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Il va faire chaud et humide.

Dans le ciel, quelques nuages s’effilochent et annoncent de la pluie pour le lendemain. Peu importe. C’est aujourd’hui qu’Ariane tient sa vente-débarras. Elle aura le temps de tout écouler avant que la première goutte de pluie ne s’abatte sur elle.

Ça fait des mois qu’elle vide ses tiroirs. Qu’elle remue la poussière des placards et des coffres. Elle a trouvé des tonnes de lavande en sachet, totalement vidés de leur parfum. Et des vêtements mangés par les mites. Elle en a jeté dans le bac à déchets, et mis de côté ce qui était encore intact. Elle trouvera bien une friperie qui prendra le lot pour quelques billets.

Elle sait qu’elle écoulera facilement ses 45 tours et ses vinyles. On a recommencé à en faire tourner sur des platines et à prendre mille précautions pour ne pas les rayer. Elle a tout examiné. S’est étonnée devant l’état de sa collection. Pas d’égratignures. Et pas de poussière. Ou si peu. On dirait qu’elle ne les a jamais fait jouer, ces disques. Pourtant, plein d’airs et de rythmes sonnent encore à ses oreilles. Elle a ce côté maniaque qui l’oblige à prendre soin de tout, même des choses qu’elle n’aime pas. Qu’elle n’aime plus. Mais il y a des limites.

Elle garde Abbey Road et Barbara à l’Olympia. Le reste peut partir.

Sur une serviette de table, Ariane a étalé sa collection de joyaux en toc. Ils ne valent rien, mais ils attireront les regards. Les bijoux, c’est comme des aimants. Surtout pour les petites filles comme elle. Comme celle qu’elle a déjà été, il y a longtemps.

Les fausses perles luisent toujours. Les roses ont un reflet laiteux. On pourrait presque croire qu’elles sont vraies. Les émeraudes et les saphirs de pacotille n’ont pas perdu leur éclat. Rien d’étonnant. Elle ne les a jamais portés.

Les gens adorent faire de bonnes affaires. Ils seront servis.

Dans une grosse corbeille, elle a disposé une série de poupées de toutes les tailles. On dirait une gerbe de fleurs fanées. Sa poupée espagnole, celle aux cheveux sombres et bouclés, écarquille les yeux. Une autre écarte les bras pour qu’on la prenne. Ça ne saurait tarder. Qui peut résister à des joues aussi rouges et dodues? En revanche, ses Barbies ont une petite mine. Elles ont beaucoup vécu, celles-là. Une des deux, la blonde articulée, n’a plus de rouge à lèvres. La tête de la brunette tient à peine, car le latex a fendu.

Elle ne sait pas pourquoi, mais elle leur arrachait souvent la tête. Puis la remettait en place après avoir constaté que ni la blonde ni la brunette n’avait de cerveau. Une sorte d’habitude. Elle l’habillait avec du velours et du lamé, puis lui tirait sur la tête jusqu’à ce qu’on entende pop. C’était plus difficile de remettre les choses en place. D’où le latex brisé.

Puis, au centre de la corbeille, sa poupée rousse. Celle que sa mère appelait sa « tavelée ».

Elle ignore pourquoi, mais elle détestait ce corps de caoutchouc tacheté de brun. Il lui arrivait de le battre. De le frapper de ses minuscules poings fermés, en serrant les dents. Il était laid, ce visage au nez trop retroussé. À la bouche dédaigneuse et pâle. Pourquoi lui avoir fait un tel cadeau? Pourquoi lui demander d’en prendre soin? C’était aberrant. Elle la mettait quand même sur son lit, avec les autres, après avoir replacé la couette et l’oreiller.

Ariane se demande soudain pourquoi elle n’a pas voulu s’en départir avant.

Elle regarde sa montre. Sept heures. Les clients vont commencer à affluer. Elle est prête. S’assied sur une chaise droite. Le bois craque. Ariane tient sa caisse de métal sur ses genoux, et attend.

Les antiquaires se pointent en premier. C’est classique. Un grand efflanqué au teint gris se penche sur la marchandise. Il offre un peu d’argent pour la verrerie de cristal. Il essaie de flouer Ariane. Mais elle sait que de telles coupes sont devenues introuvables. Désormais, on taille le cristal à la machine. Pas à la main, comme pour les siennes.

Ariane fait une contre-offre. À la hausse. L’antiquaire boude quelques secondes, puis accepte. D’un geste plein de réticence, il lui tend un billet. Elle le prend et l’enferme dans sa caissette. L’homme s’empare de la boîte et la soulève délicatement. Le cristal tinte à peine.

Un instant, le regard de l’homme se fixe sur la poupée rousse. Il a l’air intrigué. Demande d’où vient cette… chose.

Ariane ne sait pas. N’a jamais voulu savoir. La poupée doit bien avoir cinquante ans.

L’antiquaire la considère un instant, et s’en va. Au moment de remonter dans sa voiture, il ne peut s’empêcher de se retourner. Comme s’il hésitait. Puis, non.

Ariane soupire. Elle a bien cru que ça y était.

Se succèdent des badauds curieux et désargentés. Les vinyles s’envolent pour quelques pièces de monnaie. Un vieux barbu veut tous les 45 tours. Il sent si fort la pipe qu’Ariane les lui cède pour une bouchée de pain.

Quelques snobs se pointent, en quête de curiosités à mettre dans leur cabinet. Ils prennent quelques figurines de porcelaine, dont les Animaux de Brême et la Fée Carabosse. Une femme fardée jusqu’à la racine des cheveux achète les Barbies pour sa collection. Demande à Ariane si elle a d’autres vêtements que ceux-là. Ariane fait non. Les vêtements ont pris le chemin de la déchetterie la veille. Dommage.

Une vieille dame aux doigts crochus s’intéresse aux bijoux. Elle dit à Ariane qu’elle en fabrique des neufs avec des vieux. Ariane lui fait un prix. Marché conclu.

Un couple arrive avec ses trois jeunes enfants. Deux fillettes bavardes et un garçon taciturne comme une pierre. Les petites se ruent sur les poupées. Le gamin, lui, prend un air dégoûté en apercevant la poupée rousse. La tavelée. Il demande à sa mère ce que c’est. Elle ne répond pas. Me regarde comme si j’essayais de lui vendre un godemiché. Le père finit par me payer. Ils les ont toutes prises, les poupées. Toutes sauf la tavelée.

Il ne reste presque rien sur la table. Quelques livres de cuisine et deux sacs à main en cuir de vache. Et, au fond de la corbeille, la poupée rousse.

Comme le vent se lève et que les clients se font de plus en plus rares, Ariane se dit qu’il va bientôt falloir remballer. Une jeune fille lui demande combien elle veut pour les sacs. Ariane répond qu’elle peut les prendre. Et les livres aussi. Et la poupée.

La jeune fille prend un air étonné. Dit merci. Elle s’empare des sacs, mets les livres dedans. Elle trouvera bien une ou deux bonnes recettes là-dedans. Puis elle baisse les yeux sur la poupée. Elle relève la tête et semble implorer Ariane du regard. Elle fait non, l’air embarrassé, et s’éloigne en vitesse.

Ariane soupire. Elle plie la nappe à carreaux et la fourre sous son bras. Elle s’empare de la caisse de métal et rentre dans la maison pour la ranger. Elle ressort pour prendre la corbeille, et dépose la poupée restante sur la table. Une passante en voudra peut-être.

Le lendemain matin, Ariane constate que sa table pliante a disparu. La poupée, elle, gît dans une flaque d’eau.

Alors, Ariane enfile son ciré, affronte l’averse et récupère sa tavelée. D’un geste instinctif, comme pour la réconforter, elle la serre contre elle.

Une fois à l’intérieur, elle l’essuie et l’emmaillote dans un chandail de laine. Puis la dépose au fond, tout au fond d’un placard.

Une prochaine fois, peut-être, quelqu’un en voudra. Peut-être.

Dans l’obscurité, bien au chaud et sans que personne ne la voie, pas même Ariane, la tavelée sourit et ses cheveux, incandescents, brillent dans le noir.