Comptant 199 pages, le premier essai de Pierre Henrichon, traducteur de métier, militant politique de gauche de longue date et président-fondateur d’Attac-Québec, se lit rapidement et aisément. Il se compose d’une introduction, de sept chapitres et d’une conclusion. L’introduction annonce l’intention de l’auteur : faire comprendre comment des tendances lourdes qui convergent actuellement sur trois fronts (l’automatisation des activités humaines, le Big Data et le néolibéralisme) aggravent plus qu’autre chose la crise que vivent nos démocraties (méfiance envers les politiques et les médias, baisse de la participation aux élections, montée des populismes). En plus de paver la voie vers de « nouvelles formes de domination » (p. 10), ces tendances lourdes agissent de concert pour amenuiser l’espace politique (au profit de l’espace marchand), éroder la pertinence du travail humain (face au travail automatisé) et détruire la société, comprise comme « lieu de mutualisation des activités, des projets et des risques » (p. 10). Cette dernière est remplacée par une « dissociété », terme emprunté à l’économiste français Jacques Généreux pour décrire le lieu au sein duquel les individus sont mis en concurrence et perçoivent l’autre comme une menace au lieu d’un concitoyen. Pour faire comprendre au lecteur les tenants et les aboutissants de la malheureuse « convergence tripartite » (p. 12), Henrichon se lance dans une ambitieuse enquête des courants de pensée (le libéralisme, la cybernétique et la quantification) et de leurs « complices sociotechniques » (p. 13) (l’automatisation et le Big Data) qui en sont à la source. Le premier chapitre recherche les sources de la « marchandisation totale », qui tend à redéfinir tous les rapports sociaux à l’aune du marché, institution dominante de l’ordre économique, plus que jamais triomphante depuis le consensus de Washington. L’auteur les trouve essentiellement dans l’utilitarisme benthamien. Avec Bentham se produit un tournant dans nos représentations, soit la rencontre du calcul des intérêts individuels avec le calcul des prix sur le marché, qui « achève l’économicisation totale du monde matériel et du monde humain » (p. 24-25). Dans le deuxième chapitre, Henrichon nous fait part des résultats de son enquête sur la cybernétique, qui approfondit l’économicisation du monde. Il s’appuie principalement sur Céline Lafontaine, sociologue, auteure d’une thèse de doctorat de 2001 intitulée Cybernétique et sciences humaines : aux origines d’une représentation du sujet et du livre Cybernétique et société de Norbert Wiener. À l’origine de la révolution numérique, la théorie cybernétique née de la Seconde Guerre mondiale est un « antihumanisme radical » (p. 36). Le paradigme de la communication ou de l’information qu’elle inaugure peu après 1945 brouille la distinction entre l’humain et la machine et pave la voie à la gouvernance algorithmique par l’apport de la théorie des jeux. Si, pendant plusieurs décennies, les données informatisées — notamment celles permettant le profilage des individus et la prédiction de leurs comportements — étaient en trop petite quantité pour que cette nouvelle forme de gouvernance se déploie pleinement, la collecte massive rendue possible par Internet change la donne et débouche sur le « Big Data ». Le troisième chapitre fouille les origines du « Big Data » (ou mégadonnées en français), qui permet à la gouvernementalité algorithmique de progresser rapidement et menace de donner un coup mortel « à la délibération démocratique et à l’action collective » (p. 45). Henrichon trouve ces origines dans l’essor des médias et de la publicité. C’est qu’il s’intéresse surtout à l’application des sciences et des techniques des mégadonnées par les GAFAM et autres entreprises qui tirent profit de la collecte massive des données comportementales des internautes. Ce chapitre ne nous apprend rien sur les …
Pierre Henrichon, Big data : faut-il avoir peur de son nombre ? Cybernétique, dataveillance et néolibéralisme : des armes contre la société, Montréal, Écosociété, 2020, 199 p.[Record]
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Mathieu Gauthier-Pilote
Informaticien et président de FACiL