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Je suis née en 1952 à Santiago, la deuxième d’une famille de cinq frères et soeurs. Mon père travaillait dans une banque et faisait des affaires à son compte. Ma mère s’occupait des enfants et de la maison.

J’ai grandi en écoutant des opinions et des discours du président Jorge Alessandri, un politicien de droite, et plus tard d’Eduardo Frei, démocrate-chrétien. Mon père appuyait ce parti, tout comme mon frère aîné. Par contre, ma soeur Pilar et moi avons opté pour la gauche. Nous avons participé aux activités de la Casa obrera de la juventud, qui a été une expérience de conscientisation politique, puisque lors des rencontres, nous étudiions une interprétation de l’Évangile centrée sur les problématiques sociales. Parmi les animateurs, il y avait des oblats venus du Québec. Au temps de l’Unité populaire, Pilar, qui était beaucoup plus engagée que moi, a commencé à militer dans le Mouvement d’action populaire unifié (MAPU). J’ai appuyé les activités de ce parti, sans toutefois en devenir une militante.

Je faisais des études d’ingénierie à l’Université Catholique. J’aurais voulu suivre une formation en mathématiques, pour devenir enseignante, mais mon père considérait que c’était une profession sans avenir et me disait qu’il n’accepterait pas d’assumer les frais de mes études. J’ai opté alors pour l’ingénierie, décision qu’il approuva. Tous mes frères et soeurs ont fait leurs études dans cette université. À l’époque, les frais de scolarité n’étaient pas très élevés et notre condition de famille étudiante nous donnait droit à un rabais : mon frère aîné payait le plein montant, moi la moitié, le suivant un tiers et ainsi de suite.

J’ai fait la connaissance de Michel Beaubien, mon futur mari, en 1971. Au Québec, il s’intéressait à la politique et à 19 ans, malgré son jeune âge, il était devenu membre permanent du Parti québécois (PQ). Il avait de nombreuses amitiés avec des gens qui, plus tard, seraient des dirigeants du PQ, tels que Louise Harel. Michel est venu au Chili dans le but de travailler sur un projet d’éducation populaire, mis sur pied par le Centre international d’études pédagogiques (CIEP), une corporation qui faisait un travail d’éducation populaire, et qui était dirigée par Nelson Soucy, un oblat québécois qui habitait au Chili depuis un certain temps. C’est lui qui l’avait contacté, et l’organisation catholique Développement et Paix avait financé son voyage. Michel était motivé par le goût de l’aventure et par l’intérêt de participer à un projet de changement social. Il s’est préparé avant de partir, en suivant des cours d’espagnol à Cuernavaca, au Mexique. Il est arrivé au Chili au mois de novembre 1971. Ma soeur Pilar m’a demandé de l’accompagner à son arrivée à Santiago et lui faire découvrir la ville. Il a commencé à travailler sur le projet, qui incluait la construction d’une école dans un quartier situé au sud de Santiago. Je l’accompagnais parfois dans ses activités.

Nous avons rapidement commencé une relation. J’aimais qu’il me traite d’égal à égal. Avec lui, je pouvais fumer si cela me chantait, je me sentais libre, et il m’encourageait à poursuivre mes études. En 1973, nous avons décidé de nous marier. Mais mon père s’y opposait, prétextant que Michel était un étranger, un gauchiste, et que nous ne savions rien de sa famille. Comme je n’avais pas encore l’âge de la majorité (21 ans), son approbation était nécessaire. J’ai dit à mon père que s’il ne me donnait pas son consentement, nous vivrions ensemble de toute manière, sans lien formel. Il a alors accepté. Il faut dire que ma mère appuyait ma décision. Le mariage a eu lieu à la fin juillet 1973, seulement au civil, car Michel n’était pas croyant. Nous avons célébré aussi une cérémonie oecuménique, avec des oblats qui n’étaient plus prêtres, mais cela a contenté ma famille, du moins en partie.

Pendant cette période, je faisais plusieurs activités avec un groupe relié à la jeunesse du MAPU. Nos réunions avaient lieu dans la chapelle de l’université, un endroit où personne ne venait nous surveiller. Une de nos activités consistait à distribuer du gaz propane, ainsi que des denrées alimentaires. Nous partions très tôt le matin, en train, vers des moulins situés près de Rancagua, au sud de Santiago, et nous remplissions des sacs de céréales qui étaient ensuite distribués par d’autres groupes à des gens dans le besoin. Nous le faisions dans le but de contrer les effets de la pénurie et du marché noir, installé depuis 1972. Comme on craignait une confrontation avec les groupes opposés à l’Unité populaire, on préparait des mesures de sécurité, tâche qui m’avait été assignée. Ayant fait des études en chimie, j’ai eu la tâche de surveiller la préparation de cocktails Molotov, que nous allions utiliser en cas d’attaque contre notre groupe. Cette mesure était nécessaire, car des groupes d’opposition au gouvernement Allende, qui cherchaient à susciter le chaos, agressaient souvent ceux qui, comme nous, travaillaient pour rétablir la situation.

Michel s’est impliqué dans la politique chilienne, malgré sa situation d’étranger. Il s’était radicalisé avec son expérience sociale, lisait des textes marxistes, était devenu membre du MAPU et fut désigné responsable de l’éducation politique dans la 10e commune de Santiago, au sud de la capitale. Vers le milieu de l’année 1973, comme les indices d’un coup d’État se faisaient de plus en plus évidents, il reçut, avec ses camarades, une certaine formation paramilitaire. Il s’était aussi procuré un pistolet, disant le faire pour me protéger, des mesures qui s’avéreraient pourtant inutiles.

Le Onze septembre

Nous habitions dans un appartement situé dans un édifice au 351, rue Merced, en face du Parque Forestal, au centre-ville de Santiago, tout près de l’ambassade des États-Unis. La nuit du 10 septembre, nous étions allés au cinéma, et avions fait à pied le chemin de retour à la maison assez tard dans la nuit. Il y avait beaucoup de carabineros[2] en face de l’édifice du Congrès[3] et il régnait un grand silence dans les rues. Michel a trouvé ces détails bizarres et nous nous sommes demandé ce qui pouvait expliquer cette situation inhabituelle.

Le matin du 11 septembre, le bruit des avions qui survolaient la ville nous a réveillés. Michel m’a dit quelque chose qui m’a beaucoup surpris : « Si quelqu’un appelle et demande à parler à Juan Pablo, c’est moi ». J’ai compris soudainement qu’il était impliqué dans des activités que je ne connaissais pas. Michel m’a dit qu’il devait me quitter, car il avait beaucoup de choses à faire. Nous nous retrouverions chez mes parents, a-t-il ajouté. Il a souligné que je devais m’habiller « comme d’habitude », c’est-à-dire comme une étudiante bourgeoise de l’Université catholique. Je crois que c’était la première fois qu’il me disait comment m’habiller. J’ai aussi remarqué qu’il s’était rasé la barbe deux ou trois jours avant la journée du coup d’État. En fait, il avait commencé à s’habiller d’une autre façon, plus élégante. Ces détails m’ont donné l’impression des pièces d’un puzzle qui commençaient à prendre forme. J’ai pensé à des rumeurs que j’avais entendues les jours précédents, à des réunions auxquelles Michel prenait part, en arrivant tard le soir. Mais je ne parvenais pas à bien saisir la nouvelle réalité. Je me disais : « j’ai un examen important jeudi prochain, je ne veux pas le rater ». J’étais très naïve, ou bien je ne parvenais pas à admettre que je m’étais trompée en croyant que le Chili était un pays démocratique, que ces choses-là ne pouvaient pas arriver et que mes camarades du MAPU exagéraient lorsqu’ils parlaient de la confrontation qui approchait.

En sortant de l’appartement, j’ai vu un camion bondé de soldats, tous armés de baïonnettes. Les rues étaient vides. J’avais pensé prendre un taxi pour aller chez mes parents, qui habitaient au sud de l’Alameda, coin Portugal et Avenida Matta, mais j’ai vite compris que le transport public habituel ne fonctionnait pas. J’ai dû marcher, en passant d’abord par la Plaza Italia, au coin d’Alameda et Vicuña Mackenna. Il y avait des militaires un peu partout, couchés par terre. D’autres arrêtaient certains passants et faisaient du tapage en frappant sur les rideaux métalliques des commerces fermés, imitant le bruit de tirs de mitrailleuse, sûrement dans le but de faire peur. Un jeune homme avec l’accent brésilien m’a demandé de me prendre le bras pour croiser l’Alameda, sûrement pour faire semblant d’être un couple d’amoureux.

Vers 13 ou 14 heures, je suis arrivée chez mes parents. C’est seulement à ce moment-là que j’ai appris la nouvelle de la mort d’Allende. J’ai regretté de l’avoir su chez mes parents, car mon père jubilait en m’annonçant : « ton président vient de se suicider ». Avec un voisin, ils étaient en train de déboucher une bouteille de champagne. Il invita toute la famille à passer au salon et à faire un toast, mais personne n’a suivi son invitation. Mon frère aîné, très catholique, a dit que tout cela était un manque de respect envers le président qui venait de décéder, et ma mère pleurait. Ma soeur Pilar a confronté mon père, en lui disant que ce qu’il était en train de faire n’était pas bien. Il a répliqué en disant qu’il ne fêtait pas la mort d’Allende, mais plutôt « la fin des marxistes ». Ma soeur a alors jeté la coupe de champagne par terre. J’ai cru que mon père allait la gifler, mais il est resté paralysé. Ma mère, Pilar et moi en avons ensuite profité pour déposer les coupes et quitter le salon. Bien des années plus tard, en 1998, lors d’une réunion familiale dans le même salon, avec les mêmes coupes (sauf celle qui avait été brisée), mon père proposa un toast en disant qu’il s’excusait d’avoir posé ce geste irrespectueux le jour du coup d’État. Cela lui a pris 25 ans pour le faire, mais ce fut un geste honorable de sa part.

J’ai du mal à me rappeler des détails de cet après-midi. Je crois que nous avons commencé à écouter les informations officielles à la radio, les bandos. Il a sûrement été question du couvre-feu qui allait commencer bientôt. Je n’avais pas de nouvelles de Michel. Pilar m’a dit qu’elle devait apporter un colis à une personne qui habitait à une certaine distance, au quartier Franklin. Même si on entendait le bruit des tanks qui passaient dans les rues et des coups de feu, j’ai décidé de l’accompagner. Nous avons marché et marché, pendant environ une heure, passant parfois devant les tanks, ce qui nous retardait en nous obligeant à nous arrêter. Je sais que nous avons été inconscientes du danger. Nous sommes enfin arrivées à notre destination, et ma soeur a fait sa commission. Je ne suis pas entrée avec elle, je l’ai attendue dehors et je n’ai jamais su le contenu du colis – possiblement de l’argent – ni à qui il était destiné.

En faisant le chemin de retour, nous nous sommes aperçues que le couvre-feu allait bientôt commencer. De peur d’être arrêtées, nous sommes allées cogner à la porte d’un ami ; ce dernier faisait aussi partie du MAPU et habitait à mi-chemin. Nous avons passé la nuit chez lui, engagés dans une conversation interminable sur ce qui venait de se passer. Je crois que ma soeur a appelé nos parents par téléphone pour leur expliquer la situation. Mes souvenirs sont un peu embrouillés, mais j’avais l’impression que nous étions en train de vivre un film ou un rêve, ne sachant pas si tout ce qui nous arrivait était réel ou pas. Je crois que je me refusais encore à admettre que c’était vrai, que ces choses-là pouvaient arriver au Chili. En fait, lors de cette journée et celles qui suivirent, nous nous attendions à ce que des militaires constitutionnalistes défendent le gouvernement élu démocratiquement.

L’arrestation de Michel

Le lendemain, nous sommes arrivés chez mes parents et Michel était là. Il m’a raconté que le jour du coup il allait suivre le mot d’ordre de son parti et occuper les lieux de travail. Dans son cas, il devait aller dans une industrie pharmaceutique récemment expropriée par le gouvernement. Mais il a vite compris que ces mesures étaient suicidaires, qu’il était en danger à cause de sa condition d’étranger et a accepté la suggestion d’un autre militant du MAPU d’aller se réfugier dans une maison de sécurité. Avant cela, il avait enterré son pistolet dans le jardin de la maison de mes parents. Jeudi le 13, Michel et moi étions de retour dans notre appartement. Mon mari a eu l’idée d’aller récupérer le pistolet et de le confier à un autre militant. C’est en faisant cela qu’il s’est rendu compte que l’arme était en très mauvais état et pratiquement inutilisable, détail qui en dit long sur le manque de préparation de la gauche face au coup d’État. Le couvre-feu était levé pendant quelques heures, et les gens pouvaient circuler. L’édifice était entouré de carabineros, sûrement à cause du fait qu’un des locataires était Orlando Letelier, ancien ministre d’Allende[4].

Quelques jours après notre retour, alors que nous nous étions réunis avec des amis, un feuillet est tombé du ciel, lancé d’un hélicoptère. Il disait : « Si vous connaissez un étranger, dénoncez-le ». La dictature cherchait les Brésiliens et les Uruguayens[5]. Mais le 18 septembre, jour de la fête nationale, alors que nous étions avec quelques amis, notre demeure, située au troisième étage, fut envahie par des carabineros. Ils étaient sept ou huit, sous les ordres du capitaine Cerda, qui s’est comporté de façon très polie. Michel a tout juste eu le temps de cacher certaines choses compromettantes dans le réfrigérateur. Nous avons compris qu’il avait été dénoncé par quelqu’un. Peu avant le coup, nous avions reçu plusieurs colis et caisses contenant des cadeaux de noces, et cela avait sûrement été considéré comme suspect par certains voisins. Le capitaine est resté dans le salon avec Michel et il n’a pas manqué de regarder avec suspicion les livres des auteurs marxistes que nous avions dans une bibliothèque. J’ai dû suivre un sous-officier, ou peut-être un sergent, aux manières brusques, qui a fouillé chacune des pièces. Le sergent ouvrait les boîtes avec les cadeaux, dont plusieurs n’avaient jamais été utilisés, en jetant de longs regards. Dans mon bureau, il y avait des pamphlets distribués lors d’une manif de l’opposition à Allende, que j’avais gardés par curiosité. Cela m’a aidé, car le sergent a cru que j’étais opposée au gouvernement renversé. Et lorsque je lui ai dit que j’étais étudiante à l’Université Catholique, son ton a changé, devenant plus cordial : c’était comme avoir un sauf-conduit. Mais lorsque nous sommes passés dans une autre chambre, la situation aurait pu devenir grave. Je me rappelle avoir été assise sur un fauteuil et sentir soudainement un objet métallique à mes côtés : c’était une balle de revolver ! Elle était tombée d’une boîte restée entre les coussins du fauteuil. Je me suis dit : nous sommes foutus ! Quelqu’un avait essayé de les cacher juste au moment de l’arrivée des policiers. Je l’ai dissimulée le mieux que j’ai pu, en m’asseyant dessus, sans bouger. La fouille était interminable. Il est finalement sorti de la chambre et j’en ai profité pour couvrir la boîte de balles avec un foulard. Ils sont enfin partis, avec Michel, en disant qu’il serait amené dans un poste de police pour répondre à une accusation, sans en spécifier la nature. Mon mari essayait d’argumenter, disant qu’il n’avait rien fait et en faisant valoir sa condition d’étranger et de citoyen canadien, mais sans succès. Les carabineros avaient trouvé un cahier avec des notes d’une réunion politique où il était mentionné que la gauche devait diviser les forces armées afin d’éviter un coup d’État. Ils ont pris cela comme preuve contre Michel.

Dans les jours suivants, je me suis demandé qui pouvait avoir dénoncé mon mari. J’ai même pensé que mon père pouvait en être responsable, mais il m’a juré qu’il n’y avait rien à voir. J’ai alors songé à une voisine, une femme que j’avais rencontrée quelques semaines avant le coup d’État, une momia[6], qui m’avait montré avec fierté de grandes quantités d’aliments et de produits essentiels, ceux que l’on ne trouvait pas dans les commerces, entassés dans un appartement à côté du sien. Me prenant visiblement pour une des leurs, possiblement à cause de mon habillement, elle m’avait offert de prendre les provisions dont je pourrais avoir besoin. Mais je n’ai jamais su qui avait fait la dénonciation.

Michel a été amené au Stade national, où il passa une semaine[7]. J’ai téléphoné à l’ambassade canadienne, afin de demander à l’ambassadeur Ross d’aider mon mari, mais je n’ai rien obtenu[8]. J’ai contacté aussi Michel Gauthier, un ami, qui avait commencé à accompagner un journaliste de Radio-Canada, qui se trouvait au pays depuis plusieurs jours afin de faire des reportages pour la télévision canadienne. Il a réussi à entrer au Stade, grâce à un permis accordé par Pinochet, autorisant la presse internationale à visiter les lieux et constater le traitement accordé aux détenus. Le but de la manoeuvre était d’améliorer l’image de la dictature. J’ai su par après que les militaires avaient fait toute une mise en scène pour donner une impression favorable, en installant une ambulance sur la pelouse, afin de montrer qu’on s’inquiétait de la santé des détenus. Cette ambulance a disparu aussitôt la visite terminée. Mais le journaliste a réussi à entrer en contact avec mon mari, grâce à une idée astucieuse : il portait un drapeau du Québec à côté de sa caméra et Michel l’a aperçu de loin, car il était assis dans le haut du stade, dans la section la plus éloignée de la pelouse. Lorsqu’il a vu le drapeau, il a cru dans un premier temps avoir perdu la raison, cela semblait impossible. Il a réagi et s’est lancé dans une course frénétique vers les rangées d’en bas, afin d’être filmé.

Le soir, Gauthier est venu me voir et m’a dit qu’il avait rencontré mon mari, avec une barbe de plusieurs jours. Le lendemain, j’ai commencé à aller au Stade pour lui apporter de la nourriture et des vêtements, mais je n’ai pas pu le rencontrer et il n’a jamais rien reçu de moi. Comme je ne savais pas s’il était vivant après avoir été aperçu par Michel Gauthier, j’ai commencé à paniquer, surtout lorsqu’un des gardiens m’a suggéré qu’il pouvait être mort et que je devrais aller le chercher à la morgue. J’ai pensé que cela pouvait être vrai, car on venait de publier une liste des détenus et son nom n’y figurait pas. Je suis allé à la morgue, sans obtenir aucune information. J’ai appris plus tard qu’il avait été libéré ce même jour, raison pour laquelle son nom n’apparaissait pas sur la liste. Il avait été pris en charge par Marc Dolgin, le secrétaire de l’ambassade canadienne, qui était un ami de Michel. Mis au courant de la situation, il était intervenu pour sortir Michel du Stade, sous peine de quitter le pays dans les plus brefs délais, car il avait été expulsé. Dolgin nous a logés pendant deux jours chez lui, et ce fut ensuite le départ.

Le voyage et l’arrivée au Canada

Partir du Chili n’était pas dans mes plans, je n’y avais jamais pensé. Pendant que Michel était au Stade, j’étais retournée chez mes parents, car j’avais besoin d’être avec ma mère. C’est là, devant elle, que Marc est venu m’informer que Michel devait quitter le pays et que je devais l’accompagner. Il nous a clairement dit que ce serait un départ de longue durée. Je disais à ma mère que je ne voulais pas partir. Je persistais à nier la réalité, en argumentant qu’il me restait seulement un semestre pour terminer mes études et obtenir mon diplôme. Comment partir dans ces conditions ? C’étaient des propos insensés, j’avais sûrement besoin de l’aide d’un psychiatre. Mais ma mère m’a dit que si j’avais décidé de me marier, je devais suivre mon mari. J’ai fini par me convaincre que la seule solution était de partir.

Dolgin nous a conduits à l’aéroport, dans sa voiture personnelle, portant le drapeau du Canada. En approchant le lieu, il nous a recommandé de ne rien dire une fois dans l’avion, du moins jusqu’à la première escale, à Lima, car il pouvait y avoir des agents de la dictature parmi les passagers, prêts à arrêter quelqu’un sous le moindre prétexte.

Je suis partie sans papiers, car je n’avais pas de passeport. Lorsque nous avons fait escale à New York, dernier arrêt avant d’entrer au Canada, je n’avais pas de visa de transit. Mais un fonctionnaire canadien nous attendait à l’aéroport et m’a donné un document, qui m’autorisait à passer par le territoire états-unien et à poursuivre jusqu’au Canada, signé par nul autre que le secrétaire d’État Henry Kissinger.

Lorsque l’avion s’est posé sur la piste d’atterrissage à Dorval, il était presque vide. Plusieurs journalistes sont montés dans l’avion afin de nous interviewer. Michel m’a dit de rester au fond de l’appareil, car il valait mieux pour moi ne pas parler avec la presse. Il répondit aux questions des journalistes, de Radio-Canada et de TVA, en leur demandant de me respecter. Mais une fois sortis de l’avion, nous avons été photographiés. Michel et moi avons fait la une de La Presse dans l’édition du 1er octobre.

Atterrie la veille, le 30 septembre 1973, j’ai été la première Chilienne arrivée à Montréal après le coup d’État. Pendant plusieurs semaines, tout cela me paraissait un rêve. Je crois que je suis restée perturbée psychologiquement pendant plusieurs mois. Mais avec l’amour et l’appui de la famille Beaubien et des amis de Michel, qui m’ont beaucoup soutenue et aidé à apprendre le français, je me suis sentie mieux. J’ai repris mes études à l’université et j’ai enfin pu faire la carrière que j’avais toujours désirée, en mathématiques. J’ai alors commencé à vivre !

Michel a vécu des retombées de son expérience chilienne. En 1987, il a fait un voyage en Amérique du Sud et avait pensé aller au Chili pour rencontrer ses anciens amis du MAPU. Mais une fois à l’aéroport de Santiago, on l’a empêché d’entrer au pays, car on lui a signifié que l’ordre d’expulsion contre lui était encore en vigueur. Il a dû continuer le vol vers Buenos Aires. En 1991, après l’ouverture démocratique du pays, il a de nouveau essayé d’aller au Chili. Cette fois-ci les choses se sont bien passées, mais le suspense a duré jusqu’à la dernière minute, car il a appris que le décret d’expulsion n’avait jamais été effacé. Ses connaissances ont fait des démarches qui ont porté fruit, et il a pu rentrer au pays[9].

Le projet de la UP est-il viable, 50 ans plus tard ?

Bien que la situation soit très différente de celle de 1970, la promesse de Salvador Allende d’une société plus juste et égalitaire continue de résonner dans un Chili qui s’est certes développé et modernisé durant les cinquante dernières années, mais au prix de l’exercice sauvage du néolibéralisme, ouvrant la porte à la privatisation des obligations de l’État dans des domaines comme l’éducation, la santé, les pensions de retraite, les ressources naturelles, etc. À partir d’octobre 2019, les manifestations sociales qui ont inondé les rues de Santiago et du pays tout entier, exigeant un changement structural pour un Chili plus juste et équitable, furent d’une telle ampleur qu’elles ont culminé, en seulement 3 ans, avec la rédaction d’une nouvelle constitution, qui devait être approuvée par le peuple par un référendum le 4 septembre 2022. Quelle que soit l’issue de ce référendum[10], le peuple chilien est déjà engagé à ouvrir, comme l’avait dit Salvador Allende en septembre 1973, « les grandes avenues par où passera l’homme libre pour construire une meilleure société ».