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Michel Lord, dans Anne Hébert contre vents et marées. Une symbiose poético-narrative, aborde une partie de l’oeuvre poétique et narrative d’Anne Hébert : Poèmes pour la main gauche (1997), Le torrent (1965 [1950]) et les cinq premiers romans de l’auteure, des Chambres de bois (1958) aux Fous de Bassan (1982), en passant par Kamouraska (1970) et les deux récits fantastiques que sont Les enfants du Sabbat (1975) et Héloïse (1980), sont choisis pour former le corpus d’une étude qui vise à montrer « le fonctionnement formel de cet univers poético-narratif » (Lord, 2021 : 16 ; l’auteur souligne) fondé sur « le refus du réalisme » (15). En d’autres mots, il s’agit de mettre au jour cette « chose mystérieuse, le mystère de la parole qui s’engendre elle-même » (25 ; l’auteur souligne). Selon l’essayiste, les cinq premiers romans d’Hébert forment en effet « un bloc erratique largement dominé par l’écriture poétique, le fantastique, [voire] un réalisme magico-maléfique » (36), alors que ses cinq derniers romans sont plus ancrés dans le réel, justifiant de telle sorte le choix de son corpus. En développant son argumentaire à partir des formes syntagmatiques et des images et figures récurrentes de l’ultime recueil de poèmes hébertien, Lord s’applique par la suite à tirer profit de ces découvertes pour étudier les oeuvres narratives du corpus. La méthode qu’il élabore, centrée sur l’analyse du « fonctionnement narratif séquentiel et syntagmatique » (37) des oeuvres, emprunte la terminologie de Jean-Michel Adam (Le texte narratif. Traité d’analyse textuelle des récits, 1985). Lord s’attache à mettre de l’avant les orientations (et réorientations) du texte, les complications dans la trame d’événements racontés, les réactions des personnages à ces complications, puis les résolutions « tantôt dramatiques, tantôt tragiques, parfois euphémisantes » (37) déployées dans chacune des nouvelles et chacun des romans examinés, montrant ainsi à quel point Anne Hébert a su « jouer et déjouer les secrets de la narrativité » (38). L’essayiste a également recours au concept d’isotopie développé par Algirdas Julien Greimas (Du sens. Essais sémiotiques, 1970) pour expliquer les redondances sémantiques et thématiques d’une oeuvre, formant « un ensemble de vocable [qui] fait réseau, fait sens » (39). Ainsi, pour Lord, la poésie hébertienne comprend une « syntagmatique cachée » (39) recoupée à une riche isotopie, ce croisement se révélant particulièrement éclairant dans les nouvelles et cinq premiers romans d’Anne Hébert.
L’ouvrage est divisé en sept chapitres, chacun porte sur une oeuvre du corpus littéraire. Dans le premier chapitre, Lord s’applique à faire ressortir ce « quelque chose de caché » (41) (selon une expression hébertienne) de la poétique de l’auteure. Il relève ainsi les principales figures et images des réseaux isotopiques qui façonnent Poèmes pour la main gauche, soit les figures du double, de la dislocation, de l’ombre, de la chute, des anges déchus, tout comme les figures aqueuses et les images cauchemardesques, souvent paradoxales. Selon Lord, le dernier recueil de poèmes d’Anne Hébert « s’offre dans une sorte de magma, de lave en fusion, où s’entremêlent » toutes ces figures, « l’ensemble créant ultimement une utopie avoisinante de la dystopie » (58). Cela s’avère une source foisonnante d’inspiration pour aborder les textes de fiction. Le deuxième chapitre est consacré au recueil Le torrent et dévoile les formes syntagmatiques, des orientations aux résolutions, de chacune des nouvelles qui le compose. L’essayiste tente ici d’établir « une poétique de la forme narrative qui parfois se rapproche du genre poétique lui-même », dans le sens où, précise-t-il, le poème peut être perçu comme l’énonciation d’une « réaction (émotive ou autre) à une complication dans la vie du poète, lequel en cherche la résolution dans l’écriture même du poème ou dans une finale libératrice ou tragique » (60). Sont ici posées les assises de l’argumentation poético-narrative soutenue tout au long de l’essai. Lord fait par exemple ressortir la façon dont Hébert use de la paralipse dans « La robe corail » ou de la forme analeptique dans « Le torrent », deux procédés pour lesquels Hébert affiche une prédilection dans la suite de son oeuvre. De plus, Lord montre que les isotopies du combat, de la démonisation et de la négation de l’être, voire de sa destruction, sont introduites dès les premières nouvelles.
Le troisième chapitre, sur Les chambres de bois, établit d’emblée le « défi posé au narratologue » (97) d’une telle prose poétique, « construite tout en fragments […] [voire] en fractures » (97-98), et ce, même s’il est connu que, « à la demande des éditeurs du Seuil » (97), la structure du livre a été modifiée pour adopter une forme de narration plus classique. Plusieurs orientation et réorientations, propres à chacune des trois parties du roman contenant différentes complications, se soldent par une résolution proche « d’une finale de conte de fée » (111), avec le mariage annoncé de Catherine et Bruno. Lord montre « le désordre ou l’ordre lacunaire de cette prose poétique libre » (97), dont la construction syntagmatique d’apparence chronologique est davantage marquée par l’ellipse – un procédé qui rapproche l’écriture narrative de la poésie dans sa manière de « dire moins pour suggérer plus » (110). Dans le quatrième chapitre, Lord se penche sur la « fragmentation infinie » que constitue la forme syntagmatique de Kamouraska. L’essayiste parcourt un à un les soixante-cinq unités qui composent le roman afin de « retracer […] les complications qui prolifèrent et les réactions qui sont légion » (115), en plus de mettre au jour les isotopies de l’amour, de la mort, de la famille, de la violence et de la folie, dans une narration qui trouve « sa forme dans le désordre, reproduisant […] le chaos intérieur de Madame Rolland » (139), la protagoniste. Lord identifie également les principales complications du roman, qui « s’incarnent littéralement dans les trois hommes » (139) de la vie d’Elisabeth d’Aulnières (devenue Madame Rolland). Or chacune de ces complications se solde par une « non-résolution » (140), voire engendre à son tour une nouvelle complication, de sorte que la protagoniste n’est en fin de compte jamais libérée. Lord montre alors que, sans résolution, même tragique, pour Elisabeth, le texte se fonde sur une syntagmatique du ressassement de la mémoire.
Les « épouvantes fantastiques » (140) des Enfants du Sabbat constituent l’objet du cinquième chapitre. Lord souligne le « désordre narratif encore plus grand » (143) de ce roman qui « donne dans l’étrange le plus pur et dans une forme de fantastique tout à fait originale » (143). Encore une fois, c’est un livre composé de nombreux fragments, « [o]ffert comme une mise en morceaux de la réalité » (146). Les nombreuses analepses ne sont pas que de simples souvenirs, mais de « réelles plongées dans le passé, un passé réifié, matérialisé, de façon magico-maléfique » (143 ; l’auteur souligne). Soutenant que la « con-fusion » du passé et du présent forme en grande partie le fantastique du roman, Lord apporte néanmoins une nuance pertinente : alors que « dans le fantastique strict, c’est normalement le personnage confronté à l’étrange qui résiste par le recours à la raison » (151), dans Les enfants du Sabbat, cette « zone de résistance » (151) est plutôt incarnée par les autres (soeurs, prêtres et médecin). En fait, la protagoniste, Julie, incarne elle-même l’étrange ; loin de lui résister, elle l’embrasse pleinement, ce qui contribue à l’originalité du texte. Lord remarque également les motifs de la révolte ainsi que de l’ordre et du désordre moral, qui fonde le réseau isotopique du roman, et souligne que le « passé trouble, extrêmement complicatif » (174) de Julie, ses fortes réactions « découl[ant] du non-amour » (174) et des violences subies dans sa jeunesse. Chez Hébert, conclut Lord, « ce qui manque cruellement aux personnages (surtout l’amour) les fait réagir avec excès » (174).
Lord se penche sur la construction narrative et les réseaux isotopiques d’Héloïse dans son sixième chapitre. En plus de souligner ici encore la fragmentation du récit, composé cette fois d’une quarantaine de courtes séquences, de même que le retour de l’auteure à une forme chronologique, l’essayiste met de l’avant la complication de l’espace qu’Anne Hébert introduit dans son court roman par des descriptions de l’appartement, cet « espace gothique [qui] respire monstrueusement, fait figure de piège, et se met en position d’attente, de prolepse » (180). Or de par sa simplicité narrative qui ne comprendrait qu’une seule vraie « complication majeure » (181), soit l’apparition d’Héloïse, ainsi que par le nombre restreint de personnages, Héloïse est davantage une nouvelle qu’un roman pour Lord, dont la résolution, soit la mort du couple Bernard et Christine et leur transformation en vampires, représente une véritable « apocalypse infernale » (192).
Lord commence son septième et dernier chapitre en reconnaissant l’apport de Jaap Lintvelt quant à l’analyse du discours transgressif des Fous de Bassan. Il propose pour sa part une étude de « deux isotopies antinomiques, celles du sec et de l’humide » (195), par lesquelles la transgressivité du texte se manifeste également. En effet, alors que certains personnages sont associés à une topologie sèche (Nicolas Jones et Stevens Brown), d’autres sont plutôt associés à une topologie humide (Olivia et Nora Atkins). Or les deux personnages masculins transgressent leur topologie, « perturbant l’élément spatial » (196) et menant à un « univers […] à la fois fragmenté et contaminé » (196). En effet, Nicolas et Stevens tentent, par l’adultère, l’inceste, le viol et le meurtre, de pallier la sècheresse du manque d’amour initial et d’atteindre à l’état humide de Nora et d’Olivia, pour qui l’espace liquide est jusqu’alors « symbole de vie heureuse et sans tache » (209). Mais leur entreprise échoue. Le livre du pasteur dit bien « l’assèchement d’un homme pris dans son univers désertique, privé de toute grâce » (202). De même, dans ses lettres, Stevens raconte « sa propre existence et sa propre ruine » (205-206). Seule Olivia parviendra à se réapproprier positivement l’espace humide par « la fuite vers la haute mer » (211) de son fantôme, qui retrouve la « vie éternelle grâce à l’eau » (211).
L’essayiste en vient à la conclusion que la complication commune à tous les personnages tourmentés hébertiens est le manque d’amour (213), alors que « la grande figure » qui « relie toutes les autres est celle de la dislocation entre l’être et son double sombre » (215-216), d’abord identifiée dans les Poèmes pour la main gauche, et que la révolte marque l’ensemble des formes syntagmatiques. Lord réussit bien son objectif de montrer la « symbiose poético-narrative » (225) de l’oeuvre d’Anne Hébert en établissant la manière dont le modèle orientation/complication/réaction/résolution du discours narratif est en fait applicable au discours poétique chez Hébert, tout comme les principales isotopies identifiées habitent aussi bien la prose narrative que la poésie. L’ouvrage constitue un apport indéniable aux études hébertiennes, de par l’analyse du fonctionnement narratif séquentiel et syntagmatique de l’oeuvre, qui demeure un de ses aspects peu connus, et ce, malgré toutes les études narratologiques et sémiotiques dont elle a été l’objet. De plus, par la méthode à la fois sérieuse et originale qui est la sienne, Michel Lord parvient à renouveler l’angle d’approche qui souhaite analyser la poésie dans de la prose d’Anne Hébert, une entreprise audacieuse et réussie. Il peut toutefois paraître étonnant, alors que Le centenaire d’Anne Hébert. Approches critiques (PUM, 2018) apparaît en bibliographie, de ne pas trouver de mention aux articles de ce collectif issu du colloque ayant souligné le centenaire de l’écrivaine en 2016 et qui avait pour objectif de faire le point sur l’oeuvre dans son unité et sa cohérence, par-delà les genres littéraires. En effet, si des études et essais plus ou moins anciens ont servis d’assises à la réflexion de Lord, les textes du collectif auraient pu offrir une contribution toute contemporaine.