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Les transformations des idées politiques qui alimentent les mouvements féministes au Québec sont nombreuses et substantielles. De Québécoises deboutte ! à Jesuisféministe.com[1], les voix des multiples féminismes québécois se sont exprimées, formant un mouvement fort, mais hétérogène et diversifié[2]. Plus de 20 ans après le début du nouveau millénaire, un retour sur les transformations des différentes idéologies féministes du Québec contemporain s’impose. C’est à cet objectif que tente de répondre le présent article au sein de ce dossier visant à actualiser la cartographie des idéologies québécoises au début du XXIe siècle.

En 2016, la philosophe Diane Lamoureux[3] nous interpellait avec trois éléments idéologiques importants du contexte actuel pour le féminisme : le discours de l’obsolescence du féminisme (mythe de l’égalité déjà atteinte), le discours de l’égalité entre les femmes et les hommes comme « valeur fondamentale » de la société québécoise et, finalement, l’inclusion de l’intersectionnalité comme une notion de plus en plus centrale à la construction du mouvement. De fait, la transformation du nationalisme, l’intégration d’une analyse antiraciste — ou du moins, du vocable de l’intersectionnalité — ainsi que les croisées avec les théories et mobilisations queers ont fait du féminisme au Québec un courant de pensée encore plus hétérogène et rempli de tensions qu’auparavant, mais représentant une plus grande diversité de féminismes. Cela étant dit, certains enjeux restent aussi présents dans les idées, les luttes et les mobilisations féministes, même s’ils prennent de nouvelles formes, comme les mouvements de dénonciation des violences sexuelles en témoignent. Ces transformations et continuités idéologiques du féminisme québécois ne peuvent être comprises en dehors du travail militant qui s’est effectué, entre autres, dans les milieux communautaires et par les femmes au croisement de plusieurs oppressions. La production idéologique des féminismes québécois ne peut être comprise qu’en articulant la réflexion avec sa praxis. En particulier, les groupes de femmes ont été et sont des espaces centraux pour son déploiement et son renouvellement, malgré les transformations de ses relations avec l’État[4], qui l’ont mise à mal à plusieurs reprises.

Le féminisme québécois relève également d’une situation particulière : comme tous les mouvements de gauche de la province, il a historiquement été fortement influencé par le nationalisme. Plus récemment, bénéficiant de la croisée entre les mondes anglophones et francophones[5], mais aussi de vibrantes contributions de féministes de plus en plus diversifiées, il est devenu un mouvement polyphonique[6]. En ce sens, il apparaît central de faire un retour sur les transformations des 30 dernières années dans les différents mouvements du féminisme au Québec. Notre objectif dans cet article est d’analyser les principales transformations qui ont façonné les idées et les mouvements féministes au Québec à partir de trois axes principaux : les transformations idéologiques reliées à l’évolution du nationalisme québécois ; les contributions théoriques et pratiques de la notion d’intersectionnalité ; et les changements apportés par la théorie queer. Finalement, nous revenons sur les diverses lignes de tensions idéologiques au sein du mouvement afin de proposer des pistes de recherches futures.

Notre méthodologie qualitative repose principalement sur l’analyse des productions théoriques à la fois des milieux universitaires et militants, ainsi que sur la documentation grise. Durant les 15 dernières années, certains volets de cette analyse ont fait l’objet de recherches financées par divers organismes gouvernementaux et non gouvernementaux tels que le Fonds de recherche du Québec — Société et culture (FRQSC), le Programme d’aide financière à la recherche et à la création (PAFARC-UQAM) et le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH). De plus, nous avons toutes deux une certaine expérience personnelle d’implication dans les mouvements féministes militants et universitaires.

Féminismes et nationalismes : transformations contemporaines au Québec

« Il n’existe aucune relation fixe entre féminisme et nationalisme », qui ont été, dans diverses périodes historiques, « à la fois en conflit et en symbiose »[7]. D’abord, dans les années 1960, la marque idéologique — issue du projet de la modernité eurocentrée — est la liberté. À ce moment, le nationalisme exerce une influence grandissante sur le féminisme[8], permettant aux femmes de construire des ponts idéologiques entre la libération des femmes et celle du Québec comme « nation » distincte[9].

Même si, selon Dobrowolsky, il faut complexifier le mythe de la Révolution tranquille comme une rupture avec un conservatisme statique[10], ce mythe reste important dans la configuration des idées tant féministes que nationalistes. En effet, comme le souligne Caroline Jacquet, cette supposée « rupture » avec la « grande noirceur » devient une « entrée inaugurale dans la modernité progressiste, égalitaire, sécularisée et laïque[11] ». Notamment, les féministes « révolutionnaires » vont adopter un cadre d’analyse nationaliste centré sur la notion de décolonisation, mobilisant des auteurs comme Fanon, Memmi ou Césaire, où les francophones blanc.hes seraient opprimé.es et colonisé.es par les « anglosaxons »[12].

Au cours des années 1980-1990, certaines franges du mouvement féministe se sont d’ailleurs directement engagées dans le mouvement nationaliste[13], notamment dans le cadre des deux référendums pour la souveraineté du Québec[14]. Cette alliance politique entre les mouvements nationalistes et féministes a permis de maintenir une visée féministe dans le projet indépendantiste, mais aussi certaines réformes tangibles et progressistes, comme des politiques de soutien aux femmes et aux familles (équité salariale, réseau des Centres de la petite enfance [CPE], etc.) et des opportunités politiques pour certaines femmes[15].

L’échec du référendum de 1995, avec le tristement célèbre discours de Parizeau, amorce un changement de cap dans le nationalisme au Québec[16], qui se cristallisa à travers la crise des accommodements raisonnables et le virage identitaire de l’Action démocratique du Québec et du Parti québécois en 2007. Ces transformations débutèrent une nouvelle vague de tensions entre les féministes et le nationalisme. Alors que d’un côté, le nationalisme devient davantage conservateur et belliqueux envers les personnes immigrantes et racisées, de l’autre côté, les populations autochtones contestent de plus en plus le narratif des « Québécois de souche[17] », fondé sur l’idée de l’absence de responsabilités dans la colonisation du territoire des premiers peuples. Sous la pression des femmes migrantes, de couleur, noires, autochtones et LGBTQI+ ainsi que des personnes trans*[18] et non binaires, le mouvement féministe est appelé à réfléchir plus fortement aux enjeux de représentations et d’inclusions[19]. Les flous définitionnels et idéologiques entourant la notion de « minorité », à savoir qui constitue le groupe majoritaire[20], contribuent à ces débats. Ces nouvelles tensions se déploient dans une période où la relation entre l’État et les groupes féministes change drastiquement (désinvestissement massif de l’État, augmentation du contrôle envers les groupes communautaires, etc.)[21]. Parallèlement, les voix des féministes issues de l’immigration et des femmes autochtones questionnent plus directement l’association entre nationalisme et féminisme. Ainsi, et comme le souligne Anne Thériault[22], pendant que le mouvement nationaliste s’éloigne des idéaux inclusifs qui alimentent les groupes féministes, ces idéaux prennent une place de plus en plus centrale dans les réflexions féministes, malgré les défis qu’ils occasionnent.

En somme, si à certains moments dans l’histoire politique de la province de Québec, les idéologies nationalistes et féministes ont eu des points de rencontre et se sont mutuellement utilisées, les rapprochements sont plus difficiles depuis 1995[23]. Néanmoins, la manière dont les féministes comprennent leur rapport à la nation demeure un enjeu de taille dans les tensions idéologiques qui animent les mouvements actuels au Québec[24], comme le démontre la prochaine section.

De la langue à la culture : entre homo/fémo/nationalisme et diversification des idéologies

Ce que Christine Delphy[25] a nommé un « faux dilemme », soit la priorisation ou du genre ou de la race comme marqueur d’oppression à combattre, est pourtant devenu un enjeu central des nouvelles manifestations du nationalisme québécois. Ainsi, dans la construction du mythe nationaliste[26], la « menace » ne vient plus des « colonisateurs anglophones », mais bien de l’immigration[27]. En sortant le nationalisme des analyses décoloniales, le nationalisme contemporain se justifie par une « affirmation nationale » active[28] qui s’autodéfinit notamment comme porteuse de l’égalité homme-femme tout en associant les « minorités » religieuses à l’oppression des femmes, constamment réduites à leur culture/religion[29].

En effet, comme le souligne Alexandra Dobrowolsky[30], le Québec ne fait pas exception : dans plusieurs pays occidentaux, le féminisme et l’égalité de genre se voient mobilisés par des formes d’antimulticulturalisme, voire des postures anti-immigration. De plus, dans plusieurs de ces pays, le recours aux luttes et idées féministes par des partis politiques afin d’avancer des lignes d’action islamophobes, ou le « fémonationalisme », est de plus en plus courant[31]. De la même manière, en reprenant les théories de Jasbir Puar, Alexie Labelle soutient qu’en plus des politiques étatiques homonationalistes au Canada, « l’activisme blanc » LGBTQI+ évince certaines réalités vécues par les personnes queers racisées[32]. De la sorte, comme le soulève Caroline Jacquet, « ces récits nationalistes racontent notre histoire de progrès à l’égard des droits des femmes et des minorités sexuelles et tendent à racialiser particulièrement (mais pas uniquement) les personnes musulmanes[33] ».

C’est ainsi qu’à partir des années 2000 se dessine au Québec une « nouvelle menace » aux « Québécoises de souche », qui craignent le retour du joug religieux par l’entremise de l’arrivée des populations migrantes. Selon Geneviève Pagé, le « nouvel ethos du peuple québécois inclut maintenant, semble-t-il, les valeurs de la laïcité et de l’égalité des femmes et des hommes[34] ». De plus, les cadres légaux et les débats publics des deux dernières décennies ont aussi influencé et été influencés par la croissante dichotomie genre/culture[35], notamment par les débats sur le projet de loi 94, la Charte des valeurs (loi 60) et plus récemment la loi 21 sur la laïcité, d’ailleurs fortement décriée[36]. C’est ainsi que certaines féministes ont soutenu des mesures d’interdictions des signes religieux[37]. Selon Joan Scott puis Sirma Bilge[38], ce « sexosécularisme » explique comment le genre/la sexualité devient le paradigme grâce auquel le nationalisme, le racisme et les politiques excluantes prennent forme dans les pays occidentaux.

Il est important de noter également que tous les courants idéologiques féministes québécois n’ont pas eu le même rapport au nationalisme dans les années 1990, mais aussi que ces différents courants ne se positionnent pas de la même manière aujourd’hui dans les enjeux reliés, par exemple, à la laïcité ou à la culture. De plus, dans une étude menée par Geneviève Pagé et Rosa Pires en 2014 auprès des femmes membres de la FFQ, la majorité de celles-ci ne considèrent plus que les personnes francophones sont aliénées par les anglophones ; elles estiment donc que le « colonialisme envers les francophones » a beaucoup moins d’impact sur les femmes que d’autres systèmes d’oppression. Selon leurs réponses, les enjeux autochtones, de racisme et d’inégalités sont ceux qui ont le plus d’impact sur la vie des femmes[39]. Finalement, certaines questions idéologiques et pratiques féministes reliées à la diversité et à l’intersectionnalité sont de plus en plus rattachées à des luttes transnationales — dépassant les enjeux de l’identité nationale — comme les mobilisations quinquennales de la Marche mondiale des femmes[40].

L’histoire des idées féministes au Québec doit alors se comprendre dans son ancrage particulier autant avec le nationalisme qu’avec les idées foisonnantes venant d’un triple héritage idéologique — français, états-unien et anglophone[41]. C’est à la fois ce qui limite la reconnaissance des différences entre les femmes et ce qui permet une volonté de plus en plus grande de tabler sur ces héritages multiples pour remettre en cause un féminisme blanc, de classe moyenne et, souvent, hétéronormatif. La prochaine section aborde donc l’un des importants voyages idéologiques du XXIe siècle pour le féminisme : l’intersectionnalité.

La notion d’intersectionnalité : changements idéologiques et pratiques

L’intersectionnalité est un concept défini par Kimberlé Crenshaw[42], mais est surtout le reflet de différentes praxis abondant dans le même sens, soit des luttes orientées vers « l’indivisibilité de la justice sociale », pour paraphraser Martin Luther King[43]. Dans divers mouvements, des réflexions ont émergé sur les formes d’inégalités multiples, notamment par des féministes chicanas[44], autochtones[45], latino-américaines[46], améfricaines[47] et indiennes pour n’en nommer que quelques-unes. L’intersectionnalité, dans sa théorisation actuelle, est donc le résultat de multiples interrogations sur l’imbrication entre le racisme, le sexisme, le classisme et l’hétéronormativité[48].

L’approche intersectionnelle repose sur l’idée qu’un seul corps peut être traversé par différentes formes d’oppression qui peuvent être vécues de manière simultanée. De plus, elle postule que les systèmes d’oppression sont autonomes, mais se construisent mutuellement. De la sorte, l’intersectionnalité relève d’un changement de paradigme qui incite à repenser les termes des luttes féministes pour comprendre que celles-ci doivent s’articuler avec d’autres combats sans les hiérarchiser[49]. Au coeur de l’analyse intersectionnelle se trouve donc l’idée d’une complexité de réalités pour les sujets politiques du féminisme, voire d’une interrogation pour le « sujet » du féminisme.

L’intersectionnalité est en développement depuis près de 30 ans dans le monde anglophone[50], mais a fait une entrée tardive dans les mouvements francophones[51]. L’interrogation pour le privilège blanc n’est pourtant pas nouvelle dans les mouvements féministes québécois : comme le souligne Francine Descarries, dès la fin des années 1970, de « nombreux collectifs de femmes […] affirmaient ne pas se reconnaître dans un projet principalement pensé et animé par des femmes blanches, hétérosexuelles, de classe moyenne ou supérieure[52] ».

En 2007, Chantal Maillé revenait sur la réception des idées postcoloniales dans les milieux féministes québécois. Parmi ses conclusions :

Si le féminisme québécois a montré récemment des signes d’ouverture aux questions de différences, sans toutefois que les femmes subalternes accèdent pleinement au statut de sujets de ce féminisme, c’est que cette ouverture s’est faite sans véritable réflexion sur les dynamiques de pouvoir qui continuent d’opérer dans la définition du sujet-femme universel au centre des revendications des féministes québécoises, bien qu’émerge une volonté manifeste d’engager une réflexion plus inclusive des différentes réalités que vivent les femmes[53].

Plus tard, Lamoureux affirmait que les principales organisations féministes au Québec continuaient dans une « logique de promotion d’intérêts catégoriels des femmes, sans nécessairement prendre en compte le fait que les logiques de classe, de race et de genre sont à l’oeuvre dans la société québécoise[54] ». Cette problématique a mené plusieurs femmes racisées à « claquer la porte » et à délaisser les mouvements québécois majoritaires, « quitte à se désengager des causes qui leur tenaient à coeur[55] ». Le constat est toujours valide en ce début de 2023 : les mouvements féministes québécois majoritaires sont par exemple critiqués pour leur manque de considération à l’égard des femmes issues de l’immigration[56], concernant l’inclusion trans*[57] ou encore, pour leurs difficultés à rendre leurs services réellement accessibles aux femmes dans leur diversité[58].

C’est ainsi que, depuis les vingt dernières années, un changement important s’est opéré dans les mouvements féministes québécois : l’inclusion de l’intersectionnalité comme concept à la fois phare et contesté, qui remet en question les postulats idéologiques des féminismes occidentaux[59]. Ce n’est donc que récemment que le féminisme majoritaire québécois s’est intéressé aux idées et pratiques intersectionnelles ; sur le plan universitaire, ce n’est que depuis les années 2010 que des revues francophones ont explicitement dédié des numéros thématiques à ce concept.

Les États généraux de l’action et de l’analyse féministes (ÉG), qui se sont déroulés de 2011 à 2013, sont un important tournant pour l’intégration des enjeux intersectionnels dans le mouvement féministe au Québec. Le comité organisateur des ÉG s’est efforcé de mettre de l’avant les expériences des femmes qui avaient été historiquement marginalisées[60]. Justement, l’un des points de tension importants des rassemblements a été la place des revendications des femmes racisées et la reconnaissance des privilèges des femmes du féminisme majoritaire[61]. Selon Marie-Ève Campbell-Fiset[62], les ÉG sont le théâtre d’une lutte sans précédent entre les féministes universalistes — qui misent sur l’oppression commune des femmes, au-delà des différences, pour attaquer le patriarcat — et les féministes intersectionnelles — qui, afin de décentrer l’expérience des femmes dominantes et de combattre l’ensemble des systèmes d’oppression, mettent de l’avant les relations de pouvoir entre les femmes et dans le mouvement féministe, en plus des inégalités femmes-hommes. Dans une tentative de se « réapproprier le débat[63] », certains groupes, comme Pour les droits des femmes du Québec (PDF), vont sortir en grande pompe de la FFQ, portant le débat, jusqu’alors interne au mouvement féministe, dans les médias, où ils sauraient trouver un public plus sympathique[64]. Ce groupe, par exemple, y explique que la lutte centrale des féministes se serait éloignée de la lutte pour les droits des femmes, des enjeux qui touchent « toutes les femmes », et donc des femmes de la majorité.

La traduction des idées intersectionnelles dans les mouvements féministes québécois est parsemée de défis, comme plusieurs recherches l’ont démontré[65]. Au sortir des ÉG, Geneviève Pagé et Rosa Pires[66] ont mis en lumière les tensions qui ont caractérisé les discussions autour de ce concept : si le potentiel de l’intersectionnalité est reconnu par beaucoup de féministes, plusieurs résistances se font sentir. L’intersectionnalité, comme la plupart des idées, voyage et se traduit différemment selon le contexte, mais aussi de la langue[67]. Le concept même est sujet à de multiples interprétations, et plusieurs brèches existent entre les discours et la pratique[68]. Des recherches ont montré que certaines militantes éprouvent des réticences à l’égard même de l’idée d’intersectionnalité et des difficultés à l’opérationnaliser[69]. Ainsi, selon Elizabeth Evans et Eléonore Lépinard, il y a une « tendance à l’invisibilisation de l’importance et de la dimension structurelle du racisme dans l’activisme féministe et queer[70] ». En retour, cela a rendu difficile l’intégration de l’intersectionnalité dans la pratique féministe en raison de la réticence du mouvement féministe majoritaire à questionner ses privilèges.

D’ailleurs, à l’aube de 2020, certaines recherches ont montré que les interrogations persistent quant à la conceptualisation même de l’idée intersectionnelle et, surtout, de la difficulté à la transformer en praxis cohérente :

De notre article, deux constats émergent. D’une part, faisant écho aux critiques dénonçant la dépolitisation de l’intersectionnalité (Bilge 2015), ou sa dilution par l’emploi du terme « diversité » (Collins et Bilge 2016 : 175 ; Ricci 2015), l’intersectionnalité peine à être mise en oeuvre en raison des résistances politiques qui se traduisent soit par un désengagement, soit par un engagement de façade[71].

Certes, les féminismes québécois naviguent entre ces dissensions et tentent de s’approcher de plus en plus du changement de paradigme. Cependant, l’adoption des idées intersectionnelles ne garantit pas une transformation pratique et durable dans le temps : « l’antiracisme n’est pas performatif[72] ». De plus, l’utilisation par les dominant.es d’un terme créé par les dominé.es pose toujours le risque du blanchiment et d’une dépolitisation de l’intersectionnalité[73].

En somme, la littérature présente plusieurs impensés du rapport du féminisme québécois à l’intersectionnalité, tant d’un point de vue idéologique que pratique : l’antiracisme et donc l’attaque frontale au racisme structurel du mouvement ; les difficultés de traduction pratique[74] ; les silences du féminisme québécois sur l’intersection des oppressions pour les personnes trans*[75] ; les privilèges blancs dans le féminisme[76] ; ou encore, les impacts de la précarité sur les groupes féministes et leurs tentatives d’appliquer l’approche intersectionnelle, notamment en raison du financement par projet[77].

Certes, les tensions et la prolifération des idées intersectionnelles ont su dynamiser le féminisme québécois : elles sont productrices de sens et engendrent des réflexions sur les pratiques féministes, mettant en question la « dimension univoque de la revendication d’égalité[78] ».

Les idées queers dans le mouvement féministe québécois

Dans cette section, nous abordons une troisième transformation importante des idées politiques dans les mouvements féministes québécois, soit l’introduction des théories et luttes queers au tournant du siècle. Selon Colette St-Hilaire, le queer réfère à « un ensemble de discours et pratiques associés à la transgression des frontières de la différence des sexes et de l’hétéronormativité[79] ». Au Québec, l’intégration de ces nouvelles idées et manières de faire ne fut ni simple ni rapide. Dans les années 1990, alors qu’il est en plein essor aux États-Unis, le queer prend sa place dans les milieux anglophones, surtout dans les organisations gay et trans[80]. Chez les féministes anglophones, l’intégration des idées queers et des revendications d’inclusion des personnes trans et non binaires se fait surtout au tournant du millénaire, créant parfois des poches de résistance. Par exemple, en 2003, le Centre des femmes de l’Université Concordia change son nom pour le Dragon Root Center for Gender Advocacy[81] afin de mieux refléter le fait que ses services sont offerts aux personnes trans. Ce changement de nom crée une résistance de courte durée chez certaines féministes qui déplorent la perte d’espace non mixte pour les femmes.

Chez les militantes féministes et/ou lesbiennes francophones, cette mouvance aura très peu d’influence jusqu’en 1996-1997, où l’articulation entre féminisme et queer commence à devenir l’objet d’un débat[82]. Selon Geneviève Pagé[83], les premières réactions aux théories queers chez les francophones leur reprochent trois choses : 1) déconstruire les femmes et les lesbiennes comme sujet politique ; 2) surinvestir les politiques culturelles ; 3) faire disparaître la spécificité des réalités lesbiennes au profit des privilèges mâles. Ces résistances ne seront surpassées qu’autour des années 2005, alors que les Panthères roses proposent une conception hybride, un queer presque matérialiste et anticapitaliste, qui ouvrira la valve de l’importation du queer dans le féminisme francophone de la province[84]. Quinze ans plus tard, il est possible d’affirmer que les théories et résistances queers ont provoqué une transformation en profondeur de la manière de concevoir la lutte féministe, notamment en repensant les structures de domination, le « nous féministes », et un décloisonnement des identités de sexes, de genre et une « dés-orientation » du désir[85].

La première influence sur les mouvements féministes exercée par les queers concerne la formation d’un sujet politique qui diffère des conceptions classiques autant dans ses racines militantes qu’universitaires. Cindy Patton[86] soutient que les personnes se revendiquant du queer ont déployé une nouvelle forme d’identité basée sur la désidentification, laquelle sert à constituer leur position comme sujet politique, soulignant la complexité de ce désir de s’extraire complètement des politiques identitaires. Ainsi, le mouvement queer est en rupture avec le modèle traditionnel de « minorité ethnique », adopté à la fois par les Afro-Américain.es et les féministes, possiblement en raison de la fluidité d’identification des « membres ». En termes concrets, cette posture plutôt tournée vers le poststructuralisme refuse les étiquettes et les catégories préétablies, individuellement et collectivement.

De plus, adhérant aux conceptions foucaldiennes du pouvoir, les militances queers ne visent plus à démanteler les structures de pouvoir, mais bien à les subvertir. Ainsi, la compréhension poststructuraliste du pouvoir, qui a largement influencé le mouvement queer, est liée à l’idée que tout pouvoir a son corollaire de résistance. Le pouvoir est conceptualisé comme un processus qui contribue à la constitution du sujet, mais aussi à son assujettissement : il est contraignant et productif. Il peut donc être subverti de différentes manières, et non pas seulement à travers le renversement des structures d’oppression — comme le patriarcat — tel que conçu par les postures structuralistes. De la sorte, l’idée est plutôt de le déstabiliser constamment, en le retournant sur lui-même, en jouant et en subvertissant ses symboles et ses institutions. Il ne s’agit plus de se concentrer uniquement sur les formes traditionnelles de luttes politiques, mais bien de multiplier les subversions dans la vie quotidienne.

Cette « subversion du pouvoir » et ce refus des catégories identitaires peuvent sembler bien loin de la réalité de beaucoup de féministes qui luttent, par exemple, contre la pauvreté des femmes, contre la violence masculine à l’égard de celles-ci ou pour le contrôle des femmes sur leur santé sexuelle et reproductive[87]. C’est pourquoi il faudra attendre l’élaboration d’une version hybride du queer qui sache concilier la lutte contre les systèmes d’oppression avec les remises en question des catégories pour que le queer prenne sa place dans le mouvement féministe québécois. Selon Geneviève Pagé[88], ce sont les Panthères roses, groupe militant de queers radicaux.les anticapitalistes, qui permettra ce maillage, juxtaposant les deux discours et réconciliant les deux types de luttes. Leurs écrits, tout comme leurs actions directes, accueillent à bras ouverts les contradictions entre leurs postures queers et structuralistes, voire matérialistes, leurs mobilisations politiques de la subversion et de la contestation.

Finalement, un des apports indéniables des théories queers aux idées féministes québécoises est l’éclatement des catégories telles que celles de femmes, d’hommes, de gais, de lesbiennes et de bisexuel.le.s. En effet, même si les postures matérialistes dominantes dans les mouvements féministes québécois étaient bien loin d’une essentialisation des catégories — elles théorisaient déjà le sexe comme le résultat des rapports sociaux et non sa cause[89] —, les idées, militances et théories queers ouvrent les possibilités de se définir à l’extérieur de ces catégories et de faire exploser les binarités. Elles permettent de penser l’identification de genre dans un continuum qui inclut ou non une transformation corporelle liée à ces identifications, pensées comme fluides. Elles décomplexent la sexualité, la rendent visible tout en remettant le désir au centre de cette dernière afin de défaire les tabous de la morale comme ceux de l’identification à des catégories statiques et permanentes.

Ouverture : les tensions comme productrices de sens

Ce qui fait la force et la radicalité du féminisme et lui permet de construire un mouvement commun malgré la diversité de situations des femmes, c’est justement sa capacité de se déplacer, de soulever des enjeux là où on ne l’attend pas. […] Défendre les acquis, certes, mais aussi étendre le combat[90].

Les divers mouvements féministes québécois sont face à plusieurs défis et tensions au moment d’écrire ces lignes, comme l’ont montré les États généraux de 2013. Faire mouvement implique aussi d’accepter que ces tensions idéologiques soient productrices de sens : en dépit de plusieurs années de luttes, les inégalités de genre, de race et de classe persistent. Entre dissension et symbiose, les mouvements féministes au Québec ont en revanche un atout pour faire un retour sur eux-mêmes, soit la capacité, dans la praxis, à réfléchir sur ces changements idéologiques qui garantissent ses avancées.

Notre objectif dans cet article était de revenir, dans l’espace qui nous était disponible, sur trois grands changements idéologiques qui ont eu des impacts sur les mouvements féministes québécois. Indéniablement, le féminisme québécois a été marqué — et reste imprégné — de l’héritage des luttes nationalistes dans la province. Cependant, bien que certaines féministes restent attachées au nationalisme, une dissociation importante a eu lieu depuis les 20 dernières années, notamment par les dénonciations de plus en plus fortes des féministes antiracistes et autochtones, qui ont montré les exclusions découlant d’une telle association avec les idéaux nationalistes.

Comme nous l’avons mis en lumière, le triple héritage francophone, anglophone et états-unien a largement marqué les discussions idéologiques entourant le féminisme, mais aussi sa praxis. Ainsi, les voyages idéologiques entre les féministes matérialistes françaises et les féministes antiracistes et intersectionnelles états-uniennes ont donné lieu à un foisonnement des idées qui s’est traduit par une remise en question des institutions et postulats du féminisme majoritaire, largement « blanc ». L’arrivée de l’intersectionnalité en tant que concept, méthodologie et pratique, a provoqué de nombreux débats au sein du mouvement féministe québécois : l’idée intersectionnelle est à la fois devenue centrale et contestée. Provoquant un changement de paradigme dans le mouvement, l’intersectionnalité demeure le tournant idéologique le plus marquant du début du XXIe siècle dans la province.

En parallèle, nous avons soulevé l’importance des luttes et théories queers sur le mouvement québécois depuis l’arrivée en scène des Panthères roses, qui ont proposé une vision hybride alliant les héritages matérialistes et queers. Même si l’intégration des perspectives queers a été plutôt lente et parsemée de désaccords, sa contribution aux mouvements féministes québécois est indéniable. Notamment, le queer a su remettre en cause les conceptions binaires des sexualités et promouvoir une conception du pouvoir qui a multiplié les points de contestation contre les divers systèmes d’oppression.

Le foisonnement idéologique du féminisme au Québec pose de nombreuses questions que nous n’avons pas pu aborder dans cet article. Quels sont les impacts idéologiques et pratiques de l’intersectionnalité sur la possibilité de faire mouvement au Québec ? Quelles ont été les conséquences des vagues de dénonciation #MeToo/#MoiAussi sur les bases idéologiques du mouvement ? De quelles manières la loi 21 a-t-elle reconfiguré les luttes féministes et leur rapport au nationalisme ? Quelles sont les possibilités de repenser la praxis féministe québécoise à la lumière de la montée en force de mouvements antiracistes comme Black Lives Matters ? Quels sont les effets négatifs du sous-financement étatique des groupes de femmes et de féministes ?