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Bien que les idées libertariennes prennent de l’ampleur depuis 1995, cette mouvance a été bien peu étudiée au Québec. La littérature scientifique regorge d’ouvrages sur la droite ou le conservatisme au Québec. Toutefois, le libertarianisme y est soit secondarisé, ou tout simplement oublié. Le sociologue et penseur conservateur Jacques Beauchemin a même affirmé en 2016 : « On n’a pas vu émerger une véritable pensée libertarienne [au Québec][1] ».

Peut-être verrait-il les choses autrement aujourd’hui avec le Parti conservateur du Québec (PCQ), mais cela témoigne tout de même du fait que le libertarianisme québécois est quelque chose qui reste méconnu. L’affirmation de Beauchemin est d’ailleurs tirée d’un ouvrage composé d’entretiens avec des penseurs de différents endroits dans le monde et dont le but est de faire « comprendre le conservatisme[2] ». Du Québec, en plus de Beauchemin, nous retrouvons des entrevues avec Patrick Dionne, Xavier Gélinas et Travis D. Smith, mais aucun d’entre eux ne peut être considéré comme un libertarien.

L’Action démocratique du Québec (ADQ) de Mario Dumont est sans doute le parti qui s’est le plus rapproché des idées libertariennes (du moins, avant l’arrivée du PCQ). Il a toutefois été bien peu catégorisé ainsi. Dans l’ouvrage ADQ à droite toute !, le mot « libertarien » est employé une seule fois[3]. Les ouvrages qui s’y sont intéressés catégorisent davantage le parti comme étant « néolibéral[4] ». Bien que le concept soit souvent utilisé comme un synonyme de « libertarien », l’utilisation du terme « néolibéral » pose problème en raison des nombreuses définitions qui lui sont accolées[5] (nous y reviendrons plus loin). En effet, l’ADQ est décrite comme un parti qui veut réduire la taille de l’État afin de donner plus de liberté aux individus. On associe aussi le parti de Mario Dumont à des penseurs importants du néolibéralisme, ou du libertarianisme, comme Friedrich von Hayek et Milton Friedman[6].

Xavier Gélinas utilise le terme « libertarien » pour catégoriser une droite axée sur les libertés individuelles et un État aminci. Bien qu’il reconnaisse une certaine importance au mouvement, ses travaux ne proposent pas de l’analyser spécifiquement. Gélinas place le libertarianisme comme l’une des quatre déclinaisons que prend la droite intellectuelle au Québec[7]. Le doctorant en science politique Guillaume Lamy emploie le terme « libertariens » pour parler des auteurs qui sont présents au sein de l’Institut économique de Montréal. Il qualifie toutefois les idées du think tank de « néolibérales[8] ».

Pour notre part, nous soutenons que la droite libertarienne est une mouvance d’importance au Québec et qu’elle doit être étudiée en tant que telle afin d’en cerner sa spécificité. L’arrivée d’Éric Duhaime à la tête du Parti conservateur du Québec (PCQ) a remis de l’avant les idées d’une droite libertarienne dans la province. Bien que l’ancien animateur de radio ait échoué à faire élire des députés à l’Assemblée nationale lors du scrutin du 3 octobre, il a tout de même réussi l’exploit de faire de son parti un joueur important de l’échiquier politique du Québec.

Le PCQ s’est positionné comme une ADQ 2.0, foncièrement résolu à réduire la taille de l’État, à diminuer le nombre de fonctionnaires, à baisser les impôts et à donner plus de liberté aux individus. Il s’est toutefois distingué du parti de Mario Dumont par une attitude contestataire envers les mesures sanitaires visant à freiner la propagation de la COVID-19. Également, le PCQ a davantage mis de l’avant le discours sur les libertés individuelles au détriment du nationalisme. Il s’est notamment positionné contre la Loi 96 qui vise à moderniser la Charte de la langue française[9]. Difficile toutefois de dire s’il s’agit d’un réel positionnement idéologique ou d’une stratégie politique : Éric Duhaime est souvent resté ambigu sur la manière dont il souhaite incarner le nationalisme avec son parti. Quoi qu’il en soit, le PCQ est devenu l’une des incarnations les plus importantes du libertarianisme au Québec, puisqu’il place la liberté au centre de sa vision politique.

Bien que le PCQ ait réussi à mettre de l’avant les idées libertariennes dans l’espace public, il n’a pas été le premier à le faire. Le libertarianisme québécois a eu, depuis 1995, plusieurs foyers idéologiques qui ont permis la gestation de ses idées. Ainsi, afin de mieux comprendre le PCQ aujourd’hui, il est nécessaire de remonter le fil afin de voir les lieux qui ont façonné les idées libertariennes.

Pour ce faire, nous proposons ici une cartographie des principaux foyers qui propagent ou ont propagé les idées libertariennes au Québec. Nous analyserons les rapports que ces différents lieux entretiennent entre eux, et comment les acteurs libertariens québécois transitent de l’un à l’autre. Nous soutenons que l’étude de ces foyers idéologiques et de leurs idées permettra d’approfondir l’étude de la pensée libertarienne québécoise afin de comprendre comment elle s’inscrit dans le paysage politique de la province.

Ces foyers sont le webzine Le Québécois libre (QL), l’Institut économique de Montréal (IEDM), l’Action démocratique du Québec (ADQ), Le Réseau liberté Québec (RLQ), le Parti conservateur du Québec (PCQ), Le Parti conservateur du Canada (PCC) et le Parti populaire du Canada (PPC). Nous avons choisi ces foyers en fonction de la quantité de contenus qu’ils ont produits, de leur influence sur le débat public ou encore en raison de leur durée dans le temps. Finalement, nous analyserons la présence des libertariens dans plusieurs médias populistes favorables à leurs idées (Radio X, Québec Nouvelles, Québec Fier et Rebel News).

Pour notre analyse, nous irons directement aux sources du libertarianisme québécois. Cet article se base sur des entrevues réalisées avec le chef du Parti conservateur du Québec, Éric Duhaime, le chef du Parti populaire du Canada, Maxime Bernier, ainsi que son conseiller Martin Masse, qui est aussi le fondateur du Québécois libre[10]. Également, nous nous appuierons sur les différents contenus produits par les foyers idéologiques : articles, notes économiques, programmes politiques et promesses électorales, etc.

Libertarianisme et néolibéralisme : quelques définitions

En guise de prélude à l’analyse des différents foyers de diffusion idéologique du libertarianisme québécois, il est nécessaire de clarifier quelques définitions. Les libertariens prônent une société où les individus sont libres de faire ce qu’ils souhaitent, tant que cela ne porte pas atteinte à la vie, à la liberté ou à la propriété des autres[11]. Conservateurs d’un point de vue économique, ils sont pour une réduction draconienne des taxes et des impôts, mais s’opposent à ce que l’État intervienne pour interdire des comportements comme l’homosexualité, la prostitution ou la consommation de drogues[12]. Ils rêvent d’une utopie où les individus seraient pleinement libres et dans laquelle le marché serait le principal moteur de régulation sociale. Pour eux, l’État est un ennemi de cette liberté : il vole l’argent des citoyens par le biais des taxes et des impôts ; il met en prison des individus pour des « crimes » qui ne font pas de victime[13] ; il dénature les règles du marché en intervenant dans l’économie[14].

Les libertariens sont aussi méfiants des groupes sociaux, les syndicats particulièrement[15], qu’ils voient comme des lobbys cherchant à s’accaparer toujours plus de privilèges au détriment du reste de la société. Bien entendu, le libertarianisme n’est pas un courant idéologique monolithique. Sans entrer dans toutes les nuances, nous devons souligner que les paléolibertariens par exemple, sont conservateurs sur le plan social, moral et sur l’immigration, alors que d’autres tendances peuvent être progressistes sur ces questions. Dans tous les cas, on s’oppose à ce que l’État intervienne dans ces domaines[16].

Le mouvement libertarien américain commence à se développer dans les années 1930 en réaction au New Deal. C’est à la fin des années 1960 que le mouvement s’autonomise après une rupture avec les conservateurs du Parti républicain en raison de divergence sur la politique étrangère américaine dans le contexte de la Guerre froide. En effet, les libertariens sont isolationnistes et s’opposent aux velléités interventionnistes des conservateurs[17].

Bien que relativement récent, le libertarianisme puise ses influences dans deux idéologies beaucoup plus anciennes : le libéralisme et l’anarchisme. Les libertariens vont aller chercher du côté des penseurs libéraux, comme John Locke et Adam Smith, leur défense du capitalisme de libre marché, qu’ils opposent au mode d’organisation sociale basé sur l’État et l’économie planifiée. Leur défense de la primauté des droits et des libertés individuelles est influencée par le libéralisme, mais également par l’anarchisme. Les libertariens sont critiques du concept de droits collectifs, qui ne serait rien d’autre qu’un oxymore justifiant l’atteinte aux droits de certains individus pour en favoriser d’autres. Ainsi, la souveraineté de l’individu doit primer sur toute forme de système politique collectiviste. L’influence de l’anarchie se fait sentir aussi dans leur critique radicale de l’État qu’ils considèrent comme une entité fondamentalement tyrannique, liberticide et spoliatrice[18].

Plusieurs entendent le libertarianisme comme une idéologie radicale. Or, une nuance s’impose ici : bien que tous les libertariens souhaitent réduire la taille de l’État, il n’y a pas de consensus sur ce que devrait être un monde libertarien idéal. Le politologue Sébastien Caré propose une schématisation avec trois utopies libertariennes en fonction de leur degré de radicalité. L’utopie libérale est la plus modérée : bien qu’elle s’oppose à une trop grande ingérence de l’État dans l’économie, elle affirme que plusieurs secteurs d’activité, comme l’éducation ou encore la protection de l’environnement, doivent rester dans le giron étatique. L’utopie minarchiste veut un État qui se limite à ses fonctions de protection des individus, de leurs propriétés et des contrats privés. L’utopie anarcho-capitaliste est la plus radicale de toutes : elle préconise l’abolition totale de l’État et la privatisation de toutes ses activités y compris la police, l’armée et la justice[19].

Avant d’aller plus loin, il est nécessaire de clarifier la distinction entre libertarianisme et néolibéralisme. Le rapport entre les deux est à la fois évident, mais aussi complexe, et nécessite plusieurs nuances. Nous voyons tout d’abord de nombreux points de convergence entre les deux : critique de l’intervention de l’État, défense du marché libre et de la liberté individuelle, apologie de la concurrence et détestation du communisme et du fascisme. Nous constatons aussi que des intellectuels sont associés aux deux courants, comme Friedrich Hayek ou Milton Friedman. Ces derniers ont eu une influence majeure sur deux des plus importants dirigeants associés au néolibéralisme : Margaret Thatcher et Ronald Reagan, qui sont généralement aussi appréciés des libertariens.

Il n’y a pas de doute qu’il existe une filiation intellectuelle et théorique entre les deux. Toutefois, plusieurs spécialistes du néolibéralisme affirment que lorsqu’il est mis en application, il s’éloigne de l’idéal libertarien. Pierre Dardot et Christian Laval soutiennent que l’État néolibéral ne se caractérise pas par un laissez-faire similaire à celui que l’on retrouverait dans le libéralisme classique. Au contraire, cet État doit jouer un rôle actif. En effet, dans la conception néolibérale, le marché n’est pas un ordre spontané et naturel comme le suggèrent les libertariens :

L’une des grandes nouveautés du néolibéralisme ne tient pas à un illusoire retour à l’état naturel du marché, mais à la mise en place juridique et politique d’un ordre mondial de marché dont la logique implique non pas l’abolition, mais la transformation des modes d’action et des institutions publiques dans tous les pays […] Non seulement l’État n’a pas disparu, non seulement il s’est mis plus que jamais au service des entreprises, mais il s’est mué en un gouvernement de type entrepreneurial[20].

L’historien et philosophe de l’économie Philip Mirowski va dans le même sens. Selon lui, le néolibéralisme serait pratiquement l’inverse de l’idéal libertarien :

That is because mature neoliberalism is not at all enamored of the minimalist night-watchman state of the classical liberal tradition : its major distinguishing characteristic is instead a set of proposals and programs to infuse, take over, and transform the strong state, in order to impose the ideal form of society, which they conceive to be in pursuit of their very curious icon of pure freedom[21].

Le néolibéralisme implique aussi de couper dans ce qui est considéré comme superflu, la bureaucratie par exemple, mais l’objectif à long terme n’est pas de réduire l’État à sa plus simple expression. Les dépenses publiques peuvent même augmenter si cela permet une optimisation de la concurrence sur le marché[22].

Il faut aussi souligner que le concept de néolibéralisme est souvent perçu comme une étiquette infamante qui aurait été forgée par une gauche critique du virage gouvernemental des années 1980[23]. Nous notons d’ailleurs que les acteurs associés au néolibéralisme ne se réclament pas de cette appellation. Des libertariens vont même carrément le rejeter, arguant que le concept n’a aucune valeur analytique[24]. Pour toutes ces raisons, nous emploierons dans ce texte presque exclusivement le terme « libertarianisme » entendu comme nous l’avons défini précédemment.

Principaux foyers de diffusion idéologique

On peut situer l’émergence du libertarianisme québécois en 1995[25]. Cette année-là, cinq amis avides de liberté se réunissent à Saint-Eustache. Il s’agit de Michel Kelly-Gagnon, Pierre Desrochers, Martin Masse, Éric Duhaime et Pierre Lemieux. Lors de cette rencontre, les cinq comparses discutent de la façon de faire avancer le mouvement libertarien et les idées qui y sont associées au Québec. Trois propositions ressortent de leurs délibérations : relancer l’Institut économique de Montréal, en dormance depuis un certain temps ; fonder un magazine ; créer l’association Les amis de la liberté, qui servira de lieu de rencontre et qui permettra de présenter des conférences[26]. C’est un moment charnière dans l’histoire du mouvement libertarien québécois. Les idées favorables aux libertés individuelles et critiques d’un interventionnisme étatique trop prononcé pourront être diffusées plus aisément dans l’espace public québécois. Dans les années qui suivent, le mouvement se déploie, de nouveaux acteurs s’y greffent et les îlots de diffusion idéologique se multiplient. Nous présenterons ici une liste non exhaustive des principaux foyers de diffusion idéologique du libertarianisme au Québec.

Le Québécois libre

Martin Masse fonde le magazine en ligne Le Québécois libre (QL) en 1998[27]. Initialement, le webzine se veut une alternative aux médias traditionnels en offrant au public une perspective libertarienne sur l’actualité québécoise, pouvons-nous lire sur son site :

Le but du QL n’est toutefois pas de débattre entre libertariens, mais d’offrir un éventail d’opinions et de commentaires de façon à éduquer et informer les lecteurs ayant des convictions libertariennes et les autres qui le lisent parce qu’ils s’intéressent aux débats d’idées. Bref, élargir l’aire de débat pour les libertariens et faire connaître la philosophie libertarienne[28].

Au fil des années, il prend de l’expansion avec des collaborateurs du Canada, des États-Unis et de l’Europe. Des articles sont publiés en anglais et en français. Sa page « Qu’est-ce que le libertarianisme » est traduite en anglais et en espagnol. Au moins 75 contributeurs[29] y participent durant ses 18 années d’existence, comme Pierre Lemieux, Jasmin Guénette, Randy Hillier, Vincent Geloso, Pierre Desrochers, Jean-Luc Migué, Pascal Salin[30]. Des personnalités politiques importantes ont été des lecteurs du webzine, comme Stephen Harper, Mario Dumont, Maxime Bernier ou encore Éric Duhaime, affirme son fondateur[31]. Le webzine évite le jargon scientifique afin de rester accessible, mais refuse de diluer ses idées libertariennes[32]. « Le Québécois libre se présente donc moins comme un laboratoire des idées libertariennes que comme un vecteur privilégié de leur diffusion[33]. »

Nous y retrouvons des articles élaborés à partir d’une panoplie de sujets, mais toujours dans une perspective libertarienne. Plusieurs textes critiquent le système de santé publique et proposent de faire plus de place au privé et à la concurrence[34]. Des textes traitent aussi du caractère immoral de la redistribution de la richesse[35], du nationalisme et de la question constitutionnelle[36], de la défense d’un marché libre, ouvert et légal des organes[37], etc. En 2016, Martin Masse met fin aux activités du QL pour accompagner Maxime Bernier dans la course à la chefferie du Parti conservateur du Canada[38].

L’Institut économique de Montréal

Fondé initialement en 1987 par Pierre Lemieux[39], l’Institut économique de Montréal (IEDM) devient un véritable think tank[40] sous l’impulsion de Michel Kelly-Gagnon à partir de 1997[41]. L’IEDM défend les idées libertariennes basées sur le capitalisme de libre marché. Le think tank prône la privatisation de sociétés d’État comme Hydro-Québec[42] ou Postes Canada[43], la fin du monopole de la SAQ[44] et des baisses d’impôt pour les entreprises[45]. L’IEDM contribue également à la diffusion des idées libertariennes d’auteurs comme Friedrich Hayek, Ayn Rand, Milton Friedman, etc.[46]. L’institut est également favorable à une plus grande place pour le privé et à la concurrence dans le secteur de la santé. Des chercheurs sont souvent appelés à faire des apparitions dans les médias québécois. Plusieurs libertariens y travaillent comme Éric Duhaime, Youri Chassin, Jonathan Hamel, Nathalie Elgrably-Lévy et Jasmin Guénette. C’est d’ailleurs à l’IEDM que se rencontrent l’actuel chef du Parti populaire du Canada, Maxime Bernier, et son conseiller et ami de longue date Martin Masse. Alors que le QL adopte un discours libertarien plus jusqu’au-boutiste, l’IEDM cherche à se présenter comme un think tank professionnel et modéré sur le plan idéologique[47].

L’Institut peut compter sur des ressources considérables pour faire avancer son programme libertarien. Son « budget est passé de 278 000 $ en 1999 à près de trois millions en 2017[48] ». Une partie de son financement provient des États-Unis. En 2012, il a reçu de l’argent « d’une des fondations des frères Koch qui ont fait fortune dans l’industrie pétrolière[49] ». Il a aussi reçu 200 000 $ de l’Atlas Network, une fondation américaine visant l’implantation de think tanks défendant des positions de droite économique un peu partout dans le monde[50]. Un article publié sur son site affirme que l’IEDM a contribué à la déréglementation de l’industrie du taxi au Québec et à donner plus de marge de manoeuvre aux infirmières praticiennes spécialisées[51].

L’Action démocratique du Québec

Sans affirmer que l’Action démocratique du Québec (ADQ) est un parti libertarien, plusieurs de ses propositions étaient cohérentes avec cette philosophie politique. Le parti de Mario Dumont proposait de réduire la bureaucratie, d’abolir les commissions scolaires et d’alléger le fardeau fiscal des contribuables. Il promettait l’instauration d’un taux unique d’imposition fixé à 20 %, qui aurait par la suite diminué[52]. L’ADQ affirmait que l’État occupe une trop grande place dans le système de santé. Elle avait la volonté de recourir davantage au privé. Le parti de Mario Dumont a proposé aussi de décentraliser le système de santé et d’y instaurer plus de concurrence[53]. L’ADQ voulait par exemple mettre en place un système mixte dans lequel un médecin aurait pu oeuvrer dans le privé, à condition de travailler minimalement dans le système public[54]. Elle comptait aussi mettre fin aux monopoles syndicaux afin de laisser la liberté aux employés d’adhérer ou non à un syndicat[55]. En matière d’éducation[56] et de service de garde[57], l’ADQ préconisait la mise en place d’un système de bons afin de laisser plus de liberté aux parents.

L’ADQ aura été un lieu de rencontre pour bon nombre de libertariens, comme Joanne Marcotte ou Vincent Geloso, qui y ont trouvé un refuge pour exprimer leurs idées anti-États et pro-libertés individuelles. Éric Duhaime a été conseiller de Mario Dumont de 2003 à 2008. Il a aussi porté les couleurs du parti dans la circonscription de Deux-Montagnes lors de l’élection de 2003. Martin Masse, bien qu’exprimant des réticences, a donné son appui à l’ADQ lors de la campagne électorale de 1998. Il voyait alors ce parti comme étant ce qu’il y avait de plus proche des idées libertariennes. « [Mario Dumont] a maintenu son engagement de réduire la taille de la fonction publique du quart, et n’hésite pas à rappeler que la réforme de l’État ne peut être menée à bien sans faire de perdants chez ceux qui profitent de ses largesses[58] », écrivait-il dans un éditorial du Québécois libre en 1998. Vincent Geloso a affirmé que le parti était digne des penseurs libéraux et libertariens tels qu’Adam Smith et Milton Friedman[59].

Bien que l’ADQ n’ait jamais pris le pouvoir au Québec, le parti a contribué à la diffusion des idées libertariennes dans la province. En 2002, des sondages donnent 40 % des intentions de vote à la formation politique[60]. Le parti de Mario Dumont arrive même à former l’opposition officielle en 2007 en faisant élire 41 députés, ce qui dénote un certain attrait pour ses propositions au sein de l’électorat québécois. Toutefois, cette victoire sera en demi-teinte pour l’ADQ, puisque plusieurs militants libertariens accusent le parti d’avoir trahi ses principes libertariens et dénoncent un virage nationaliste[61].

L’ADQ a toujours flirté avec le nationalisme. Fondé en 1994 dans la foulée des échecs constitutionnels successifs des accords du lac Meech et de Charlottetown, le parti prend une position autonomiste entre le fédéralisme des libéraux et le souverainisme du PQ. La formation de Mario Dumont demande un important transfert des pouvoirs du fédéral vers le Québec. Lors du référendum de 1995, l’ADQ se rallie au camp du « Oui ». Toutefois, en 2007, un militant accuse l’ADQ d’être passée d’un parti favorable au libre marché à une formation « ultranationaliste, interventionniste et autoritaire[62] ». Vincent Geloso s’est dit « profondément insulté » par la volonté de l’ADQ de geler les seuils d’immigration pour faire face au déclin du français[63]. Martin Masse, quant à lui, commence à perdre espoir dans l’ADQ avant 2007. En 2003, il reproche notamment au parti d’avoir abandonné l’idée de mettre en place un impôt à taux unique[64].

Le Réseau liberté Québec

Après une élection difficile pour l’ADQ en décembre 2008 (le parti n’a plus que sept députés à l’Assemblée nationale), des libertariens tentent de faire avancer leurs idées à l’extérieur de la formation politique. Le Réseau liberté Québec (RLQ) est fondé deux ans plus tard par Joanne Marcotte, Ian Sénéchal, Éric Duhaime, Roy Eappen, Gérard Laliberté et Guillaume Simard Leduc[65]. S’inscrivant dans la lignée des idées libertariennes, ce regroupement critique vertement le modèle québécois et l’État-providence, mais affirme ne pas s’intéresser aux questions sociales comme l’avortement, le mariage gai ou la peine de mort[66]. Selon Éric Duhaime, le but est de sortir le Québec du débat souverainiste-fédéraliste pour se concentrer sur une opposition gauche-droite[67]. Le chef de l’ADQ de l’époque, Gérard Deltell, et Maxime Bernier, alors député conservateur en Beauce, assistent à la journée de création du RLQ. La cheffe du défunt parti albertain Wildrose Alliance, maintenant première ministre de l’Alberta, Danielle Smith, est présente lors du premier événement du regroupement pour s’opposer à la dépendance du Québec face à Ottawa[68]. Bon nombre de libertariens participent à des activités du RLQ, comme Martin Masse ou encore Michel Kelly-Gagnon.

En mars 2013, Vincent Geloso fait une présentation de son livre Du grand rattrapage au déclin tranquille lors d’un événement du RLQ[69]. Il y propose une inversion interprétative du grand récit québécois. Il affirme que la période précédant les années 1960, la « Grande Noirceur », serait en fait un moment de croissance économique important puisque l’État intervenait peu, ce qui laissait aux individus la liberté d’entreprendre. La Révolution tranquille aurait, quant à elle, endetté la province et réduit son potentiel de croissance économique[70]. L’une des cofondatrices du RLQ, Johanne Marcotte, réalise en 2006 le documentaire L’illusion tranquille, lequel est composé de témoignages d’experts qui critiquent le modèle québécois et la place des syndicats[71].

Le Parti conservateur du Québec

Méconnu dans l’espace public avant l’arrivée d’Éric Duhaime à sa tête, le Parti conservateur du Québec est la formation politique dont les idées se rapprochent le plus du libertarianisme dans la province : respect des libertés et des droits individuels, économie de marché, État limité, etc.[72]

Le parti est enregistré auprès du directeur général des élections en 2009. Quelques chefs se succèdent à sa tête sans arriver à sortir la formation de la marginalité. L’ancien député conservateur fédéral dans Louis-Hébert, Luc Harvey, est aux commandes du PCQ pendant seulement quelques mois. Il reprend l’idée de l’ADQ de donner 100 $ par semaine par enfant aux familles pour remplacer les garderies subventionnées. Il veut aussi que l’aide sociale soit limitée à 5 ans pour les individus aptes au travail[73]. L’avocat Adrien Pouliot sera chef du parti de 2013 à 2021. Le PCQ ne récolte que 1,5 % des votes lors des élections de 2018.

L’arrivée d’Éric Duhaime à la tête des conservateurs québécois en 2021 change la donne. L’élection du nouveau chef libertarien d’une grande notoriété fait bondir le nombre de membres et force les médias à s’intéresser à la formation politique. Éric Duhaime parvient à convaincre la députée caquiste Claire Samson de faire défection et de se joindre aux rangs conservateurs. Avec une élue dans sa formation, Éric Duhaime aura accès à l’Assemblée nationale pour mettre de l’avant ses idées.

C’est la gestion de la pandémie par le gouvernement caquiste de François Legault qui incite Éric Duhaime à retourner en politique active. Il soutient que la Coalition Avenir Québec (CAQ) ne respecte plus ses engagements, comme baisser les impôts, en plus d’utiliser la COVID-19 comme prétexte pour s’accorder des pouvoirs extraordinaires. Avant la pandémie, la CAQ semblait d’ailleurs plaire à certains libertariens. En 2012, elle avait fusionné avec l’ADQ. À l’époque, le parti disait vouloir réduire les impôts et couper dans la bureaucratie. Maintenant, plusieurs caquistes déçus ont rejoint Éric Duhaime[74].

Le PCQ reprend certaines idées de l’ADQ, comme celle d’un taux unique d’imposition[75]. Il veut donner plus de place au privé en santé et instaurer davantage de concurrence entre les hôpitaux[76]. La formation politique a aussi une composante nationaliste. Le PCQ souhaite baisser les seuils d’immigration et sélectionner les nouveaux arrivants en fonction de leur « compatibilité civilisationnelle » avec la société québécoise[77].

Parti conservateur et Parti populaire du Canada

En 2006, Maxime Bernier choisit d’aller faire la lutte à Ottawa pour que l’État canadien redonne plus d’autonomie aux provinces. « Ça allait avec mes idées libertariennes d’un petit gouvernement qui ne s’ingère pas dans la vie des gens, mais qui ne s’ingère pas non plus dans les champs de compétences des provinces[78] », explique le chef du Parti populaire du Canada (PPC) en entrevue.

Bernier se fait tout d’abord élire en Beauce sous la bannière du Parti conservateur du Canada (PCC) et devient ministre de l’Industrie dans le gouvernement de Stephen Harper. Il se retrouve donc à la tête d’un ministère dont l’une des tâches est de distribuer des subventions aux entreprises. Bernier refuse toute compromission de ses principes libertariens. Par exemple, lorsque vient le temps de donner une subvention à Bombardier, il envoie un de ses collègues ministres à sa place[79]. Il tente de convaincre son chef de renoncer à aider les entreprises privées avec de l’argent public, mais ses doléances restent lettre morte[80]. Il arrive tout de même à mener à bien une importante réforme pour déréglementer l’industrie des télécommunications avec Martin Masse, en dépit de l’opposition au sein de la fonction publique et du parti[81]. Malgré tout, lors des années Harper, la formation politique ajoute des mesures cohérentes aux idées libertariennes. Lors de son premier mandat à la tête du pays, il fait passer la TPS de 7 % à 5 %. Les pertes de revenu pour le gouvernement totalisent 13 milliards de dollars, mais Harper soutient qu’il préfère redonner cet argent directement aux Canadiens.

Après la défaite conservatrice de 2015 et la démission de Harper, Bernier se lance dans la course pour le remplacer. Il est finalement battu par Andrew Scheer après une lutte très serrée. La défaite est visiblement difficile à avaler pour Maxime Bernier. Selon des observateurs, c’est sa croisade contre la gestion de l’offre en agriculture, mesure incohérente avec sa posture libertarienne, qui lui coûte la victoire[82]. Il quitte la formation politique, affirmant qu’elle est trop corrompue et que ses idées n’ont pas trouvé écho auprès du nouveau chef. En 2018, il fonde le Parti populaire du Canada (PPC) avec son fidèle acolyte Martin Masse. Le programme de la formation est foncièrement libertarien : baisse d’impôts pour les entreprises et les particuliers, accès facilité aux armes à feu et équilibre budgétaire en un mandat. L’abolition du « cartel » de la gestion de l’offre fait également partie des propositions politiques du PPC[83]. « Mad Max » affirme vouloir mettre de l’avant une « décentralisation radicale » de l’État canadien pour donner plus de pouvoirs aux provinces, notamment en matière d’immigration[84].

Depuis la fondation du Parti populaire du Canada, Bernier adopte un ton plus critique sur l’immigration. Il veut diminuer le nombre d’immigrants et de réfugiés que le Canada accepte. Le site du PPC indique que le Canada devrait recevoir entre 100 000 et 150 000 immigrants plutôt que 350 000, et précise également que les nouveaux arrivants sont moins productifs et qu’ils coûtent cher aux contribuables canadiens. « Les immigrants ont généralement des salaires plus bas que les non-immigrants. Ils paient en moyenne environ la moitié de l’impôt sur le revenu que paient les autres Canadiens, mais bénéficient de services gouvernementaux à peu près équivalents[85] », pouvons-nous y lire également. Maxime Bernier dénonce aussi le multiculturalisme canadien, qui encouragerait les immigrants à conserver leurs valeurs et leur culture plutôt que d’adopter celles du Canada. Le chef du PPC souhaite que chaque personne qui veut immigrer au Canada passe un test afin de déterminer comment « elle s’aligne sur les valeurs et normes canadiennes[86] ».

Son conseiller Martin Masse va dans le même sens. Pour lui, les politiques multiculturelles, qui encourageraient une immigration incompatible avec nos valeurs, pourraient devenir une source de tensions. « On est en train de rendre le Canada ingouvernable et de créer des conflits potentiels. Il y a trop de différences entre les gens de ces communautés-là pour que ce soit gérable dans un seul pays[87] », explique-t-il en entrevue. Masse cible plus spécifiquement l’immigration arabo-musulmane. Les positions de Bernier et de Masse se rapprochent ici du paléolibertarianisme, une tendance du libertarianisme plus conservatrice et critique de l’islam, de l’immigration et du multiculturalisme[88].

Hormis le PPC, il existe bel et bien une formation politique officiellement libertarienne enregistrée auprès d’Élections Canada depuis 2004[89]. Le Parti Libertarien du Canada n’a toutefois aucun poids politique, il fait des scores faméliques lors des élections et n’a pratiquement aucune visibilité médiatique.

Les libertariens dans les médias

Très critiques des médias traditionnels, les libertariens québécois se tournent régulièrement vers des médias « alternatifs » pour faire passer leur message ; ces derniers sont d’ailleurs souvent complaisants à leur égard. Nous pensons tout d’abord aux radios de Québec, et particulièrement à Radio X, qui agissent comme porte-voix pour les idées libertariennes dans la Capitale-Nationale.

L’idéologie libertarienne et les valeurs de la droite radicale « font largement consensus dans le cercle des animateurs de ces antennes[90] », affirme Dominique Payette, professeure de journalisme à l’Université Laval. Les animateurs se positionnent régulièrement comme les défenseurs des « payeurs de taxes » et prônent moins d’impôts. Ils s’en prennent aux différents groupes sociaux tels que les femmes, les pauvres, les environnementalistes, les autochtones, etc. et dénigrent leurs revendications[91].

En 2004, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) refuse de renouveler la licence de diffusion de Radio X en raison de plusieurs plaintes contre la station[92]. S’ensuit une importante manifestation à Québec pour s’opposer à cette décision et pour défendre la liberté d’expression. Nous avons vu à cette époque des rapprochements entre l’ADQ et Radio X. Le parti de Mario Dumont appuie la station. En échange, Radio X soutient le candidat adéquiste Sylvain Légaré, qui remporte la circonscription de Vanier lors d’une partielle en 2004[93]. Dans un article du Devoir, Robert Dutrisac affirme que le chef de l’ADQ est souvent l’invité de l’émission de Jeff Fillion et qu’il est, « de toutes les personnalités politiques, le chouchou de la station[94] ». Éric Duhaime est animateur à Radio X de 2012 à 2014. Maintenant qu’il est chef du PCQ, Éric Duhaime est régulièrement invité sur les ondes de cette même radio pour faire la promotion de ses idées[95]. Un autre animateur de cette station, Dominic Maurais, apparaît dans un « live du mardi » du chef conservateur dans lequel Éric Duhaime parle de ses préoccupations et répond aux questions de ses adhérents[96]. Maxime Bernier et des chercheurs de l’IEDM sont également des invités réguliers à Radio X.

Plusieurs médias numériques sont aussi proches des libertariens. Québec Nouvelles se définit comme un média alternatif qui veut « parler au peuple et défendre le peuple contre la corruption politique et le mensonge de certaines élites[97] ». En réalité, ce média propose des contenus et des opinions plutôt situés à droite du spectre politique. Durant la pandémie de COVID-19, il dénonce régulièrement les mesures sanitaires et les confinements. Éric Duhaime accorde une entrevue « exclusive » à ce média lors de la manifestation pour la reprise du sport chez les jeunes[98]. Québec Nouvelles promeut régulièrement les idées du chef conservateur québécois et utilise son site pour diffuser ses propos. L’organe de presse va même jusqu’à reprendre des messages de la page Facebook d’Éric Duhaime directement sur sa plateforme[99].

Des collaborateurs du média, comme André Valiquette, ont des liens avec les partis politiques de Duhaime et Bernier. La biographie de Valiquette sur le site de Québec Nouvelles indique qu’il « est actuellement président de la Commission politique du Parti conservateur du Québec et membre de son Bureau exécutif national ». Il a aussi été directeur des communications à l’Institut économique de Montréal et candidat pour le Parti populaire de Maxime Bernier en 2019[100]. Le média de droite parle d’ailleurs aussi beaucoup du chef du PPC. À la manière d’Éric Duhaime, le site relaie parfois du contenu produit par Maxime Bernier pour ses plateformes. Notons toutefois que certains collaborateurs du média considèrent Bernier comme trop radical pour gagner les élections[101].

En 2018, avant de revenir en politique active, Éric Duhaime fonde Québec Fier[102], mais prendra rapidement ses distances de l’organisation[103]. Cette dernière se définit comme un collectif qui « réunit des Québécoises et des Québécois écoeurés d’assister passivement à la dégradation du Québec et de sa capacité à se projeter dans l’avenir[104] ». Elle s’affiche comme étant conservatrice, nationaliste et populiste, et fonctionne principalement grâce à sa page Facebook[105]. Plus de 95 000 personnes y sont abonnées. Québec Fier admet explicitement qu’elle tente d’influencer le résultat des élections au profit de partis de droite[106]. Durant la pandémie, elle dénonce avec ferveur les mesures sanitaires. Éric Duhaime assure qu’il n’existe aujourd’hui aucun lien entre sa formation et Québec Fier[107]. Nous pouvons toutefois constater que les deux partagent parfois des contenus très similaires sur les réseaux sociaux.

Les deux libertariens ont aussi eu des liens avec le média conservateur Rebel News. Fondé par l’ancien journaliste de Sun News Ezra Levant, le média est associé à plusieurs couvertures médiatiques controversées, notamment celle de la manifestation de Charlottesville. Lors de l’événement, une femme perd la vie après qu’un nationaliste blanc fonce dans la foule avec sa voiture. À la suite de cet événement, plusieurs élus du Parti conservateur du Canada prennent leur distance du média et refusent depuis lors de lui accorder des entrevues[108]. Cela n’a pas empêché Bernier et Duhaime de parler aux journalistes de Rebel News, notamment pour dénoncer les mesures sanitaires. Avant son retour en politique, Duhaime est chef du bureau québécois de Rebel News avant de prendre ses distances du média en 2017[109].

Conclusion

La porosité des différents regroupements libertariens

Le mouvement libertarien québécois est disparate et ne s’articule pas autour d’un seul foyer de diffusion idéologique. Il est plutôt composé d’une poignée d’acteurs qui passent d’un regroupement à l’autre. Les frontières entre ces groupes sont d’ailleurs souvent poreuses. Par exemple, pratiquement tous les libertariens québécois d’importance ont occupé une fonction au sein de l’IEDM : Adrien Pouliot, Maxime Bernier, Martin Masse, Éric Duhaime[110]. Cela ne les empêche pas de militer dans d’autres organisations pour défendre leurs idées : Parti populaire du Canada (Bernier, Masse), Parti conservateur du Québec (Pouliot, Duhaime).

Nous pouvons voir que les divers groupes ont des fonctions différentes, même si ce sont parfois les mêmes libertariens qui y militent. Le Québécois libre se voulait un média à la fois accessible, sans pour autant faire de compromis sur ses idées libertariennes. L’IEDM cherche davantage la respectabilité et est invité à parler de ses recherches dans les médias. Radio X et les autres médias alternatifs jouent le rôle de porte-voix. Le PPC et le PCQ tentent, quant à eux, d’avoir une représentation politique à la Chambre des communes et à l’Assemblée nationale. Même s’ils restent marginaux, les libertariens québécois multiplient les stratégies et les lieux de diffusion pour faire entendre leurs idées. Et, bien que plusieurs foyers idéologiques du libertarianisme soient aujourd’hui disparus (le QL, le RLQ, et l’ADQ), d’autres ont émergé ou ont gagné en importance (PPC et le PCQ).

Cela témoigne de plusieurs différences entre les libertariens québécois et leurs homologues américains. Le mouvement libertarien au sud de notre frontière est beaucoup plus important, et les lieux de production et de diffusion de leurs idées sont, par conséquent, beaucoup plus nombreux. Nous y retrouvons de nombreux think tanks, comme le Cato Institute, le Mises Institute, la Reason Foundation, l’Institute for Humane Studies, etc. avec des stratégies bien différentes[111]. Le nombre de penseurs qui ont réfléchi et théorisé la question du libertarianisme aux États-Unis est impressionnant, pensons seulement à Murray Rothbard, Milton Friedman, Ludwig von Mises, Friedrich Hayek ou encore Ayn Rand. Au Québec, il existe assez peu de théoriciens du libertarianisme hormis Pierre Lemieux.

Le mouvement américain est aussi beaucoup plus éclectique. Sébastien Caré propose de classer les libertariens américains en cinq catégories en fonction de leur emplacement géographique et de leurs idées. Il y a les paléolibertariens, les randroïdes, les preppies, les hippies et les cyberlibertariens[112]. Bien que certains libertariens québécois puissent être classés dans l’une ou l’autre de ces catégories — Maxime Bernier et Martin Masse, par exemple, s’inscrivent dans le paléolibertarianisme —, le libertarianisme ici n’est pas assez diversifié pour affirmer qu’il existe des sous-catégories du mouvement qui auraient une réelle autonomie.

Toutefois, en raison de son influence importante, il est clair que le libertarianisme américain a influencé son pendant québécois. Il n’existe toutefois pas de recherche qui se soit spécifiquement intéressée à la question. Des indices nous laissent toutefois entrevoir que cette piste de recherche serait fertile. Par exemple, en 2005, Martin Masse donne une conférence dans le cadre des Austrian Scholar Conferences organisées par le Mises Institute[113]. En 2012, Éric Duhaime se rend à un rassemblement libertarien pour rencontrer Ron Paul, alors candidat à l’investiture républicaine[114]. Pour écrire son livre Du libéralisme à l’anarcho-capitalisme aux États-Unis, Pierre Lemieux reçoit une bourse du Liberty Fund, une fondation éducative privée et libertarienne[115]. Finalement, le Free State Project, un regroupement libertarien au New Hampshire, se dit, quant à lui, influencé par le nationalisme québécois[116]. Ces quelques exemples montrent qu’il existe vraisemblablement des liens entre les libertariens québécois et leurs homologues américains. De futures recherches sur la question devraient permettre d’éclairer ces liens afin d’en comprendre l’ampleur.

La pandémie de COVID-19 : une opportunité inattendue

La pandémie de COVID-19 a été une opportunité inattendue pour des libertariens comme Maxime Bernier, Martin Masse et Éric Duhaime. Pour faire face au virus, le gouvernement impose des mesures de plus en plus strictes afin de limiter les contacts : interdiction de rassemblements intérieurs, fermeture de plusieurs secteurs de l’économie et des écoles, port du masque obligatoire, couvre-feu, etc. « C’est clair qu’on brime un peu les droits individuels, mais c’est pour le bien collectif[117] », déclare le directeur national de la santé publique du Québec, le Dr Horacio Arruda, au moment où les premières mesures sont mises en place.

Bien entendu, les libertariens ne pouvaient pas rester passifs face à ces attaques contre les libertés individuelles. Des manifestations ont lieu pour dénoncer les mesures sanitaires. Ces rassemblements ne regroupent pas uniquement des libertariens. Nous y retrouvons aussi des militants d’extrême droite, des complotistes ou encore des groupes évangéliques[118]. Les arguments contre les mesures sanitaires sont toutefois bien souvent agrémentés d’une rhétorique libertarienne. On critique une dérive autoritaire de l’État qui porte atteinte aux libertés individuelles et à la propriété privée.

Maxime Bernier est sans doute le libertarien le plus virulent à l’endroit des mesures sanitaires et de la gestion de la pandémie par les gouvernements. Le chef du PPC n’hésite pas à faire des rapprochements avec des régimes autoritaires et le totalitarisme. Lors de la dernière élection fédérale, le PPC triple son score et obtient 5 % du vote populaire, sans toutefois faire élire de député[119]. C’est aussi la pandémie de COVID-19 qui incite Éric Duhaime à se présenter à la tête du PCQ. « Je considère qu’il est de notre devoir de faire l’impossible pour sortir de l’extrémisme sanitaire dans lequel la Coalition Avenir Québec de François Legault nous enfonce depuis maintenant presque 9 mois[120] », affirme-t-il lorsqu’il se lance dans la course. Éric Duhaime réussit à canaliser la grogne contre les mesures sanitaires. Le chef du PCQ se targue régulièrement d’avoir recruté plus de 60 000 membres. Bien que le parti n’ait fait élire aucun candidat, il obtient près de 13 % des votes, un score très proche des autres partis d’opposition : PLQ (14 %), PQ (15 %) et QS (15 %)[121]. Il est, bien entendu, trop tôt pour proposer une analyse précise de l’impact à long terme de la pandémie sur les idées libertariennes au Québec. Il est toutefois clair que cet événement sans précédent a contribué à la croissance des idées et du mouvement libertarien dans la province. La pandémie de COVID-19 doit donc être prise en considération afin de comprendre la place qu’occupe cette idéologie au Québec, maintenant et dans le futur.