livres. Mais aucun ne soulève autant de doutes que le manuscrit dont nous avons fait la connaissance et qui est l’objet du présent article.

Le manuscrit qui nous a été transmis se compose de 225 pages au total, pour lequel nous ignorons où se trouve la copie originale. Toutefois, nous savons que le manuscrit, dans sa forme actuelle, n’est pas complet : Emmett parle, dans la préface, de « [l]a table de prononciation au commencement de ce livre » (Masta, s.d. : iii), une section que nous ne détenons pas.

C’est donc dire que le document devait minimalement, au départ, possiblement débuter par une page titre (absente dans notre copie), suivi de trois pages liminaires pour la préface d’André Emmett (qui se trouvent dans notre copie), une table de prononciation (absente dans notre copie et de longueur inconnue) et du dictionnaire français-abénakis en tant que tel (qui semble se trouver en entier dans notre copie, car les pages sont numérotées de 1 à 222, que la dernière lettre est bien Z, qu’il reste de l’espace après la dernière entrée et que l’auteur signe à cet endroit). Nous pouvons donc supposer que le document doit compter autour de 230 pages ou plus. Le manuscrit comporte deux mains d’écriture : celle d’André Emmett dans la préface et celle de Masta pour le reste. L’ensemble du manuscrit a été rédigé en entier à la main dans des cahiers de 24 ou 25 lignes par page. Nous sommes parvenus à calculer manuellement le nombre d’entrées dans le dictionnaire et nous arrivons à 5266 entrées, couvrant les lettres de A à Z. Chaque entrée se résume à un mot en français, suivi d’une brève description (nom masculin ou féminin, par exemple, bien que cette logique soit complètement inutile en abénakis) et de la traduction en abénakis de celui-ci. Il faut croire que c’est Masta lui-même qui a traduit l’ensemble des entrées, ayant au passage probablement rencontré de bien plus grands défis qu’il ne l’avait imaginé comme nous le verrons plus bas.

Quant à sa conception, nous n’en savons que très peu. Puisque le manuscrit est signé de la main de Masta, nous pouvons supposer qu’il a été rédigé avant 1943, année de sa mort, mais il ne comporte aucune date, si bien qu’il peut tout autant avoir été rédigé entre ses années de collège et sa mort. Cependant, certains indices nous poussent à croire que le manuscrit a été rédigé durant le XXe siècle, peut-être durant sa période ottavienne?

Autrement, le manuscrit ne semble pas être une copie achevée prête pour la publication. Il comporte, au fil des pages, quelques ratures, que ce soit parce qu’il s’est trompé dans sa pagination, ou encore a commis des erreurs de transcription (Il réécrit la même entrée juste après ou sur la page suivante. Fait cocasse, il rature l’entrée « redondance » et la réécrit en dessous! [Masta, s.d. : 165]). Il y a aussi plusieurs entrées surlignées, mais nous ne savons pas si c’est le fruit de l’auteur ou d’une utilisatrice ou d’un utilisateur subséquent. Certaines entrées sont rayées, mais impossible de savoir pourquoi, comme l’entrée pour « moineau » (Masta, s.d. : 109) pourtant très utile et bien valide.

En regardant l’ensemble du manuscrit, il y a tout lieu de croire que Masta s’est inspiré d’un dictionnaire disponible à l’époque où il rédige. Comme il a longtemps enseigné, il a eu accès à du matériel scolaire, parmi lequel devait forcément se trouver un dictionnaire quelconque. Sachant que sa carrière s’est terminée en 1930, il nous est permis de croire que c’est un ouvrage bien connu et disponible qui lui a servi d’inspiration. La source initiale est probablement Le Petit Larousse illustré, dont la première édition date de 1905 mais qui a subi un remaniement en 1935. Il n’y a pas de canadianisme dans le dictionnaire de Masta, ce qui exclut d’office le « Dictionnaire canadien-français » de Sylva Clapin (1894) ou « Le parler populaire des Canadiens-Français » de Narcisse-Eutrope Dionne (1909) pour ne nommer que ceux-là. Afin d’essayer de percer le mystère de la source originelle, j’ai eu recours à l’édition de 1922 du Larousse.

Premier constat, Masta n’a pas traduit l’ensemble du dictionnaire Larousse. À titre d’exemple, la lettre Z dans le Larousse et la lettre Z dans le manuscrit ne sont pas similaires, Masta n’ayant traduit que trois entrées pour la lettre Z. Tout de même, le projet qu’il a entamé est volumineux, car il est forcément confronté aux mots de la modernité ou à des concepts éloignés de sa culture. De plus, les chances de pouvoir se faire aider sont pour ainsi dire faibles, le nombre de locutrices ou de locuteurs abénakis est d’environ 300 personnes au début du XXe siècle, et s’il a rédigé à Ottawa, il n’a clairement pas eu accès à ce bassin de personnes. Il est aussi confronté à l’évolution de la langue à travers le temps, ce qui a probablement limité la possibilité d’avoir recours aux manuscrits anciens qui, de toute façon, n’étaient pas très accessibles. Qu’a donc fait Masta pour arriver à écrire son dictionnaire? La réponse simple est qu’il s’est servi autant de ses connaissances que de ce qui se trouvait dans le dictionnaire Larousse pour traduire ses entrées. C’est là qu’on peut voir quels ont été ses défis de traducteur face à la rédaction de son ouvrage. Nous allons donner ici des exemples comparatifs entre la source originale versus sa traduction et/ou interprétation pour illustrer le tout.

De manière générale, le vocabulaire en français qui existe en abénakis est simplement transcrit, comme ici avec l’entrée « Enfant » (Awozsis) :

Masta, s.d. : 57

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Autrement, si le mot n’existe pas en abénakis, une de ses options est de se tourner vers des emprunts lexicaux, comme ici avec l’entrée pour « Moteur » (Massin) :

Masta, s.d. : 112

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Masta a eu recours au français (« Massin » qui translittère « machine ») pour réussir à obtenir quelque chose. Il aurait pu s’inspirer de la définition du Larousse pour créer quelque chose, mais il ne l’a vraisemblablement pas fait.

Larousse, 1922

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À d’autres occasions, il a simplement décrit l’objet, comme avec l’entrée pour le Coran (ici orthographié en anglais : « Koran » : « Mahomet wdawikhigan »).

Masta, s.d. : 92

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La traduction littérale de l’abénakis se lit « Mahomet/son livre à lui », donc « le livre de Mahomet », ce qui est assez descriptif et concorde tout de même avec l’idée générale de la définition du Larousse.

Larousse, 1922

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Fait étrange, Masta a classé cette entrée dans la lettre « K ». Or, le Larousse met cette entrée dans la lettre « C ». Est-ce un indice de la source initiale ou une simple erreur d’inattention, la forme anglaise s’écrivant avec un « K »? Même en allant voir dans le Larousse à l’endroit où devrait se trouver l’entrée « Koran », il n’y a rien.

Larousse, 1922

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Ailleurs, Masta ne s’est pas fié à la définition du Larousse pour décrire littéralement en abénakis ce qui y était écrit : il a puisé dans sa propre culture pour trouver une traduction, effectuant ainsi un emprunt sémantique. À l’entrée « Pygmée », il a simplement associé une créature mythique abénakise, d’apparence similaire à ce qui existe dans la culture occidentale : « Mskwakdemos ».

Masta, s.d. : 155

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Larousse, 1922

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Gordon Day nous donne une description de cette créature dans son propre dictionnaire, mais c’est grâce à Masta que nous savons que ces créatures des marais sont de petite taille.

Day, 1995 : 92

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Dans la plupart des cas, une fois confronté à des termes n’existant pas dans sa culture, Masta a opté pour des paraphrases, voire des définitions plutôt que des termes singuliers. Par exemple, à l’entrée « Xérès », il reprend (plus succinctement toutefois) ce qu’on retrouve dans le Larousse : « Makwbagak wjia Sp8niolkik ». La traduction littérale serait « c’est un liquide rouge / originaire / de la terre de l’Espagnol », donc « vin de l’Espagne ».

Masta, s.d. : 221

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Larousse, 1922

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Et lorsque confronté à des choses étrangères à sa culture, Masta a aussi opté pour des définitions plutôt que des termes singuliers. Le cas de « Momie » en est un excellent exemple : « Machinawinno nbizonk8zik whaga waji 8nda waginainno ».

Masta, s.d. : 110

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La traduction littérale serait « personne morte / quelqu’un utilise du médicament / son corps / pour / non / personne usée », donc « un mort dont quelqu’un a mis un médicament dans son corps pour ne pas qu’il s’use », ce qui est quand même assez près de la première définition du Larousse.

Larousse, 1922

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Un autre cas de ce genre se retrouve avec l’entrée « Musée », alors que Masta doit jongler avec plusieurs définitions, mais pour laquelle il ne va finalement qu’en choisir une, la plus commune et connue à l’époque : « Mziwi kagwi 8zhagin8gwak adali namit8zik ».

Masta, s.d. : 115

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Fait étrange et peu commun dans le manuscrit, nous retrouvons une traduction littérale au-dessus de l’entrée en abénakis, qui semble être de la main de l’auteur en plus : « Tout [sic] chose extraordinaire là voir. » Masta a-t-il tenté d’inscrire sa propre explication et s’est-il auto-traduit dans un même geste? Il reste que la traduction francisée de « là où quelqu’un voit toutes les choses extraordinaires » est quand même correct et ne semble pas s’embourber dans celle plus complexe du Larousse.

Larousse, 1922

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Comme pour l’entrée précédente, Masta a fait le choix de n’illustrer qu’un aspect d’une entité, dans ce cas-ci « Parc » : « Adali nanawalm8mek awâssak ».

Masta, s.d. : 130

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La traduction littérale possible, « là où quelqu’un prend soin des animaux sauvages », rejoint l’idée d’enclos pour la chasse du Larousse et non pas d’un endroit de plaisance. À la limite, on pourrait croire qu’il donne plutôt ici la définition pour un zoo, mais comme ce terme est peu usité en français à l’époque (il ne figure pas dans le Larousse consulté), Masta s’est donc rangé dans le compromis.

Larousse, 1922

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Enfin, quand est venu le temps pour lui de se définir en tant que traducteur, il a tout de même suivi la définition du Larousse, car il donne « celui qui transfère les langues par profession » : « Noji azwawakad l8ndwaw8ganal ».

Masta, s.d. : 205

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Larousse, 1922

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Conclusion

Finalement, bien que Masta n’ait pas transcrit et traduit l’entièreté du Larousse, il a tout de même produit un ouvrage de 5266 entrées, ce qui n’est quand même pas rien, et qui est autant utile que d’autres ouvrages du même type produits avant et après le dictionnaire. Bien qu’il reste encore certains mystères à percer entourant sa conception (date, endroit, circonstances, outils de référence, etc.), il s’agit tout de même d’un ouvrage impressionnant qui mérite qu’on s’y attarde. Mais que devait-on s’attendre d’un homme né dans le milieu du XIXe siècle, qui a étudié et complété l’équivalent d’un cours classique le destinant à la prêtrise, maîtrisant trois langues parfaitement (abénakis, français et anglais) et ayant des connaissances dans deux autres (latin et grec), ayant enseigné pendant près de 34 ans dans une école primaire, ayant publié deux livres, écrit des rapports et articles et terminé sa carrière en traduisant rien de moins que le dictionnaire Larousse? Qui sait ce qu’il aurait pu accomplir avec nos moyens technologiques actuels? Quoiqu’il en soit, Masta nous a laissé un héritage qui n’a pas de prix. Comme le dit André Emmett : « Je suis donc persuadé que ce travail aidera de beaucoup à la conservation de notre belle langue abénaquise. » (Masta, s.d. : iii)