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Anne of Green Gables, oeuvre phare de l’écrivaine canadienne Lucy Maud Montgomery, se passe pour ainsi dire de présentation : le récit de la pétillante orpheline rousse à la langue bien pendue, qui parvient par la force de sa singulière personnalité à conquérir le coeur de ses parents adoptifs réservés et de sa communauté conservatrice de l’Île-du-Prince-Édouard, est aujourd’hui connu dans le monde entier, car il a été traduit en près de 40 langues et s’est vendu à plus de 50 millions d’exemplaires au cours des cent quatorze dernières années. Une première traduction de l’ouvrage, dont la publication en 1908 propulse Montgomery au panthéon littéraire, paraît en suédois dès 1909, alors que l’auteure s’échine, à la demande de son éditeur, à donner suite à son best-seller surprise. Parmi les traductions subséquentes d’Anne of Green Gables figurent deux versions françaises, l’une destinée à la Suisse et l’autre à la France[1], mais il faut attendre les années 1980 pour que les oeuvres de Montgomery, dont celles formant la série Anne, commencent à être traduites pour le lectorat francophone au Canada.

Les éditions québécoises d’une vingtaine de titres de Montgomery produites dans les années 1980 et 1990, dont plusieurs émanent de la plume élégante d’Hélène Rioux[2], se démarquent par ailleurs d’une foule de traductions tronquées précédentes par leur fidélité remarquable au texte original. Trop grande fidélité peut-être, puisque maints passages qui décrivent des pratiques dépassées, véhiculent des idées sexistes ou contiennent des propos ouvertement classistes et racistes – prenant souvent pour cible les communautés acadiennes et autochtones – subsistent dans le texte français et risquent de susciter un profond malaise chez les lecteurs francophones contemporains. Si l’avant-propos d’une édition spéciale d’Anne… La maison aux pignons verts[3], parue en octobre 2021 à l’occasion du 35e anniversaire de la traduction française au Canada du livre, reconnaît que « [c]omme plus d’un siècle nous sépare du moment où Lucy Maud Montgomery écrit l’ensemble de son oeuvre, certains passages sont teintés des préjugés de l’époque » (Fortin, 2021 : 8), le texte lui-même n’est toutefois ni revu, ni annoté. Faut-il cependant continuer de privilégier une approche si sourcière de la traduction des écrits de Montgomery, dont certains demeurent inédits en français, sans se préoccuper d’atténuer ou de mettre en contexte des propos et situations de nature délicate, alors que de précédentes traductions, tout comme de récentes productions télévisuelles et théâtrales des romans de l’auteure, s’efforcent au contraire d’adapter le récit aux sensibilités de leur public? Une démarche traductive mettant l’accent sur la réception ne donnerait-elle pas en outre davantage de latitude pour réparer des maladresses du texte original par souci de préserver le renom d’une auteure aux prises avec des contraintes professionnelles et des difficultés personnelles largement méconnues du lectorat cible? Le présent article se penche sur ces questions dans l’optique d’une éventuelle traduction française au Canada de The Blythes Are Quoted, ultime manuscrit de Montgomery qui, curieusement, ne paraît en version intégrale anglaise que soixante-sept ans après avoir été déposé chez l’éditeur le jour même du décès de l’auteure, en avril 1942.

The Blythes Are Quoted, oeuvre atypique

Car plus étonnant encore que la traduction tardive des oeuvres de Montgomery pour le lectorat français au Canada est le fait que l’éditeur a choisi de conserver dans ses tiroirs cet ouvrage centré sur la famille de la fameuse Anne et venant clore la carrière d’une écrivaine qui, bien qu’écorchée par une frange de la critique militant pour une littérature canadienne moderniste, continuait de jouir d’une popularité considérable au moment de sa mort. Un motif plausible de cette frilosité éditoriale s’esquisse en jaquette de la première version intégrale de The Blythes Are Quoted parue en 2009, qui proclame : « Adultère, enfants illégitimes, vengeance, meurtre et trépas ne sont pas des termes que l’on associe de prime abord à L.M. Montgomery. Mais dans The Blythes Are Quoted, qu’elle achève à la fin de sa vie, l’auteure met de tels thèmes à l’avant-plan[4]. » (Montgomery, 2009 : rabat de couverture). Si Benjamin Lefebvre, spécialiste de la littérature jeunesse ayant dirigé la publication The Blythes Are Quoted, ne spécule pas dans la postface du livre sur les raisons ayant poussé la maison d’édition à rejeter un ouvrage se voulant manifestement le dernier volet d’une série à succès, il note tout de même dans un article sur son étude du manuscrit que cette décision « montre que les éditeurs ne considéraient pas The Blythes Are Quoted comme un projet correspondant à leur notion de ce que devrait constituer une oeuvre de L.M. Montgomery » (Lefebvre, 2008 : 122).

La chercheuse Elizabeth Rollins Epperly, fondatrice du L.M. Montgomery Institute à l’Université de l’Île-du-Prince-Édouard, avance par contre d’autres explications possibles dans l’introduction au volume. Elle souligne que contrairement aux oeuvres précédentes de Montgomery présentant la participation canadienne à la Première Guerre mondiale comme un devoir patriotique et un mal nécessaire, « The Blythes Are Quoted ne glorifie pas la guerre ; sa poésie et ses intermèdes – la forme même du livre – remettent la guerre et sa rhétorique en question » (Epperly, 2009 : X). Elle postule que l’éditeur n’a pas osé se risquer à faire paraître en plein coeur d’un second conflit mondial un ouvrage qui remette en cause l’utilité du sacrifice consenti par les soldats. Epperly conjecture également que le caractère hétéroclite de The Blythes Are Quoted, qui entremêle poèmes, courts dialogues et nouvelles, aurait rebuté l’éditeur, qui aurait préféré un volume plus conventionnel, une théorie que semble appuyer la parution en 1974 d’un recueil intitulé The Road to Yesterday, qui reprend, dans un agencement différent, la plupart des nouvelles contenues dans le manuscrit soumis par Montgomery, mais en omet les dialogues et poèmes (à l’exception d’un). Mais que ce soit sa forme éclatée, son ambivalence face à la guerre ou son exploration de thèmes plus sombres que ceux d’ordinaire associés à Montgomery qui aient fait de The Blythes Are Quoted une oeuvre atypique et retardé sa publication de près de soixante-dix ans, aucune de ces caractéristiques ne présente aujourd’hui d’obstacle particulier à la traduction française de l’oeuvre, qui tarde pourtant à se matérialiser.

Classisme, sexisme, racisme, châtiments corporels : intervenir? Et comment?

Ce qui pourrait cependant poser problème, ce sont divers passages de The Blythes Are Quoted qui mettent de l’avant des attitudes qui, bien qu’admises à l’époque où Montgomery compose son recueil, risquent de heurter le lectorat francophone contemporain, comme une vision classiste de la société, un sexisme assumé et un racisme désinvolte ciblant des populations minoritaires au Canada. Dès le premier chapitre d’Anne… La Maison aux pignons verts, Marilla Cuthbert, qui deviendra la mère adoptive d’Anne, émet par exemple des commentaires péjoratifs au sujet des jeunes hommes de la communauté acadienne de l’Île-du-Prince-Édouard : « Vous savez combien il est difficile de trouver du personnel pour vous aider. Les seuls que l’on peut avoir, ce sont ces stupides petits Acadiens, des demi-portions » (Montgomery, 1986 [1908] : 13). Les Éditions Québec/Amérique, qui ont publié de 1986 à 1994 la traduction franco-canadienne de la série Anne, de cinq autres romans et de six recueils de nouvelles de Montgomery, ont cependant fait le choix de conserver les remarques sur les Acadiens et autres propos acceptables à l’époque, mais choquants de nos jours, quitte à froisser le lectorat visé. Si l’on peut saluer leur volonté de rendre intégralement et fidèlement les écrits de Montgomery en français, il convient toutefois de noter qu’une telle approche entre peu dans la norme en ce qui a trait à la traduction des oeuvres de l’auteure.

Dans un dossier consacré à Montgomery par la revue Barnboken de l’Institut suédois des livres pour enfants, les chercheuses Cornelia Rémi et Laura Leden se penchent sur la traduction suédoise des premiers tomes des séries Anne et Emily et y relèvent plusieurs omissions et manipulations textuelles ayant pour effet d’estomper le cadre canadien de l’histoire (Rémi, 2019 : 6), de réduire la complexité du récit et de tempérer le caractère non conventionnel de l’héroïne (Leden, 2019 : 10-15) afin de produire un ouvrage plus attrayant pour un jeune public européen et féminin. Tout en déplorant l’altération parfois radicale des romans de Montgomery dans leur version suédoise, la rédactrice en chef Ǻsa Warnqvist souligne toutefois qu’en adaptant le texte original aux connaissances et attentes du lectorat cible, les traductrices ont permis à Montgomery de se tailler une place dans l’univers littéraire de la Suède et d’engendrer un engouement durable pour l’auteure permettant d’espérer l’éventuelle traduction intégrale de son oeuvre dans toute sa complexité et son originalité[5] (2019 : 22-23). Les chercheuses Susan Erdmann et Barbara Gawrońska Pettersson, qui ont étudié la plus populaire des quatre versions norvégiennes d’Anne of Green Gables, constatent également que la traduction de l’activiste socialiste Mimi Sverdrup Lunden, publiée en 1940, élimine plusieurs éléments religieux et romantiques du texte original, présentant ainsi aux lecteurs une communauté « systématiquement laïcisée » et une héroïne « plus moderne, plus féministe et moins attachée aux idéaux chevaleresques et romantiques » (2019 : 363). Le succès continu de cette adaptation, malgré la parution d’une traduction intégrale en 1982, démontre que la décision de Sverdrup Lunden « de réécrire Anne dans un contexte d’éducation et d’émancipation des femmes au milieu du siècle » (Erdmann et Pettersson, 2019 : 354) s’est avérée somme toute payante pour la dissémination de l’oeuvre.

Dans la même veine, la chercheuse canadienne Danièle Allard rapporte que la première traduction japonaise, pourtant tronquée, du classique de Montgomery réalisée par Hanako Muraoka, continue de faire de l’ombre à des versions intégrales publiées subséquemment au Japon. Allard attribue entre autres la popularité durable de cette première version, parue en 1952, à la connaissance approfondie qu’avait Muraoka de la culture canadienne et à son souci de la transposer correctement tout en assurant une réception favorable au livre dans la société d’arrivée, notamment en rajoutant çà et là quelques cerisiers (emblématiques du Japon), mais surtout en insistant sur le sacrifice d’Anne à la fin du récit, passant sous silence l’intention de cette dernière de poursuivre des études autonomes (2008 : 349-354).

Ces trois adaptations, réalisées au début et au milieu du XXe siècle et ayant eu pour but d’amener l’oeuvre de Montgomery à un lectorat d’un autre âge, d’une autre époque ou d’une autre société, illustrent à divers degrés « l’axe théorique fort » et la pratique répandue en littérature dite « jeunesse » qui consistait à privilégier l’adhésion des lecteurs de la culture d’arrivée plutôt que la préservation de l’identité et des qualités particulières de l’oeuvre originale que cernent la traductologue Roberta Pederzoli dans son étude exhaustive sur le sujet (2013 : 17). Bien que les approches ciblistes dominent nettement moins le paysage de la traduction littéraire de nos jours, ces exemples démontrent néanmoins que fidélité absolue au contenu de départ et accueil favorable du public d’arrivée ne vont pas forcément de pair.

Les traductions publiées par les Éditions Québec/Amérique à l’aube des années 2000 s’alignent toutefois davantage sur les théories éthiques de la traduction qui commencent à prendre racine en parallèle et prônent un profond respect du texte original. Bien qu’il soit difficile d’établir que la maison d’édition ait sciemment pris la décision d’adopter un cadre théorique éthique pour la traduction de l’oeuvre de Montgomery, il est évident qu’elle a perçu dans celle-ci des caractéristiques la plaçant au-delà d’une « littérature “mineure” […] pouvant être modifiée à loisir » (Pederzoli, 2013 : 163) et l’ancrant plutôt du côté d’une littérature adulte à aborder avec sérieux. Comme le note d’ailleurs l’historienne Evelyne Ferron en postface de la réimpression d’Anne… en 2021, « quiconque lit la série complète, alors qu’Anne vieillit […] réalise très tôt que plusieurs thèmes abordés n’ont pas de résonnance claire chez les enfants, mais font davantage écho à plusieurs réalités de la vie d’adulte » (2002 : 370). Les Éditions Québec/Amérique semblent donc avoir laissé aux lecteurs francophones du Canada le loisir d’établir eux-mêmes si les commentaires désobligeants de Marilla à l’égard des jeunes Acadiens constituent un affront insurmontable, ou simplement la preuve éloquente de la fermeture d’esprit d’une « femme de peu d’expérience, aux idées rigides », comme la décrit l’auteure quelques paragraphes plus tôt[6]. Puisque The Blythes Are Quoted, avec sa trame de conflits et ses thèmes adultes, s’adresse plus visiblement à un public averti que d’autres ouvrages de Montgomery, on peut présumer que la maison d’édition, si elle en publiait la traduction en s’en tenant à sa politique d’alors, ne s’évertuerait pas à remodeler certains passages délicats dans une éventuelle version française.

Il est vrai qu’en tentant de tirer sur la maille du classisme, on risque de détricoter toute l’oeuvre de Montgomery. L’idée qu’un nom de famille dicte non seulement la position qu’occupent les gens dans la société, mais aussi le comportement de tous les membres de la lignée, peut nous paraître exagérée aujourd’hui, mais elle est omniprésente dans l’univers d’Anne, comme l’indique ce passage issu du troisième tome de la série :

Je ne lui conseillerais jamais d’épouser un Sloane. Les Sloane sont bien sûr de bonnes gens, honnêtes et respectables. Mais quoi qu’on dise ou fasse, ce sont des Sloane. […]

Tous les villages connaissent une famille comme celle-là ; ces personnes peuvent être bonnes, honnêtes et respectables, elles n’en sont pas moins des Sloane et le resteront jusqu’à la fin des temps.

Montgomery, 1988 [1915] : 24

Cette mentalité se reflète aussi dans The Blythes Are Quoted, comme en témoignent ces extraits tirés des premières nouvelles du recueil :

Les Pollock sont des moins-que-rien. L’un des oncles d’Edna [Pollock] est mort en prison.

Montgomery, 2009 : 35

Jamais un Wilcox n’avait eu à offrir ses services pour gagner sa vie. Les Wilcox avaient été riches autrefois et avaient levé le nez sur les Baker. Cette époque était depuis longtemps révolue. Ils étaient pauvres désormais, mais levaient toujours le nez sur les Baker.

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Dans un essai pénétrant sur l’ubiquité du classisme dans l’oeuvre de l’écrivaine, la chercheuse Caroline E. Jones précise que « les récits de Montgomery reposent essentiellement sur le cliché que “bon sang ne saurait mentir”, une notion un brin fataliste, mais tout à fait appropriée en son temps et lieu » (2013 : 134). En dépit du danger de rebuter des lecteurs en cette ère d’individualisme et d’égalité des chances, s’échiner à extraire le classisme de The Blythes Are Quoted relèverait donc davantage d’un projet de vaste adaptation ou de réécriture de l’ouvrage que d’une authentique démarche de traduction.

S’ingénier à supprimer les propos et attitudes sexistes qui surviennent sporadiquement dans le recueil semble aussi une manoeuvre radicale susceptible de produire des résultats mitigés. S’il s’avère d’une part simple (et sensé) d’atténuer la nature genrée de l’insulte sissy lancée dans plusieurs nouvelles du recueil en la rendant par des expressions françaises plus neutres comme chiffe molle ou mauviette, il est d’autre part moins aisé de remanier ou de retrancher certains passages misogynes sans faire perdre à la traduction un brin de l’humour et de l’absurdité qui font le charme du texte original. Même si ces propos agacent de prime abord, comment par exemple justifier d’empêcher le Dr Blythe, mari d’Anne et modèle de vertu masculine, de déclarer péremptoirement dans la nouvelle « Penelope Struts Her Theory » que l’héroïne titulaire constitue « l’une de ces têtes fortes dont aucun homme ne veut véritablement » (Montgomery, 2009 : 219), surtout lorsque le dénouement de l’histoire lui donne si drôlement tort?

Il paraît toutefois malavisé, en cette période particulièrement sensible à la question des préjugés, de reproduire textuellement en français des passages à connotation raciste et de laisser leur mise en contexte entièrement au lectorat, comme l’ont fait les Éditions Québec/Amérique dans la version française de la nouvelle « Tannis of the Plains » [« L’histoire de Tannis »] [7] :

Tannis était rentrée aux Plaines avec un très mince et très trompeur vernis de culture et de civilisation camouflant les passions et les concepts primitifs de sa nature. Carey ne vit que la beauté et le vernis. Il commit l’erreur de se fier aux apparences et de prendre Tannis pour une jeune femme instruite et moderne. […] Il se trompait grossièrement. Si Tannis savait assez bien jouer du piano […] le sens du marivaudage lui échappait totalement. On ne pourra jamais amener un Indien à saisir la signification du platonisme. […]

L’autre mécontent était Lazarre Mérimée, un métis à demi français imbécile et paresseux […]. Il n’existe pas d’ennemi pire au monde qu’un métis. Si un Indien véritable est dangereux, son descendant au sang dilué est dix fois pire.

Montgomery, 1991 [1920] : 211-213

Pourtant, il se révèle plus souvent qu’autrement simple de tempérer le racisme dans les ouvrages de Montgomery sans dénaturer les passages car, comme le souligne Kevin McCabe dans un volumineux album se penchant sur différentes facettes de la vie et de l’oeuvre de l’écrivaine, « pris dans le contexte de l’époque, le racisme et la xénophobie de Maud n’ont rien de percutants, en particulier pour quelqu’un qui écrivait autant » (1999 : 462). C’est d’ailleurs ce qu’a fait la traductrice québécoise Paule Daveluy dans sa version française de la trilogie Emily of New Moon de Montgomery parue aux Éditions Pierre Tisseyre de 1983 à 1989, y effaçant toute évocation (souvent peu flatteuse) de la communauté acadienne dans le premier tome[8]. En traduisant la nouvelle « The Cheated Child », il serait par exemple possible d’atténuer (sans pour autant les expurger) des passages injurieux pour les Autochtones en donnant à une fillette aux yeux et aux cheveux noirs appelée Squaw Baby le surnom descriptif, mais moins péjoratif, de « petite Indienne » et en omettant d’un dialogue un malencontreux « but » [mais] qui semble donner un ton ouvertement raciste au texte original sans apporter quoi que ce soit au récit :

“And this is the Squaw Baby,” said Barney. […]

“You do look like a Squaw Baby,” said Pat. […]

He thought, “You’ve got black little eyes… like the Indian babies up at Lennox Island… and a flat nose and black pigtails.”

Then he forgot he was thinking and said, “But I like you.”

Montgomery, 2009 : 298 ; je souligne

« Et voici la Petite Indienne », fit Barney. […]

« Tu ressembles vraiment à une petite Indienne » dit Pat. […]

« Tu as de petits yeux noirs… comme les bébés indiens là-haut à l’île Lennox… et un nez aplati et des couettes noires », pensa-t-il.

Puis, sa pensée lui échappa et il s’exclama à haute voix : « Je t’aime bien. »

Si de telles suggestions semblent s’inscrire à contre-courant de la pratique actuelle de la traduction littéraire, si soucieuse d’adhésion scrupuleuse au texte original, il faut cependant prendre en considération le fait qu’une partie du lectorat contemporain accède d’abord à l’oeuvre de Montgomery par l’entremise d’adaptations modernes, dont les très populaires productions télévisuelles de Kevin Sullivan (1985) et de Moira Walley-Beckett (2017), qui n’ont pas hésité à actualiser le récit pour rallier l’auditoire moderne. Au lieu d’effacer la communauté acadienne pour éviter d’en présenter une image stéréotypée, comme l’a fait Paule Daveluy dans son autrement splendide traduction d’Emily of New Moon, Walley-Beckett donne plutôt à celle-ci un rôle élargi dans sa série Anne afin d’en montrer les différentes facettes. L’adaptation de Walley-Beckett met en outre en scène des personnages homosexuels et non binaires, de même que des membres de la communauté noire ghettoïsée de Charlottetown et des enfants arrachés au peuple mi’kmaq de l’Île-du-Prince-Édouard pour être placés dans un pensionnat autochtone, intégrant ainsi à la trame originale divers sujets de préoccupations actuels qui à l’époque avaient été passés sous silence. Dans une volonté d’inclusion similaire, le rôle-titre dans la comédie musicale Anne of Green Gables, jouée chaque année à Charlottetown depuis 1965[9], a pour la première fois été attribué à une comédienne d’ascendance asiatique en 2002 (Ross, 2022). Tout en reconnaissant que les traducteurs jouissent rarement de la même marge de manoeuvre que les metteurs en scène, il y a lieu de rappeler que les livres de Montgomery, surtout ceux de la série Anne (dont The Blythes Are Quoted forme officieusement le neuvième tome) constituent eux-mêmes des oeuvres « populaires » ayant pour but premier de plaire à un vaste public ; une certaine latitude pour traiter des aspects problématiques du texte original susceptibles de compromettre le bon accueil de la traduction dans la culture d’arrivée semble donc justifiable.

Dans un même ordre d’idées, d’autres éléments de The Blythes Are Quoted gagneraient à être adoucis afin de ménager les sensibilités du lectorat cible contemporain, comme la caractérisation des corrections physiques, sujet sur lequel les mentalités ont bien évolué depuis la composition de The Blythes Are Quoted, et même depuis la parution de la plupart des oeuvres de Montgomery en français au Canada. Dans sa traduction des romans Anne of Avonlea en 1988 et Rainbow Valley en 1991, Hélène Rioux n’a d’ailleurs pas hésité à rendre « whipping » par « fouetter » (bien que le texte permette d’inférer que la sanction s’administre avec une baguette de bois plutôt qu’avec un fouet), le remplaçant tout de même à l’occasion par des formules générales comme « battre » ou « frapper ». User de tels termes paraît toutefois périlleux après des décennies de durcissement de l’opinion publique à l’égard des corrections physiques (Saint-Arnaud, 2019). Comme la pertinence des châtiments corporels s’avère un thème central de la nouvelle « Penelope Struts Her Theories » (dans laquelle la protagoniste expose en revanche des principes sur l’éducation des enfants d’une modernité étonnante) et que le mot « whipping » y revient souvent, assorti de multiples « spankings », « whalings », « trashings » et autres termes du même acabit, il semble judicieux de s’inspirer de la stratégie de généralisation parfois employée par Rioux et de se réfugier derrière des expressions vagues comme « punition » ou « correction ». Si l’usage de mots concrets comme « tapes » ou « raclées » demeure envisageable lorsque le contexte le requiert[10], privilégier des équivalents français imprécis et adoucis des termes originaux anglais paraît de mise. Cette légère manipulation textuelle visant à éviter qu’un public contemporain chatouilleux sur la question des châtiments corporels se braque contre l’oeuvre se justifie d’autant plus qu’il est évident que Montgomery n’avait pas l’intention de choquer ses lecteurs de l’époque, certainement moins à cheval sur la question. Or, comme le soulignait Umberto Eco, le but de la traduction littéraire n’est pas de recréer le texte original en tous points dans la langue d’arrivée, mais bien d’engendrer chez les lecteurs les « effets passionnels auxquels le texte source tendait » ; pour ce faire, la traduction contemporaine adéquate d’un texte remontant à une autre époque et reflétant des moeurs passées tel The Blythes Are Quoted doit présenter ce que l’essayiste appelait une inévitable « marge d’infidélité par rapport à un noyau de fidélité présumée » (2007 : 16-17).

« Des factures à payer et une réputation à préserver[11] »

Si le personnage d’Anne est connu de bon nombre de lecteurs francophones au Canada, Montgomery elle-même reste pour ces derniers une figure méconnue, souvent assimilée à tort à son exubérante héroïne rousse, car les seules biographies sur l’écrivaine parues en français sont destinées aux jeunes et retracent principalement l’enfance de cette dernière, ainsi que les années entourant la publication d’Anne of Green Gables. Privé d’accès dans sa langue aux journaux intimes de l’auteure, à la biographie exhaustive établie par la chercheuse Mary Henley Rubio et à divers ouvrages critiques jetant un éclairage différent sur l’oeuvre et l’existence de la créatrice d’Anne, le lectorat français au Canada est donc peu susceptible de connaître le calvaire qu’endurait Montgomery au moment de la préparation de The Blythes Are Quoted. Se voyant contrainte de cacher les déboires de son fils aîné après plus de deux décennies passées à dissimuler la dépression débilitante de son mari dans le but de préserver sa réputation personnelle et professionnelle, Montgomery vit ses dernières années dans un état de prostration sans doute exacerbé par le dangereux mélange de bromure et de barbituriques qu’elle consomme alors pour soigner des afflictions tant physiques que mentales (Rubio, 2008 : 507-512). Il n’y a rien d’étonnant, dans ces circonstances, à ce que plusieurs erreurs se soient faufilées dans le dernier manuscrit qu’elle complète avant de mourir, peut-être de sa propre main.

Benjamin Lefebvre recense quelques-unes de ces erreurs dans une section intitulée « A Note on the Text » faisant suite à la postface de The Blythes Are Quoted ; Montgomery se trompe notamment quant aux noms de personnages parus dans des tomes précédents (Roy Gardner et Charlie Sloane, anciens soupirants d’Anne, y deviennent Roy Gardiner et Charlie Pye ; Rosemary West, épouse du pasteur presbytérien de la communauté, est quant à elle rebaptisée Rosamond) ; et le nombre d’enfants que compte la famille Blythe, de six, passe à cinq (Lefebvre, 2009 : 521). Ces fautes – flagrantes pour quiconque connaît l’univers d’Anne, catégorie à laquelle appartiendraient sans doute de nombreux lecteurs d’une éventuelle version française de The Blythes Are Quoted – pourraient aisément être rectifiées à même le texte, sans l’ajout de notes de la traductrice, qui ne feraient qu’attirer vainement l’attention sur la bourde de l’auteure. D’autres erreurs repérées par Lefebvre consistent en des anachronismes qu’a commis Montgomery en transposant à la période d’avant-guerre des nouvelles rédigées dans les années 1930 (Lefebvre, 2009 : 517). Le meurtre d’Edith Cavell, infirmière anglaise fusillée par les Allemands pour avoir libéré des soldats prisonniers lors de la Première Guerre mondiale, et la Médaille du service distingué, décoration créée en 1914, sont par exemple mentionnés dans la première moitié du recueil qui, comme le précise pourtant l’auteure au début de l’ouvrage, « traite de la vie avant la Première Guerre mondiale » (Montgomery, 2009 : 1). Pour rattraper discrètement ces bévues dans le corps du texte, il faudrait généraliser le propos dans la traduction, en parlant par exemple d’une héroïne de guerre exécutée et d’une grande distinction militaire, sans leur donner de nom précis.

Surfant sur cette vague de modifications mineures apportées au texte original pour préserver l’auteure d’accusations de racisme ou de relâchement somme toute imméritées au vu de l’époque et des conditions de création de The Blythes Are Quoted, on pourrait s’enhardir et être tenté de s’attaquer au travers le plus évident du volume, qui s’affiche d’ailleurs en toutes lettres dans le titre : les innombrables évocations de la famille Blythe. Comme le concède avec doigté Catherine Tosenberger dans sa critique de l’ouvrage publiée dans le Winnipeg Free Press[12], le rappel constant des diverses opinions et des menus faits et gestes d’Anne et des autres membres de la famille Blythe alourdit incontestablement l’ouvrage ; la tentation de retrancher quelques mentions particulièrement redondantes ou accessoires au déroulement de l’intrigue pourrait donc s’avérer grande en cours de traduction. Or, contrairement aux erreurs relevées plus tôt, cette surabondance de renvois à la famille vénérée se révèle pleinement délibérée de la part de Montgomery, puisque, outre le titre évocateur, plusieurs personnages du recueil commentent la place démesurée que prennent les Blythe dans le récit. Dès la première nouvelle, le protagoniste s’exclame avec agacement : « J’en ai ras-le-bol d’entendre les Blythe cités dans cette affaire » (Montgomery, 2009 : 66) ; dans la toute dernière, l’héroïne, excédée du flot d’éloges que déverse son compagnon sur la famille, peste intérieurement : « S’il mentionne encore une fois les Blythe, je lui balance ce pot de crème au visage » (494), exprimant ainsi un sentiment analogue à celui qui anime peut-être bien des lecteurs à ce stade de l’ouvrage.

Cet étrange procédé, qui semble avoir pour objectif de blaser mêmes les plus ardents amateurs d’Anne et de son entourage, trouve peut-être son explication dans les écrits intimes de Montgomery, qui exposent la relation conflictuelle qu’entretenait l’écrivaine avec sa célèbre création. Car si Montgomery dépeint dans son journal l’écriture d’Anne of Green Gables en des termes idylliques, la qualifiant de « travail empreint d’amour » (2013 : 172), la production des oeuvres subséquentes se montre nettement moins satisfaisante pour elle : dès le second tome, elle admet que la suite de l’histoire ne lui vient pas naturellement et qu’elle doit s’astreindre à la rédiger[13]. Elle se résout cependant à contrecoeur à pondre quatre autres romans dans la même lignée, de 1915 à 1921, mais déclare avec conviction au terme du sixième : « J’en ai fini avec Anne pour toujours – j’en fais le sombre voeu solennel » (2017 : 279). Fragilisée sur le plan financier par la Grande Dépression et par les ventes décevantes de ses derniers livres, Montgomery se résigne toutefois à renouer avec la valeur sûre que représente sa profitable héroïne dans les années 1930, ajoutant deux autres volumes à la série avant de produire The Blythes Are Quoted[14]. C’est peut-être le réconfort inattendu que lui procure cette replongée dans un univers serein et familier, ou encore l’évolution des mentalités quant aux ambitions acceptables pour une femme mariée, même fictive, qui incite alors l’auteure à sortir Anne, timidement dans Anne of Ingleside (1939), puis résolument dans The Blythes Are Quoted, du rôle de mère et d’épouse dévouée auquel elle l’avait cantonnée dans les précédents tomes, pour en refaire une poète à ses heures[15]. Cette Anne qui persiste, malgré les protestations de son mari, dans l’exploration poétique de thèmes obscurs après le décès de son fils lors de la Première Guerre mondiale, présente un intérêt indéniable pour bien des lectrices francophones au Canada ayant été déçues de voir la brillante et audacieuse Anne « se mue[r] en matrone » qui, « [à] part planter des fleurs et avoir la taille fine […] ne fout plus grand-chose » (Saint-Hilaire, 2008).

Mais peu importe ce qui a inspiré à l’auteure cet intrigant revirement de dernière heure, il n’en demeure pas moins que pour Montgomery, il y avait avant tout « des factures à payer et une réputation à préserver, ce qui signifie que [s]a plume – dans le cadre de ses écrits publiés – ne lui appartenait pas entièrement » (2008 : 273), surtout lorsqu’il s’agissait de la lucrative saga des Anne. En citant les Blythe à outrance dans son ultime ouvrage, l’écrivaine semble donc prendre une subtile revanche sur l’éditeur et le lectorat l’ayant contrainte à fournir encore et toujours plus d’Anne, en les lassant à leur tour de personnages qu’elle aurait elle-même volontiers délaissés des décennies plus tôt. Ainsi, bien que supprimer quelques allusions particulièrement futiles aux Blythe en cours de traduction puisse assurément contribuer à rendre le texte d’arrivée plus fluide, une telle intervention irait trop ouvertement à l’encontre de la dernière volonté manifeste (et possiblement malicieuse) de l’auteure pour être considérée. Afin d’atténuer la perplexité ou l’irritation que cette profusion de rappels peu à propos pourrait susciter chez les lecteurs francophones qui en ignorent le sous-texte, il faudrait plutôt envisager l’ajout à la version française d’un avant-propos reprenant des éléments cruciaux de la préface et de la postface qui accompagnent l’édition anglaise pour mieux mettre en contexte cette oeuvre insolite de Montgomery. Cette introduction pourrait aussi aborder et justifier brièvement les corrections et modifications mineures apportées au texte traduit. Idéalement, elle fournirait en outre quelques renseignements sur Montgomery qui restent inédits pour le public francophone et qui lui permettraient, après avoir lu The Blythes Are Quoted, de revenir aux livres précédents de l’auteure « avec une perspective et un plaisir nouveaux » (Montgomery, 2009 : rabat de couverture), comme le fait miroiter la jaquette de l’ouvrage original.

The Blythes Are Quoted ne constitue pas le magnum opus de Montgomery ; il n’a ni la fraîcheur du célèbre Anne of Green Gables, ni la virtuosité d’oeuvres qu’a publiées l’auteure au sommet de son art et de sa forme. Il comporte en outre plusieurs passages faisant état de pratiques et d’attitudes devenues taboues aujourd’hui, de même qu’une poignée d’erreurs témoignant du déclin des facultés de l’écrivaine aux prises avec de sérieux troubles de santé physique et mentale. Mais le recueil renferme tout de même des pépites d’humour et de lucidité qui justifieraient à elles seules la traduction de l’ouvrage en français, si le fait qu’il s’agit d’un volume venant clore le cycle romanesque immensément populaire d’une femme de lettres canadienne de réputation internationale ne suffisait pas déjà amplement.

Malgré ses renvois répétitifs et lassants à sa famille fétiche, The Blythes Are Quoted laisse aussi entrevoir comme nul ouvrage précédent de Montgomery l’attitude ambivalente de l’auteure face à sa fameuse création, et montre sa fascinante réponse, finement provocatrice mais surtout résignée, aux attentes de ses lecteurs et de sa maison d’édition. Resserrer le texte dans un souci de fluidité risquerait donc d’aller à l’encontre de l’intention auctoriale, mais rendre justice à cette oeuvre en traduction requiert toutefois d’être tout aussi sensible aux enjeux de la réception et de la réputation que l’était Montgomery, et ainsi de s’employer à atténuer le côté choquant de certains passages pour les lecteurs contemporains, de même qu’à corriger des erreurs anodines afin de faire ressortir le meilleur du recueil sans le dénaturer. L’ajout d’un paratexte nécessaire à l’explication des modifications apportées à The Blythes Are Quoted en version française offre aussi une occasion inespérée d’en dire plus sur Montgomery et sur les dessous de la production de la série Anne, afin d’amener ainsi les lecteurs francophones du Canada qui n’ont pas, contrairement à leurs compatriotes anglophones, accès dans leur langue à tout un éventail d’excellent matériel autobiographique et biographique consacré à l’auteure et à son oeuvre, à découvrir cette écrivaine sous un jour nouveau.