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Les textes ici réunis sont issus des communications données lors de la journée d’étude « Traduire, enseigner, écrire », en l’honneur de Patricia Godbout, professeure de traduction au Département des arts, langues et littératures. L’événement, qui s’est tenu à l’Université de Sherbrooke le 11 mars 2022, était organisé par trois centres de recherche auxquels Patricia a participé : le Groupe de recherche et d’études sur le livre au Québec (GRÉLQ), centre de recherche dont elle est devenue membre en 2006[1], le Centre Anne-Hébert dont elle a assuré la direction ou la présidence[2], et le Centre de recherche collaborative autochtone – Atalwijokadimek (CERCA-A) auquel elle a collaboré ces dernières années[3]. Cet événement voulait souligner le travail de traductrice, d’historienne de la traduction et d’enseignante de Patricia Godbout, ainsi que son oeuvre littéraire. Plutôt que de penser à partir de ses travaux, les collaboratrices et collaborateurs ainsi que les amies et amis de Patricia étaient invités à réfléchir et à échanger avec elle. Nous avions conçu l’événement comme un don et avons voulu lui présenter un ouvrage qui lui rendrait hommage. Le présent numéro peut se lire dans un tel esprit[4].

Patricia Godbout a enseigné la traduction au Département des lettres et communications (aujourd’hui le Département des arts, langues et littératures) de l’Université de Sherbrooke, en tant que chargée de cours dans les années 1980, puis professeure, de septembre 2004 jusqu’à sa retraite en septembre 2021. Elle a participé à la création d’un cheminement en traduction professionnelle intégré au baccalauréat multidisciplinaire, puis à la création du baccalauréat en traduction professionnelle, reconnu par l’OTTIAQ, en 2009. Elle a ensuite participé à la création du cheminement en traduction littéraire et traductologie de la maîtrise en littérature canadienne comparée offerte à l’Université de Sherbrooke.

Patricia Godbout a été une traductrice prolifique, depuis sa première traduction d’un article de Larry Shouldice sur la poésie de Gary Geddes publié dans la revue Ellipse au début des années 1980 jusqu’aux traductions d’essais en études littéraires, telles Invention à cinq voix : une histoire de l’histoire littéraire au Canada de Edward Dickinson Blodgett (Presses de l’Université Laval, 2014) et Les écritures noires du Canada : l’Atlantique noir et la présence du passé de Winfried Siemerling (Presses de l’Université d’Ottawa, 2022). Membre active de l’Association des traducteurs et traductrices littéraires du Canada, elle a aussi oeuvré au sein de l’Association canadienne de traductologie, dont elle a été présidente de 2013 à 2016. Son apport à la traductologie tient aussi à la qualité de ses recherches. Dans Traduction littéraire et sociabilité interculturelle au Canada (1950-1960) (Presses de l’Université d’Ottawa, 2004), ouvrage tiré de sa thèse de doctorat, elle adopte une approche sociale en introduisant la notion de « lieux de sociabilité » à la recherche historique sur les traductrices et traducteurs; son oeuvre d’historienne de la traduction se révèle ensuite dans le Dictionnaire historique des gens du livre au Québec (Presses de l’Université de Montréal, 2022) dont elle coordonne les notices portant sur la traduction et l’édition en langue anglaise. Patricia Godbout a enfin participé au développement des recherches sur la « figure du traducteur fictif » au Québec, un champ appelé « transfiction » aujourd’hui[5]. Ses approches originales de la traduction se remarquent dans plusieurs contributions de ce numéro.

Après avoir traduit pendant plusieurs années des textes littéraires, Patricia Godbout écrit. En 2017, elle a publié son premier roman, Bleu bison[6], un texte qui a été remarqué par les commentateurs critiques dans les revues et les journaux. Lorsqu’elle a pris sa retraite, elle a poursuivi ses activités de traductrice, tout en s’adonnant elle-même, de plus en plus, à la création.

Ce numéro des Cahiers Anne-Hébert rend ainsi hommage à la polyvalence et à l’ouverture de Patricia Godbout, traductrice, enseignante-chercheuse et romancière. Nous avons voulu marquer ces trois aspects de sa carrière en poursuivant avec elle un dialogue intellectuel, à travers les textes rassemblés sous trois volets : « Traduire et enseigner », « Écrire » et « Témoignages ».

Traduire et enseigner

La première partie présente les collaborations qui nous semblaient les plus propices à une réflexion sur la traduction, la traductologie et l’enseignement.

« Leçons de critique de traductions : une expérience pédagogique en littérature comparée avec Markoosie Patsauq », de René Lemieux, propose ainsi une réflexion sur l’enseignement de la traduction et sur les défis que rencontrent les traductrices et les traducteurs devant une oeuvre marquée par des éléments culturels, stylistiques et paratextuels spécifiques. Utilisées comme exemple pour un atelier de critique de traductions, les cinq traductions du Harpon du chasseur (ou Chasseur au harpon, selon la traduction) de Patsauq constituent un cas d’espèce, qui montre à la fois les différentes positions qu’occupent les traductrices et les traducteurs dans le champ et le contexte dans lequel elles et ils travaillent, de même que les stratégies qu’elles et ils déploient pour justifier leurs choix et les appuis dont elles et ils bénéficient.

L’article de Philippe Charland offre un portrait de Henry-Lorne Masta, instituteur abénakis, en traducteur. Après avoir rappelé les principales étapes de son parcours, de l’enseignement à la politique, Charland s’intéresse au manuscrit du dictionnaire français-abénakis produit par Masta dans la première moitié du XXe siècle. Ce document inédit comportant plus de 5000 entrées témoigne non seulement des contraintes liées à la production d’un tel ouvrage conçu pour des fins d’enseignement, mais surtout des multiples questionnements que soulèvent la traduction rassemblant des langues et des cultures aussi éloignées l’une de l’autre que le français et l’abénakis.

Dans « Réinventer l’avenir : le pouvoir de transformation de quelques textes de la littérature noire du Québec et du Canada » (traduit par Patricia Godbout), Winfried Siemerling relance la réflexion sur l’inscription de l’histoire dans la littérature et le rôle des productions littéraires comme instances mémorielles, en s’inspirant des travaux de Hortense Spillers, Ernst Bloch et Stuart Hall. Puisant dans les oeuvres de George Elliott Clarke, Marie-Célie Agnant et Wayde Compton, il montre comment les témoignages peuvent aussi être saisis comme autant d’appels à l’action.

Dans son article intitulé « “& so eye baptize you here with rhythms of black church gospel” : hommage poétique et religion chez Quincy Troupe », Véronique Béghain explore la forme de l’hommage poétique contemporain chez le poète afro-américain Quincy Troupe et tente de faire ressortir la permanence du sentiment religieux. L’analyse de plusieurs poèmes permet à l’autrice de montrer comment la poésie participe à l’émergence d’une communauté dont le lien est musical : le jazz comme référent commun à la modernité nord-américaine.

Pour sa part, Fabio Regattin, dans son article intitulé « Les limites de la traductologie : une contribution à une histoire des élargissements de la discipline », revisite l’histoire d’une tendance en traductologie à repousser les frontières de la discipline en de multiples directions, comme si la définition formelle de la traduction « proprement dite » proposée par Jakobson, « l’interprétation des signes linguistiques au moyen d’une autre langue », n’arrivait pas à contenter les chercheuses et chercheurs de la discipline. Regattin explore les tendances en traductologie qui visent à repenser la traduction comme concept. S’en dégage un appel à transformer la traductologie pour qu’elle sache mieux appréhender les nouveaux objets d’étude qui la concernent.

Nicole Côté, dans « Les immigrantes dans la littérature, des traductrices fictives? La traduction culturelle comme pont entre mère et fille dans “Lu, Reshaping” de Madeleine Thien », analyse une nouvelle de l’écrivaine Madeleine Thien où est mise en forme la relation filiale entre une mère et sa fille, mais également entre deux manières d’être de la langue anglaise contemporaine : pour la première, un anglais mélangé à un cantonnais imagé et polysémique, représentation d’un ancien monde, et pour la seconde, un anglais des affaires axé sur l’efficacité, restreint à sa plus simple expression. Avec cette relation se présente la difficile position des immigrantes perçues ici comme des traductrices culturelles.

L’étude de Judith Woodsworth, qui clôt cette partie avec « Michel Garneau : traduire par pure gourmandise », s’intéresse pour sa part à la trajectoire du poète-traducteur qu’elle a interviewé en 2019. Le parcours qu’elle décrit vise à expliciter les rapports que le traducteur porte à la langue source, sa manière de comprendre la traduction, et le lien établi entre ses traductions et son oeuvre littéraire. L’article exemplifie, à partir des commentaires de Garneau, les relations entre traduction et création.

Écrire

La deuxième partie du numéro traite plus spécifiquement de Bleu bison et rassemble des réflexions sur ce roman par des collègues et amis de longue date.

Dans « Bleu bison : archiver le chaos », Pierre Nepveu aborde les multiples traces et indices que découvre Mélissa, la narratrice, et qu’elle interroge dans le dessein d’y puiser un peu de sens, par-delà les blessures profondes que cause le suicide de son frère Louis sur sa famille éplorée. Il fait ressortir que c’est dans la subtilité des liens tissés par elle, au fur et à mesure que se raconte la vie des siens, que cette narratrice parvient à nommer la mort, mais aussi à raconter la vie de son frère artiste-peintre.

L’interprétation du roman, à laquelle se livre Robert Melançon dans « Bleu bison : le passé composé », est guidée par la surabondance des détails. Il en dresse un inventaire sommaire. Ainsi est-il en mesure de montrer à quel point les archives familiales contribuent à la densité et à la complexité de ce texte qui procède tant de l’accumulation des personnages et des lieux que de celle des matériaux, pour tendre à son unité romanesque.

Dans « “Tu dois écrire…” Esthétique de la lecture, poétique de la traduction et ekphrasis dans Bleu bison », Ginette Michaud se souvient d’une lettre à Patricia Godbout de Georges-André Vachon, qui fut son professeur à l’Université de Montréal. En guise de réponse à son étudiante qui l’interrogeait sur la littérature, celui-ci lui a intimé d’écrire. C’est à la double dimension autobiographique et formatrice de la fiction littéraire que Michaud s’intéresse pour rendre compte de la portée esthétique du roman. À cet égard, elle révèle que le dessin, retrouvé dans les carnets du personnage de Louis, est déterminant. C’est en effet ce dessin qui va permettre à la narratrice, que la profession de traductrice a rendu sensible et attentive aux signes, de décrire ce qui n’aurait été vu sinon par personne. Dès lors, l’enseignement de l’art et de la littérature, mais aussi la pratique de la traduction, apparaissent comme des forces vitales de la romancière.

Témoignages

Enfin, la troisième et dernière partie rassemble des textes libres qui évoquent le contexte dans lequel a évolué la carrière de Patricia Godbout.

Dans son article « Et rien de cela ne se trouve dans l’archive », Marc-André Fortin revient sur le travail de dépouillement et d’établissement du texte des archives de D. G. Jones qu’il a accompli avec Patricia Godbout. Celle-ci a d’ailleurs traduit cet article. Leurs séances de travail ont été l’occasion pour l’auteur de réfléchir à la narrativisation de la production de l’archive et à la nature de la vérité par-delà les documents eux-mêmes. L’article donne lieu à une écriture poétique, qui sert d’envers créateur à l’« inarchivable », une autre manière de témoigner.

Dans « Du traduire et de ses effets » (traduit par René Lemieux), Beatriz Hausner relate l’histoire de l’Association des traducteurs et des traductrices littéraires du Canada (ATTLC), un organisme qui oeuvre depuis les années 1970 au développement et à la professionnalisation de la traduction littéraire. Elle appelle ensuite à une plus grande ouverture de la part des entreprises éditoriales et des pouvoirs publics afin de soutenir la traduction d’oeuvres produites en d’autres langues que le français ou l’anglais, en rappelant à titre d’exemple l’incidence des oeuvres du poète francophone Oscar Venceslas de Lubicz Milosz, traduites en espagnol par Augusto D’Halmar, sur plusieurs générations d’écrivaines et d’écrivains.

Les deux derniers textes de ce dossier sont signés par Patricia Godbout et René Lemieux. Avec « Quelques éléments d’histoire des programmes de traduction à l’Université de Sherbrooke », Patricia Godbout rappelle que l’enseignement de la traduction dans cette institution puise ses racines dans les réseaux de sociabilités tissés entre les écrivaines et écrivains ainsi que les enseignantes et enseignants anglophones des Cantons de l’Est – notamment de North Hatley. À l’Université de Sherbrooke, la création de programmes d’études supérieures en littérature comparée, puis de la revue Ellipse au sein de l’ancien Département d’études anglaises, ont offert un ancrage littéraire à l’enseignement de la traduction, avant qu’un programme professionnel, conçu dans la foulée des programmes de communication, ne soit offert au premier cycle, au Département des lettres et communications. C’est dans cette tension entre une tradition littéraire anglophone et de nouvelles formations professionnelles que réside la spécificité des programmes de l’Université de Sherbrooke.

Poursuivant cette idée dans « La traduction hors de ses gonds », René Lemieux cite Sherry Simon puis Annie Brisset qui distinguent l’approche culturelle et anglophone de l’approche pragmatique et francophone dans l’histoire de la traduction au Canada. Mais il rappelle l’importance de situer, comme le fait Patricia Godbout, les actrices et acteurs, ainsi que les conditions dans lesquelles elles ou ils exercent leurs rôles avant de définir les pratiques et les disciplines. Car en fin de compte, les effets de cette tension déterminent l’avenir de l’enseignement de la traduction et de la recherche en traductologie.

Hors dossier

Enfin, ce numéro accueille l’article : « Dans la chambre de l’écriture d’Anne Hébert : pratique de la note ». Cet article d’Annie Tanguay, issu d’une recherche postdoctorale sur les marges de l’oeuvre, s’intéresse aux carnets de l’autrice pour mieux rendre compte de la genèse de certains textes, en ce qui a trait notamment aux références historiques, artistiques et littéraires. Dans les carnets de la période qui va de la fin des années 1980 au début des années 1990, on retrouve plusieurs de ces références sous forme succincte de notes. Il se dégage de l’étude la manière toute personnelle de l’écrivaine de consigner certaines idées et de donner une première impulsion à ses romans.