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Quelle oeuvre ! Dans Histoire des politiques culturelles au Québec (1855-1976), le professeur Fernand Harvey, premier titulaire de la Chaire Fernand-Dumont sur la culture à l’Institut national de la recherche scientifique du Québec, présente ce que seule une vie de recherche peut produire. La culture est le coeur de l’identité québécoise et, en retraçant les politiques culturelles de la province, Harvey nous fait revivre l’histoire du Québec.

Dès la première page de l’introduction, l’auteur annonce que son analyse porte sur la politique culturelle en se focalisant sur les acteurs (principalement les hauts responsables de la politique culturelle), les institutions (incluant les priorités politiques) et les demandes des groupes clefs de la société (surtout les artistes). Le livre entier suit cette approche néo-institutionnaliste et évite l’impression de parcourir une suite d’événements ou de changements sans fil conducteur. Dans chaque chapitre, il est question de ceux qui dirigeaient la politique culturelle, du programme politique du gouvernement alors élu et des requêtes provenant du milieu culturel. Dans tout le livre transpire le questionnement constant du chercheur curieux et objectif : pourquoi faire ce livre ? (p. 9) Regardons-nous l’histoire avec des yeux d’aujourd’hui et, si oui, qu’est-ce qui est oublié ? (p. 10)

Le livre est divisé en deux parties, précédées d’une introduction et suivies d’une conclusion. La première partie, « L’action culturelle du gouvernement québécois avant 1960 », compte cinq chapitres : « Les premières initiatives de l’État dans le domaine de la culture, 1855-1892 » ; « Les compressions des conservateurs dans la culture et les actions ponctuelles des libéraux, 1892-1919 » ; « La politique culturelle d’Athanase David, 1919-1936 » ; « Le ministre Hector Perrier, l’instruction obligatoire et la culture, 1940-1944 » ; et « La culture sous le gouvernement de l’Union nationale de 1944 à 1959 : un passage obligé par le Bien-être social, la Jeunesse et l’Éducation ». Cette première partie montre que les bibliothèques publiques du Québec étaient, avant les années 1970, bien en retard sur celles de l’Ontario, que l’Église catholique craignait qu’elles ne salissent les moeurs de la société et que l’inspiration artistique provenait surtout d’Europe, notamment grâce aux Québécois qui allaient se former en France. Harvey y explique le rôle crucial d’Athanase David (1919-1936) dans la mise sur pied du Secrétariat de la province et dans la défense de l’importance de la culture pour le développement du Québec. Le gouvernement de l’Union nationale (1944-1959) crée le ministère du Bien-être social et de la Jeunesse, lequel retire la formation professionnelle au Secrétariat de la province. L’objectif est double : confirmer que Québec plutôt qu’Ottawa occupe ce champ de compétence et restreindre l’emprise de l’Église catholique dans ce domaine. Paul Sauvé, le premier titulaire du ministère du Bien-être social et de la Jeunesse, congédie Paul-Émile Borduas (en 1948) parce que son essai Refus global ne correspond pas à son titre de professeur à l’École du meuble. Voilà qui annonce fort bien la deuxième partie du livre.

Cette deuxième partie, « À la recherche d’une politique culturelle pour le Québec, 1961-1976 », compte, elle aussi, cinq chapitres, tous palpitants parce qu’ils font revivre le développement significatif du nationalisme québécois et son corollaire, les tensions Québec-Ottawa. Les chapitres s’intitulent : « Georges-Émile Lapalme, fondateur déçu du ministère des Affaires culturelles » ; « Pierre Laporte, les Affaires culturelles et le Livre blanc fantôme » ; « Les Affaires culturelles sous Jean-Noël Tremblay : turbulences et réalisations, 1966-1970 » ; « Le gouvernement de Robert Bourassa et la souveraineté culturelle, 1970-1976 » ; et « Le ministère des Affaires culturelles dans la tourmente, 1970-1976 ». Le premier titulaire du ministère des Affaires culturelles, Georges-Émile Lapalme, travaille avec le sous-ministre Guy Frégault et assume plusieurs responsabilités du Secrétariat de la province (archives, bibliothèque nationale, conservatoires, etc.) en plus d’y ajouter le nouvel Office de la langue française. Malgré de faibles ressources financières, le ministère s’organise et élargit ses relations avec la France. Harvey, respectant son approche néo-institutionnaliste, montre bien qu’à la fois les hauts responsables, la structure organisationnelle et les priorités politiques favorisaient la croissance des relations Québec-France. Lapalme démissionnera parce que le contrôleur de la trésorerie nommé par le premier ministre Jean Lesage lui oppose fréquemment son veto et, coup de grâce, empêche le ministère d’acheter des oeuvres québécoises. Harvey présente en détail le Livre blanc tabletté de Pierre Laporte, lequel servira d’inspiration au Livre vert de Jean-Paul L’Allier. En guise d’illustration, le Livre blanc distingue la nation de l’État et suggère la création de l’Université du Québec. Le chapitre sur Bourassa rappelle le paroxysme des tensions sur la culture entre Québec et Ottawa et les liens entre la culture et les communications dans l’organisation du gouvernement du Québec : le Québec souhaitait affirmer ses droits constitutionnels et être responsable de ses communications gouvernementales, tandis qu’Ottawa y voyait un enjeu pour la cohésion du pays. La mise sur pied du Service des industries culturelles en 1973 témoigne de l’importance que prennent celles-ci dans la politique culturelle du Québec et mène à la Société québécoise de développement des industries culturelles en 1978.

La présentation du livre est impeccable. Des photos tirées des archives et des caricatures tirées de quotidiens montrent presque tous les hauts responsables de la Culture. Les graphiques détaillés sur les budgets des bureaux en charge de la politique culturelle permettront aux futurs chercheurs de repérer rapidement les montants alloués. La table des matières est détaillée et les chercheurs intéressés par une période, un acteur ou encore un document spécifique pourront rapidement accéder à l’analyse du professeur Harvey sur ces thèmes. Pour donner deux exemples, ce que Maurice Duplessis pensait des arts et de la culture est présenté aux pages 191 à 193 et le Livre vert de Jean-Paul L’Allier, aux pages 375 à 381.

Comme il faut bien une petite critique, mentionnons que l’Histoire des politiques culturelles au Québec (1855-1976) ne semble pas avoir fait d’effort particulier pour inclure la contribution des femmes ou des groupes minoritaires (sauf dans quelques paragraphes de la conclusion). Après un texte si riche, il fallait bien laisser quelques pistes de recherche aux autres chercheurs ! L’ouvrage apparaît finalement comme incontournable pour quiconque s’intéresse au Québec ou cherche un exemple de présentation rigoureuse et accessible d’un champ de politiques publiques. Il s’agit de l’un des plus importants titres pour comprendre la politique et l’histoire du Québec.