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Je suis née à Blainville en 1946. J’ai fait des études en sociologie et j’obtins plus tard une licence en droit à l’Université de Montréal. À l’époque de l’Unité populaire, j’avais une certaine expérience politique, ayant été élue vice-présidente de l’Union générale des étudiants du Québec en 1968. J’avais participé à la grève étudiante d’octobre 1968, à côté de Gilles Duceppe et de Claude Charron. Je m’intéressais aussi à la politique internationale, prenant part aux manifestations contre la guerre du Vietnam, contre l’emprise des États-Unis en Amérique latine et contre l’occupation de la Tchécoslovaquie par l’URSS. J’étais la responsable de la mobilisation au Parti québécois (PQ) et c’est moi qui ai organisé cette dernière activité.

Allende, le Chili et le PQ

Nous suivions très attentivement ce qui se passait au Chili depuis l’élection d’Allende. Pour nous, il s’agissait d’un projet de socialisme démocratique, bien plus inspirant que l’expérience de l’URSS, qui perdait de sa crédibilité. Cuba ne pouvait pas être un modèle pour le Québec non plus ; malgré le fait que sa révolution avait été bien accueillie chez nous, elle ne correspondait pas à nos attentes. Les opposants au projet d’indépendance prétendaient que si cette cause triomphait, le Québec deviendrait le Cuba du Nord, mais c’était une affirmation qui n’était pas fondée. Par contre, ce qui se passait au Chili nous semblait beaucoup plus près de notre réalité, c’était quelque chose qui pouvait mobiliser l’opinion publique québécoise. C’était un vent d’espoir pour notre génération. Le projet d’Allende de nationaliser les grandes mines de cuivre allait dans le même sens que la nationalisation de l’électricité chez nous, au Québec, tout comme la création de sociétés d’État pour la vente d’alcool, avec la mise sur pied de la Société des alcools du Québec (SAQ). Il faisait aussi partie du processus de décolonisation amorcé dans les anciennes colonies britanniques et françaises depuis les années 1960. J’avais acheté le disque contenant le discours prononcé par Allende lors de son passage aux Nations Unies, en novembre 1972, qui se vendait dans les librairies et les magasins de disques. Je l’ai écouté avec beaucoup d’attention avec mes amis, car le Chili était une sorte de « troisième voie », qui divergeait du capitalisme et du socialisme de l’URSS. Je crois que je garde encore ce disque chez moi.

Au début des années 1970, je faisais partie de la permanence du PQ, instance où j’ai fondé un syndicat pour les employés du parti, affilié à la CSN. C’est là que j’ai connu Michel Beaubien, qui allait partir au Chili en 1972 afin de vivre l’expérience socialiste de ce pays[2]. Il a collaboré avec moi pour mettre sur pied le syndicat.

Pendant les années du gouvernement Allende, je suivais toujours les nouvelles en provenance du Chili. Je me souviens notamment de la période de la grève des camionneurs et des difficultés d’approvisionnement.

Je me suis mariée le 8 septembre 1973 avec Michel Bourdon, journaliste et militant très actif dans le syndicalisme. Il avait été congédié de Radio-Canada pour avoir dénoncé la censure sur l’occupation militaire du Québec par le gouvernement fédéral en octobre 1970. Nous partagions les mêmes idées. Nous sommes partis dans les Laurentides afin d’y passer notre lune de miel dans un chalet que nous avions loué. Notre séjour devait durer dix jours. Mais au bout de deux ou trois jours, nous avons commencé à écouter les nouvelles en provenance du Chili, annonçant le coup d’État et la mort d’Allende. Il y avait beaucoup d’information sur ces événements dans des bulletins quotidiens. André Larocque, un ami, nous a informés de l’arrestation de Michel Beaubien à Santiago. J’ai éprouvé une sensation de grande tristesse en apprenant ce qui s’était passé au Chili ce onze septembre. Pour moi, c’était la mort d’un projet de vie, quelque chose qui représentait un idéal et qui venait d’être assassiné. J’ai aussi ressenti de la colère contre l’Église catholique chilienne, en raison de l’appui qu’elle a prêté à la dictature. Comment pouvait-on donner la communion à Pinochet après ce qu’il avait fait ? Je n’étais plus croyante comme je l’avais été auparavant, alors que je participais à la Jeunesse étudiante catholique, un mouvement très dynamique à l’époque où je faisais mon éducation secondaire. Mais de toute façon, le comportement de l’Église au Chili me faisait mal, je ressentais de l’indignation, sentiment qui m’a accompagné longtemps[3]. Et j’ai aussi été indignée de l’intervention des États-Unis, car nous étions convaincus que la CIA avait participé au coup d’État.

Lorsque nous avons ainsi appris qu’une grande manifestation se tiendrait à Montréal pour dénoncer le coup d’État, organisée par les centrales syndicales et par d’autres organismes, nous avons décidé d’interrompre notre voyage de noces et de revenir à Montréal afin de prendre part à l’événement. Les participants avaient été convoqués au Carré Dominion, au centre-ville de Montréal, tout près des bureaux du consulat américain. La foule était nombreuse, quelque 3000 personnes selon la presse. On y lançait des cris tels que « CIA et ITT, assassins ! », « Le Chili aux travailleurs », « Allende est mort, mais les travailleurs vaincront ! » et d’autres slogans semblables. Pendant la manifestation, le consulat est resté fermé, sans drapeaux. À la fin de l’événement, les gens ont chanté l’Internationale[4]. Deux ou trois jours plus tard, il y a eu une autre manif devant le consulat du Chili, avec néanmoins beaucoup moins de monde.

Dans les jours suivants, nous écoutions les nouvelles sur la situation au Chili. Lorsque Michel Beaubien et son épouse chilienne, Rosa María Sandoval[5], sont arrivés à la suite de leur expulsion, nous les avons rencontrés.

J’ai aussi pris part à l’accueil réservé aux Chiliens qui commençaient à arriver à Montréal, parmi lesquels se trouvaient Osvaldo Núñez et son épouse, Zaida[6]. Ils furent invités à une réunion du Conseil national du PQ, au cours de laquelle Bernard Landry a fait un discours sur la situation au Chili. Osvaldo a été par la suite invité à prendre la parole. Lors de cette réunion, le Conseil du parti a adopté plusieurs résolutions concernant le Chili.

Ma visite au Chili de Pinochet

J’ai toujours gardé un intérêt envers le Chili. En mars 1987, j’ai été l’une des cinq personnes formant la délégation du Québec, envoyée au pays austral par le Centre international de solidarité ouvrière (CISO), dans le but de vérifier dans quelles conditions se trouvaient les femmes prisonnières politiques de la dictature. En même temps, ce voyage nous permettrait de constater jusqu’à quel point Pinochet disait vrai lorsqu’il affirmait que le Chili amorçait son retour à la démocratie, à la veille de la visite du pape Jean-Paul II, qui devait arriver au pays au mois d’avril. Parmi les autres participantes se trouvaient Clotilde Bertrand, une ancienne religieuse qui avait vécu au Chili à l’époque du coup d’État, Thérèse Banquerolle, soeur de la congrégation du Bon Conseil, la vice-présidente de la CEQ, Monique Fitzback, et Fake Wakling, pasteure de l’Église-Unie de Pointe-Saint-Charles. Elles sont restées plus longtemps que moi, car j’étais à l’époque députée du comté d’Hochelaga-Maisonneuve et j’avais des obligations à l’Assemblée nationale. J’en ai néanmoins assez vu pour vérifier que la dictature ne passait pas le « test démocratique ». Le 8 mars, nous avons participé à une manifestation convoquée pour célébrer le Jour de la femme. C’était la première qui se déroulait depuis l’attentat contre Pinochet, en septembre 1986. La manif a duré à peine quelques minutes, car la police (les carabineros[7]) est intervenue rapidement pour disperser la foule, assez nombreuse, à coups de canons qui tiraient un jet d’eau sale. En plus, j’ai visité, avec les autres membres de la délégation, une prison de femmes prisonnières politiques. Pour ce faire, il a fallu obtenir l’autorisation du ministre de l’Intérieur, qui nous a reçues même si nous n’avions pas de rendez-vous. Je ne me rappelle pas si la prison se trouvait à Santiago ou à Valparaíso. Par contre, je n’oublierai jamais le récit d’horreurs que j’ai entendu de la bouche des prisonnières, lorsqu’elles nous ont fait part des souffrances endurées. Je n’ose même pas répéter ce qu’elles nous ont raconté.

Pour moi, Salvador Allende est un héros, un personnage toujours d’actualité. Je pense que s’il avait fait de la politique au Québec, il aurait sûrement été élu. Il était quelqu’un d’emblématique, à la recherche du bien commun, qui voulait que la richesse de son pays profite à tous. Il était aussi un politicien qui avait une attitude d’inclusion envers les peuples autochtones, et qui défendait un processus démocratique. C’est un héros des temps modernes.