Abstracts
Résumé
L’élection de l’Unité populaire de Salvador Allende et le coup d’État qui l’a renversée le 11 septembre 1973 ont profondément marqué la gauche québécoise, particulièrement la gauche péquiste, que l’expérience chilienne interpellait vivement. Dans sa phase d’espoir, le Chili d’Allende est une source d’inspiration immense pour le projet de socialisme et d’indépendance porté par l’aile gauche du Parti québécois (PQ). Après le renversement brutal d’Allende, le rêve chilien se transforme néanmoins en cauchemar. Les adversaires conservateurs du PQ se serviront de la tragédie lors des élections provinciales d’octobre 1973 et déclencheront par le fait même des débats fortement assombris par le spectre du Chili. Au cinquième congrès du parti, René Lévesque, soutenu par l’ « argumentaire chilien » de Claude Morin, parvient à faire inscrire dans le programme du PQ la tenue d’un référendum obligatoire. Cette victoire de l’étapisme est un coup dur pour l’aile gauche péquiste, une défaite dont elle ne se remettra jamais véritablement.
Mots-clés :
- Parti québécois,
- René Lévesque,
- Claude Morin,
- gauche post-68,
- internationalisme
Article body
À peine une semaine après le début de la campagne électorale de 1973, les thèmes sombres qui caractériseront la bataille électorale québécoise émergent déjà : désordre et violence, instabilité politique et crise économique. Comme en 1970, les opposants du Parti québécois (PQ) de René Lévesque affirment que l’indépendance du Québec promet une tragédie. Mais cette fois-ci, ils brandissent un exemple qui fait les grands titres : la fin du Chili d’Allende.
« Le Québec connaîtrait-il l’agonie du Chili ? », s’alarmera le chef de l’Union nationale (UN), Gabriel Loubier, signalant aux électeurs québécois que le chef péquiste « a [vait] vanté les mérites du gouvernement Allende dans la [sic] Journal de Montréal[1] ». Yvon Dupuis et ses troupes créditistes ne tarderont pas à faire des parallèles tout aussi inquiétants. Les bérets blancs (les pèlerins de Saint-Michel), des militants catholiques d’extrême droite, distribueront des tracts par milliers pour mettre en garde l’électorat québécois : « avec un René Lévesque au pouvoir, le Québec vivrait les années de grande détresse du Chili[2] ».
Les attaques déchaînées des adversaires du PQ donneront incontestablement au glossaire électoral une couleur internationale. « Dans les assemblées unionistes et créditistes de la fin de semaine », note le journaliste de La Presse Claude Beauchamp, « les références au Chili, à Cuba, à la Russie n’ont eu de cesse que pour faire place aux mots révolution, communisme, terrorisme. » C’est en fait ce que ce dernier appelle alors la « muse terrifiante » du Chili qui inspirera la majeure partie des offensives contre René Lévesque et le PQ – et c’est aussi ce qui ébranlera le plus le parti souverainiste[3].
Il n’y a rien d’étonnant à ce que le Chili soit devenu l’épouvantail par excellence pendant la lutte électorale d’octobre, le coup d’État du 11 septembre 1973 ayant été l’objet d’une couverture importante et fait la une de tous les grands quotidiens du Québec. Lorsque la campagne débute, à peine trois semaines plus tard, les actualités électorales côtoient dans les journaux les développements de la tragédie chilienne et ses répercussions locales. Mais l’importance du Chili d’Allende pour le PQ et la gauche québécoise en général va bien au-delà de la simple coïncidence du coup d’État et des élections provinciales.
L’élection de l’Unité populaire (UP) de Salvador Allende et le coup d’État qui l’a renversée le 11 septembre 1973 ont profondément marqué la gauche au Québec, particulièrement l’aile gauche du PQ, que l’expérience chilienne interpellait vivement. De 1970 à 1973, l’exemple du Chili imprègne ainsi la culture de la gauche tandis que les militants québécois observent et analysent le processus révolutionnaire unique déclenché par l’élection du président chilien, en y participant même parfois. Cet aspect de la conjoncture internationale a, au tournant des années 1970, une influence décisive sur l’évolution de la pensée et de l’action de la gauche québécoise, autant – sinon plus – que les mouvements de libération nationale des années 1960.
Dans sa phase d’espoir, l’expérience du Chili constitue une véritable source d’inspiration, car la victoire d’Allende et ses premières années à la tête du gouvernement rendent le rêve d’une voie parlementaire pacifique vers le socialisme plus concret, plus tangible que jamais. Les indépendantistes de gauche, catholiques progressistes et dirigeants syndicaux réformistes qui militent en faveur du socialisme et de l’indépendance au sein du Parti québécois exploitent ce sentiment, ce qui contribue à cimenter l’hégémonie du PQ sur la gauche presque tout entière au début des années 1970. Pour la gauche péquiste, la ressemblance entre les trajectoires du Québec et du Chili est si frappante que la seconde serait comme une sorte d’ « avant-première », un aperçu de l’avenir du Québec.
Après un dénouement tragique, le rêve chilien tourne au cauchemar et plonge l’aile gauche du PQ dans l’accablement. Le coup d’État du 11 septembre 1973 et la répression sauvage de la gauche chilienne par le régime de Pinochet semblent tout à coup mettre en évidence l’impossibilité d’une troisième voie, entre réformisme et révolution violente. Plusieurs en viennent à la conclusion que, dans un monde dominé par les États-Unis, le changement radical, qu’il soit d’ordre social ou économique, ne peut tout simplement pas se réaliser par la voie parlementaire. Pour les tenants péquistes du socialisme et de l’indépendance, dont les aspirations et l’approche politique s’assimilaient tant à celles de l’Unité populaire, le renversement du gouvernement chilien soulève de sérieux doutes quant à la faisabilité de leur stratégie.
Si le coup d’État de septembre refroidit les ardeurs de la gauche péquiste et anéantit ses espoirs, il convainc également René Lévesque et les dirigeants technocrates de la nécessité de reprendre le contrôle du parti et de son programme – et leur fournit par le fait même l’occasion de le faire. Comme nous le verrons dans cet article, la victoire surprenante de l’étapisme en novembre 1974, au cinquième congrès du PQ, aurait été impossible sans l’exemple tragique du Chili d’Allende. René Lévesque, qui cherchait depuis longtemps à distancer son parti des orientations radicales de l’aile gauche, dont l’influence est à ses yeux un handicap tant électoral que géopolitique, est embarrassé par l’analogie qu’établissent ses adversaires entre le Québec et le Chili pendant la campagne électorale d’octobre 1973, et croit qu’il faut donner à la population une image plus rassurante du parti. L’adoption d’un référendum obligatoire serait ainsi un grand pas vers la respectabilité, car elle permettrait, selon lui, d’atténuer les craintes des électeurs et de protéger le Québec d’une éventuelle intervention américaine.
Ce virage politique que l’on appellera « étapisme » suscitera de vifs débats dans les cercles péquistes à l’aube du congrès de novembre 1974. Conçu par Claude Morin, l’un des plus proches alliés de René Lévesque, l’étapisme vise à dissocier l’élection d’un gouvernement péquiste d’une proclamation d’indépendance. D’abord rejeté par plusieurs membres du PQ qui y voyaient une édulcoration scandaleuse des idéaux du parti, le concept, appuyé par l’ « argumentaire chilien » de Claude Morin, finira par s’imposer, et la gauche péquiste n’opposera que peu de résistance à l’adoption d’un référendum obligatoire. Cette victoire de l’étapisme marque d’une part la consolidation du pouvoir par le clan des technocrates de René Lévesque, et d’autre part, la défaite de la gauche péquiste, qui ne se remettra jamais véritablement de ce coup dur. La muse terrifiante du Chili aura donc une grande incidence sur l’évolution du Parti québécois.
On reconnaît certes le rôle du cas chilien dans les débats sur l’étapisme, mais ce rôle n’est souvent que brièvement mentionné. Dans l’abondante historiographie du PQ, ce sont surtout les biographies des figures dirigeantes – de René Lévesque principalement – et les récits centrés sur l’organisation du parti qui couvrent la formation et les débuts du PQ (1968-1974). Or, ces ouvrages tendent pour la plupart à négliger le contexte international[4]. L’autre histoire de l’indépendance de Pierre Dubuc fait toutefois figure d’exception, puisque l’auteur y souligne l’importance du coup d’État et met en lumière le « fond de défaitisme national et international » ayant présidé à la montée de l’étapisme dans les rangs du PQ[5]. La genèse et le rôle de la gauche péquiste au cours de cette période ont aussi été pratiquement délaissés au profit d’histoires consensuelles du parti ou de la nation, et les biographies et récits des grandes figures de la gauche du parti ne sont pas légion[6].
Le Chili d’Allende : le Québec en avant-première ?
Si l’histoire de la gauche péquiste et de ses nombreux antécédents politiques reste encore à écrire, on peut certainement situer son début quelque part autour du 26 octobre 1968, jour où le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) vote pour sa propre dissolution. Pierre Bourgault et les autres dirigeants sortants encouragent alors vivement les quelque 14 000 membres à se rallier au Parti québécois, fondé seulement deux semaines plus tôt. Les négociations visant une alliance entre le RIN, le Mouvement souveraineté-association (MSA) de René Lévesque et le Ralliement national (RN) de Gilles Grégoire ayant échoué, Pierre Bourgault préconise une stratégie d’entrisme de masse afin d’entraîner le nouveau parti souverainiste vers la gauche.
La plupart des membres du RIN suivront l’exemple de leur chef et se joindront au PQ, mais d’autres, plus à gauche, demeureront sceptiques. En effet, tandis que le mouvement ouvrier lance son deuxième front et s’engage dans un débat sur la formation d’un parti des travailleurs (dont le Front d’action politique des salariés, ou FRAP, sera le résultat le plus tangible), l’approche du PQ n’apparaît pas suffisamment à gauche aux yeux de certains, dont un grand nombre d’étudiants radicalisés, des comités de citoyens et des voix dissidentes de la gauche riniste. Il faut dire que René Lévesque n’a jamais caché son hostilité envers les tendances socialistes et indépendantistes du RIN, qu’il juge trop radicales, et pour son goût pour les manifestations. Les groupes les plus radicaux rejetteront catégoriquement la démocratie « bourgeoise » et s’allieront alors pour créer des organisations révolutionnaires, gravitant pour certaines autour du FLQ. Maintenant, quelle forme prendrait le socialisme québécois, et quelle voie emprunterait-on pour le réaliser ? Pour la gauche, il n’y a pas de réponses simples.
Au tournant des années 1970, le PQ de René Lévesque est à l’évidence un projet en évolution pour Pierre Bourgault et la nouvelle gauche, mais il est sans doute le meilleur véhicule politique dont ceux-ci disposent pour pratiquer ce que l’ancien chef riniste appelle la « radicalisation par le nombre ». Or, pour ce faire, le parti doit tisser des liens plus étroits avec les syndicats, les comités de citoyens et d’autres groupes populaires. Il doit en outre ajuster sa structure et son programme pour mieux refléter la perspective des milliers de péquistes qui ont été radicalisés au cours des dernières années. Pierre Bourgault imagine ainsi un PQ socialiste, un parti qui soit ouvert aux différents courants politiques de gauche et « respect [e] les acquis positifs des révolutions bourgeoises » pour admettre dans ses rangs « une gauche militante et dynamique qui ne trouve pas sa place [au PQ][7] ».
Le triomphe de l’Unité populaire, au Chili, donne au rêve de la gauche péquiste – celui d’un socialisme démocratique conquis par le bulletin de vote plutôt que par la gâchette, mû par la participation du peuple plutôt que par la domination des bureaucrates – et à la gauche québécoise un formidable élan. Cela n’a rien d’étonnant puisque le programme social et économique de l’UP s’apparente beaucoup au socialisme que plusieurs souhaiteraient voir instaurer au sein d’un Québec indépendant. Le succès que connaît initialement la grande vague de nationalisation du gouvernement Allende autorise dès lors à penser que le Québec pourrait reprendre le contrôle de son économie et la dégager de l’emprise des multinationales américaines sans en risquer la ruine, puisque, grâce à un mouvement populaire exceptionnellement combatif, bien organisé et mobilisé par une forte conscience de classe, la culture, l’éducation et les arts fleurissent au Chili.
La victoire électorale de Salvador Allende renforcera la conviction de Pierre Bourgault et de la gauche péquiste que le socialisme et l’indépendance n’appellent pas nécessairement la conquête par les armes, qu’il est possible d’atteindre de tels objectifs en passant par les urnes. Dans un article de la revue indépendantiste Point de mire paru en février 1971, Pierre Bourgault utilise l’exemple du Chili pour justifier son adhésion au PQ et convaincre les ex-rinistes pour qui le parti de René Lévesque n’est pas assez radical :
Le Parti Québécois a choisi les élections. Un nouveau motif d’espoir s’offre à tous ceux qui croient pouvoir vaincre au moyen des élections : c’est l’exemple du Chili où une coalition de gauche, dirigée par M. Allende, a réussi à battre ses adversaires aux points sans répandre une goutte de sang. Est-on moins révolutionnaire pour autant ? Cela devrait au moins nous convaincre tous d’essayer au moins encore une fois. C’est ce que pour ma part j’ai l’intention de faire[8].
Durant la courte période où ce dernier est rédacteur en chef de Point de mire, la revue couvre assidûment la situation au Chili. Le numéro d’octobre 1970 propose notamment un article intitulé « Chili : dans l’attente du 24 octobre », qui couvre les élections présidentielles et les manoeuvres de l’extrême droite chilienne et de la CIA pour empêcher l’investiture de Salvador Allende[9]. La directrice de l’actualité internationale, Adèle Lauzon, sera en outre dépêchée sur place le mois suivant pour couvrir, à titre d’« envoyée spéciale », le transfert de pouvoir au gouvernement d’Allende.
Dans le reportage qu’elle effectue depuis le Chili, elle souligne l’ampleur internationale et historique de cet événement : « Pour la première fois au monde, un gouvernement marxiste est porté au pouvoir par des élections démocratiques. Et ce, dans un continent identifié à la violence, qu’elle soit de droite ou de gauche. » Sous une photo du nouveau président chilien, la légende va comme suit : « Une inspiration pour la gauche du monde entier[10] ». Se gardant de tirer des conclusions trop hâtives, la journaliste termine son reportage avec un optimisme prudent :
L’expérience chilienne a prouvé qu’on pouvait « élire démocratiquement » un gouvernement de gauche et surmonter la crise qui peut suivre immédiatement. Ce qu’on ignore encore, ce que l’avenir dira, c’est la capacité de ce gouvernement de réaliser pleinement ses réformes sans devenir autoritaire et sans souffrir de représailles graves de l’extérieur ou de l’intérieur[11].
Pour Lauzon, Bourgault et une bonne partie de la gauche péquiste, la victoire de l’Unité populaire est encourageante : elle est signe que le socialisme et l’indépendance sont réalisables, par la voie parlementaire du PQ de surcroît, et qu’il est possible de vaincre face à la réaction de l’impérialisme américain.
Au sein du mouvement ouvrier, les leçons que l’on tire de ce premier chapitre de l’expérience chilienne sont les mêmes. Lorsque, au cours d’une entrevue en novembre 1971, on demande à Jean-Guy Loranger – économiste et auteur du manifeste anticapitaliste de la CSN Ne comptons que sur nos propres moyens – s’il croit possible de mettre en oeuvre des politiques économiques si radicales, il répond : « Ce qu’on ne croyait pas possible jusqu’à récemment, Allende a montré que c’était possible[12] ». Michel Chartrand, libéré à la mi-février 1971 après avoir fait l’objet d’une arrestation en vertu de la Loi sur les mesures de guerre, se montre catégorique quant à la futilité du terrorisme felquiste, soutenant pour sa part que le mouvement ouvrier devrait s’inspirer du Chili pour élaborer une stratégie révolutionnaire différente, plus prometteuse pour le Québec : « Ce n’est pas en en tuant deux ou trois qu’on va en venir à bout, il faut une révolution complète. Le mouvement ouvrier doit se politiser toujours davantage et le peuple va finir par prendre le pouvoir. Ça peut se faire démocratiquement, comme ça s’est produit au Chili avec Allende[13] ».
Parmi les volte-face inspirées par « la voie chilienne vers le socialisme », la plus remarquable est certainement celle de l’intellectuel felquiste Pierre Vallières. Dans son manifeste L’urgence de choisir paru en 1971, le journaliste et écrivain se justifie de s’être rallié au Parti québécois et à la voie électorale après la crise d’Octobre. Il affirme que, contrairement à ce qu’en disent les marxistes orthodoxes, René Lévesque et le PQ ne sont pas moins révolutionnaires que Fidel Castro, ou encore Hô Chí Minh et le Front de libération nationale (FLN)[14]. C’est toutefois le Chili d’Allende qui lui apparaît comme le modèle le plus intéressant pour l’avenir qu’il envisage pour le PQ. Bien que le nationalisme joue alors un rôle beaucoup plus important dans la trajectoire particulière du Québec, l’ex-felquiste déclare lors d’une entrevue, en 1971, que le socialisme auquel a adhéré la masse populaire au Chili et la lutte pour l’indépendance au Québec reflètent tous deux la même « volonté de libérer la société de la domination ». « En ce sens, il n’y a pas vraiment de différence entre un parti indépendantiste et “L’Unité populaire” du Chili. Bien que le contexte et les conditions dans lesquelles les deux mouvements se développent soient différents, le niveau de conscience sociale est sensiblement le même[15] ».
Des revues catholiques progressistes telles que Maintenant, Prêtres et laïcs et Relations suivent également de très près la trajectoire du Chili vers le socialisme, et les liens que l’on y fait avec le Québec ne manquent pas. Maintenant y consacre un numéro spécial tout entier, soit l’édition de juin-juillet 1971, intitulée « Pourquoi un dossier sur le Chili ? ». Dans l’introduction, les éditeurs proposent de s’attarder sur la situation au Chili, soulignant que cela pourrait aider à penser l’avenir du Québec. Pour eux, « la voie empruntée par le Chili, soit la poursuite d’une libération nationale (sur le plan économique) et de changements sociaux de nature structurelle à travers les élections et l’application complète de la légalité existante, est par plus d’un aspect [celle du Québec] ». En effet, les parallèles sont si évidents que « le Québec par rapport au Chili se trouve comme au balcon, spectateur d’une avant-première en quelque sorte […] D’où l’importance de chercher à comprendre comment cet événement a été possible au Chili et de suivre de près comment la poursuite de cette expérience sera contrée, partiellement ou totalement, par les minorités possédantes locales et par les agents de l’impérialisme américain[16] ». La revue Maintenant apporte à l’époque un appui enthousiaste au PQ et compte notamment parmi ses éditeurs et collaborateurs plusieurs grandes figures péquistes et intellectuelles, dont Louis O’Neill, Jacques-Yvan Morin, Guy Rocher et Fernand Dumont[17].
Malgré la nette tendance marxiste du président Allende et des principaux partis de la coalition de l’Unité populaire, les intellectuels catholiques liés au PQ sont nombreux à être séduits par le Chili au début des années 1970. « Le rêve de construire une société socialiste engendre actuellement une grande attirance auprès des esprits réformistes qui estiment que le monde capitaliste requiert des transformations profondes », observe Louis O’Neill dans l’édition de février 1973 de Prêtres et laïcs. « Au Québec, l’option socialiste semble gagner du terrain. » Il classe de fait « la tentative de socialisme démocratique entreprise par le gouvernement Allende au Chili » au nombre des grandes réalisations du marxisme (au même titre que la puissance du bloc soviétique et la révolution chinoise), cependant non flétrie par la répression ou la lourde bureaucratie qui caractérisent la plupart des régimes communistes[18].
Cet attrait qu’exerce le Chili d’Allende sur les catholiques de gauche en amènera plusieurs à partir vers l’Amérique du Sud pour être aux premières loges. Dans la revue jésuite Relations, Yves Vaillancourt amorce ainsi un dossier sur le sujet en expliquant qu’au stade où en est le mouvement québécois, « il est indispensable de tenir compte des diverses expériences socialistes en cours ailleurs, en vue de mieux inventer et faire le souhaitable et le possible québécois ». À leur retour du Chili, Yves Vaillancourt et ses collaborateurs rapportent sans tarder leurs observations sur l’expérience chilienne et les leçons qu’on peut en tirer pour le Québec : le mouvement ouvrier du Chili a des avantages que « nous ne tardons pas à envier », annonce Vaillancourt. Ce dossier permet de mettre en lumière « certains faits chiliens qui correspondent à des aspirations québécoises : des partis politiques des travailleurs, des entreprises autogérées, des quartiers populaires organisés ». Le Chili, où l’on constate des liens étroits entre les partis de l’UP, les syndicats et les autres organisations populaires, constitue dès lors un exemple puissant, un modèle à suivre : « Dans le contexte de cette tâche, le cas chilien nous apparaît spécialement intéressant[19] ».
Du point de vue idéologique, le cas du Chili contribue néanmoins principalement – avant comme après le coup d’État – à étayer le discours de la gauche quant à la possibilité de passer par la voie parlementaire pour donner corps au socialisme québécois. Comme l’explique Yves Vaillancourt en 1972, « ce qui caractérise le projet social de l’U.P., ce n’est pas seulement l’ensemble de ses objectifs, c’est aussi, et peut-être principalement, la manière de les atteindre ». Ainsi :
L’U.P. veut aller vers le socialisme, en respectant et en utilisant la légalité et les institutions démocratiques bourgeoises. L’U.P. prétend pouvoir changer radicalement l’économie, l’État, la société, sans déroger à la Constitution.
C’est ici que se situe l’originalité du projet de l’U.P., c’est ici également que se logent les causes principales de ses difficultés et de sa fragilité[20].
Avant le coup d’État, l’exemple du Chili d’Allende donne effectivement plus de crédibilité à la stratégie entriste de la gauche péquiste, et même ses critiques les plus sévères le reconnaissent. « On parle beaucoup du Chili depuis deux ans », remarque-t-on en février 1973 dans la revue Mobilisation. Malheureusement, cette discussion a surtout renforcé la perspective « de nombreux “péquistes de gauche” et certains syndicalistes “à la Gérin Lajoie” » en propageant ce que les éditeurs de Mobilisation conçoivent comme une forme de dépendance débilitante à la légalité bourgeoise dans la lutte pour la libération du Québec. Dans la revue, fondée par des ex-rinistes proches du FLQ qui érigeront plus tard la Ligue communiste (marxiste-léniniste) du Canada, une des deux organisations marxistes-léninistes les plus influentes, on déplore que « l’on compare très artificiellement la stratégie de l’Unité Populaire à celle du P.Q., pour conclure qu’elles sont identiques et comme l’Unité Populaire est un mouvement révolutionnaire, conséquemment le P.Q. doit l’être » – une analogie qui s’avère « très efficace pour leurrer beaucoup de travailleurs et aussi beaucoup de militants du P.Q.[21] ». Au grand dam du mouvement marxiste-léniniste, le Chili contribuera grandement à consolider l’hégémonie du PQ sur le mouvement ouvrier et sur la gauche plus généralement.
Bonhommes sept-heures, épouvantails, et même le Chili : les élections de 1973
En novembre 1973, Maintenant publie un deuxième numéro spécial sur le Chili, qui a pour titre « Le Chili après Allende ». La couverture est éloquente : dans la partie supérieure, sous les mots « Le Chili », une photo de jeunes adultes souriants dans une salle de classe, puis la légende « RÊVE » ; dans la partie inférieure, une autre photo où l’on voit cette fois des soldats dans les rues de Santiago en train d’aligner des détenus au sol, devant un tank menaçant, accompagnée de la légende « CAUCHEMAR ».
Le spectacle sinistre de la chute de Salvador Allende ne pouvait qu’assombrir l’horizon politique de ceux qui avaient placé de si grands espoirs dans l’exemple du Chili. L’assassinat, la torture et l’emprisonnement méthodiques des militants de la gauche chilienne par la dictature de Pinochet émeuvent, d’autant plus que les Québécois vivant au Chili ne sont pas épargnés. Cette fin tragique de l’expérience chilienne jette le doute sur le projet de la gauche péquiste et sur l’ambition d’opérer des changements radicaux par la voie démocratique.
Les adversaires réactionnaires du parti souverainiste auront tôt fait d’exploiter, quelques semaines plus tard, pendant la campagne électorale de 1973, les nombreux rapprochements établis entre le Québec et la malheureuse nation sud-américaine, dépeignant le PQ comme un parti porté vers le changement révolutionnaire. La première salve de cette comparaison est ainsi tirée le 7 octobre, au lancement de la campagne de l’Union nationale. Lorsqu’il présente le chef du parti Gabriel Loubier aux partisans réunis à Saint-Charles-de-Bellechasse, le député Jean-Noël Tremblay réchauffe la foule en comparant René Lévesque au défunt président Salvador Allende. Il évoque en outre le spectre d’un sort comparable pour le Québec si le PQ en venait à obtenir la majorité des voix. Pour lui, le prétendu nationalisme de René Lévesque « n’est qu’un paravent pour assaisonner le Québec à la sauce Chili[22] ».
Le chef unioniste, pour ne pas être en reste, implore son adversaire péquiste de « cesser d’inciter le peuple au suicide collectif[23] ». Rappelant que ce dernier avait « vanté les mérites du gouvernement Allende dans la [sic] Journal de Montréal », Gabriel Loubier s’interroge : « tenterait-il la même expérience comme l’indiquait Pierre Bourgault dans une édition de Dimanche-Dernière-Heure [sic] de septembre 1973. [sic] Le Québec connaîtrait-il l’agonie du Chili[24] ? »
Si l’on en juge par la fréquence à laquelle les candidats du PQ ressentent la nécessité d’écarter l’analogie chilienne, celle-ci touche manifestement un point sensible. Devant une foule de quelque 700 personnes, dans le comté de Dorion, René Lévesque réfute l’accusation du chef de l’Union nationale, affirmant qu’il n’y a absolument aucun parallèle à faire entre le Québec et le Chili et que, dans le contexte de l’Amérique du Sud, le président Allende était « un homme qui avait peut-être fait beaucoup d’erreurs mais qui a fait son possible[25] ».
Malgré son ton hautement alarmiste, la question du chef unioniste recèle en fait un certain fond de vérité. Comme nous l’avons vu, Pierre Bourgault – et plusieurs membres de la gauche péquiste – croyait possible d’établir un Québec socialiste et indépendant en empruntant la voie parlementaire, et avait trouvé dans le Chili de Salvador Allende « un nouveau motif d’espoir[26] ». René Lévesque avait pour sa part témoigné son admiration pour le défunt président dans les pages du Journal de Montréal, le décrivant comme un « démocrate », un « homme de consensus » et « de bonne volonté »[27].
En tant que journaliste, René Lévesque avait manifesté un intérêt profond et constant pour la politique mondiale ; on ne s’étonne donc pas du fait qu’il ait, lui aussi, accordé une attention particulière au Chili d’Allende. Mais contrairement à Pierre Bourgault, il n’avait pas l’intention d’imiter la tentative du président chilien pour réaliser le projet d’une société socialiste. Comme le souligne Věra Murray, René Lévesque et son cercle de technocrates – formé d’anciens fonctionnaires et d’anciens membres du Parti libéral du Québec – avaient, sur le plan économique et social, une vision de l’indépendance très différente de celle prônée par la gauche péquiste, ce qui a souvent engendré des frictions[28]. L’ « indépendance tranquille » que convoitait le chef péquiste devait permettre à un Québec affranchi des contraintes du fédéralisme canadien de poursuivre les réformes modernisatrices qui avaient été entreprises par le gouvernement Lesage.
Les textes de René Lévesque sur le Chili d’Allende illustrent bien les divergences importantes qui opposaient le chef et le noyau technocratique du parti à l’aile radicale de Pierre Bourgault. Avant le coup d’État, René Lévesque relève les éléments les plus réformistes du programme de l’Unité populaire et cite en exemple l’expérience chilienne, laissant entendre que le Québec pourrait accéder à l’indépendance sans trop de bouleversements. Dans un article paru le 23 juin 1972 dans Le Journal de Montréal, il souligne l’importance de comprendre les affaires internationales pour contrer ce qu’il appelle le « terrorisme folklorique » dont on se sert alors pour effrayer le peuple québécois :
L’une des « peurs » que les propagandistes du statu quo exploitent volontiers contre la souveraineté québécoise, c’est le terrible mystère de la jungle internationale : s’il fallait que nous soyons pris avec notre propre monnaie, avec nos problèmes de balance des paiements, avec d’occasionnelles mauvaises humeurs des autres pays… brrr… tremblez, mortels…[29]
Pour remettre les choses en perspective, le chef péquiste propose d’observer comment « des pays infiniment plus mal pris que ne le serait le Québec réussissent quand même à s’en tirer et à flotter[30] ». L’exemple qu’il choisit pour rassurer ses lecteurs est celui du Chili et de ses efforts pour recouvrer sa souveraineté économique face à l’opposition américaine. À l’époque, la situation du pays semble se stabiliser, ce qui porte René Lévesque à conclure que si le gouvernement Allende, « le mouton noir No 1 du monde occidental », peut tenir tête aux multinationales, voire à l’empire américain, et ainsi reconquérir sa souveraineté économique, alors il n’y a pas de raison de croire que le Québec ne pourrait pas en faire autant avec beaucoup moins de difficulté. « O.K. ? On respire un peu mieux, peut-être[31] ? … »
À la suite du coup d’État, le chef du PQ change de tactique. Ainsi, dans une chronique publiée deux jours après les événements, René Lévesque déclare que c’est finalement la position géographique du Chili qui aura décidé de son sort, le pays se trouvant sur un « continent où militarisme et coups d’État sont une maladie endémique[32] ». Il reprend plus tard ce même thème dans une autre chronique, assimilant le coup d’État à la manifestation d’une maladie régionale : « la contagion a été trop forte et le Chili rentre à son tour sous les commandants[33] ». Cherchant sans doute à éviter des comparaisons inconfortables entre le Chili et le Québec, René Lévesque minimise par ailleurs le rôle prépondérant de l’impérialisme américain – à travers la CIA et des sociétés multinationales comme l’International Telephone and Telegraph Corporation (ITT) – dans l’expérience chilienne, un rôle que ses chroniques précédentes avaient pourtant mis en évidence.
En campagne, le spectre du Chili s’avère, bien entendu, plus difficile à écarter. Pour contrer les attaques des partis adverses qui soutiennent que le Québec payerait cher s’il devait accéder à l’indépendance, le PQ dévoile un modèle budgétaire pour la première année d’un Québec souverain, son fameux « budget de l’an 1 », qui sera présenté par son candidat vedette, l’économiste Jacques Parizeau[34]. Ce budget, qui vise à rassurer l’électorat et qui deviendra la « pièce maîtresse de la campagne », laisse entendre « en termes très prudents », rapporte-t-on dans Le Devoir, que le Québec prendrait « certaines distances » vis-à-vis des États-Unis afin de limiter, « pour une part », les influences économiques extérieures. Lors de la présentation du modèle budgétaire, M. Parizeau perd sa contenance, « [p] our une fois, la seule durant la conférence de presse », devant la question d’un journaliste, qui établit un parallèle incommodant : « La récente expérience du Chili ne démontre-t-elle pas que ne se distance pas qui veut des puissants américains ? ». L’économiste s’insurge contre cette analogie, la jugeant aussi ridicule que celle qui avait été faite durant la campagne de 1970, où l’on avait comparé un Québec indépendant au Biafra. « Il existe 140 pays dans le monde et nous pouvons nous comparer à beaucoup d’entre eux où les choses vont bien », répond alors M. Parizeau, d’un ton exaspéré[35].
Le budget de l’an 1 – du « créditisme pour intellectuels[36] », selon Robert Bourassa – n’a pas du tout l’effet escompté. Les libéraux profitent de l’occasion pour sonner l’alarme quant au coût éventuel de l’indépendance, des conséquences économiques désastreuses qui rappellent étrangement les problèmes d’origine extérieure subis par le gouvernement Allende. « Fuite des capitaux, perte d’emplois, baisse du niveau de vie, exil pour les jeunes, ce sont les drames qu’agite le premier ministre du Québec dans toutes ses assemblées », lit-on dans Le Devoir, le 15 octobre. Robert Bourassa, comme Gabriel Loubier avant lui, met en outre la population en garde contre les risques de dévaluation si le Québec se dotait de sa propre monnaie[37].
L’offensive des libéraux est à ce point semblable à celle des adversaires unionistes et créditistes du PQ que le chef parlementaire du Parti québécois, Camille Laurin, incrimine à tort Robert Bourassa d’avoir eu recours à l’analogie du Chili. En effet, devant une foule de près de 300 personnes, à Trois-Rivières, il accuse le premier ministre de s’acharner à « ressusciter les fantômes de la crise de mai 1972 pour le simple plaisir de provoquer un nouvel affrontement avec les chefs syndicaux, à sortir des épouvantails, des bonhommes sept-heures et à associer même le Chili à la campagne électorale [en cours] ». Ces tactiques « irresponsables » et « scandaleuses » ne sont qu’un « écran de fumée » pour faire oublier aux Québécois les vrais problèmes, comme le chômage, les fermetures d’usines et les faibles salaires, rétorque le péquiste[38].
Robert Bourassa sait très bien que cette ombre hante la campagne du Parti québécois et ne s’étonne guère de la profusion de parallèles internationaux qui caractérisent la propagande électorale. Il n’y a là pour lui rien de nouveau : « Dans toutes les campagnes, tous les partis font référence à divers pays pour appuyer leurs thèses. Le PQ parle de la Tanzanie, ou de l’Algérie, l’UN parle du Chili, et le reste[39] ». Or, si les libéraux ne font jamais directement mention du Chili de manière aussi directe que l’Union nationale, ils passent maîtres dans l’art de faire des allusions subtiles. Tandis qu’ils dépeignent, tout au long de la campagne, le PQ comme le parti de la discorde et de la lutte des classes, ils se présentent comme le parti « de la loi et de l’ordre ». Et en plus de la catastrophe économique qui, selon eux, accompagnerait l’indépendance, les libéraux insinuent que le Québec tomberait sous le joug d’une dictature marxiste si le PQ accédait au pouvoir.
Le 29 octobre 1973 est une victoire écrasante pour les libéraux, qui remportent 54 % des voix et 102 sièges (sur 110) à l’Assemblée nationale. Robert Bourassa obtient ce jour-là la plus forte majorité de l’histoire politique du Québec, tandis que le PQ passe de 7 à 6 sièges. Bien que le Parti québécois ait recueilli 30 % du vote, soit 7 % de plus qu’aux élections précédentes, le résultat est une déception pour la plupart des souverainistes. Les scénarios apocalyptiques échafaudés par les libéraux, l’Union nationale et le Crédit social se sont avérés plus convaincants pour les électeurs que les projections financières postindépendance préparées par les économistes du PQ.
Au terme des élections, un large consensus émerge dans les cercles péquistes : la peur en général – et particulièrement le spectre effrayant du Chili qui planait sur la campagne – a joué un rôle déterminant dans la victoire des libéraux. Quelques jours plus tard, Jacques Parizeau analyse la campagne dans une chronique de l’hebdomadaire Québec-Presse. Pour lui, les images qui surnagent « avec une force singulière » pendant la campagne sont imprégnées de « la frousse, la panique » : « La peur du Biafra en 1970, du Chili en 1973, ou du Paraguay en 1977 (si ce n’est le Basutoland). La peur du dollar qui s’effondre. Des capitaux qui fuient. Du skidoo qui disparaît. De la violence qui recommence. Le sang sur les mains et le compte en banque qui fond[40]. »
Cette peur a de toute évidence entravé le succès du PQ, et le coup d’État au Chili a pesé lourd dans la balance. La question qui se pose dès lors pour le PQ est de savoir comment y remédier.
L’extrémisme et ses démons : les débats au PQ après les élections
L’issue décevante des élections provinciales est le catalyseur de vifs débats sur les choix stratégiques du leadership du Parti québécois. Des divergences émergent notamment quant aux moyens d’accéder à la souveraineté, mais surgissent aussi dans un horizon plus large, par exemple lorsque l’on réfléchit à la manière de dissiper la peur instaurée si efficacement par les libéraux, qui en a dissuadé un bon nombre d’appuyer le projet péquiste. Comme le souligne Pierre Vallières dans ses mémoires politiques, le clivage idéologique entre les deux clans du parti se creuse de plus en plus à la suite des élections du 29 octobre 1973 :
La deuxième défaite électorale du P.Q. et l’écrasante victoire des libéraux eurent pour effet d’envenimer dangereusement les tensions et les dissensions qui se développaient depuis un certain temps déjà à l’intérieur du parti « souverainiste ». La gauche du P.Q. reprochait vivement à René Lévesque le caractère autoritaire, « duplessiste », de son leadership. Le chef, quant à lui, était pressé d’en finir avec les « rêveurs brouillons » de l’indépendance et du socialisme[41].
Cette défaite électorale fait aussi ressortir la dualité intenable de la politique péquiste. Depuis la fondation du PQ, en 1968, l’aile gauche a généralement beaucoup de poids en congrès pour ce qui touche au programme. Cette influence se traduit avec le temps par une stratégie économique nettement ancrée à gauche et l’engagement d’un éventuel gouvernement péquiste à déclarer l’indépendance du Québec dès son arrivée au pouvoir. Mais René Lévesque et ses proches alliés exercent une « influence primordiale » sur les modes d’action politique du PQ, fait remarquer Věra Murray. Ils préfèrent adoucir les éléments les plus radicaux du programme lorsqu’ils le présentent aux électeurs[42]. Le parti se trouve donc devant un dilemme : il faut soit rapprocher le programme du discours rassurant de René Lévesque, soit rajuster la rhétorique – et la stratégie politique dans son ensemble – pour mieux refléter le programme.
Pour la gauche péquiste, les résultats des élections démontrent que la formule rassurante du leadership n’a pas su convaincre la population. André Larocque et Robert Burns, tous deux membres de l’exécutif, croient qu’il vaudrait mieux abandonner cette stratégie de communication, car le projet d’indépendance est tout simplement trop radical pour être rassurant[43]. Au lieu de se concentrer sur des campagnes médiatiques présentant une version édulcorée du projet politique en période électorale, le PQ doit dialoguer avec les Québécois au quotidien, surtout entre les élections, afin de gagner la confiance du peuple et d’ainsi démembrer les épouvantails de l’opposition[44]. La gauche réclame une réorientation de la stratégie du parti, préconisant une meilleure organisation au niveau des circonscriptions, de plus grands efforts de sensibilisation et de mobilisation, et un rapprochement entre le parti et les syndicats, les comités de citoyens et les autres groupes populaires. Pour établir la confiance nécessaire à ce que la population résiste à la campagne de peur des détracteurs de l’indépendance, le PQ doit donc se montrer plus militant et plus engagé auprès des citoyens.
Dans son analyse des élections de 1973, la gauche du PQ reçoit l’aide d’un allié inattendu : Jacques Parizeau, l’un des estimés technocrates de René Lévesque. À l’instar de la gauche péquiste, M. Parizeau estime qu’il n’est pas réaliste d’espérer une sorte de remède miracle qui ait un effet immédiat sur les couches les plus hésitantes ou les plus craintives de la population. « Le PQ n’est pas rassurant et le ne sera jamais […] C’est la fierté qui nous amènera à faire l’indépendance, mais la frousse jouera toujours. Certains auront peur de se faire tuer, comme au Chili ou au Biafra, d’autres de perdre leur culotte. Il faut dégonfler la peur en l’usant[45] ». Quoiqu’un peu ambiguë, la solution qu’il propose va dans le même sens que le discours de l’aile gauche, c’est-à-dire que pour dissiper les craintes de la population, il faut nécessairement passer par un processus d’éducation politique de longue haleine.
Malheureusement pour la gauche péquiste, René Lévesque ne renonce pas si facilement à sa conception d’une indépendance tranquille. Invoquant la part grandissante du vote recueillie par le PQ, le chef et le noyau technocratique du parti rejettent en effet les critiques formulées à l’égard de leur stratégie électorale, et parlent plutôt de « “victoire morale” ou d’une élection “volée”[46] ». René Lévesque admet que le parti n’était pas suffisamment préparé pour les élections, mais attribue cela aux « tiraillements entre radicaux et modérés qui ont marqué 1972[47] ».
De la chute d’Allende, ce dernier retient qu’en politique, la modération est d’une grande importance. Dans ses chroniques post-coup d’État au Journal de Montréal, il affirme que le président Allende a été renversé parce qu’il s’est retrouvé coincé entre « deux camps implacablement opposés ». D’une part, « le conservatisme obtus et ses franges assassinées », et de l’autre, « les lubies et l’extravagance provocatrice de l’extrême gauche ». Incapable d’exorciser « l’extrémisme et tous ses démons », Salvador Allende est ainsi « mort d’avoir été démocrate, c’est-à-dire homme de consensus dans un climat de tout ou rien ». C’est toutefois à la gauche révolutionnaire chilienne et ses sympathisants de l’étranger que René Lévesque impute l’essentiel de la responsabilité, condamnant d’un ton incisif « les excités du “pouvoir populaire” et tous les chevaliers de la table rase, ceux du Chili comme toutes les mouches du coche venues d’ailleurs pour jouir de l’expérience », pour qui les réformes du gouvernement Allende étaient « toujours trop peu et trop tard »[48].
Dissiper les craintes que suscite l’indépendance demeure certes important pour René Lévesque, mais contrairement à Jacques Parizeau et à l’aile gauche, qui soutiennent que ces craintes ne pourront s’estomper qu’avec le temps, le chef péquiste croit que le parti aurait pu faire davantage pour rassurer les électeurs lors des élections de 1973. Selon lui, la principale erreur du PQ est d’avoir trop tardé à annoncer clairement ses intentions quant à la tenue d’un référendum sur l’indépendance[49]. À ses yeux, il importe donc surtout d’adapter le programme du PQ en y inscrivant un référendum obligatoire et, de manière plus générale, de prendre la maîtrise de l’appareil du parti pour mettre fin aux dissensions internes provoquées par l’aile gauche.
« Le Québec n’est pas une île » : l’étapisme et la peur de l’interventionnisme américain
C’est Claude Morin qui inspire à René Lévesque la proposition stratégique d’un référendum – que l’on viendra à appeler « étapisme ». Depuis son arrivée au PQ, Morin se concentre sur la question de l’accession à la souveraineté, convaincu que le parti devrait, pour des raisons tant électorales que géopolitiques, s’engager explicitement à tenir un référendum sur l’indépendance s’il est porté au pouvoir, plutôt que de traiter chaque vote pour le PQ comme un vote pour l’indépendance. Pour lui, la défaite d’octobre 1973 révèle que, devant l’idée d’un Québec indépendant, « la frousse jou [e] encore » pour trop de gens. Pour gagner les prochaines élections, le parti devrait donc dissocier l’élection d’un gouvernement péquiste de l’établissement d’un État souverain[50]. Il pourrait de cette manière rallier ceux et celles qui en ont assez des libéraux, mais qui n’adhèrent pas nécessairement à la cause de l’indépendance.
Ce discours ostensiblement électoraliste en faveur d’un référendum est accompagné d’un argumentaire plus subtil sur les relations internationales. Comme le signale Claude Morin à maintes reprises, si le PQ ne peut pas se permettre de « bousculer » la population, il ne peut pas non plus se permettre de « bousculer » l’empire américain. À l’international, le PQ est considéré comme une formation politique « de style Spartacus et de tendance Robin des bois », une perception qui trouble profondément Morin[51]. Étant donné la réputation de radicalisme du mouvement souverainiste québécois, le PQ ne peut pas se fier complaisamment au « sacro-saint principe de la non-ingérence dans les affaires internes des autres peuples » pour le protéger, puisque « l’arrivée éventuelle d’un nouvel intervenant sur la scène internationale » pourrait « déplaire » à d’autres acteurs qui suivent de près le processus et qui sont susceptibles de provoquer le « désordre ». « Il fa[u]t se mettre dans la tête qu’un Québec en instance d’apparition internationale ne serait pas seul sur la planète[52]. »
Les préoccupations de Claude Morin rejoignent les craintes déjà formulées par son ami de longue date Claude Castonguay, qui dit s’attendre à ce que les États-Unis et ses multinationales fassent naître l’instabilité au Québec si la province tente de déclarer l’indépendance. Après la campagne d’octobre 1973, le ministre libéral sortant avance, lors d’une longue entrevue accordée au Devoir, que la souveraineté du Québec, de la même façon que la funeste tentative du Chili, qui a voulu bâtir une société socialiste par la voie parlementaire, se buterait inéluctablement à l’empire américain. « Au moment des événements du Chili, les gens ont réagi en termes d’intervention des États-Unis, affirme-t-il. Alors, qu’est-ce qui nous fait penser que les États-Unis regarderaient de façon tout à fait impassible un Québec séparé ? » Puis il renchérit, ajoutant qu’un Québec indépendant serait tout aussi vulnérable aux « moyens [désormais] raffiné [s] » de la puissance américaine. « S’ils voulaient intervenir, ils pourraient le faire de bien des façons : combien d’entreprises ne peuvent-ils (les États-Unis) pas télécommander dans une certaine mesure au Québec ? », demande M. Castonguay pour la forme, faisant allusion à la forte présence dans la province de multinationales américaines comme l’International Telephone and Telegraph Corporation (ITT), qui avait participé, avec la CIA, à la déstabilisation du gouvernement de l’UP. « C’est un peu ce qu’on les accuse d’avoir fait au Chili[53] ».
René Lévesque partage l’inquiétude de Morin et de Castonguay face aux risques d’ingérence des États-Unis dans un Québec indépendant – surtout si le futur gouvernement du PQ avait le malheur de prendre une direction politique qui indispose les Américains. Le chef péquiste est parfaitement conscient du rôle qu’ont joué les compagnies multinationales dans la campagne de déstabilisation de l’administration Nixon contre le gouvernement Allende, et a d’ailleurs déjà dénoncé, dans son commentaire de juin 1972 sur la situation au Chili, la collusion de l’ITT avec la haute société chilienne et la CIA. Au Québec, la « pieuvre corporative » est bien connue du public, notamment pour la généreuse concession forestière accordée par le gouvernement Bourassa à Rayonier, une filiale de l’ITT, pour l’exploitation d’une usine de pâte à papier sur la Côte-Nord[54]. Après le coup d’État, René Lévesque s’inquiète du radicalisme excessif qu’a connu le Chili d’Allende et souhaite de ce fait l’éviter. En décembre 1974, lors d’une assemblée à l’Université Laval, un étudiant formule une longue question au sujet du Chili, mettant timidement le chef du PQ en garde contre la superpuissance américaine. Dans sa réponse, rapportée à l’époque par la presse canadienne, ce dernier déclare en substance que « les États-Unis [ont] profité d’une gauche extrême au sein du gouvernement Allende pour provoquer le mécontentement populaire et favoriser le coup d’État ». « Il en tire toutefois une leçon et il soutient que le PQ “ne cautionnera pas les gauchistes au Québec”, évoquant un peu plus tard les gestes du FLQ en 1970[55] » souligne le journaliste Pierre Bellemare. L’interventionnisme américain est, selon lui, une dure réalité dont le mouvement souverainiste doit tenir compte.
C’est donc un mélange de considérations électorales et de prudence géopolitique qui pousse plusieurs des figures réformistes des hautes sphères du PQ à se ranger du côté de l’étapisme. Au nombre de ceux qui se rallieront à René Lévesque et à Claude Morin, on compte Jacques-Yvan Morin, Guy Joron, Marc-André Bédard et Claude Charron, des péquistes pour qui, aux yeux de Pierre Godin, « le pragmatisme transcende tout le reste ». Ces derniers, à l’instar du chef péquiste, estiment qu’il est nécessaire non seulement de rassurer l’électorat sur la tenue d’un référendum obligatoire, mais aussi de tenir compte « du fait que le Québec n’est pas une île aux confins du continent américain[56] ».
Le cinquième congrès : la gauche péquiste désarmée
Malgré l’appui de René Lévesque et d’autres figures dirigeantes du PQ, l’étapisme de Claude Morin peine à s’imposer à l’approche du cinquième congrès du parti. Comme Morin le constate lorsqu’il présente sa stratégie référendaire, bon nombre de militants considèrent l’étapisme comme « une idée d’un révisionnisme outrageant[57] », une logique qui revient à diluer la promesse d’un Québec indépendant au profit d’un plus grand nombre de votes. D’une part, au sein de la base, on se méfie de l’électoralisme, ou on le dédaigne ; d’autre part, l’étapisme se heurte à une vive opposition de la gauche péquiste.
Claude Morin réalise que ses arguments géopolitiques en faveur d’un référendum auraient beaucoup plus de poids à la lumière des récents événements au Chili. Comme l’explique Pierre Godin, il sait que l’Unité populaire d’Allende a trouvé écho auprès de plusieurs radicaux et que nombre d’entre eux le comparent au projet péquiste d’accession au socialisme par la voie parlementaire :
L’analogie chilienne frappe Claude Morin. En effet, depuis 1968, le marxisme est très prisé chez les intellectuels québécois, dans les collèges, les universités, les syndicats. Les radicaux du PQ, notamment l’aile gauche incarnée par Montréal-Centre, considèrent le parti comme l’aile avancée du prolétariat, suivant le moule marxiste[58].
Morin décide dès lors de tourner à son avantage le choc du 11 septembre 1973, qui avait ébranlé l’aile gauche et ses rêves inspirés par l’élection d’Allende : « L’exemple chilien est encore trop frais dans les mémoires pour ne pas être pris en considération[59]. » « Prétendre qu’une simple majorité parlementaire suffit pour déclarer l’indépendance » – sans un mandat clair et sans équivoque issu d’un référendum où plus de 50 % de la population québécoise se sera prononcée en faveur de la souveraineté – serait « suicidaire » selon lui. Le PQ se placerait alors « dans la même situation explosive que l’ex-président chilien Salvador Allende[60] ». Claude Morin craint que, si un futur gouvernement péquiste tentait de déclarer l’indépendance sous un tel « prétexte », il connaîtrait probablement le même sort que le défunt président, qui, quoiqu’il n’ait remporté les élections qu’avec 36,6 % des voix contre deux adversaires, a « néanmoins entrepris d’appliquer, souvent par décrets, son programme de gauche comme s’il avait bénéficié de la majorité absolue du vote populaire ». Salvador Allende s’est de la sorte rendu vulnérable à l’intervention étrangère : « Ses ennemis internes et externes (CIA) eurent beau jeu d’animer contre lui à peu près toutes les tendances de l’opposition[61] ». Pour Claude Morin, il est tout simplement allé trop loin, ou trop vite. Il a dépassé les limites d’un mandat « imprécis » – et a nationalisé des actifs américains – et a ainsi dangereusement compromis son gouvernement en l’exposant à la réplique des États-Unis[62].
René Lévesque approuve en tout point l’analogie de son confrère, mais tous deux se gardent de se livrer à de telles comparaisons publiquement. « Dans l’atmosphère du temps, se rappelle Claude Morin, cela aurait amené des gens (surtout les adversaires) à faire des parallèles entre le PQ et la gauche chilienne ou, si vous voulez, entre Lévesque et Allende[63] ! » Les chroniques de René Lévesque au Journal de Montréal ayant déjà été la cible de l’unioniste Gabriel Loubier, les deux péquistes veulent éviter que de tels rapprochements nuisent davantage à leur stratégie rassurante. Claude Morin garde donc son argument chilien pour des circonstances où il pourrait être utilisé plus discrètement.
L’occasion se présente six semaines avant le congrès, lors d’une réunion de l’exécutif du parti et du caucus parlementaire. Cherchant à rallier la direction du parti à l’idée d’inscrire dans le programme un référendum obligatoire, le père de l’étapisme fait le point sur l’accession à la souveraineté. Pour étayer ses propos, raconte-t-il, il s’appuie fortement sur l’exemple du Chili d’Allende :
[J]e me suis servi de l’expérience chilienne dans les discussions internes au sein de l’exécutif du PQ dont je faisais partie, pour convaincre les membres encore réfractaires à l’idée du référendum […]. [L]’argument chilien a surtout servi à convaincre, à huis clos, l’exécutif du parti. Une fois l’exécutif d’accord avec le référendum, les choses devenaient plus simples avec le congrès lui-même[64].
Si Claude Morin doit finalement se contenter d’un compromis, il parvient tout de même à gagner l’appui de l’exécutif et de l’aile parlementaire, y compris les représentants de la gauche, pour faire une place au référendum dans le programme[65].
Morin a senti que le coup d’État avait fait diminuer les attentes de la gauche péquiste. Pierre-Jean Méhu, chroniqueur aux nouvelles internationales pour Québec-Presse, exprime bien le sentiment d’une bonne partie de l’aile gauche du PQ lorsqu’il déclare que le renversement du gouvernement Allende a tué l’espoir « que le socialisme par des moyens pacifiques, sans gibet ni peloton d’exécution [soit] possible et souhaitable », ajoutant qu’« avec les événements […] qui se déroulent au Chili, il va devenir de plus en plus difficile de croire que la justice pour tous puisse être obtenue par des moyens pacifiques »[66]. Au cours des années suivantes, les jeunes activistes qui auraient autrement trouvé un foyer politique chez les péquistes se tourneront de plus en plus vers le mouvement marxiste-léniniste[67].
Parmi les représentants de l’aile gauche siégeant au comité exécutif, il y en a au moins un dont les événements au Chili calmeront l’ardeur, avant même que Claude Morin ne présente son argumentaire. Lorsque Théo Gagné est élu à l’exécutif du PQ (il prendra le siège de Jacques Parizeau après la démission de ce dernier, à la suite des élections d’octobre 1973), Québec-Presse l’interroge sur les leçons qu’il tire du renversement d’Allende. Le syndicaliste, qui avait été membre du comité de rédaction de la revue Socialisme et s’était notamment rendu au Chili avec une délégation de mineurs en 1972, met en garde ceux qui croient que le Québec est sur le point de réaliser le rêve du socialisme et de l’indépendance : « Du Chili, Gagné retient que la lutte sera longue contre “les exploiteurs internationaux” et qu’un petit pays comme le Québec, juste à côté du géant américain, devra y aller par étapes[68]. » Le coup d’État donne ainsi à l’étapisme de Claude Morin l’assise nécessaire pour progresser.
À l’aube du cinquième congrès national du parti, qui se tient au Petit Colisée de Québec du 15 au 17 novembre 1974, on a déjà soigneusement jeté les bases de la résolution référendaire de Claude Morin. L’exécutif et l’aile parlementaire adoptent la motion à l’unanimité. Un sondage rendu public peu avant le congrès révèle que 83 % des Québécois sont favorables à l’idée d’un référendum sur la souveraineté. Et en plénière, René Lévesque « jette tout son poids dans la balance[69] » : « Le référendum nous permettra de confirmer notre légitimité ici comme ailleurs », plaide ce dernier, en faisant une « référence discrète à l’opinion internationale[70] ». Comme le fait remarquer Jean Décary, « [s]i elle n’est pas clairement exprimée au début, l’idée de faciliter la reconnaissance internationale du Québec fait également partie de la rhétorique des tenants du référendum[71] ».
La résolution se heurtera malgré tout à une opposition beaucoup plus forte que prévu. L’assentiment est « loin d’être unanime » parmi les délégués : 353 voix s’opposent au référendum obligatoire, contre 630 en sa faveur. « À l’annonce des résultats, beaucoup déchirent leur carte de membre qu’ils lancent avec mépris sur le parquet du congrès[72] ». René Lévesque, qui se réjouit de l’issue du vote, applaudit pour sa part la décision de l’assemblée, louant les délégués d’avoir pu « réconcilier le côté viscéral de leurs convictions avec les calculs nécessaires de la stratégie[73] ».
Pour René Lévesque et Claude Morin, la suite du congrès se déroule dans une atmosphère beaucoup plus détendue. Le premier est « visiblement satisfait » que les délégués aient suivi « dans presque tous les domaines, les “corridors idéologiques” qu’il avait tracés dans son discours d’ouverture », peut-on lire dans Le Jour. Qui plus est, le congrès « s’est choisi un nouvel exécutif où ont été élus tous les candidats que soutenaient activement M. Lévesque et ses alliés ». À l’exception de Guy Bisaillon et de Robert Burns, la gauche péquiste est exclue de l’exécutif. Pour le chef du PQ, ce congrès aura été « le plus beau, le plus productif, le plus équilibré et le plus serein de l’histoire du parti[74] ».
Conclusion : la chute d’Allende et la défaite de l’aile gauche péquiste
Le gouvernement socialiste éphémère de Salvador Allende (1970-1973) au Chili a laissé une marque indélébile sur la jeunesse radicale du monde entier. Cela est d’autant plus vrai au Québec. « Le gouvernement de l’Unité populaire et le coup d’État qui l’a renversé comptent parmi les événements les plus marquants du début des années 1970 », note l’historien Victor Figueroa Clark. « [L]a plupart des gens politisés à l’époque savent quelque chose du coup et se sont aussi forgé leur propre opinion sur ce qui l’a engendré[75] ». À une époque où la gauche cherche de nouvelles avenues vers le socialisme après les bouleversements de 1968, au-delà des modèles usés de la social-démocratie occidentale et du communisme du bloc soviétique, la conjoncture politique fait du Chili l’objet d’une attention particulière au tournant des années 1970. « Le Chili a servi de laboratoire à l’étude d’une question qui demeurait jusque-là sans réponse : existe-t-il une voie pacifique vers le socialisme[76] ? » Captivée par le spectacle de la toute première élection démocratique d’un président marxiste au monde, une grande partie de la gauche québécoise épouse alors le rêve d’une voie pacifique et parlementaire vers le socialisme. Mais lorsque le coup d’État emporte avec lui le rêve qu’Allende et les siens avaient fait naître, la confiance politique de la gauche péquiste s’érode, ouvrant la voie au triomphe de l’étapisme.
Le cinquième congrès marque le début de la fin du projet politique de la gauche du PQ, orienté vers les mouvements contestataires de l’époque, et son influence au sein du parti. Après l’adoption du référendum obligatoire, Pierre Bourgault critique âprement l’étapisme dans les médias et annonce qu’il ne renouvellera pas sa carte de membre[77]. Évidemment, il ne sera pas le seul à se montrer déçu de cette prise de position stratégique. Pour son livre La communauté perdue, Jean-Marc Piotte rencontre 26 militants et constate une démobilisation du même genre à l’issue du congrès :
Le Parti Québécois institutionnalise le mouvement indépendantiste des années soixante et se démarque de ces manifestations, de ces discours les plus radicaux […]. Le P.Q. ne propose plus qu’un militantisme à temps partiel et la majorité des interviewés qui y militaient au début de soixante-dix le délaissent en ‘74 lorsqu’il subordonne la souveraineté au résultat d’un référendum[78].
Parmi les nombreuses cartes de membres déchirées qui jonchent le sol du Petit Colisée, on trouve notamment celle de Pierre Vallières. L’ancien felquiste, qui avait assisté au cinquième congrès en tant que délégué d’un comté montréalais, avait voté contre « la mise en sourdine de l’option indépendantiste ». « C’était le premier congrès national du Parti québécois auquel je participais, ce fut aussi le dernier » précise-t-il. Il souligne d’ailleurs :
Je m’éloignai définitivement du parti à ce moment-là […]. Plusieurs indépendantistes quittèrent comme moi le Parti québécois après le congrès de 1974. Mais d’autres, en assez bon nombre, choisirent d’y rester malgré tout, « en désespoir de Cause ». Je fus très étonné que le parti n’éclate pas en 1975 ou 1976[79].
Au printemps 1973, ce fut Claude Morin qui songeait sérieusement à quitter le Parti québécois. Le père de l’étapisme nourrissait en fait des doutes quant au manque de « réalisme » qui régnait dans les rangs du parti qui, à son sens, était « à certains égards davantage un mouvement qu’une formation politique[80] ». Le coup d’État au Chili eut sur l’aile gauche – et sur la nouvelle gauche du monde entier – l’effet d’une douche froide, d’une gifle de la réalité capitaliste, semant la confusion et le découragement parmi ses membres et ouvrant les portes à la politique plus « réaliste » de René Lévesque et de Claude Morin. La montée de ce dernier et de sa stratégie étapiste marque ainsi la fin du PQ en tant que mouvement et le début du PQ comme parti ; un parti régi par la routine et les impératifs plus prosaïques de la politique traditionnelle.
Appendices
Notes
-
[*]
Cet article scientifique, originellement écrit en anglais, a été traduit par Judith Laforest (Traductions Crescendo). Il a été évalué par deux experts anonymes externes, que le Comité de rédaction tient à remercier.
-
[1]
Rhéal Bercier, « Loubier pose dix questions à Lévesque », La Presse, 8 octobre 1973, p. A8.
-
[2]
André Provencher, « Les élections provinciales. En bref… en bref… », Le Nouvelliste, 18 octobre 1973, p. 41.
-
[3]
Claude Beauchamp, « Une muse terrifiante », La Presse, 8 octobre 1973, p. A1.
-
[4]
Martine Tremblay, Derrière les portes closes : René Lévesque et l’exercice du pouvoir (1976-1985), Montréal, Québec Amérique, 2006 ; Graham Fraser, René Lévesque and the Parti Québécois in Power, Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2001 ; Pierre Godin, René Lévesque. Tome 2 : Héros malgré lui (1960-1976), Montréal, Boréal, 1997 ; Pierre Duchesne, Jacques Parizeau, t. 2 : Le Baron, Montréal, Québec Amérique, 2002 ; Věra Murray, Le Parti québécois : de la fondation à la prise du pouvoir, Montréal, Hurtubise HMH, 1976 ; Marcel Léger, Le Parti québécois : ce n’était qu’un début, Montréal, Québec Amérique, 1986 ; Claude Morin, Les choses comme elles étaient : une autobiographie politique, Montréal, Boréal, 1994.
-
[5]
Pierre Dubuc apporte un éclairage intéressant sur la séparation symbolique de Charles Gagnon (qui fondera le groupe marxiste-léniniste En Lutte !) et de Pierre Vallières (qui se ralliera au PQ) lorsqu’ils quittent le Front de libération du Québec (FLQ). L’auteur est également l’un des rares historiens à associer l’étapisme à l’essoufflement de la gauche et du mouvement ouvrier. Malheureusement, celui-ci propose une lecture conspiratrice de l’étapisme, un discours s’articulant autour d’un complot fédéraliste tramé par Claude Morin – qui était à l’époque informateur de la GRC –, au lieu d’explorer pourquoi ce contexte de défaitisme international – et particulièrement le coup d’État – a eu une si grande influence sur le parti. À travers une telle lecture, Pierre Dubuc minimise aussi à tort le rôle de René Lévesque dans l’adoption de l’étapisme. Voir Pierre Dubuc, L’autre histoire de l’indépendance : de Pierre Vallières à Charles Gagnon, de Claude Morin à Paul Desmarais, Trois-Pistoles, Éditions Trois-Pistoles, 2003, p. 180.
-
[6]
André Larocque et Pierre Vallières offrent des points de vue éclairants sur la perspective participationniste dans Le parti de René Lévesque et Les héritiers de Papineau. Voir Pierre Vallières, Les héritiers de Papineau : itinéraire politique d’un nègre blanc (1960-1985), Montréal, Québec Amérique, 1986 ; et André Larocque, Le parti de René Lévesque : un retour aux sources, Montréal, Fides, 2007.
-
[7]
Pierre Bourgault, « Le parti québécois doit-il devenir socialiste ? », Point de mire, vol. 2, no 6, 26 février 1971, p. 7.
-
[8]
Pierre Bourgault, « L’envie des Américains », Point de mire, vol. 2, no 3, janvier 1971, p. 12.
-
[9]
Marcel Montreuil, « Chili : dans l’attente du 24 octobre », Point de mire, vol. 1, no 12, octobre 1970, p. 28-29.
-
[10]
Adèle Lauzon, « Au Chili, le coup de la Brink’s n’a pas réussi », Point de mire, vol. 2, no 2, décembre 1970, p. 55-56.
-
[11]
Ibid., p. 56.
-
[12]
« La révolution tranquille et les nationalisations », Point de mire, vol. 3, no 7, novembre 1971, p. 33.
-
[13]
Cité dans Fernand Foisy, Michel Chartrand : les dires d’un homme de parole, Montréal, Lanctôt, 1997, p. 87.
-
[14]
Pierre Vallières, L’urgence de choisir, Montréal, Éditions Parti pris, 1971, p. 91.
-
[15]
Nous traduisons. Cité dans Nicholas Regush, Pierre Vallières : The Revolutionary Process in Quebec, New York, Dial Press, 1973, p. 141-142.
-
[16]
« Pourquoi un dossier sur le Chili », Maintenant, no 107, juin-juillet 1971, p. 168.
-
[17]
Martin Roy, « Foi chrétienne et souverainisme québécois dans la revue catholique de gauche Maintenant (1962-1974) », Bulletin d’histoire politique, vol. 22, no 1, automne 2013, p. 155-156.
-
[18]
Louis O’Neill, « Le socialisme, c’est quoi ? », Prêtres et laïcs, vol. 23, février 1973, p. 70-71.
-
[19]
Yves Vaillancourt, « Pourquoi s’intéresser au Chili ? », Relations, no 373, juillet-août 1972, p. 198 (nous soulignons).
-
[20]
Yves Vaillancourt, « Le Chili… deux ans après : pour aider à faire le point sur l’expérience chilienne depuis 1970 », Relations, no 375, octobre 1972, p. 263 (nous soulignons).
-
[21]
« La lutte des travailleurs chiliens », Mobilisation, vol. 2, no 2, février 1973, p. 34-36.
-
[22]
« En bref : La “sauce Chili” de J.-N. Tremblay », La Presse, 8 octobre 1973, p. A11.
-
[23]
Jean-V. Dufresne, « Le chef de l’UN fustige les usurpateurs du nationalisme », Le Devoir, 9 octobre 1973, p. 8.
-
[24]
Rhéal Bercier, « Loubier pose dix questions à Lévesque », loc.cit.
-
[25]
Cité dans Claude Gravel, « Le fils de Bertrand répond au chef de l’UN », La Presse, 9 octobre 1973, p. A9.
-
[26]
Nous n’avons pu trouver, dans les archives de Dimanche/Dernière heure, aucun article de Pierre Bourgault sur le Chili. Ce dernier a, par contre, exprimé son point de vue sur le sujet dans un article de la revue Point de mire. Voir Pierre Bourgault, « L’envie des Américains », loc. cit., p. 12.
-
[27]
René Lévesque, « La fin d’un homme de bonne volonté », Journal de Montréal, 13 septembre 1973, p. 8.
-
[28]
Věra Murray, op. cit., p. 29.
-
[29]
René Lévesque, « Le Chili et le “club” monétaire », Journal de Montréal, 23 juin 1972, p. 8.
-
[30]
Ibid.
-
[31]
Ibid.
-
[32]
René Lévesque, « La fin d’un homme de bonne volonté », loc. cit., p. 8.
-
[33]
René Lévesque, « Salade de samedi », Journal de Montréal, 15 septembre 1973, p. 8.
-
[34]
Věra Murray, op. cit., p. 181-188.
-
[35]
Cité dans Gérald LeBlanc, « Jacques Parizeau n’appréhende aucune fuite importante de capitaux », Le Devoir, 10 octobre 1973, p. 8.
-
[36]
« Bourassa réplique au budget du PQ : “C’est du créditisme pour intellectuels” », Le Devoir, 13 octobre 1973, p. 1.
-
[37]
Pierre Richard, « La victoire du PQ provoquerait un exode massif, dit Bourassa », Le Devoir, 15 octobre 1973, p. 1.
-
[38]
Jules Béliveau, « Laurin : Bourassa ressuscite des fantômes », La Presse, 9 octobre 1973, p. A8.
-
[39]
« En bref », La Presse, 9 octobre 1973, p. A9.
-
[40]
Jacques Parizeau, « Images d’une campagne électorale », Québec-Presse, 4 novembre 1973, p. 7.
-
[41]
Pierre Vallières, op. cit., p. 249.
-
[42]
Věra Murray, op. cit., p. 223-224.
-
[43]
Pierre Godin, op. cit., p. 628-629.
-
[44]
Věra Murray, op. cit., p. 201-204.
-
[45]
Cité dans Pierre Dubuc, op. cit., p. 179.
-
[46]
Věra Murray, op. cit., p. 188.
-
[47]
Pierre Godin mentionne également la crise d’Octobre et la démobilisation postérieure aux élections d’avril 1970 parmi les raisons auxquelles René Lévesque attribue la mauvaise préparation du parti. Voir Pierre Godin, op. cit., p. 628-629.
-
[48]
René Lévesque, « La fin d’un homme de bonne volonté », loc. cit., p. 8.
-
[49]
Pierre Godin, op. cit., p. 629.
-
[50]
Ibid., p. 644.
-
[51]
Claude Morin, op. cit., p. 267.
-
[52]
Ibid.
-
[53]
Cité dans Michel Roy, « Claude Castonguay interpelle le PQ : le Québec a déjà perdu trop de temps », Le Devoir, 20 novembre 1973, p. 6.
-
[54]
René Lévesque, « Le Chili et le “club” monétaire », loc. cit., p. 8.
-
[55]
Pierre Bellemare, « Lévesque reproche aux étudiants leur apathie politique », Le Jour, 6 décembre 1974, p. 14.
-
[56]
Pierre Godin, op. cit., p. 646.
-
[57]
Claude Morin, op. cit., p. 250.
-
[58]
Pierre Godin, op. cit., p. 647-648.
-
[59]
Jean Décary, Dans l’oeil du sphinx : Claude Morin et les relations internationales du Québec, Montréal, VLB éditeur, 2005, p. 156.
-
[60]
Pierre Godin, op. cit., p. 647.
-
[61]
Claude Morin, fragments de textes inédits, envoyés par courriel à l’auteur le 10 avril 2014.
-
[62]
Ibid.
-
[63]
Ibid.
-
[64]
Ibid.
-
[65]
L’étapisme – qui porte bien son nom – s’implantera dans le programme du PQ étape par étape. À l’époque, l’hostilité que suscite l’hérésie de Claude Morin est telle que sa proposition initiale, soit l’adoption d’un référendum obligatoire, avorte. Comme compromis, le congrès adopte une résolution en faveur d’un référendum conditionnel et, en dépit de l’opposition de l’aile radicale, cette résolution s’avère suffisante pour que Claude Morin arrive à ses fins, puisque le référendum conditionnel se transformera en référendum obligatoire au cours des congrès subséquents. Voir Pierre Godin, op. cit., p. 648.
-
[66]
Pierre Jean Méhu, « Le Chili d’Allende était-il un pari impossible ? », Québec-Presse, 16 septembre 1973, p. 14.
-
[67]
Voir chapitre 5 de Nikolas Barry-Shaw, RÊVE/CAUCHEMAR : Allende’s Chile and the Polarization of the Québec Left, 1968–1974, Mémoire de maîtrise (histoire), Université Queen’s, 2014.
-
[68]
Louis Fournier, « “Pour les ouvriers, le PQ est une rupture avec les vieux partis” – Théo Gagné », Québec-Presse, 3 février 1974, p. 8.
-
[69]
Le père intellectuel de l’idée du référendum, Claude Morin, se fait quant à lui discret, sa réputation dans les cercles péquistes étant toujours entachée par les propos hérétiques qu’il avait tenus lors d’une entrevue pour Le Devoir, en novembre 1973. Pierre Godin, op. cit., p. 650.
-
[70]
Jacques Guay, « Pas de déclaration unilatérale d’indépendance sans référendum », Le Jour, 18 novembre 1974, p. 4.
-
[71]
Jean Décary, op. cit., p. 155.
-
[72]
Pierre Godin, op. cit., p. 652-653.
-
[73]
Gil Courtemanche, « Oui au referendum », Le Jour, 18 novembre 1974, p. 1.
-
[74]
Ibid.
-
[75]
Victor Figueroa Clark, « Salvador Allende – 40 years on », Socialist Lawyer, no 64, juin 2013, p. 14-16.
-
[76]
Nous traduisons. Thomas C. Wright et Rody Oñate, Flight from Chile : Voices of Exile, Albuquerque, University of New Mexico Press, 1998, p. 1.
-
[77]
Jean-Charles Panneton, Le gouvernement Lévesque. Tome 1 : de la genèse du PQ au 15 novembre 1976, Québec, Septentrion, 2016, p. 273.
-
[78]
Jean-Marc Piotte, La communauté perdue : petite histoire des militantismes, Montréal, VLB éditeur, 1987, p. 29.
-
[79]
Pierre Vallières , op. cit. , p. 250.
-
[80]
Claude Morin , op. cit. , p. 270.