Article body

Je suis née en 1933 au lac des Ours, à Notre-Dame de Pontmain, un petit village au sud-ouest de Mont-Laurier. Ce village a été fondé en 1884 par les frères Grenier. Ma grand-mère, Charlotte Bondu, avait épousé l’un deux, Pierre Grenier. De cette union est née ma mère, Agnès, qui a épousé en 1922 Henri Bertrand, un fromager de profession. Mes parents se sont installés à Buckingham et y sont demeurés jusqu’à la crise économique des années 1930. La crise les a contraints à accepter la colonisation qui avait lieu à l’époque, ce qui explique leur retour à Notre-Dame de Pontmain. C’est donc à cet endroit que j’ai vécu les douze premières années de mon enfance.

De Cuba au Chili

Lors des années précédant mon arrivée au Chili en 1970, l’année où Allende a pris le pouvoir, j’étais à Cuba. J’y suis arrivée en 1958, à l’âge de vingt-cinq ans. J’étais missionnaire chez les soeurs Notre-Dame-du-Bon-Conseil de Montréal, qui avaient un collège dans la petite communauté de Santa Cruz del Norte, à Cuba. J’y enseignais au niveau primaire. C’était l’époque de Batista et de la loi martiale. J’ai été témoin de la violence de ce régime dictatorial et de ses victimes gisant sur le sol lors de mes déplacements vers la capitale, La Havane. Puis j’ai aussi été témoin de la révolution et de la prise du pouvoir par les barbudos du mouvement révolutionnaire, en janvier 1959.

La révolution cubaine a mené à la nationalisation de l’éducation. Quand les révolutionnaires sont venus voir les soeurs au collège au début des années 1960 pour nous annoncer la nouvelle, ils portaient un chapelet dans le cou pour ne pas nous faire peur [rires]. Puis ils disaient : « On ne vous veut pas de mal, on veut juste vous dire que vous n’aurez plus le droit d’enseigner. Mais vous pouvez faire autre chose. Faites ce que vous voulez, mais le collège ne vous appartient plus. » Je pense qu’ils nous ont laissé une journée pour sortir nos affaires personnelles. C’est tout. Mais ils ont été très respectueux, il n’y a pas eu de bavure. Ils nous ont laissé l’accès au couvent qui était « voisin » du collège, les soeurs ont donc pu demeurer dans leur couvent à Santa Cruz del Norte !

J’ai vécu dix ans à Cuba, mais tous les 4 ans nous pouvions retourner au Québec pour voir nos familles et nous ressourcer sur le plan spirituel et physique. C’est en 1969 que, pour des raisons de santé, j’ai dû être rapatriée pour de bon au Québec. Mes supérieures voulaient m’envoyer à Saint-Jérôme, où résidait une partie de ma famille, pour que je m’occupe de la pastorale là-bas. Mais cela ne faisait pas mon affaire du tout. Je me suis rendue à la chapelle pour pleurer. Les soeurs ont bien vu que je n’allais pas bien. Alors elles m’ont dit : « Choisis le pays que tu veux, Clotilde. On va négocier pour que tu partes à l’étranger avec une autre communauté. »

À la même période, j’ai rencontré lors d’une retraite intercommunautaire une soeur qui était basée au Chili. Elle a demandé l’autorisation de me rencontrer après avoir appris que j’avais passé du temps à Cuba. Cette soeur m’a informé qu’au Chili, une soeur québécoise qui travaillait avec les jeunes allait passer à l’état laïc pour se marier. La congrégation avait donc besoin de quelqu’un d’autre pour travailler avec les jeunes. La soeur supérieure voyait que j’avais organisé la catéchèse à Cuba et que j’avais de l’expérience avec les jeunes. J’ai dit : « bien sûr ! » Je m’en irais au Chili, où je pourrais parler en espagnol, avec Allende comme président ? J’embarque ! Je suis partie quinze jours après. Ma mère pleurait, la pauvre.

Au Chili de l’Unité populaire

C’est donc avec la congrégation Notre-Dame que je suis allée en mission au Chili travailler avec les jeunes à San Rafael, quartier populaire à environ une heure de la capitale, Santiago. C’était l’époque de l’Unité populaire. Pendant ma première année au Chili, en 1970-1971, j’ai contribué à la mise sur pied d’un centre juvénile à San Rafael, un quartier ouvrier où se multipliaient les prises de terrain à l’époque[2].

Je travaillais avec les adolescents, les 12-17 ans. Mon travail ressemblait beaucoup à ce que j’avais fait à Cuba, bien que là-bas, je m’occupais principalement de la catéchèse ; il s’agissait d’un aspect plus biblique. Au Chili, je ne voulais pas simplement préparer les jeunes à la première communion puis à la confirmation. Je voulais aussi mettre sur pied d’autres activités, à caractère social. Mais je réalisais que j’avais besoin d’une meilleure formation pour atteindre mes objectifs. Alors je me suis inscrite au baccalauréat en travail social de l’Université Catholique du Chili, à Santiago, pour aller chercher les outils analytiques dont je sentais avoir besoin.

Ces années d’études, et les stages terrain que je poursuivais à San Rafael, cette fois dans le cadre du baccalauréat en travail social, ont représenté pour moi une expérience extraordinaire. Le programme avait une orientation révolutionnaire socialiste, c’est-à-dire de transformation sociopolitique du pays : nationalisation des principales industries, gratuité du système de santé et d’éducation, campagne d’alphabétisation, mise sur pied des garderies en milieu de travail, réforme agraire, etc. C’est aussi pendant ces années que j’ai connu et partagé la théologie de la libération[3]. Sur le plan religieux, je participais surtout avec les communautés de base inspirées par cette théologie dans la paroisse San Miguel, où je vivais avec une famille chilienne, car les soeurs de la congrégation Notre-Dame s’étaient retirées du Chili pour aller au Honduras.

Nos stages étudiants se faisaient en milieu de travail, dans les usines du cordon industriel de la capitale, mais aussi dans les campements et les quartiers populaires. Nous donnions des cours d’alphabétisation aux travailleurs en usines, participions à la mise sur pied de garderies dans leur milieu de travail, contribuions à mettre à jour leur carnet de santé ou à organiser la tournée des dentistes en usines. Voilà quelques exemples des activités auxquelles je prenais part avec d’autres étudiants chiliens de ma cohorte universitaire. En 1973, le programme de cours en travail social nous a envoyés à la Copihue, une usine de conserves située dans le cordón Cerrillos en banlieue de Santiago. Cette usine n’avait pas été nationalisée par le gouvernement parce que l’entreprise ne figurait pas parmi les 90 plus grandes usines du pays. Nous avons donc participé à la prise de l’usine avec les travailleurs. L’idée était d’encourager sa nationalisation pour faire front au boycottage que la droite chilienne organisait à l’époque contre l’UP, notamment en tentant de retirer des produits de première nécessité dans l’économie du pays. À Copihue, j’ai même contribué à monter la garde pendant la nuit pour nous assurer qu’aucun infiltré ne vienne faire du grabuge dans l’usine.

Le coup du 11 septembre 1973

Quand le coup d’État militaire a eu lieu le 11 septembre 1973, j’étais toujours inscrite à l’université. Le coup n’était pas une surprise en soi. Au mois de juin de la même année, il y avait eu le Tanquetazo[4]. Nous savions que la première tentative de renversement du gouvernement, bien qu’avortée, constituait un premier essai. Nous recevions même des cours de préparation à la résistance. À l’université, les étudiants et étudiantes étaient à la première ligne d’information. Comment devions-nous réagir en cas de coup d’État ? Que devions-nous faire dans une telle situation ? C’était ce qu’on nous enseignait.

Le matin du 11 septembre, quand j’ai entendu à la radio que l’armée attaquait La Moneda, je n’ai pas pris l’autobus pour aller à l’Université. Je suis bien sûr restée à la maison. Je demeurais à l’époque chez Paty et Alfredo, son conjoint, à San Miguel, dans un quartier non loin de Santiago. Ces amis chiliens étaient étudiants eux aussi à l’Université Catholique du Chili. L’ampleur de la répression et les chars d’assaut dans les rues étaient réellement terrifiants. Avec mon groupe d’étudiants et d’étudiantes, nous nous demandions quoi faire. Nous avons reçu peu après l’ordre de l’Université, alors aux mains des militaires, de poursuivre normalement nos activités, alors nous y sommes retourné.e.s pour terminer le semestre.

Arrestation

Quand j’ai été arrêtée le 11 octobre 1973, un mois après le coup d’État, j’étais encore inscrite à l’université. Je complétais la dernière année de mon baccalauréat. Dans la nuit du 11 octobre, à deux heures du matin, les militaires se sont présentés chez moi. Ils m’ont d’abord fait subir un long interrogatoire, puis ils ont fouillé ma chambre de fond en comble, jetant par terre ma petite bibliothèque et apportant avec eux plusieurs livres et mes notes de cours. Ils me questionnaient avec insistance sur les cachettes de fusils dans les quartiers où je travaillais. Mon arrestation n’était pas une surprise, je savais bien que j’étais sur leur liste. C’était sûr, aussi, que mon téléphone était sous surveillance. Les militaires avaient reçu l’ordre de me ramasser et de me liquider, parce que j’étais selon eux une espionne cubaine. C’est en tout cas ce dont ils m’accusaient pendant l’interrogatoire.

Ils m’ont ensuite bandé les yeux puis m’ont embarquée dans leur Jeep, rempli d’autres Chiliens qui avaient été séquestrés, eux aussi, juste avant moi. Les militaires nous ont tous et toutes amenés au centre de torture Cerro Chena à San Bernardo où nous entendions les cris puis les pleurs qui en émergeaient. C’était l’enfer ! Ils m’ont laissée quelques heures avec d’autres prisonniers près des barbelés. Ça m’a paru une éternité. Je me suis dit, en voyant et en entendant les gens dans le centre : « c’est ça qui m’attend ». C’était un champ de tir aussi. Les militaires tiraient les gens devant nous, et ils tombaient. Je voyais tout ça.

Quand on m’a interrogée sur mon travail à l’université, j’ai expliqué mes tâches sans problème. Le fait que je n’étais affiliée à aucun parti m’a aidée, en un sens, parce que les militaires n’ont pas été capables de m’identifier à aucun groupe.

Un de ceux qui me torturaient m’a dit à l’oreille : « Tu n’as pas besoin d’avoir peur. On va te sortir les tripes, mais tu ne vas pas mourir. » Et là, je me suis dit qu’il avait probablement aussi peur que moi. Je lui ai lancé : « Sais-tu qui tu tortures, toi ! ? Tu tortures une religieuse, puis je n’ai rien fait de mal ! » Je les engueulais à mort. Je recevais des coups aussi, beaucoup de coups. Je continuais : « Tu ne seras pas capable de dormir, tu ne seras plus capable d’embrasser ta femme et tes enfants après avoir fait ce que tu fais là ! Vous êtes tous une bande de chiens de faire ça ! J’ai vécu à Cuba dans un pays communiste et jamais personne ne m’a touchée. Je viens ici, au Chili, et vous dites être contre le socialisme : vous êtes pires que les démons ! » Je leur disais tellement de bêtises que je n’étais pas capable de pleurer. Je me vidais. Je suis restée au centre de torture trois jours à peu près.

Libération

Quand les militaires m’ont arrêtée, j’ai pu chuchoter à Paty et son conjoint Alfredo, qui étaient dans la cuisine, que les militaires m’amenaient à San Miguel. Ils m’ont entendue. C’est ça qui m’a sauvée ! Grâce à cette information, Alfredo et Paty, à qui j’avais donné une liste de noms des personnes à appeler en cas de nécessité, ont pu rejoindre aussitôt le consul de l’ambassade du Canada. Alfredo et le consul se sont donc rapidement et directement rendus à la caserne militaire de San Bernardo. Ces militaires ont nié fortement m’avoir séquestrée. Selon Alfredo, le consul leur a fait des menaces s’il m’arrivait quelque chose. « Clotilde Bertrand est canadienne et légalement au Chili, de leur dire le consul, pourquoi a-t-elle été enlevée de nuit, dans sa chambre ? » Les militaires ont continué de nier. Mais quelques jours après, ils me libéraient en me disant que j’étais expulsée du pays, que j’avais 48 heures pour quitter le Chili et que si l’on me reprenait, cette fois-là ce serait ma mort. Le drame c’est qu’ils me jetaient à la rue en pleine nuit, loin de ma résidence, alors qu’ils savaient très bien qu’en vertu du couvre-feu, ma vie était en danger.

Arrivée enfin chez Paty et Alfredo, j’avais 48 heures pour préparer une toute petite valise et prendre mon envol vers le Québec. Je laissais tout derrière moi, les gens que j’avais connus et aimés, mes effets personnels… ça ne passerait certainement pas aux douanes chiliennes, me suis-je dit. J’ai même été séparée des autres voyageurs quand je suis arrivée à l’aéroport, j’ai été isolée dans une pièce à part, puis conduite par des militaires directement jusqu’à mon siège dans l’avion.

Retour et installation au Québec

Quand je suis arrivée au Québec, personne ne m’attendait à Dorval puisque personne n’avait pu être informé de ma séquestration au Chili et de mon expulsion précipitée. C’est à ce moment que celui qui est devenu mon mari quelques années plus tard, Robert Quevillon, m’a vue descendre de l’avion. Il faisait partie du Comité Québec-Chili, un groupe de solidarité qui venait d’être mis sur pied pour accueillir et soutenir les réfugiés politiques chiliens. Robert s’est approché vers moi, s’est présenté et m’a demandé si j’arrivais du Chili. Je lui ai expliqué ma situation, ma détention au centre de torture, puis mon ultimatum de 48 heures pour sortir du pays. Puis je lui ai demandé s’il n’avait pas trente sous pour appeler les soeurs de ma congrégation pour que quelqu’un vienne me chercher [rires] ! La soeur supérieure s’est exclamée au téléphone : « Tu es à l’aéroport, Clotilde ! ? » Personne ne savait que j’étais arrivée [rires]. J’aurais pu mourir et personne ne l’aurait su !

Héritage de l’Unité populaire

De retour au Québec, dans les années 1970 et les décennies suivantes, je me suis beaucoup impliquée dans mon travail avec le Centre international de solidarité ouvrière (CISO). Mon implication au CISO a été pour moi une réponse au sens à donner à mon retour du Chili. Ce centre fait un merveilleux travail en solidarité avec les mouvements de libération, la classe ouvrière et les peuples en lutte à travers le monde. C’est magnifique !

Le plus beau rêve de ma vie, c’est au Chili que ça s’est réalisé. De toute ma vie, je ne pensais jamais avoir la chance de faire un tel voyage. Si j’étais restée à Cuba, je n’aurais pas compris ce que j’ai compris au Chili : c’est là où j’ai appris le fonctionnement du système économique et du système capitaliste, le rôle des empires et l’importance des classes sociales. Avec l’analyse marxiste et le lien que j’ai fait avec la théologie de la libération, c’était la lumière totale dans ma tête. C’était ça, dorénavant, mon chemin vers le socialisme. Si tu veux éliminer la pauvreté, les inégalités sociales, l’exploitation de la classe ouvrière, c’est le chemin à prendre. Il faut se battre pour changer le système.

Le Chili de l’UP m’a appris que, toute la vie, nous devons prendre soin de nos frères et de nos soeurs sur cette planète, que nous devons lutter pour la justice sociale et pour la paix dans le monde ; voilà le magnifique idéal de vie. C’est la raison pour laquelle j’avais tant aimé travailler au centre juvénile de San Rafael. Je disais toujours aux jeunes qui venaient aux rencontres le samedi : « Allez au bout de vos rêves, car aller au bout de ses rêves, c’est un idéal de vie et c’est ce qui importe dans nos vies ».