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À la veille de l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) par l’Assemblée générale des Nations unies, le 10 décembre 1948 à Paris, la présidente de la Commission chargée de sa rédaction, Eleanor Roosevelt, anticipe avec optimisme que les principes qu’elle énonce se répandront telle une « curieuse rumeur » dans la conscience des peuples. Face aux journalistes qui lui demandent quel sera son impact si les États membres de l’ONU refusent de s’y conformer, Roosevelt affirme alors fonder ses espoirs sur les acteurs non gouvernementaux qui, depuis le début des années 1940, sont activement impliqués dans la mise en oeuvre du droit international des droits de l’homme (DIDH). Lors des célébrations entourant le 20e anniversaire de la DUDH, son ancien collègue à la Commission des droits de l’homme, le juriste français René Cassin, confirme cette prédiction en soulignant qu’au cours des deux premières décennies de sa mise en oeuvre, ce sont les organisations non gouvernementales (ONG) qui ont le plus contribué à en diffuser les principes à travers le monde[2].

Depuis la fin des années 1990, des chercheurs et chercheuses de plusieurs disciplines se sont intéressés à la genèse de l’entrée du monde dans ce que certains ont appelé l’« ère des droits humains[3] ». Délaissant la forme de « fétichisme » juridique qui a longtemps marqué l’historiographie, ils ont privilégié l’étude des ONG et des mouvements sociaux, de leurs praxis, de leur agentivité et de leurs luttes de pouvoir[4]. Tout en considérant l’apport des acteurs des milieux politiques et juridiques dans l’adaptation du droit et de la jurisprudence internes des États aux normes du DIDH[5], leurs travaux ont démontré que, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, ce sont les acteurs non gouvernementaux qui ont joué le rôle le plus déterminant dans l’établissement de ces normes (« standard-setting ») et la mise en lumière des entorses aux droits humains (« fact-finding ») à l’échelle mondiale[6]. Développé depuis le début des années 2000, le courant canadien de la human rights history est l’un des plus prolifiques de l’historiographie des dernières années[7]. Les chercheurs et chercheuses associés à ce courant ont démontré que la reconnaissance des droits humains dans la jurisprudence et les textes constitutionnels et législatifs au Canada, loin d’être le résultat du pouvoir de contrainte de l’ONU ou de l’adhésion des juges et législateurs aux normes du DIDH, est l’aboutissement des efforts de résistance, d’organisation et de mobilisation des acteurs de la société civile[8].

Jusqu’à présent, le Québec d’après-guerre n’a que très peu retenu l’attention des spécialistes de l’histoire des droits humains au Canada. Les quelques travaux qui ont traité du cas québécois ont affirmé que cette province est demeurée imperméable aux idéaux des droits humains, en raison de son héritage catholique, de son conservatisme, de son « illibéralisme » et de l’importance des débats sur la survivance[9]. Ces analyses ignorent les nombreuses études qui, depuis trois décennies au moins, ont mis en lumière plusieurs transformations sociales, idéologiques et culturelles qui ont favorisé la diffusion de ces idéaux dans le Québec des années d’après-guerre[10].

Notre étude s’inspire des acquis de la recherche effectuée depuis deux décennies dans le champ de l’histoire des droits humains, au Canada et à l’échelle internationale, pour analyser les trajectoires d’acteurs pionniers du mouvement pour la défense de ces droits au Québec, soit les militants syndicaux impliqués dans les comités des « droits de l’homme » mis en place après la guerre par les syndicats internationaux (affiliés aux centrales étasuniennes de l’AFL-CIO). Nous portons une attention particulière aux militants des syndicats dits « industriels », qui regroupent les travailleurs d’une même industrie et qui sont affiliés sur le plan national au Congrès canadien du travail (CCT) et au niveau provincial à la Fédération des unions industrielles du Québec (FUIQ) puis, à compter de 1957, à la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ). Nous nous intéressons également aux deux conseils montréalais des unions internationales — le Conseil des métiers et du travail de Montréal et le Conseil du travail de Montréal — et au Comité ouvrier juif, qui ont joué un rôle central dans les campagnes intersyndicales pour la promotion des droits humains, au Québec comme à l’échelle du Canada.

Plusieurs chercheurs et chercheuses ont étudié l’engagement des syndicats internationaux dans le combat pour les droits humains après la guerre au Canada et aux États-Unis, de même que les réseaux transnationaux qu’ils ont établis dans le cadre de leur lutte contre le racisme et la discrimination[11]. On ne connaît cependant que très peu de choses sur la place des militants québécois, en particulier francophones, dans ces réseaux transnationaux, et sur la campagne de promotion des droits humains qu’ils ont orchestrée à l’échelle locale[12]. Cette étude de cas apparaît d’autant plus pertinente que le mouvement ouvrier organisé constitue l’un des mouvements sociaux les plus influents et l’une des principales forces de la contestation et du changement social dans la décennie précédant la Révolution tranquille[13]. L’engagement des militants que nous étudions n’est toutefois que l’une des nombreuses manifestations du mouvement des droits humains qui se met en place après la guerre, et qu’il convient d’étudier à partir d’approches comparatives pour en comprendre toute l’étendue et la polymorphie[14].

Notre analyse prend appui sur un corpus de sources diversifiées provenant de journaux (quotidiens, syndicaux et étudiants) et de fonds d’archives d’individus et d’organisations provenant des milieux syndicaux, juifs, étudiants, intellectuels, réformistes et de la gauche sociale-démocrate des années 1940 et 1950. Nous démontrons que les trajectoires de ces militants sont largement influencées par les débats qui ont cours à l’échelle mondiale sur la création de l’ONU et l’élaboration du DIDH, de même que par les premières campagnes inter/transnationales de soutien à des luttes pour la protection de ces droits dans d’autres parties du monde. En plus d’exposer la manière dont ces militants traduisent, transplantent et « vernacularisent » l’idiome universaliste des droits humains dans leur pratique locale[15], nous mettons en lumière la nature et les impacts de leurs implications dans les débats internationaux sur la mise en oeuvre du DIDH, que ce soit par leurs prises de parole, leurs actions directes, leurs revendications aux gouvernements ou leur participation à des ONG internationales et aux travaux des institutions spécialisées de l’ONU. Nous analysons enfin l’impact de leur militance sur l’évolution du droit interne au Québec, et notamment sur l’adoption des deux premières lois provinciales interdisant la discrimination dans l’hôtellerie (1963) et l’emploi (1964), et sur les débats entourant l’adoption d’une charte des droits provinciale. En exposant les impacts locaux du mouvement international des droits humains, notre étude démontre la pertinence heuristique d’inclure l’analyse des débats mondiaux sur la reconnaissance de ces droits à notre compréhension des importantes transformations politiques, juridiques, sociales et culturelles que connaît la société québécoise au cours de la période qui va de la « reconstruction » d’après-guerre aux premières années de la Révolution tranquille.

La « croisade des droits de l’homme[16] »

Pendant toute la durée du second conflit mondial, la rhétorique des pays alliés contre les dictatures fascistes et nazies s’appuie sur des justifications idéologiques liées au libéralisme politique, à la liberté, à la démocratie et à la supériorité des valeurs chrétiennes[17]. Mise de l’avant dans une opposition frontale aux fascismes et au nazisme, cette propagande prend très tôt la forme d’une véritable « croisade » qui a pour principal porte-étendard les « droits de l’homme »[18]. En dépit de son ancienneté, cette notion ne s’impose en droit international qu’à partir de l’inscription de ces droits dans la Déclaration des Nations Unies de 1942 et dans la Charte des Nations Unies, adoptée à l’issue de la Conférence de San Francisco de l’été 1945[19]. Bien qu’ils se retrouvent dans plusieurs déclarations et conventions adoptées par l’ONU et ses institutions spécialisées, c’est véritablement la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) qui constitue l’affirmation la plus achevée et la plus influente de ces droits et de leur vocation à l’universalité[20]. Adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 10 décembre 1948, par 48 voix contre 8 abstentions[21], la DUDH exerce une influence majeure sur l’évolution du droit international public, sur les systèmes régionaux des droits humains, de même que sur le droit constitutionnel, le droit privé et la jurisprudence de plusieurs États[22]. Dès son adoption, elle devient aussi le cadre discursif et normatif d’un mouvement international des droits humains construit autour d’une nébuleuse plus ou moins connectée d’individus, de groupes et d’ONG qui oeuvrent sur les plans local et international pour défendre certains types ou catégories de droits, au nom des principes inscrits dans ce texte fondateur du DIDH[23].

Le Québec d’après-guerre n’est pas demeuré en marge du mouvement international des droits humains. Au lendemain du conflit mondial, des acteurs de plusieurs secteurs de la société mobilisent le discours et les normes du DIDH. C’est le cas notamment de membres de minorités religieuses ou de plusieurs groupements communistes, socialistes, démocrates, syndicaux, libéraux-réformistes et de la gauche catholique engagés dans les luttes contre les politiques répressives du gouvernement de Maurice Duplessis. Des représentants des minorités ethniques, immigrantes et racisées s’appuient également sur la DUDH pour demander l’adoption d’une charte et de lois antidiscrimination. Des organisations féministes font de même pour réclamer l’égalité salariale et la capacité juridique des femmes mariées, tandis que des associations étudiantes et de la jeunesse s’y réfèrent pour revendiquer la liberté académique, le droit de manifester et l’universalisation du droit à l’éducation[24].

La campagne pour les droits humains orchestrée par les militants des syndicats internationaux au Québec s’inscrit dans ce contexte de mobilisation croissante du discours et des normes du DIDH. Investis d’une diversité de sens, les « droits de l’homme » constituent un atout discursif, un instrument de légitimation et de résistance au pouvoir, un cadre de l’action collective, un outil de création d’alliances[25], ainsi qu’un terrain de conflits idéologiques où s’affrontent différentes visions de l’individu, de la société, de l’État, du droit et de la justice[26]. Comme c’est le cas pour la majorité des acteurs qui se revendiquent du DIDH après la guerre, ces militants s’inscrivent dans des réseaux internationaux, tout en situant leur militance locale dans le cadre d’un mouvement mondialisé, dont les arènes principales sont l’ONU et ses institutions spécialisées.

Les « comités ouvriers des droits de l’homme »

Au sortir de la guerre, les deux fédérations des syndicats internationaux au Canada — le Congrès canadien du Travail (CCT) et le Congrès des métiers et du travail du Canada (CMTC) — mettent sur pied des comités des droits de l’homme dont l’objectif est de mener des campagnes éducatives, juridiques et de lobbying pour lutter contre la discrimination raciale et religieuse. Impliqués dans la défense des libertés civiles, ces comités prennent également une part active dans le mouvement pour l’adoption de chartes des droits fédérales et provinciales[27]. Présidés par deux syndicalistes francophones montréalais, Romuald Lamoureux (CCT) et Claude Jodoin (CMTC), ces comités fédéreront leurs activités en avril 1956, au moment de la fusion de ces fédérations au sein du Congrès du travail du Canada (CTC)[28].

L’engagement des syndicats internationaux dans ce domaine est en grande partie le fruit du travail de lobbying et de réseautage de membres de communautés ethniques, religieuses et racisées[29]. Le directeur national du Comité ouvrier juif du Canada (COJ), le Montréalais Kalmen Kaplansky, est un acteur clé de cette évolution et l’un des pionniers de la « phase juive » qui caractérise le mouvement des droits humains d’après-guerre au Canada[30]. Fondé en 1936, le COJ a ses bureaux centraux à Montréal et regroupe des militants influents des unions internationales, dont plusieurs sont issus des syndicats du textile et de la confection de vêtements. Ses dirigeants entretiennent des liens soutenus avec leurs homologues de l’American Jewish Labor Committee et d’autres organisations juives aux États-Unis, dont l’Anti-defamation League du B’Nai B’rith, à New York[31].

En plus d’être à l’origine des comités nationaux des droits de l’homme, Kalmen Kaplansky et ses collègues du COJ persuadent après la guerre les dirigeants du CCT et du CMTC de mettre sur pied des comités locaux regroupant des membres de leurs conseils de district dans plusieurs grandes villes canadiennes, sur le modèle des comités mixtes AFL-CIO aux États-Unis. Kaplansky et le président du Conseil des métiers et du travail de Montréal, Claude Jodoin, organisent d’ailleurs un voyage à New York à l’été 1946 pour étudier le matériel utilisé par les syndicats aux États-Unis dans leur campagne contre la discrimination dans le mouvement ouvrier[32]. Ainsi, à compter de janvier 1947, des comités locaux des droits de l’homme sont créés à Winnipeg, Toronto et Montréal, puis à Windsor, Halifax et Vancouver[33].

Le Comité du travail contre l’intolérance raciale de Montréal (rebaptisé Comité ouvrier des droits de l’homme en 1957) est fondé en mai 1947, à l’issue d’une conférence réunissant plus de 200 délégués des unions internationales à l’hôtel Mont-Royal[34]. Au moment de sa création, ce comité est formé des dirigeants montréalais du Comité ouvrier juif, dont Kalmen Kaplansky, son président Michael Rubinstein, son vice-président Maurice Silcoff et son trésorier Bernard Shane[35]. Il attire aussi plusieurs francophones, qui sont alors majoritaires dans les instances dirigeantes des syndicats internationaux à Montréal[36]. C’est le cas notamment de ses coprésidents, Romuald Lamoureux et Claude Jodoin, mais aussi de Paul Pichette (CMTC), Hector Marchand (CMTC), Léo M. Côté (CMTC), Roger Provost (CMTC), Philippe Vaillancourt (CCT), Gérard Rancourt (CCT), Fernand Daoust (CCT) et Louis Laberge (CCT)[37]. Ces personnalités bien connues du mouvement syndical occupent des postes influents, comme présidents ou secrétaires des fédérations et des conseils montréalais des unions internationales[38]. Ces militants joueront également un rôle de premier plan dans les orientations de la Fédération provinciale du travail du Québec (FPTQ) et de la Fédération des unions industrielles du Québec (FUIQ), qui mettent également sur pied des comités des droits de l’homme pour relayer les efforts des comités locaux et nationaux, sur le plan provincial[39].

Le second secrétaire du comité montréalais, Jacques-Victor Morin, est sans doute celui qui a le plus contribué à son développement. Après avoir milité dans les années 1930 au sein de l’Action libérale nationale (ALN), Jacques-Victor Morin — qui dénonce la récupération de ce parti par l’Union nationale de Maurice Duplessis et ses accointances avec l’idéologie corporatiste — adhère au Co-Operative Commonwealth Federation (CCF) en 1943. Il rejoint alors plusieurs militants des syndicats industriels actifs dans ce parti, qui jouera un rôle d’avant-garde après la guerre dans le combat politique et législatif pour la protection des droits humains au Canada[40]. Élu président de son aile jeunesse québécoise en 1945, il devient secrétaire provincial du parti en 1950. Embauché comme secrétaire du Comité du travail contre l’intolérance raciale de Montréal de 1951 à 1953, il poursuivra sa mission de défense des « droits de l’homme » pendant toutes les années 1950, à titre de secrétaire exécutif de la Fédération des unions industrielles du Québec (FUIQ), de responsable de son service d’éducation et de membre de son comité d’orientation politique, de son comité des droits de l’homme et de plusieurs groupements socialistes et prodémocratiques engagés dans la défense des droits et libertés au Québec[41].

Première femme à être élue présidente d’une organisation syndicale au Canada[42], Huguette Plamondon s’implique aussi activement dans les comités des droits de l’homme des syndicats internationaux. Militante CCFiste, elle participe à la création de plusieurs groupes de défense des droits humains dans le Québec des années 1950, tout en prenant une part active aux débats internationaux comme membre des délégations des syndicats internationaux canadiens à l’Organisation internationale du Travail[43]. Embauché à l’automne 1954, le quatrième secrétaire du comité montréalais, Paul F. King, a considérablement contribué à élargir les réseaux (notamment francophones) du comité, qui devient sous son impulsion l’un des interlocuteurs désignés au Québec pour discuter des enjeux liés au racisme, à la discrimination et aux droits humains[44]. Bien que les trajectoires de ces personnalités bien en vue du mouvement syndical soient largement documentées, peu de chercheurs se sont intéressés jusqu’à présent à leur engagement, sur la scène locale et internationale, dans le combat pour les droits humains.

La Déclaration universelle des droits de l’homme : une « magna carta pour le monde »

Dans l’après-guerre, ces militants syndicaux participent à la véritable « frénésie internationaliste », qui marque plusieurs secteurs de la société québécoise, en s’impliquant dans les débats sur la reconstruction mondiale, la création de l’ONU et l’élaboration du DIDH[45]. Pendant la guerre, ils se tournent principalement vers les principes établis par l’Organisation internationale du Travail (OIT) — le seul organisme de la SDN devenu institution spécialisée de l’ONU — pour définir leur projet de reconstruction du monde postconflit. L’orientation sociale et économique prise par cette organisation tripartite (formée de représentants des gouvernements, des employeurs et des travailleurs), en particulier dans la foulée de l’adoption de la Déclaration de Philadelphie de 1944, en fait à leur avis la mieux placée pour promouvoir une paix mondiale durable fondée sur le respect des droits universels et sur le principe de la justice sociale[46]. Il faut dire qu’à l’époque, plusieurs militants des syndicats internationaux — mais aussi catholiques — au Canada entretiennent des réserves à l’égard d’un parlement mondial créé sous l’égide des Nations Unies qui ne réunirait que les représentants des États[47].

L’adoption de la Charte des Nations Unies, à l’issue de la conférence de San Francisco de l’été 1945, marque un tournant majeur dans leur conception du rôle du nouveau parlement mondial dans l’établissement de normes de droit à portée universelle. Pensée au départ comme un « système international de sécurité collective », l’ONU n’est pas, pendant le conflit, envisagée comme une institution régulatrice d’un système de protection des droits humains[48]. En plus de prévoir la création d’une Commission chargée de rédiger une déclaration des droits à vocation universelle, la Charte des Nations Unies stipule que certaines ONG pourront obtenir un statut consultatif auprès du Conseil économique et social de l’ONU (ECOSOC)[49].

La Confédération internationale des syndicats libres (CISL), à laquelle sont affiliées les deux grandes fédérations des syndicats internationaux au Canada, fait partie de ces ONG bénéficiant de ce statut, qui sont appelées à participer directement aux travaux de l’ONU et de ses institutions spécialisées. Les dirigeants provinciaux et nationaux du Congrès canadien du Travail appuient dans une large mesure leurs revendications en matière d’affaires internationales sur les positions adoptées par cette internationale ouvrière, créée en 1949 à la suite d’une scission au sein de la Fédération syndicale mondiale (FSM) entre les syndicats dits « libres » et leurs homologues d’allégeances communistes[50]. Le CCT, qui selon son président Aaron Mosher a pris une « part prépondérante » dans la création de la CISL, collabore activement à ses activités, notamment par l’entremise de son délégué principal Donald MacDonald[51]. La CISL contribue à attirer l’attention des dirigeants syndicaux locaux sur plusieurs enjeux mondiaux touchant le respect des droits humains, en particulier « la préservation de la paix, la conquête d’une pleine liberté nationale et d’un gouvernement responsable, l’abolition de l’esclavage du travail, la hausse des standards de vie, le maintien des droits civils et des droits des unions libres et l’abolition de la discrimination raciale[52] ».

Les militants des comités ouvriers des droits de l’homme au Québec suivent de près les travaux de la Commission des droits de l’homme chargée de rédiger la DUDH et d’en promouvoir les principes[53]. Ils s’appuient à l’époque sur les positions franches adoptées par la CISL en faveur de la conception nouvelle des droits humains qui est inscrite dans le texte final de la DUDH[54]. La CISL applaudit en effet l’adoption de cette « charte des droits des ouvriers », qui reconnaît non seulement les droits civils et politiques, mais aussi le droit d’association des travailleurs, le droit à l’égalité et plusieurs droits économiques et sociaux[55]. Définies comme le cadre de l’action des syndicats libres à l’échelle mondiale, les positions de la CISL dans ces domaines sont systématiquement relayées à travers les journaux, les activités éducatives, les prises de position et les discours des dirigeants des syndicats internationaux au Québec[56].

Révélateur de l’engagement pionnier des leaders ouvriers juifs dans la promotion de ces droits, le Montréalais Michael Rubinstein — fondateur du comité montréalais — fait un discours remarqué au congrès annuel du CCT d’octobre 1949, dans lequel il démontre l’arrimage entre le nouvel idéal des droits de l’homme promu par l’ONU et le programme politique des syndicats industriels au Canada. Rubinstein y rappelle les principes inscrits dans la Charte des Nations Unies et la DUDH pour réclamer la construction d’un « nouveau monde » fondé sur cet idéal d’une justice universelle, de même que l’adaptation du droit canadien aux nouvelles normes du DIDH[57]. Dans les pages de Rapports ouvriers canadiens, Rubinstein invite tous les syndiqués à s’inspirer de ce document : « Si chaque unioniste au Canada n’a pas lu la Déclaration des Droits de l’Homme, il n’y a pas de doute qu’il devrait le faire à la première occasion[58] ». Ce journal présente plusieurs analyses de la DUDH, qui rappellent sa filiation avec les grandes déclarations de l’histoire des démocraties occidentales, tout en insistant sur son aspect novateur, qui réside dans son caractère supranational, sa vocation à l’universalité et la primauté qu’elle accorde au droit à l’égalité et aux droits économiques, sociaux et culturels (DESC)[59].

S’ils critiquent le fait qu’elle ne prévoit pas de contrainte légale envers les États signataires, ces militants mobilisent très tôt la DUDH comme un instrument d’éducation ouvrière et populaire. Dès 1949, ce texte est intégré aux dépliants français distribués par le secrétaire du comité montréalais lors des quelques 120 à 200 ateliers qu’il organise annuellement auprès d’unions locales et d’organismes de la société civile (syndicats catholiques, cercles étudiants, groupes d’éducation populaire, organismes communautaires, etc.), à Montréal et dans d’autres régions du Québec[60]. Discutée dans plusieurs journaux syndicaux[61], la DUDH est l’objet de nombreuses allocutions lors des « conférences en relations humaines » organisées chaque année par le comité à Montréal[62]. Jacques-Victor Morin y consacre également deux séances d’étude, animées par les juristes Pierre Trudeau et Frank R. Scott, dans le cadre de l’École ouvrière en relations humaines, qu’il met sur pied à l’automne 1953[63].

De même, la DUDH devient un référent mémoriel et un objet de commémoration pour les militants des comités ouvriers des droits de l’homme, qui profitent chaque année de la Journée internationale des droits de l’homme du 10 décembre pour rappeler que ce « code moral commun de tous les peuples de la terre » consacre la reconnaissance internationale des idéaux défendus par les syndicats démocratiques à travers le monde[64]. Ainsi, lorsque la FUIQ présente son premier mémoire au gouvernement provincial, son secrétaire exécutif Jacques-Victor Morin (également secrétaire du comité montréalais) souligne que son dépôt, « le 10 décembre 1952, coïncidait avec l’anniversaire de la promulgation par les Nations-Unies de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme[65] ». Il rappelle, comme il le fera sur plusieurs tribunes, que cette déclaration énonce les principes fondamentaux du socialisme démocratique, qui doivent guider l’action des syndicats, sur le plan local comme international[66]. Dénonçant les dictatures socialistes du bloc de l’Est, les tenants du socialisme dit « démocratique » inscrivent leur projet politique dans le prolongement des luttes pour la préservation des libertés civiles, qui ont marqué l’histoire des sociétés démocratiques modernes. Ils rejettent toutefois la conception libérale, bourgeoise et individualiste des « droits de l’homme », en militant pour une conception plus sociale et plus égalitariste de ces droits fondée sur le respect du droit à l’égalité, la protection des droits collectifs des travailleurs et la reconnaissance du caractère inaliénable de plusieurs droits économiques, sociaux et culturels[67].

Reconnaissant à la fois les droits civils et politiques, le droit d’association des travailleurs, le droit à l’égalité et les DESC, la DUDH apparaît, pour plusieurs membres des syndicats industriels au Québec, comme un instrument de mise en cohérence de leurs revendications. Lors du congrès de fondation de la FUIQ, en décembre 1952, les délégués votent en faveur de la création d’un Comité d’action politique chargé de définir son programme politique sur le plan provincial[68]. Au second congrès, qui se tient à Champigny en juin 1954, ce comité soumet un rapport dans lequel il recommande la préparation d’un manifeste énonçant les « droits fondamentaux [revendiqués par leurs membres] en tant que citoyens de la province de Québec et en tant que syndicalistes[69] ». Le Comité du manifeste, formé pendant cette convention, est composé en majorité de membres du comité montréalais des droits de l’homme. On y retrouve Jacques-Victor Morin, Philippe Vaillancourt, William Dodge, Romuald Lamoureux, Roméo Mathieu, Huguette Plamondon et Gérard Poirier[70]. Les autres rédacteurs — Pierre Trudeau, Frank R. Scott et Eugene Forsey — sont des alliés de la première heure du comité, bien qu’ils ne s’y impliquent que sporadiquement, surtout pour discuter de la DUDH et de son impact sur le droit canadien[71].

Entamant ses travaux en septembre 1954, le Comité présente l’ébauche de son manifeste au congrès de Joliette, en mai 1955. Adopté à l’unanimité par les quelque 250 délégués présents sur place, le Manifeste au peuple du Québec affirme que ses signataires « proclament leur foi dans les droits de l’homme tels que proclamés par les Nations Unies le 10 décembre 1948 ». Le texte se réfère également au préambule de la DUDH ainsi qu’aux articles touchant la discrimination, les libertés civiles, le droit d’association, les droits juridiques et les DESC. Comme ils l’ont fait à plusieurs reprises depuis la fondation de leur fédération[72], les membres de la FUIQ y réclament l’enchâssement dans la constitution canadienne d’une « déclaration des droits de l’homme conformément à la proclamation des Nations Unies[73] ».

Présenté par l’exécutif de la FUIQ comme le document duquel doivent s’inspirer « toutes ses attitudes politiques », ce manifeste consacre l’idéal des « droits de l’homme » comme socle doctrinal du syndicalisme industriel et de la gauche sociale-démocrate au Québec[74]. Jacques-Victor Morin indique d’ailleurs la filiation directe entre ce manifeste et la DUDH, dans une lettre qu’il adresse à King Gordon de la Division des droits de l’homme de l’ONU, en juin 1955[75]. Repris comme document d’orientation politique par la FTQ au lendemain de la fusion de 1957, ce texte servira de référence pour plusieurs groupes socialistes, réformistes et prodémocratiques engagés dans le combat contre la discrimination et contre les politiques répressives du gouvernement de Maurice Duplessis — dont la Ligue d’action socialiste (1956), le Rassemblement (1956) et l’Union des forces démocratiques (1958). En dépit des profondes divisions qui existent en leur sein, notamment sur l’appui à donner aux communistes et la priorité à accorder aux droits sociaux, tous ces groupes adoptent des déclarations de principes qui se réfèrent, en tout ou en partie, au texte de la DUDH[76].

Les syndicats internationaux et le mouvement international des droits humains

Cette mobilisation du discours et des normes du DIDH, à l’échelle locale, coïncide avec l’implication croissante des militants des syndicats internationaux dans les débats mondiaux sur le respect des droits humains dans d’autres parties du monde. Au sortir de la guerre, leurs engagements internationaux restent largement confinés à la défense des libertés civiles, en particulier des droits démocratiques, des libertés de culte et de religion et du droit d’association des travailleurs[77]. Ainsi, dès la création de l’ONU, le CCT et ses fédérations et conseils affiliés condamnent la reconnaissance de l’Espagne par les Nations Unies au nom des violations des libertés civiles commises par le régime franquiste[78]. Au Québec, l’exemple de Franco est fréquemment utilisé comme comparaison pour dénoncer les entorses aux droits humains perpétrées par le régime duplessiste[79]. Le président de la FUIQ et coprésident du comité montréalais, Romuald Lamoureux, établit régulièrement ces rapprochements dans les discours qu’il adresse à ses membres et « à tous ceux qui croient encore à la démocratie » au Québec[80]. Dans les années 1950, les premières plaintes logées par les syndicats internationaux et catholiques auprès du Bureau international du Travail — à la suite des grèves d’Asbestos (1949), de Louiseville (1952), de Murdochville (1957) et de la Rosita (1958) — dénoncent simultanément les entorses aux « droits de la personne humaine » commises par Duplessis et Franco, tout en réactivant la mémoire de la guerre des démocraties contre les fascismes[81].

Dans le contexte de la Guerre froide naissante, les militants des syndicats internationaux et de leurs comités des droits de l’homme délaissent en partie le discours de guerre contre le fascisme pour celui du combat du « monde libre » contre la propagation du communisme. Cadrée comme une lutte pour la défense des principes inscrits dans la DUDH — en partie rejetés par les pays du bloc de l’Est en 1948 —, leur lutte s’inscrit dans la vaste campagne anticommuniste orchestrée par le CCT au niveau fédéral et par la Confédération internationale des syndicats libres, sur le plan international. Au lendemain de l’effondrement des principales dictatures fascistes d’Europe, le CCT et la CISL intensifient leur croisade contre les régimes communistes, qualifiés de principale « menace à la paix mondiale » et de « plus grande tyrannie que le monde ait connue[82] ». Leurs dirigeants dénoncent sur plusieurs tribunes le « déni des libertés humaines fondamentales » et « l’utilisation brutale et impitoyable des pouvoirs policiers » derrière le rideau de fer[83]. Au Québec, les nombreux éditoriaux, discours et commentaires entourant les positions du CCT et de la CISL dénoncent les atteintes aux libertés de parole, de religion et d’opinion et aux droits des travailleurs dans l’empire soviétique[84]. Les militants du comité montréalais — membres ou alliés du Comité ouvrier juif — accordent une attention particulière aux emprisonnements, aux persécutions et au déni des droits culturels des Juifs de Russie et d’Europe de l’Est[85]. Comme plusieurs acteurs à l’époque, ces militants mobilisent le discours universaliste des droits de l’homme comme arme idéologique pour démontrer la supériorité des régimes démocratiques sur les dictatures communistes dans le conflit mondial qui oppose les blocs de l’Est et de l’Ouest[86].

Le milieu des années 1950 est marqué par un véritable changement de paradigme dans l’engagement international des militants des comités ouvriers des droits de l’homme au Québec, du combat pour la préservation des libertés civiles vers la lutte contre le racisme, les discriminations et les violations de droits commises contre les populations noires, en Occident et dans les pays du Sud global. Cette mutation s’inscrit dans le contexte de la prise de parole des Noirs, de la montée en force du mouvement de décolonisation, mais aussi des débats qui ont cours sur le racisme et la question des « races » au sein de l’ONU et de ses institutions spécialisées, en particulier de l’UNESCO et de l’OIT[87]. Jacques-Victor Morin, par exemple, attire très tôt l’attention de ses collègues sur le programme de recherche établi par l’UNESCO en 1949 pour démontrer la fausseté des théories pseudoscientifiques sur la hiérarchisation des races humaines, dans la foulée de sa participation à un séminaire d’un mois organisé par l’UNESCO au Château de la Bavière, à Compiègne, en France[88].

Occupant une place centrale dans les débats internationaux sur la mise en oeuvre effective du DIDH[89], le mouvement afro-américain des droits civiques est celui qui, de par sa proximité géographique et culturelle, exerce l’influence la plus précoce et la plus déterminante sur les militants des comités des droits de l’homme au Québec. L’existence même de ces comités au Canada est étroitement liée à la naissance de ce mouvement, dans sa première phase libérale. Leurs principaux instigateurs s’inspirent en effet des stratégies développées par le Jewish Labor Committee, l’Anti-Defamation League et les comités antidiscrimination de l’AFL-CIO pour soutenir les populations afrodescendantes dans leur lutte pour leur droit formel à l’égalité[90].

Il faut toutefois attendre le milieu des années 1950 pour que leurs membres au Québec adoptent des positions franches en appui à ce mouvement. Confronté personnellement aux premières plaintes pour discrimination raciale portées par des personnes noires à Montréal — dont plusieurs femmes discriminées dans l’emploi et le logement[91] —, le secrétaire du comité montréalais, Paul King, s’intéresse de près à la situation étasunienne. Cette dernière apparaît à l’époque comme une sorte de miroir déformant à partir duquel plusieurs Québécois tentent soit de minimiser l’existence du racisme dans leur province, soit de démontrer que « [l]es préjugés ne s’arrêtent pas à la frontière[92] ». Pour les membres du comité montréalais, cette préoccupation émerge aussi de leur implication dans le combat contre la discrimination des travailleurs noirs dans l’industrie du chemin de fer à Montréal, qui revêt un caractère pancanadien, mais aussi transnational des deux côtés du 45e parallèle[93]. Elle traduit aussi l’étendue des réseaux transnationaux établis par les dirigeants des syndicats internationaux et du Comité ouvrier juif, entre les États-Unis et le Canada, et notamment entre Montréal et New York[94].

À l’automne 1955, l’acquittement de deux hommes blancs accusés du meurtre du jeune Noir de 14 ans Emmett Till fait les manchettes des journaux de la province[95]. À la suite d’une rencontre extraordinaire convoquée par Paul King, les membres de l’exécutif de la FUIQ font parvenir une déclaration à l’Ambassade canadienne à Washington, au Congrès des organisations industrielles et à l’Anti-Defamation League aux États-Unis[96]. Insistant sur le fait que leur Fédération « a proclamé sa foi en les droits fondamentaux de l’homme, tels que proclamés par les Nations-Unies », ils y dénoncent les « violations ouvertes et sans vergogne des droits de l’homme, au sein d’une nation qui se fait une gloire de se mettre à la tête du “monde libre”…[97] ». À titre de secrétaire des comité des droits de l’homme de Montréal et de la FTQ, Paul King fait également parvenir, en septembre 1958, une lettre de protestation au gouverneur de l’Alabama pour dénoncer l’exécution de Jimmy Wilson, un jeune homme noir condamné à mort pour un vol de 1,95 $[98]. Rapporté dans plusieurs journaux de la province[99], son télégramme insiste sur la « jurisprudence progressiste » qui s’est consolidée depuis l’après-guerre en matière de protection des droits humains[100]. Ces actions s’inscrivent dans la foulée des dénonciations récurrentes faites par King et ses collègues de la situation qui prévaut en Alabama, un État où se déroulent plusieurs luttes historiques qui vont marquer les débats sur la ségrégation et le racisme au Québec, notamment dans les milieux syndicaux, journalistiques et universitaires[101].

Les trajectoires des comités ouvriers des droits de l’homme au Québec suivent de près la chronologie du mouvement international d’appui au mouvement des droits civiques, qui prend une ampleur sans précédent dans la foulée des cas hautement médiatisés de Till et de Wilson[102]. Leurs prises de position éparses des années 1950 anticipent l’engagement plus soutenu de leurs membres — et de plusieurs autres groupes de la société québécoise — dans ce mouvement, au tournant des années 1960[103]. Ainsi, la FTQ organise au printemps 1962 un lunch en l’honneur du leader du Congress for Racial Equality, James Farmer, l’un des organisateurs des Freedom Rides aux États-Unis[104]. Dans son allocution, le président de la FTQ, Roger Provost — qui est accompagné de Michael Rubinstein — insiste sur le fait que les syndicats internationaux, engagés depuis l’après-guerre dans la lutte pour les droits humains, restent les plus grands alliés des Noirs dans leur combat pour l’égalité[105]. L’année suivante, Provost, Rubinstein, Gérard Rancourt et Louis Laberge, tous membres du comité montréalais, font parvenir une lettre de soutien au militant syndical noir Asa Philip Randolph pour l’appuyer dans l’organisation de la Marche sur Washington[106]. Situant à nouveau le combat des Noirs aux États-Unis dans le prolongement du mouvement international des droits humains, ils insistent sur le caractère mondialisé de leur lutte commune pour la défense de la liberté et de l’égalité.

Cet éveil aux enjeux mondiaux touchant la situation des personnes noires est largement galvanisé, à l’époque, par l’émergence de l’une des campagnes matricielles du mouvement des droits humains d’après-guerre, celle contre les politiques d’apartheid mises en place à compter de 1948 par le Parti national de Daniel François Malan en Afrique du Sud. Considérée comme « l’un des mouvements sociaux les plus influents de la période d’après-guerre », cette dernière joue un rôle déterminant dans l’éclosion des débats sur la mise en oeuvre du DIDH dans les pays du Sud global[107]. Initié en 1952 par la campagne de défiance des Noirs sud-africains contre la ségrégation raciale, le combat contre l’apartheid se transpose rapidement dans les débats qui ont cours à l’OIT, à l’UNESCO et à l’Assemblée générale des Nations Unies[108].

C’est principalement sous l’instigation du secrétaire-trésorier du CCT et membre de son comité des droits de l’homme, Donald MacDonald, qu’émergent les premières contestations ouvrières du régime sud-africain au Canada, dès 1952. Membre de l’exécutif de la CISL, MacDonald est à l’origine des premières résolutions soumises au congrès de cette internationale ouvrière, cette année-là, pour condamner les actions du gouvernement Malan[109]. S’inspirant des positions de la CISL, l’implication des comités des droits de l’homme au Québec demeure à ce moment marginale, prenant essentiellement la forme de conférences publiques et d’articles d’informations et d’opinions publiés dans les journaux syndicaux[110]. Comme d’autres groupes de la société québécoise, leurs premiers engagements dans ce dossier s’inscrivent dans la foulée du mouvement international de boycottage des produits importés d’Afrique du Sud. Entamée en 1959, cette campagne constitue le point de départ d’un « mouvement social transnational des droits humains » qui conduit au début des années 1960 à l’adoption de sanctions internationales contre l’Afrique du Sud et à la mise sur pied, en 1962, du Comité spécial des Nations unies sur l’apartheid[111]. Répondant aux directives de la CISL, la FTQ s’engage alors dans cette campagne de boycottage, de même que dans le combat pour réclamer l’exclusion de l’Afrique du Sud des instances onusiennes[112].

C’est à l’instigation des comités ouvriers des droits de l’homme que sont adoptées, lors du congrès de la FTQ de 1960, les premières résolutions pour demander au directeur de la Régie provinciale des alcools du Québec de « boycotter les vins et brandies sud-africains en représailles contre la politique d’apartheid de ce pays[113] ». Cette même année, son président Roger Provost multiplie les interventions publiques pour faire connaître la campagne de la CISL et pour convaincre les « autres associations populaires préoccupées par le respect des droits de l’homme et de la dignité humaine » de s’allier à son combat contre « l’état d’infériorité abjecte dans laquelle [le gouvernement sud-africain] maintient la population noire[114] ». Il enjoint alors le gouvernement provincial de dénoncer officiellement l’État sud-africain au nom du respect des droits de l’homme, tandis que ses homologues du CTC demandent au fédéral de réclamer son exclusion de l’ONU et du Commonwealth[115]. Dans une lettre adressée au procureur général de la province, Provost rappelle que « l’un des principaux critères sur lesquels s’appuie constamment le mouvement syndical démocratique pour juger un gouvernement, c’est le respect qu’il a des droits de l’homme et les gestes concrets qu’il est disposé à faire pour en assurer le respect, où qu’ils se trouvent menacés[116] ». Au début des années 1960, des membres des comités locaux, provinciaux et nationaux des droits de l’homme s’impliquent également dans cette campagne à travers leur participation aux travaux de la CISL et aux délégations canadiennes à l’OIT. Ainsi, à l’été 1964, deux membres de la première heure du comité montréalais, Huguette Plamondon et Kalmen Kaplansky, participent à la délégation canadienne à la conférence de l’OIT, où est adoptée la Déclaration concernant la politique de « l’Apartheid » de la République d’Afrique du Sud[117].

Cette période d’ouverture aux débats mondiaux sur la mise en oeuvre du DIDH coïncide avec une intensification sans précédent de la militance des comités ouvriers des droits de l’homme au Québec pour l’adoption de lois provinciales inspirées de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Le contexte d’intense réformisme et d’ébullition sociale, politique et culturelle du début de la Révolution tranquille persuade leurs membres de relancer la campagne qu’ils ont initiée au sortir de la guerre pour réclamer l’adaptation du droit québécois aux principes du DIDH.

Le droit québécois face au DIDH

Dès la première année d’activité du comité des droits de l’homme de Montréal, et jusqu’au début des années 1960, les conseils et fédérations des syndicats internationaux au Québec incluent dans leurs mémoires annuels présentés au gouvernement provincial des demandes en faveur de lois antidiscrimination et d’une « [l]égislation sous forme d’une charte des droits de l’homme[118] ». Ces requêtes émanent des résolutions présentées par les militants des comités des droits de l’homme et adoptées à l’unanimité par leurs membres lors des congrès annuels[119]. Destinées à protéger les libertés civiles et à interdire les discriminations fondées sur la race, la religion, l’origine nationale, les croyances et la couleur de la peau, ces revendications ne concernent à l’époque ni les DESC, ni les droits d’autres groupes discriminés[120].

Tandis qu’ailleurs au Canada les comités locaux et nationaux s’orientent résolument vers un travail de lobbying politique en faveur de lois antidiscrimination et vers des « causes-types » destinées à valider leur efficacité ou l’état de la jurisprudence, leurs membres au Québec se butent très tôt au refus du premier ministre Maurice Duplessis[121]. Ainsi, à l’issue de l’audience de février 1950 avec les délégués des unions industrielles de la province, Duplessis déclare qu’une charte n’est rien d’autre que « de grands mots sans signification ». Il réitère également cette idée, qu’il énoncera en d’autres lieux, selon laquelle « [l]es Droits de l’Homme sont soulignés dans l’Évangile et il n’existera jamais une autre charte pour être aussi parfaite[122] ». Les positions exprimées par Duplessis sont partagées à l’époque par plusieurs catholiques conservateurs ou traditionalistes, pour qui les droits de l’homme sont une notion héritée de la Révolution française de 1789, qui a sacrifié les valeurs du catholicisme sur les autels de la laïcité, du matérialisme, de la liberté et de l’individualisme[123]. Attaché aux valeurs d’ordre et d’autorité, Duplessis défend la primauté des devoirs sur les droits comme fondement du bien commun, tout en affirmant que la tolérance raciale et religieuse ne relève pas du pouvoir coercitif de l’État et du droit, mais bien de la morale chrétienne et de la conscience individuelle[124].

Le décès de Duplessis en septembre 1959, puis l’arrivée de Paul Sauvé à la tête du gouvernement de l’Union nationale marquent les premiers signes d’une potentielle ouverture du champ politique. Cette dernière coïncide également avec l’appui formel donné par les syndicats catholiques affiliés à la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC), à compter de 1958, à leur campagne pour l’adoption de lois provinciales interdisant la discrimination raciale et religieuse[125]. Le mémoire présenté par la FTQ au gouvernement Sauvé en novembre de cette année-là contient une longue section sur les « droits de l’homme » qui réclame l’adoption d’une charte et de lois antidiscrimination, et qui témoigne d’une exaspération longtemps contenue :

Nous regrettons, monsieur le premier ministre, à la fin de l’année 1959, au moment où l’homme est en train de faire la conquête de l’espace, d’avoir à venir vous demander l’adoption de lois reconnaissant l’égalité entre tous les hommes. Veuillez croire que cette démarche, qui prend une allure parfaitement anachronique, nous humilie tout autant qu’elle peut mettre votre gouvernement mal à l’aise[126].

Le vent de réformisme qui balaie le Québec au lendemain de l’élection du Parti libéral de Jean Lesage, à l’été 1960, persuade le Comité ouvrier des droits de l’homme de Montréal (CODH) d’entreprendre une vaste campagne en vue de récolter des appuis pour la présentation d’un mémoire conjoint en faveur de l’adoption de lois provinciales interdisant les discriminations raciales et religieuses dans l’emploi, le logement et l’accès aux lieux et services publics. Ces lois sont alors considérées comme un premier pas vers l’adoption d’une charte provinciale destinée à compenser les insuffisances de la Déclaration canadienne des droits adoptée à l’été 1960 par le gouvernement de John Diefenbaker, à laquelle Lesage a donné son appui, pourvu qu’elle respecte le droit civil, les droits constitutionnels et les compétences législatives du Québec[127]. La majorité des organisations contactées entre avril 1961 et décembre 1962 par le secrétaire du comité, l’étudiant Yves Bled[128], accepte d’appuyer ce mémoire pour des considérations idéologiques, stratégiques et identitaires qui leur sont propres[129]. En janvier 1963, après plus d’un an de pourparlers avec Lesage, le président du CODH, Gérard Rancourt, annonce que son gouvernement accepte de rencontrer les membres de sa délégation[130]. Cette rencontre a lieu à Québec, le 4 février 1963.

Dirigée par Gérard Rancourt, Roger Provost de la FTQ, Louis Laberge du CTM et Jean Marchand de la Confédération des syndicats nationaux (CSN), cette délégation est formée de trente-neuf organisations de la société civile québécoise. Affirmant représenter « plusieurs centaines de milliers de citoyens », elle est décrite à l’époque comme l’une des plus larges et des plus représentatives de l’histoire récente du Québec[131]. Cette coalition est à bien des égards sans précédent : en plus de regrouper des syndicats internationaux et nationaux, des organisations protestantes et catholiques, un groupe de femmes et de jeunes anglophones et francophones, elle réunit pour une rare fois des représentants des communautés juive, italienne et noire[132]. Dans leur mémoire, ces groupes soulignent « l’urgente nécessité des lois interdisant la discrimination dans la province de Québec[133] ». Faisant valoir les changements juridiques et de mentalités qui se sont opérés depuis l’après-guerre, ils se réfèrent en particulier à la DUDH, aux déclarations et conventions de l’OIT, ainsi qu’aux lois canadiennes qui s’en inspirent[134].

Les pressions soutenues exercées par cette coalition convainquent le gouvernement Lesage d’adopter, à l’été 1963, la première loi antidiscrimination de l’histoire de la province[135]. Il s’agit d’un article ajouté à la Loi sur l’hôtellerie qui interdit la discrimination dans les hôtels, restaurants et campings pour des critères liés à « la race, la croyance, la couleur, la nationalité, l’origine ethnique ou le lieu de naissance[136] ». L’année suivante, son gouvernement adopte une autre loi réclamée depuis l’après-guerre par les syndicats internationaux : la Loi sur la discrimination dans l’emploi. Celle-ci interdit les discriminations fondées sur « la race, la couleur, le sexe, la religion, l’ascendance nationale ou l’origine sociale [dans] l’embauche, la promotion, la mise à pied, le renvoi ou les conditions de travail d’un salarié[137] ».

Bien que plusieurs observateurs contemporains dénoncent les lacunes de ces lois, qui ne prévoient aucun mécanisme d’enquête ni de commission pour les appliquer, elles marquent une transformation profonde de la culture des droits, de la définition de la citoyenneté et du rôle de l’État dans la protection des droits des minorités[138]. La forte mobilisation qui a mené à leur adoption, de même que les critiques sur leur portée et leur mise en oeuvre, ont fortement galvanisé les débats qui aboutiront à l’adoption de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne, en 1975, puis à la création de la Commission des droits de la personne, l’année suivante[139].

*

Cette vaste coalition — qui se regroupe sur une base permanente en 1964 — n’est que l’une des nombreuses manifestations du mouvement social des droits humains qui se consolide au Québec à l’aube de la Révolution tranquille. C’est notamment en 1963 qu’est créée à Montréal la Ligue des droits de l’homme, le groupe le plus influent dans le combat pour l’adoption d’une charte au Québec[140]. Cette même année, le constitutionnaliste Jacques-Yvan Morin publie son texte phare intitulé Une charte des droits de l’homme pour le Québec, qui aura une influence directe sur la charte de 1975[141]. En 1963, le Parti socialiste du Québec, dirigé par Michel Chartrand et auquel participent d’anciens membres des comités ouvriers des droits de l’homme, adopte également une déclaration intitulée Charte des droits de l’homme pour l’État libre du Québec, rédigée par l’ancien secrétaire du comité montréalais, Jacques-Victor Morin[142]. Plusieurs groupes de défense des « droits de l’homme » sont également créés dans les années qui suivent pour défendre les libertés civiles et les droits juridiques de militants nationalistes et de la gauche radicale arrêtés, emprisonnés et victimes de répression policière. Ces groupes allieront leur combat pour la défense des droits humains à celui pour la libération nationale et la reconnaissance du droit du Québec à l’autodétermination[143]. Au même moment, des membres de communautés ethniques et racisées, d’organisations féministes, de groupes pacifistes et d’associations étudiantes appuient les luttes de ces groupes pour l’adoption d’une charte, de même que celles menées par d’autres organismes de défense des droits humains mises sur pied au milieu des années 1960.

Demeurées en marge des récits classiques sur la Révolution tranquille, du moins jusqu’à tout récemment[144], les luttes pour les droits humains ont été portées par des acteurs de plusieurs secteurs de la société québécoise. L’absence d’études sur leur histoire tranche avec la place centrale qu’occupent ces droits dans les débats contemporains, de même qu’avec la croissance marquée de cet objet d’étude historique, au Canada et à l’échelle internationale. Comme le démontrent les trajectoires des comités syndicaux des droits de l’homme et de leurs alliés, le Québec n’est pas demeuré en marge du mouvement des droits humains d’après-guerre. Notre étude invite à prendre en compte la manière dont — comme ailleurs dans le monde — le paradigme universaliste des droits humains a été mobilisé, traduit et transplanté, mais aussi parfois contesté et redéfini, par des acteurs de milieux et de tendances idéologiques divers, depuis que les États membres de l’ONU ont affirmé, le 10 décembre 1948, que ces droits sont « l’idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations[145] ».