Article body

Bien malin qui peut définir univoquement les concepts de nation et de constitution. Cela dit, ils s’avèrent effectivement indissociables afin de structurer les liens sociétaux. En effet, afin d’être puissante et légitime, une constitution doit être au diapason des citoyens en ce qui concerne la nation. Des débats, souvent houleux, sur la substance et l’essence d’une constitution s’avèrent incontournables, particulièrement au sein d’entités complexes telles que celles qui constituent le Canada. Dans un ouvrage éclairant reprenant les constats qu’il a tirés dans sa thèse doctorale, David Sanschagrin met en lumière l’évolution du constitutionnalisme canadien à l’aune de l’édification d’une nation unitaire niant son caractère multinational. En présentant les origines d’une révolution tranquille du droit et de l’identité canadienne, la transformation des mythes fondateurs de l’ensemble canadien et l’importance du droit pour concrétiser ces réformes colossales, il démontre l’existence d’un choc des nationalismes qui pourrait ébranler les fondations de l’État canadien.

Une révolution tranquille au Canada

La partie la plus fascinante de l’ouvrage est l’analyse de l’histoire canadienne telle que vue par ceux que Sanschagrin qualifie de « nationalistes constitutionnalistes ». Des éléments souvent négligés des premières décennies de l’État canadien contribuent à démontrer que, même sans qu’une majorité de citoyens s’en aperçoive, les fondements constitutionnels et idéologiques originaux et contemporains de cet État s’avèrent fort distincts. À cet égard, notamment en appliquant avec rigueur et clarté une approche bourdieusienne, Sanschagrin souligne brillamment que les luttes idéologiques peuvent façonner, voire dévier le cours de l’histoire (p. 13). Ce qui fut ni plus ni moins qu’une révolution constitutionnelle, malgré son caractère tranquille et même indiscernable, n’a relevé ni de l’évidence ni de la coïncidence.

Le nationalisme constitutionnel a émergé dans les années 1920 à l’initiative de juristes tels que Francis Scott et d’élus tels que J.S. Woodsworth, qui désiraient une réforme constitutionnelle fondée sur la centralité d’un État fédéral interventionniste et sur la primauté des droits individuels (p. 97). Leur projet d’émancipation non seulement de la tutelle impériale britannique, mais aussi des dogmes constitutionnels d’alors, recueillait toutefois peu d’appuis initialement. Il s’opposait d’ailleurs frontalement à la jurisprudence conservatrice, formaliste et favorable à l’autonomie des entités fédérées du Comité judiciaire du Conseil privé, laquelle avait façonné le droit canadien depuis 1867 (p. 190). En effet, l’ordre politico-juridique canadien, soutenu tant par les libéraux que par les conservateurs, s’appuyait sur un pacte entre deux peuples fondateurs, la suprématie parlementaire et le partage de compétences législatives exclusives (p. 97).

Cependant, plusieurs événements tels que la Grande Dépression, les dérives autoritaires de certains gouvernements fédérés et l’invocation de l’état d’urgence pendant la Seconde Guerre mondiale ont remis en question les fondements de cet ordre politico-juridique. L’approche rationaliste et constructiviste des nationalistes constitutionnalistes parut opportune afin de solutionner des problématiques sociétales émergentes. D’ailleurs, le Rapport Rowell-Sirois préconisa une approche plus fonctionnelle du fédéralisme au détriment de la protection de l’autonomie des entités fédérées (p. 104). Ainsi, même sans en retirer tous les fruits politiques ou juridiques escomptés, les nationalistes constitutionnels s’imposèrent dans le cadre de la bataille des idées. Ils révolutionnèrent, certes tranquillement, un Canada plus unitaire, libéral et critique des nationalismes minoritaires (p. 185).

D’un rêve canadien à l’autre

Au tournant des années 1960, lorsque John Diefenbaker devint premier ministre, le nationalisme constitutionnel put être articulé d’une manière davantage assumée et formalisée. L’adoption de la Déclaration canadienne des droits et la promotion d’une unité sociale moins centrée sur un pacte entre deux peuples fondateurs marquèrent un tournant dans l’histoire canadienne (p. 124). Les fondements de ce qui peut être qualifié de rêve canadien furent alors remis frontalement en question et appelés à évoluer considérablement. Même sans rupture radicale, le Canada délaissa de plus en plus le modèle britannique en américanisant son identité juridique, culturelle et politique. En effet, la constitutionnalisation croissante des droits individuels fut concomitante au déclin de la souveraineté parlementaire et à la montée en puissance des tribunaux à titre de gardiens de la Constitution (p. 162).

L’arrivée au pouvoir de Pierre Elliott Trudeau en 1968 fut le moment lors duquel le nationalisme constitutionnel passa d’idéal intellectuel quelque peu utopique à la vision officielle, voire hégémonique, qu’a l’État canadien de lui-même (p. 187-188). Le trudeauisme était radicalement opposé tant aux régionalismes qu’au dualisme en prônant l’édification d’une « grande nation civique intégratrice » (p. 241). Le trudeauisme préférait davantage mettre en place des politiques de bilinguisme que des politiques de reconnaissance des nations québécoises et autochtones. Des individus dotés de droits, plutôt que des entités fédérées ou des peuples fondateurs, devenaient les composantes fondamentales d’un Canada repensé en vertu du nationalisme constitutionnel. Cependant, et Sanschagrin le démontre éloquemment, si le projet de Trudeau fut concrétisé en raison d’importantes mutations sociopolitiques, il se cimenta lorsqu’il fut inscrit dans le marbre constitutionnel.

Le droit de faire nation

Le droit fut utilisé non seulement afin de faire évoluer les normes régissant une fédération de plus en plus centralisée et modernisée, mais d’édifier ce qui s’apparente à un État-nation canadien. Les principes constitutionnels jadis hégémoniques furent alors refoulés dans les marges (p. 231). Cela fut particulièrement patent lorsque, après plusieurs tentatives infructueuses au cours des décennies précédentes, la Constitution canadienne fut rapatriée en 1982. Or, en acquérant sa pleine indépendance du Royaume-Uni, le Canada vit son pacte fondateur rompu par ses nouveaux constituants.

À cet égard, Sanschagrin présente clairement, mais avec nuance, le rôle de la Cour suprême dans l’avènement d’un nouvel ordre politico-juridique fondé sur le nationalisme constitutionnel. Dès qu’elle fut l’ultime tribunal d’appel canadien en 1949, la Cour suprême devint de plus en plus autonome et professionnalisée, ce qui eut pour conséquence d’accentuer ses pouvoirs, tant normatifs que symboliques, et d’induire une dynamique libéralisatrice et centralisatrice (p. 189). De plus, en autorisant un rapatriement unilatéral sans le consentement de chaque entité fédérée, la Cour suprême tira profit de l’occasion d’accroître ses pouvoirs et d’asseoir sa position dominante au sein de l’architecture constitutionnelle (p. 226 et 230). L’application de la Charte canadienne des droits et libertés, au moyen d’une interprétation libérale et individualiste, et la judiciarisation corollaire de plusieurs enjeux sociaux et politiques parachevèrent l’avènement de la souveraineté constitutionnelle et, d’une certaine façon, judiciaire (p. 235, 240 et 244). En jouant désormais tant le rôle d’arbitre que celui de « quasi-constituant » (p. 237), la Cour suprême put consolider institutionnellement le nationalisme constitutionnel canadien.

Conséquemment, les nationalistes constitutionnalistes obtinrent, par l’exercice expansif de pouvoirs constituants et judiciaires, les moyens de leurs ambitions transformatrices, voire révolutionnaires, afin de refonder juridiquement le Canada. Certes, la reconnaissance des droits collectifs des nations autochtones et la préservation d’une souveraineté parlementaire relative par l’inclusion d’une disposition de dérogation contrastent avec le libéralisme individualiste des nationalistes constitutionnels (p. 13). Néanmoins, tiré grâce à une application rigoureuse de la méthode historique, le constat voulant que les nationalistes ont gagné tant la bataille des idées que celle du droit est clair.

Or, s’il le fait avec un ton posé qui contribue à mettre son propos en valeur, Sanschagrin relève plusieurs carences du nouvel ordre constitutionnel canadien qui plombent encore aujourd’hui sa légitimité. D’abord, la judiciarisation de questions fondamentalement politiques complique la tenue de débats importants sur la portée de droits individuels et risque paradoxalement d’affaiblir leur valeur, ce qui effrite les fondements de l’État de droit (p. 247). De plus, l’unilatéralisme fédéral ayant caractérisé la démarche constituante de 1982 et le fait que celle-ci n’ait jamais été consentie par la nation québécoise ont révélé l’existence de divergences importantes sur la conceptualisation du nationalisme au Canada (p. 222).

Le choc des nationalismes

Comme relevé précédemment, l’évolution constitutionnelle canadienne ne constitue pas une somme d’accidents de parcours, mais l’aboutissement de l’édification d’un nationalisme constitutionnel unitaire hostile aux nationalismes minoritaires (p. 25). En effet, la reconnaissance de particularismes collectifs contrevient frontalement à deux principes fondamentaux du nationalisme constitutionnel : la primauté des droits d’individus libres et égaux et l’égalité statutaire des entités fédérées (p. 229). Ainsi, tant les nations québécoises qu’autochtones ne peuvent s’autodéterminer et défendre leurs intérêts que dans la mesure où les normes et les pratiques propres au nationalisme constitutionnel canadien le permettent (p. 25). Particulièrement depuis la Révolution tranquille, les aspirations et les revendications ayant façonné le nationalisme québécois et le nationalisme constitutionnel canadien se sont avérées contradictoires, voire antagonistes (p. 187).

Sans porter de jugement de valeur, Sanschagrin relève lucidement que le nationalisme constitutionnel canadien, loin d’être postnational, quoique basé sur une vision cosmopolite du constitutionnalisme, contredit le caractère composite de l’État canadien (p. 250 et 253). Afin d’éviter que cet État s’effrite, un nationalisme constitutionnel canadien légitime et véritable devrait tenir compte de l’existence des diverses entités et nations constituant l’ensemble canadien. Autrement, un nouveau cycle constitutionnel pourrait s’amorcer. Les réflexions de Sanschagrin permettraient certainement de le comprendre et, ultimement, de le façonner.