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Catastrophe naturelle, intelligence artificielle, pollution, technologies de traçage, désinformation, pandémie ; les univers futuristes inventés aux siècles derniers trouvent écho dans le monde d’aujourd’hui. À cela vient s’ajouter une abondance impressionnante de récits dystopiques et apocalyptiques dans les catalogues des maisons d’édition spécialisées et généralistes depuis le début des années 2000. Deux anticipations québécoises, écrites par des autrices de la relève, ont retenu notre attention par leur surprenante hybridation avec le fantastique et le merveilleux : Faunes (2019 [2018])[1] de Christiane Vadnais et Hivernages (2017) de Maude Deschênes-Pradet. Nous tenterons de déterminer comment ces récits voyagent entre les frontières, dont celles des genres, par des hybridations qui redistribuent les codes et transforment les personnages, tout en s’inscrivant dans les littératures de l’imaginaire écrites par des femmes.

Dans ces oeuvres qui n’ont pas encore, à ce jour, fait l’objet d’études critiques, on s’éloigne des anticipations, fictions se déroulant dans un possible futur proche ou lointain[2], principalement fondées sur une dénonciation des technologies à outrance, des dérives totalitaires et de leurs impacts sociétaux (Voigts et Boller, 2015). Plutôt que de miser sur des technologies futuristes dystopiques pour écrire une technotopia (Beauchamp, 1986 : 54), c’est une reviviscence d’une étrange et puissante nature, donnant naissance à des phénomènes inexplicables, qui caractérise ces deux fictions. Après la catastrophe, ou pendant celle-ci, les effets de fantastique surgissent, brouillent les codes et entrainent les personnages vers un futur aux contours surnaturels et incertains, sans toutefois être dénué d’espoir et d’émerveillement. Les bouleversements qui secouent le monde s’inscrivent à même le corps des personnages féminins, dans une hybridation avec la faune et les éléments naturels.

La porosité des frontières entre les genres de l’imaginaire rend difficile le classement générique de Faunes et d’Hivernages[3], qui vont chercher des éléments et des procédés de la science-fiction, du fantastique et du merveilleux pour alimenter leur univers. Bien que la porosité ne soit pas un phénomène récent, ni en littérature[4] ni dans d’autres pratiques artistiques, elle occupe depuis vingt ans une place plus marquée dans les oeuvres contemporaines québécoises, où elle incarne « un constat de la multiplicité et de la dissolution des frontières » (Dion et Mercier, 2017 : 25). Le développement même des littératures de l’imaginaire, particulièrement au Québec, « s’accompagne d’un véritable éclatement des frontières, que ce soit entre les genres populaires entre eux ou avec la littérature générale » (Beaulé et Ransom, 2013 : 2).

F et H échappent également à une catégorisation formelle et peuvent se lire comme des romans fragmentés ou des romans par nouvelles, mais aussi comme des recueils-ensembles, étant donné l’interdépendance des récits. Un choix apparemment conscient pour Vadnais qui voulait « écrire un texte qui oscillerait entre le recueil de nouvelles et le roman » (Paradis, 2019), et aussi pour Deschênes-Pradet qui désignait la première version de H, écrite dans le cadre de sa thèse en recherche-création, « roman par fragments[5] ». Dans F, quatre microfragments sans titre se glissent entre dix nouvelles. Écrits en caractères blancs sur fond noir dans un renversement des normes typographiques, ces passages oniriques et prémonitoires annoncent l’inversion de l’ordre du monde. Dans H, l’histoire de chaque personnage est fragmentée au sein de trente chapitres non chronologiques, permettant à la fois un changement de focalisation et un mélange entre les genres de l’imaginaire.

Comment définir F et H, oeuvres se situant sur des frontières multiples et traversant celles-ci? Convoquer la postmodernité réduirait l’indétermination des frontières à une réalité non exclusive aux littératures de l’imaginaire. Nous optons pour l’hybridation, définie comme « un processus à l’origine d’oeuvres littéraires apparemment inclassables dans le système des genres » (Moiroux et Wolfs, 2004 : 111), qui a pour résultat le texte hybride[6] et dont la qualité est l’hybridité (Budor et Geerts 2004 : 12). Selon Lauric Guillaud, il existe

deux médiations de la notion de l’hybridité à l’intérieur de la littérature fantastique : d’une part, l’hybridité a trait aux créatures angoissantes qui peuplent les récits ; d’autre part, elle concerne le statut et le développement de cette littérature de l’imaginaire

Moiroux et Wolfs, 2004 : 143

Ces hybridations plurielles dans F et H se caractérisent par des glissements entre les thèmes et les formes, mais aussi entre les genres de l’imaginaire, en particulier lorsque les personnages se métamorphosent en êtres hybrides par des procédés typiques du fantastique, de la science-fiction et du merveilleux.

Hybridation des frontières

L’appartenance générique d’oeuvres non-réalistes est un problème auquel fut confronté le GRILFIQ[7] dans les années 1990 lors de travaux de classification d’un corpus de fantastique et de science-fiction (SF) publié au Québec entre 1960 et 1985. La solution, pour des « textes situés à la frontière soit de deux genres, soit de plusieurs sous-genres ou de plusieurs esthétiques » et « apparentés d’une façon ou d’une autre au fantastique ou à la SF », fut de créer une catégorie qualifiée d’« hybride » (Lord, 1993 : 94). À première vue, F et H semblent appartenir au vaste genre de la SF : apocalypse, cité souterraine, scientifiques, parasites, savoirs censurés, mutations, paysage dévasté. Tandis que H annonce clairement le cadre anticipatoire post-apocalyptique dans son incipit, F offre un microfragment qui préconise un changement du monde, suivi d’une première nouvelle qui expose plus subtilement la catastrophe à venir, avec des allusions à « la fin du monde » (F : 20). Ainsi, au fil des chapitres, les codes sont transgressés par l’arrivée progressive d’éléments et de procédés typiques du fantastique et du merveilleux. Ils troublent alors le cadre anticipatif et accentuent la porosité des frontières. S’il existe des dystopies ou des anticipations de fantasy[8], celles entremêlant anticipation, apocalypse, fantastique et merveilleux sont, à notre connaissance, plus rares[9]. Quant aux oeuvres de réalisme magique, elles appellent d’autres types d’approches théoriques postcoloniales[10].

Au Québec, l’acronyme SFFQ[11] révèle la tradition d’un mélange proliférant entre les genres de l’imaginaire. Alors que des autrices et auteurs s’inscrivent dans ce champ spécialisé, d’autres risquent quelques incursions, hors de leur pratique généraliste habituelle, soulevant l’intérêt au Québec et au Canada (Ketterer, 1992 ; Beaulé, 1992 et 2019 ; Beaulé et Ransom, 2013). Impossible de dire pour le moment à quel groupe appartiennent Vadnais et Deschênes-Pradet, dont nous examinerons respectivement les premier et deuxième romans, ni si elles participent à une nouvelle vague. Depuis trente ans, créatrices et théoriciennes abattent des « frontières de verre » et (re)prennent leur place dans l’imaginaire, qu’elles soient pionnières ou débutantes, réduisant la part d’invisibilité des femmes dans ce domaine.

Délimitations des frontières

Notre approche est à la jonction de deux pratiques actuelles : l’ouverture des frontières de l’imaginaire et la délimitation nominative par genres et sous-genres. Nous retiendrons quelques catégories classificatoires non exhaustives[12] présentes dans la littérature contemporaine, et qui étayent l’analyse de F et H, car nous pensons qu’une méconnaissance des genres de l’imaginaire crée des oeillères lors de l’étude de fictions non-réalistes.

Le merveilleux enchante le monde (référentiel) ou des mondes atemporels et agéographiques, alors que le fantastique et la dystopie inquiètent, dans ce monde-ci, présent, passé ou futur. La fantasy urbaine et la low fantasy reconstruisent le monde de façon inconcevable par la rencontre magique avec un monde secondaire construit ou par un passage vers celui-ci. La high fantasy se déroule entièrement dans un monde secondaire construit, tandis que l’anticipation[13] extrapole le monde dans un futur hypothétiquement et plausiblement rationnel (en apparence). Nous estimons que la notion de construction de mondes inventés[14] (worldbuilding) permet d’établir une distinction importante. Ainsi, la fantasy et la science-fiction « donne[ent] l’impression que tout pourrait être décrit » (Morin 1996 : 64). À l’inverse, le fantastique et le merveilleux se manifestent[15], , tout simplement, comme dans F et H. Nul besoin de les structurer ou de les expliquer dans le cadre du récit, car cela serait contraire aux caractéristiques mêmes de ces genres et les ferait basculer vers d’autres genres et sous-genres.

F et H pourraient être associées au « fantastique de terroir » (ou même au néo-terroir), soit des oeuvres qui « reviennent vers le merveilleux », dans les campagnes, et « remontent aux origines populaires de la croyance au surnaturel et à l’art ancestral de conter des histoires inquiétantes » (Millet et Labbé, 2005 : 96-97). En effet, la ville est « une métropole dévastée » (F : 129) et son importance est moindre en comparaison avec la forêt. L’oralité du conte et le partage des croyances populaires sont mis en forme dans l’anticipation dystopique, entre autres, par la répétition du syntagme « on raconte que » – « on raconte que Ville-réal était autrefois un réseau de transport souterrain » (H : 24), « on raconte que dans les bois de Shivering Heights, les espèces se raréfient » (F : 95). L’expression « À Shivering Heights » revient à plusieurs reprises, surtout dans les premiers chapitres, à la manière d’une stratégie mnémotechnique de contage, et annonce les caractéristiques de ce lieu surprenant et poétique : « À Shivering Heights, on vit dans l’énigme de l’eau et du ciel » (: 13), ce qui donne l’impression que cet espace est presque un univers merveilleux.

Aussi, bien que l’onirisme soit au coeur des quatre microfragments de F, l’aspect formulaire du conte n’est pas loin, par le rythme de ces textes, et par l’annonce que l’enfant, dans ses premières années de vie, « déjà, il raconte », et qu’il grandit influencé par « tous les récits qu’on lui murmure à l’oreille » (F : 77). Alyse traverse les campagnes et les forêts ensevelies sous la neige, raconte à Aude, son enfant à naître, tout ce qu’elle sait sur Ville-réal, et elle lui dit : « un jour, tu devras y retourner. C’est ton destin » (H : 40), dans une prédestination typique du merveilleux. D’ailleurs, l’avant-dernier chapitre de H se termine alors qu’Aude voyage vers Ville-réal, dont elle libérera possiblement les habitants, promesse d’espoir malgré l’Hiver qui « continuera encore longtemps » (H : 174).

Perméabilité des frontières

Des oeuvres de l’imaginaire établissent des « ponts » ou « passages[16] » entre les genres, rendant caduque l’appartenance générique unique. Une possible stratégie consiste en l’exploration des effets qu’elles produisent et qui s’hybrident, comme c’est le cas dans F et H. Ainsi, selon Roger Bozzetto, le texte à effets de fantastique ne « vise pas l’émerveillement » ; son but est « de provoquer le frisson de la terreur, ou le malaise lié à l’angoisse devant “l’impossible et pourtant là” » (2005 : 62). Même si les textes à effets de fantastique changent de thèmes selon l’époque ou la culture, ils « ne changent pas de projet » (Bozzetto, 2005 : 131).

Il y a également, « la merveille, [qui] par sa seule présence, [peut induire] des effets de trouble, mais d’un trouble magique et euphorisant » (Bozzetto, 2005 : 60-61). Le texte à effets de merveilleux[17] vise justement l’émerveillement, il « donne à voir la coexistence normale d’un monde de la Nature et de la Surnature, des hommes avec des dieux et des fées » (Bozzetto, 2005 : 55). L’intégration de motifs merveilleux et d’allusions à des contes – Alyse qui enfile ses « raquettes de sept lieues » (H : 45), la mère de Cathy qui est une « Ogresse » (F : 82), ou Célia qui croit que « c’est plus original de mourir mangée, comme dans les contes » (H : 68) – annoncent l’incursion du merveilleux des contes dans des univers a priori inquiétants, soit dystopiques et/ou à effets de fantastique. De telles formes d’évidence des procédés du conte entrainent donc des effets de lecture propres à ce type de récit.

Ce qui s’établit sur le plan des marqueurs génériques tangibles et aisément repérables, qui délimitent l’espace narratif des textes en montrant les frontières, se retrouve aussi sur le plan de la spatialisation des récits et du jeu avec le temps. On remarque ainsi que l’hybridation entre les genres et les effets s’inscrit dans certains espaces. F se déroule dans un spa, un zoo, près du cercle polaire, au « village sur le lac » (F : 53) et à Shivering Heights au sud de « la Frontière » (F : 82) ; des lieux parfois référentiels ou plus éloignés par leur indétermination géographique et temporelle, mais qui se transforment lorsque le fantastique et la catastrophe bousculent le vraisemblable. Le chapitre final a lieu dans un « monde neuf » (F : 137), un futur quasi merveilleux, agéographique et atemporel, où « les forêts ne portent pas de nom » (F : 135). Dans H, certains personnages survivent dans des lieux typiques de la SF, soit la cité souterraine hypercontrôlée de Ville-réal[18] ou le Bunker aux ressources limitées, tandis que d’autres évoluent en des lieux plus merveilleux, dignes des contes, comme la forêt des loups, la maison du trappeur ou « une maison vivante, enracinée dans la vallée » (H : 33). Ces lieux non réalistes se signalent dès les titres des chapitres d’H et ils renforcent ainsi cette impression de voyages entre les genres.

En SF, des spécialistes emploient le terme slipstream, n’ayant pas d’équivalent en français, pour désigner des oeuvres dont l’appartenance générique est incertaine, qui relèvent majoritairement de la littérature mainstream et qui traversent les frontières entre la SF et les autres genres, tout en offrant un sentiment d’étrangeté (De Zwaan, 2011; Latham, 2011a). Depuis l’invention du terme slipstream en 1989 par Bruce Sterling, cette catégorisation est loin de faire consensus et on tente, en vain, de définir l’interstitial literature (autre terme sans traduction) du XXIe siècle (Steble, 2015). F et H semblent offrir les conditions préalables d’appartenance à la catégorisation du slipstream. Au Canada anglophone, les oeuvres imprégnées de réalisme magique des autrices Nalo Hopkinson, Skin Folk (2001) et The New Moon’s Arms (2007), Larissa Lai, Salt Fish Girl (2002), et Hiromi Goto, The Kappa Child (2001), sont ainsi associées au slipstream (Latham, 2011b), puisque le terme, en tant que mode d’écriture émergeant, inclut plusieurs sous-genres de l’imaginaire. Sterling déplorait la difficulté de réunir les oeuvres de slipstream, étant donné leur apparente disparité, surtout aux yeux du public (Sterling, 2011 : 6-7).

Éclatement des frontières en SFFQ

Dans les années 1990, André Carpentier soulevait que connaitre le genre d’un texte lui permet de « faire partie d’un ensemble de textes regroupés sous le même vocable – par exemple la SF –, et [de] bénéficier des retombées de ce regroupement, surtout sous la forme d’une plus rapide identification et d’une meilleure compréhension de la part des lecteurs » (1993 : 19). Il jugeait nécessaire un « processus constant de balisage des codes », étant donnée l’abondance grandissante des oeuvres de SFFQ, par « l’inscription de plus en plus fréquente [du genre], sur les couvertures de livres » (Carpentier, 1993 : 29). Trois décennies plus tard, cette pratique est courante au sein du milieu éditorial spécialisé, des librairies ou des bibliothèques publiques, surtout dans le domaine de la SF et de la fantasy qui délimitent leurs sous-genres (afrofuturisme, solarpunk, space fantasy, bit-lit, etc.) ; il n’en va pas de même pour le fantastique ou le merveilleux, ni chez les éditeurs généralistes où le paratexte reste plus neutre. Est-ce là un signe du décloisonnement des frontières ou une stratégie éditoriale?

Dans le paysage éditorial québécois, de nouvelles maisons d’édition ont fait le pari de l’insolite, en misant sur des catégories floues et innommées, avec une « hybridation […] aussi présent[e] dans le péritexte […] que dans le paratexte » (Landry et Voyer, 2016 : 56). Alto, une maison fondée en 2005, se présentant comme « éditeur d’étonnant », a intégré Faunes dans un catalogue aux caractéristiques proches du slipstream. Chez les Éditions XYZ, on retrouve Hivernages parmi d’autres titres réalistes et non réalistes. Depuis peu, des éditeurs généralistes québécois de longue date intègrent un nombre grandissant de fictions non réalistes à leur catalogue. Cela suscite un autre problème, ou plutôt une autre manière d’aborder les récits : l’absence de paratexte indiquant l’appartenance aux littératures de l’imaginaire réduit la possibilité d’identifier rapidement certaines fictions non réalistes. Un paratexte neutre ou inventif[19] porte fruit, puisqu’il attire un public normalement réticent face aux « paralittératures ». À l’inverse, de belles créations peuvent passer sous le radar d’un public fanique.

Cependant, la reconnaissance institutionnelle, par l’organisation de congrès, la remise de prix et la recherche, permet de pallier ce manque. Ainsi, depuis 2017, un jury composé de jeunes du réseau collégial québécois et universitaire canadien décerne le Prix des Horizons imaginaires, remporté, entre autres, par Maude Deschênes-Pradet (hiver 2019) et Christiane Vadnais (automne 2019). Pourquoi un tel enthousiasme pour ce type d’oeuvres hybrides inclassables? La réponse se trouve peut-être dans le titre même de ce prix. L’alliance des termes horizons et imaginaires traduirait un désir de se questionner par la fiction, pour échapper à ce présent déstabilisant, tout en l’interrogeant – vers quoi rêvons-nous ou vers quoi cauchemardons-nous? – et en s’émerveillant des réponses apportées à ces questions.

Hybridation des imaginaires du futur

Cela permettrait de relire les anticipations précédentes, et de mieux saisir pourquoi l’hybridation au coeur de certains récits contemporains vient agréger de nouvelles peurs et angoisses, qui ne peuvent plus s’inscrire forcément dans des formes aux frontières définies. Aux siècles derniers, les innovations technologiques et la montée de mouvements totalitaires, de même que leurs dérives et la peur engendrées par celles-ci, ont donné naissance à des romans d’anticipation, apocalyptiques ou non, reflétant les hantises populaires. Si ces peurs n’ont pas disparu au XXIe siècle, d’autres se superposent, liées aux problèmes environnementaux. Dans le premier chapitre de H, la voix de Talie annonce à Simone : « le monde n’allait pas tellement bien avant. On était en train de tout détruire » (H : 12-13), établissant d’emblée l’anticipation et la cause de la catastrophe : l’exploitation massive, et sans considération, de la nature. Dans H, l’effondrement s’est déjà produit, d’un seul coup, car l’hiver n’a jamais cessé, tandis que dans F, la fin du monde progresse inéluctablement au fil des pages.

Vadnais et Deschênes-Pradet s’inscrivent dans le sillage d’autrices présentant une apocalypse environnementale qui s’oppose à l’anthropocentrisme, dont Margaret Atwood avec sa trilogie Oryx and Crake (2003), The Year of the Flood (2009) et MaddAddam (2013) (Mohr, 2015). Déjà en 1826, avec The Last Man, un roman post-apocalyptique se déroulant au XXIe siècle, Mary Shelley proposait une nature refleurissant, insensible à la disparition progressive de l’humanité. Un tel environnement est aussi proposé dans Le mur invisible (1985) de Marlen Haushofer. Ces oeuvres font l’objet d’allusions intertextuelles, dans des syntagmes comme « Lawrence, dernier homme en ce lieu » (F : 131), témoin d’une mère et de son fils qui « franchissent le mur invisible séparant le chalet du reste du monde » (F : 130-131). Elles délimitent ainsi un horizon d’attente en créant un sentiment d’appartenance avec des oeuvres liées à « la science-fiction écodystopique », à « l’écofiction » ou même à la « climate fiction » (Rampala, 2016). Nous pourrions alors suggérer de nouvelles étiquettes à la panoplie générique science-fictionnelle existante[20], par exemple anticipation merveilleuse ou dystopie fantastique[21], bien qu’elles ne permettent pas de catégoriser de façon complètement satisfaisante F et H, car les enjeux et certains procédés propres aux récits fantastiques transforment le registre apocalyptique.

En effet, outre la dystopie et l’anticipation, le fantastique aussi « donne forme aux hantises et aux fantasmes du groupe » (Belleau, 1986 : 70), car « les textes à effets de fantastique sont les parfaites sentinelles de nos peurs. Celle du présent, du passé ou de l’avenir » (Bozzetto, 2005 : 6). Autrefois, cet effroi s’exprimait à partir d’un bestiaire et d’un « imaginaire collectif » (Bozzetto, 2005 : 17). Puisque la paisible « fin de l’histoire » annoncée par le politologue Francis Fukuyama en 1989 ne s’est pas concrétisée, « le fantastique, à l’aise dans les périodes de doute » (Millet et Labbé, 2005 : 103), se nourrit des craintes contemporaines, réelles et imaginaires. À la fin de F et H, aucune explication n’est proposée ni scientifique ni magique[22], il y a un doute, différent de l’hésitation todorovienne, car on ne se demande pas si cela est surnaturel ou non, mais plutôt si cela pourrait un jour nous arriver…

Le fantastique et l’anticipation s’hybrident pour offrir un futur incertain, peuplé par des « monstres du passé », des « menaces du futur », des « cataclysmes et [des] bêtes » et « [la] renaissance de peurs immémoriales » (: 115). La crainte millénaire d’une submersion punitive refait surface, aussi ancienne que la destruction mythique de l’Atlantide (Cani, 2003). Une nature exploitée reprend ses droits, dévore par le froid et l’eau. Les humains de F et H possédaient impunément les ressources terrestres, et sont déstabilisés lorsque l’ordre du monde bascule. D’une certaine manière, les effets de fantastique permettent de conjoindre, dans ces récits, les temps et les temporalités, ainsi que les peurs et les fascinations autour de ce qui était, de ce qui est et de ce qui pourrait advenir.

Les appels tangibles à des formes et des éléments propres au merveilleux viennent toutefois neutraliser ces inquiétudes. Car, dans les univers bouleversés de F et H, il y a un retour du « sentiment du “merveilleux” » (Silhol et Vall de Gomis, 2005), du sense of wonder[23] (Warner, 2016), qui contrebalance l’angoisse en espoir et offre la possibilité d’un avenir meilleur. Dans l’avant-dernier chapitre de F, une mère et son fils, menacés par un parasite mortel en période apocalyptique, apprennent à voler et lorsqu’ils « réussissent à prendre un peu de hauteur, à atteindre le corridor des libellules, on voit qu'ils deviennent plus légers – ils sourient doucement » (F : 130). La beauté de cette scène contraste avec la précédente, dystopique et fantastique, où des personnages mourraient dans « la douleur finale d’une civilisation » (F : 128). L’infirmier Lawrence en est « émerveillé, il sent tous les poils de son corps se hérisser de joie », il est « fasciné » et comprend que « le monde n’est plus tout à fait le même » (F : 130). En fait, comme dans les contes où « the ending is actually the true beginning[24] » (Zipes, 1988 : 10), les finales de F et H dissipent le cadre parfois dystopique au profit d’un futur meilleur (sans être utopique), comme entendu par les excipits : « tout est vivant » (F : 137) et « tout ira bien » (H : 176). Ainsi, bien que les anticipations apocalyptiques ne soient pas toujours pessimistes, Vadnais et Deschênes-Pradet offrent des futurs nuancés en employant le fantastique et le merveilleux, par-delà les conventions de la SF.

Hybridation des êtres

Dans F et H, l’évolution diverge des principes darwiniens, les mutations insolites ne se basent pas sur les topoï de la SF, puisque l’explication rationnelle initiale d’une « tempête magnétique venue du soleil » (: 17), ou celle, plus tardive dans le récit, de « parasitisme » (: 44), est oubliée au fil des chapitres au profit du fantastique et du merveilleux. La présence d’êtres hybrides reflète l’amalgame générique, tout en étant la symbiose des différents effets avec lesquels jouent ces textes.

En plein désarroi amoureux, Thomas, englouti par le lac et sa folie, perd la voix. Dans « un silence sous-marin », il devient une créature aquatique hybride avec une « nageoire dorsale » (F : 63), dans un processus inverse à celui de « La Petite Sirène ». Lucille se voit merveilleusement transformée quand elle va sauver son frère : « débarrassée d’un manteau de peur », elle est « changée en guerrière du froid » (H : 124). Les animaux se métamorphosent aussi, notamment les lapins de Cathy, dans « Incisivus », dont la nature véritable crée un doute : s’agit-il d’hallucinations cauchemardesques ou de réelles présences fantomatiques? Isolée, cette nouvelle serait fantastique, mais considérée dans l’entièreté du recueil, son appartenance générique est moins définitive.

Avec l’Hiver, « tout est un peu changé, les bêtes qui ont survécu s’adaptent » (H : 113), comme les pigeons de l’église, créatures fantastiques et merveilleuses. Talie en est effrayée et, « si c’était possible, [elle] jurerait que les oiseaux couvent l’enfant d’un regard protecteur » (H : 129), tandis qu’Aude comprend leur rôle d’auxiliaires magiques (Propp, 1970 [1928]) : « il m’est venu l’idée étrange que, peut-être, la raison de la présence de tous ces pigeons autour de la maison, c’est de venir me chercher pour me ramener là-bas avec eux » (H : 124). Lorsque le chien Socrate se transforme en créature hybride, Célia avait « la tête pleine de petits chaperons rouges et de grands méchants monstres » (H : 64). L’allusion au « Petit Chaperon rouge » rapproche Socrate d’un loup contique, en tant qu’auxiliaire magique, avec ses yeux comme « des puits d’étoiles » (: 47). Il sauve Aude de la tempête, « si sa longévité anormale n’inquiète pas Célia, c’est seulement parce que plus rien ne l’étonne » et « elle comprend ce que son chien-loup a pressenti cette nuit-là. L’Hiver. » (H : 65)

L’intégration du merveilleux au sein d’anticipations, surtout catastrophistes, n’est pas étonnante si l’on considère que

[t]he structures of wonder and magic open ways of […] imagining a time when suffering will be over. Fate will be changed ; perpetrators overcome. The wishful thinking and the happy ending are rooted in sheer miseries[25]

Warner, 2016 : 74

Ainsi, certaines mutations surviennent après le voeu d’un personnage, ou une prémonition de sa part – notons qu’un tel don est intéressant dans un cadre spéculatif. Apeurée par son accouchement prochain, Laura « rêve de son enfant en forme de poisson des abysses, une bête qui attend son heure, recroquevillée en demi-lune » et « plutôt que de porter un enfant dans son utérus, elle aurait préféré semer calmement ses oeufs » (F : 72). Elle annonce à Nathan « qu’à travers elle “le temps de l’espèce s’accélère” » (F : 109). Ses voeux ou prémonitions se réaliseront lorsque son enfant naîtra hybride, mi-humain mi-poisson, et qu’elle amorcera sa propre transformation aviaire.

Femmes hybrides

Autant dans la littérature fantastique que science-fictionnelle, les personnages féminins ont longtemps été objectivé et relégué aux archétypes de victimes ou de dangereuses séductrices, quand elles ne sont pas absentes ou simples figurantes (Laferrière, 1990 et Pelletier, 1990) – ce qui ne prend pas en compte le travail de pionnières, telles que Ursula K. Le Guin, Élisabeth Vonarburg, Johanna Russ, Esther Rochon, Charlotte Perkins Gilman, Sylvie Bérard, Octavia B. Bulter, Louky Bersianik, S. Corinna Bille, Margaret Atwood et Anne Hébert, pour ne nommer que celles-là. Depuis 1990, la situation a changé, comme illustré par F et H, avec des protagonistes féminins actifs, diversifiés, résilients et nuancés. Les corps des personnages féminins sont marqués par le surnaturel, dans une hybridation fantastique se révélant parfois merveilleuse. À l’image des contes merveilleux, où « most heroes need some kind of wondrous transformation to survive[26] » (Zipes, 2015 [2000] : xix), des transformations corporelles insolites permettent de survivre aux bouleversements du monde.

La rivière dévorante et l’hiver endormi

Dans F, le personnage d’Heather apparait dans le premier chapitre comme une séductrice destructrice et un personnage de fantastique canonique (Morin, 1996), avec un physique et un comportement inquiétants. Le septième chapitre, « Devorare », dévoile un traumatisme réaliste et marquant : un vide laissé par le retrait de sa jumelle mort-née qu’elle a dévorée à l’état de foetus, un vide qu’elle tente de combler par une dévoration monstrueuse de la forêt et des êtres qu’elle abrite. Heather s’hybride avec de multiples créatures, fantastiques et merveilleuses, à la fois vampire à la « peau pâle, presque fantomatique » (F : 47) avec des « dents pointues » (: 13) et qui « paraît sans âge » (F : 46), sirène qui « chante un air dont les détails se perdent dans le vent » (F : 24), « ondine » (: 15), « sorcière [qui] se déhanche sous les étoiles, galvanisée par son pouvoir » (F : 49), ogresse insatiable « seule à ne pas trouver de quoi apaiser sa faim » (F : 97), Mélusine, Nagini ou Gorgone, tel « un nid de vipères flottant qui se transforme en une femme » (F : 18).

Lorsque Heather disparait dans les bois, elle semble une créature des ténèbres à la morale différente des humains, telle une antique reine des fées s’amusant avec eux pour tromper l’ennui :

elle n’est déjà plus qu’une ombre silencieuse, une silhouette à l’orée de la forêt. Avant de s’échapper vers la rivière, elle se retourne, et il semble à Laura qu’elle incline sa main scintillante dans l’obscurité, lui adressant un salut complice. Puis, en une fraction de seconde, la brume avale l’inconnue.

F : 51

Dès les premières pages, Heather a déjà connu la mutation faisant d’elle un être hybride, fantastique et aquatique, avec « ses mains [qui] luisent étrangement en s’agitant dans le clair-obscur, comme si un film aquatique les recouvrait » (F : 12). Elle personnifie la rivière, blessée par les humains, et elle se venge en les submergeant, une fois devenue mi-femme mi-rivière, dévorante et monstrueuse.

Dans H, Simone « dort avec l’Hiver » (H : 12). En fait, c’est tout le « continent qui dort du même sommeil étrange que Simone et, surtout, qui rêve les mêmes rêves » (H : 12) ; « c’était comme si, sans qu’on sache pourquoi, Simone est entrée en résonnance avec la terre et que, toutes deux malades, elles s’étaient endormies d’un sommeil lourd qui avait tout figé » (H : 17). Ce lien étroit crée un doute : Simone serait-elle une victime collatérale de l’Hiver ou plutôt sa créatrice involontaire? Elle a peut-être entrainé le monde dans son mystérieux sommeil par le biais de l’Hiver, un indice étant ses émotions qui influencent les conditions météorologiques. Lorsqu’elle est en colère, une tempête se lève :

Elle est la grande destruction, le déluge, l’apocalypse, le chaos universel. Elle ressent tout à travers ses propres sens, le vent, la pluie, la grêle, la neige, comme si l’orage venait d’elle et la libérait de toutes les tensions, de toutes les peurs.

H : 146

Après l’incipit introduisant le cadre post-apocalyptique, le roman débute par un chapitre intitulé « Simone » et par la phrase « Simone rêve » (H : 11), puis se termine également par un chapitre éponyme, comme si son rêve ou son endormissement encadrait l’histoire. L’explication rationnelle du dérèglement climatique est contrebalancée par une proposition fantastique : Simone serait peut-être un être hybride, mi-femme mi-hiver.

Malgré le temps et le froid, le corps de Simone ne se décompose pas, elle est figée, tout comme l’Hiver. Elle se rapproche de la figure fantastique du vampire qui repose dans une « crypte » (H : 18), mais aussi de celle merveilleuse d’une princesse liée à un « sort d’endormissement de la terre » (: 65). L’explication merveilleuse de l’apocalypse surgit au milieu de l’oeuvre avec l’allusion à « La Belle au bois dormant »[27] : « tout semblait arrêté, comme dans ce conte où le royaume entier s’endort pendant cent ans. La ville est endormie » (H : 91). Simone n’est ni « absente au monde[28] » ni une victime passive : elle a une conscience aiguë de son environnement, explore ses souvenirs et ses rêves, et est peut-être l’investigatrice de l’apocalypse. Ce que l’on peut voir avec ce personnage, c’est qu’il apparait comme la symbiose de l’hybridation générique à l’oeuvre dans le récit, par les archétypes et les figures auxquelles il renvoie, ainsi que par la condensation des temporalités et des genres associés. L’hybridation typologique apporte donc un effet de boucle à l’hybridation générique, dans un effet de concaténation.

Métamorphose et hybridité

Un même effet de bouclage est à l’oeuvre dans F. Personnage principal ou secondaire dans la majorité des nouvelles de F, Laura est aussi corporellement liée à l’apocalypse : « tous les bouleversements de ce monde semblent prendre corps en elle » (F : 108). Scientifique à l’esprit cartésien, elle n’accepte pas l’intrusion du surnaturel, créant des effets de fantastique quand elle tente de cataloguer un spécimen aquatique « à l’anatomie fantaisiste » (F : 69) qui se transforme perceptiblement dans son laboratoire, ou quand « elle fait semblant de ne pas voir les petites bosses [sur sa peau] qui enflent de plus en plus, s’affinent, s’allongent, raidissent jusqu’à laisser pointer de fines tiges blanches, de la consistance d’un ongle » (F : 109). Lorsque les ours polaires l’attaquent, ses étranges particularités physiques deviennent une mutation merveilleuse : « des dizaines de vésicules éclatent partout sur la peau de Laura. Des plumes émergent les unes après les autres » (F : 114). Plus les chapitres avancent, plus les phénomènes inexplicables se produisent, et pourtant, elle refuse de les accepter. Laura a peut-être été contaminée par les parasites mutagènes vivant dans la rivière, selon une explication science-fictionnelle, lorsqu’elle « se pique au bout d’une arête et son doigt laisse échapper une perle de sang » (F : 67). Toutefois, cette allusion au motif du fuseau de « La Belle au bois dormant » contrebalance l’explication rationnelle au profit d’une cause merveilleuse. Au même titre que Simone, elle apparait comme la symbiose des temporalités, des figures et des genres.

Dès les premiers chapitres, Laura porte une trace d’étrangeté par « deux yeux dorés qui ressemblent à des portes vers un ailleurs limpide et profond » (F : 85). Dans la dernière nouvelle, ses yeux jaunes et son désir de « classer le vivant » (F : 136) permettent de l’associer au personnage anonyme, « aux yeux brillants dans l’obscurité », qui « s’envole jusqu’à une branche dégagée » (F : 136), telle une créature aviaire. Bien que la présumée Laura fasse partie « d’un groupe d’humains » (F : 135) et qu’elle soit désignée en tant que « femme » (F : 136), impossible de savoir exactement en quelle créature hybride elle s’est transformée. D’ailleurs, neufs nouvelles de F ont un titre en latin, reflet de la catégorisation scientifique effectuée par Laura, et par l’humanité en général, alors que le dernier chapitre présente un nouvel ordre du monde où les humains ne sont plus au sommet, mais simplement des « Faunes », comme les autres créatures terrestres.

Naissance et animalité

La reproduction et la maternité sont souvent des enjeux importants dans les anticipations écrites par des femmes, comme dans F et H, où deux accouchements surviennent au coeur de tempêtes hivernales. Déviant de la SF, ils ont lieu sous la surveillance d’êtres hybrides et merveilleux : une meute menée par Socrate, chien-loup à la longévité exceptionnelle, et une vieille concierge décrite comme « une fée domestique qui laisse les catastrophes passer sans broncher » (F : 75), et qui a tout de l’antique fée, Moire ou Parque, veillant aux naissances et à la destinée humaine (Hennard Dutheil de la Rochère et Dasen, 2011). L’accouchement de Laura survient dans la nouvelle centrale du recueil, un pivot annonçant une nouvelle étape de l’évolution, et celui d’Alyse au cinquième chapitre, sa fille étant par la suite un personnage clé, la seule à s’exprimer au « je » et celle par qui l’espoir renaît.

Comme les mutations vécues par les personnages féminins, ces naissances permettent de « reconsidérer l’humain dans son animalité », soit une « animalité retrouvée » (Bélanger, 2019 : 96) pour survivre à l’effondrement. Laura et Alyse donnent naissance à des enfants hybrides, ayant inexplicablement atteint un autre stade de l’évolution, adaptés à l’anticipation apocalyptique et à l’insolite qui en résulte. Aude possède un lien spécial avec l’Hiver, elle est une « enfant de la fin du monde » (H : 47) et est nommée « petite reine du froid » (H : 46), et le fils de Laura présente une nature aquatique. Leur corps possède une animalité évidente : Aude est « comme une bête » (H : 54), elle a des mains « comme des ailes cassées » (H : 161), des « doigts crochus comme des serres » (H : 113), des cheveux « presque comme de la fourrure » (H : 69), tandis que le fils de Laura ressemble à un poisson, elle-même remarque « l’inquiétante agilité du petit entre les parois de l’aquarium, sa facilité à évoluer dans l’eau brouillée comme celle d’une mer intérieure » (F : 75). Un tel bond évolutif dépasse les effets de fantastique et de merveilleux ; inquiétantes et effrayantes au début, les métamorphoses deviennent la norme et, telle une stratégie de résilience, leur permettent de survivre dans le nouvel ordre du monde. On assiste ainsi à la naissance d’un nouvel horizon imaginaire.

Les possibles futurs ne sont plus le domaine exclusif des sociétés tyranniques, des cyborgs, des androïdes et autres inventions de la SF ; sorcières, loups et fées reviennent au XXIe siècle dans une danse effrayante et enchanteresse. Dans F et H, l’anticipation apocalyptique propose un terrain fertile pour le fantastique, par un renouvellement des peurs ancestrales et contemporaines, mais aussi pour la résurgence du merveilleux des contes, apportant l’espoir en des temps sombres et anxiogènes. Tout en s’inscrivant dans une lignée d’autrices de l’imaginaire, Christiane Vadnais et Maude Deschênes-Pradet offrent des propositions nouvelles, en phase avec leur époque.

Pour revenir à notre questionnement initial, à savoir comment définir Faunes et Hivernages, l’hybridation caractérise bien les croisements génériques et formels, de même que l’apparition de personnages hybrides ; particulièrement les personnages féminins dont le corps subit des mutations insolites, s’hybridant par des effets de fantastique et de merveilleux avec la faune et les éléments naturels, afin de survivre. Toutefois, l’hybridation n’est pas spécifique aux littératures de l’imaginaire. De plus, F et H décloisonnent plusieurs frontières : entre les genres de l’imaginaire, entre la littérature spécialisée en SFFQ et la littérature généraliste, de même qu’entre le roman et le recueil de nouvelles. Nous avons vu la difficulté de catégoriser et de reconnaître de telles oeuvres, autant dans le milieu éditorial que par un public fanique ou néophyte. Nombreux termes, tels que slipstream, tentent de délimiter ces fictions non réalistes inclassables, surtout dans le monde anglo-saxon et science-fictionnel. Même si les catégories ne sont ni parfaites ni fixes, avoir un mot pour désigner une réalité qui existe permet de mieux la saisir. C’est pourquoi nous proposons une nouvelle désignation francophone : « littératures transfrontalières de l’imaginaire » pour des oeuvres qui, à l’image de Faunes et Hivernages, voyagent entre des frontières multiples et, surtout, au coeur de celles-ci. Le surprenant croisement de l’anticipation avec le fantastique et le merveilleux, porteur d’espoir malgré l’apocalypse, annonce peut-être un nouveau souffle créatif qui, espérons-le, n’est pas à la veille de s’éteindre.