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Le cours des premières décennies du nouveau millénaire a propulsé la gauche québécoise dans une phase nouvelle et distincte de son évolution. Alors qu’historiquement, la gauche avait tendance à emboîter le pas au mouvement syndical, le déclin du militantisme et la position de plus en plus défensive des syndicats québécois face aux assauts du néolibéralisme depuis le dernier quart du XXe siècle ont affaibli les liens avec le mouvement syndical.

La gauche du début du XXIe siècle se présente alors comme plus diffuse et plurielle, s’appuyant sur une variété de mouvements sociaux dont les préoccupations et les aspirations transcendent de loin la préoccupation traditionnelle de la gauche pour les questions socio-économiques. Les militant.e.s contemporains de la gauche québécoise — qui ont un niveau de scolarisation sans précédent — auront typiquement fait leurs premières armes politiques au sein d’un ou de plusieurs « nouveaux » mouvements sociaux — féminisme, antiracisme, droits des LBGTQ+, altermondialisme, écologisme, entre autres — plutôt qu’au sein du mouvement syndical. L’accent traditionnel de la gauche sur la lutte des classes est devenu de plus en plus décentré en faveur d’une conception plurielle des agents et des objectifs de la transformation sociale, ancrée dans une analyse des intersections de la classe, de la race et du genre. On constate une certaine bifurcation de la lutte pour la justice sociale, théorisée déjà dans les années 1990 par la philosophe et politologue Nancy Fraser, entre les revendications axées sur la redistribution (de la richesse) associées aux luttes traditionnelles et celles qui relèvent plus de la reconnaissance (du droit à la différence — raciale, ethnoculturelle, sexuelle, genrée, etc. —, dans le sens de mériter un respect égal en tant qu’acteur social)[1]. Déjà, l’influence de cette évolution se fait sentir dans la conversation autour de la question nationale, comme nous le verrons.

Par ailleurs, vers la fin du XXe siècle, même la gauche radicale avait largement abandonné la perspective du Grand Soir — ce moment insurrectionnel où l’ancien ordre cède la place au nouveau — qui alimentait autrefois l’imaginaire de la gauche. Identifiée par le philosophe politique Stephen d’Arcy, la transition de la nouvelle gauche vers une gauche post-nouvelle au cours des années 1990 dans le monde anglo-américain est pertinente pour l’analyse des mutations de la gauche à travers le Nord global, y compris le Québec : il s’agit notamment d’un glissement de la vision à long terme de la révolution vers des luttes plus immédiates remettant en cause les diverses formes d’oppression et d’inégalité ancrées dans l’ordre social dominant, le dépassement de l’ambition de renverser le système par « la lutte contre les impacts quotidiens du capitalisme, de la racialisation et du genre ici et maintenant[2] ». La croissance et les mutations des mouvements sociaux progressistes québécois trouvent leur pendant dans la sphère parlementaire avec l’avènement d’un nouveau parti de gauche, Québec solidaire (QS), unique en Amérique du Nord, mais construit sur un modèle qui n’est pas sans rappeler les nouveaux partis de la gauche radicale fondés en Europe au cours des deux dernières décennies, comme Syriza, Die Linke, Podemos et La France Insoumise. Constitués typiquement de coalitions, ces partis ont tendance à être des assemblages d’organisations et de plus petits partis de nature quelque peu diverse sur le plan idéologique. Souvent classées comme populistes, leurs campagnes reposent principalement sur des propositions de réformes sociales, économiques et politiques immédiates visant à améliorer la vie quotidienne et les conditions de travail de la majorité sociale, reportant indéfiniment la question de la sortie du capitalisme.

Bien qu’elle soit unie autour de certains concepts et objectifs fondamentaux, la gauche québécoise, comme la gauche partout ailleurs, englobe tout un éventail d’orientations politiques. Selon le cadre d’interprétation que l’on adopte, on peut la situer sur une échelle qui s’étend de la gauche sociale-démocrate réformiste jusqu’à la gauche socialiste et anticapitaliste radicale ; elle comprend autant ceux pour qui l’objectif de s’approprier le pouvoir de l’État demeure la condition nécessaire de la longue lutte pour le changement social et politique que ceux qui privilégient une transformation sociale par la base, et même ceux qui, comme dans le cas des courants plus proches de la tradition anarchiste, renoncent à l’idée même de s’emparer du pouvoir. Il existe une multitude d’autres divergences théoriques et stratégiques, de nuances trop nombreuses pour les répertorier ici, qui font de la gauche une catégorie plutôt hétérogène. Elle comprend également de nombreux groupes se consacrant à des enjeux particuliers ou à des réformes progressistes spécifiques, comme la construction de logements sociaux ou l’introduction d’un système de représentation proportionnelle, sans nécessairement situer explicitement ces luttes dans un cadre plus large de contestation de l’ordre social et politique actuel[3]. C’est dans le cadre de ces paramètres généraux que cet essai propose de tracer certains des contours de la gauche québécoise au début du XXIe siècle. Plutôt qu’une démarche de définition, il s’agit d’un exercice descriptif qui accordera quand même une attention particulière aux mouvements, mouvances et organisations qui aspirent consciemment à une transformation profonde de la société, une transformation qui implique une transition au-delà du capitalisme, finalité qui demeure après tout la quintessence de la gauche, même si, à notre époque, cet horizon lointain relève plus souvent d’une supposition sous-entendue que d’un cri de ralliement. Au cours de cet exercice de cartographie, il sera aussi question, dans la limite de l’espace imparti, d’explorer certains points de déclenchement qui tendent à enflammer les esprits et qui font parfois du territoire de la gauche contemporaine un champ de bataille, menaçant ainsi la fragile convergence de la gauche dans le nouveau millénaire qui fut alimentée par le projet de créer un nouveau parti politique pouvant servir de grande tente accueillante pour la gauche. Un aspect essentiel du contexte de cette problématique est très bien résumé par Rachel Killick :

[A]u moment où le Québec entre dans le monde global du XXIe siècle, il doit trouver son chemin entre un sens de l’identité qui n’est pas entièrement libéré d’un héritage historique de réclusion et de dépossession, et qui n’est pas encore certain de la forme que pourrait prendre un avenir plus ouvert, où les différentes et concurrentes exigences politiques, sociales et linguistiques n’ont pas encore été pleinement définies[4]

La souveraineté : quête motrice de la gauche

Historiquement, l’une des principales caractéristiques de la gauche québécoise, qu’elle soit sociale-démocrate ou radicale, est vraisemblablement l’entrelacement de la question sociale et de la question nationale. À quelques exceptions près, les personnes qui s’identifient à la gauche dans les milieux militants et intellectuels expriment un engagement constant envers la souveraineté, et ce, malgré le recul sensible de l’enthousiasme pour l’indépendance du Québec observé dans l’ensemble de la population au cours des premières décennies du nouveau millénaire[5]. Le déclin des aspirations souverainistes s’explique par plusieurs facteurs, dont notamment le succès historique du mouvement nationaliste visant à réaliser progressivement l’idée directrice de la Révolution tranquille : devenir « maîtres chez nous ». Les Québécois.es nés depuis les années 1990 n’ont donc pas d’expérience directe de la domination historique du Québec par l’élite anglophone. Néanmoins, les Québécois.es de gauche, jeunes et moins jeunes, continuent en grande partie à souscrire au projet souverainiste comme condition nécessaire, sinon suffisante, à un changement social et économique progressif, à la résistance aux forces de l’assimilation culturelle et à la protection de la langue française en Amérique du Nord.

Durant le dernier quart du XXe siècle, le principal clivage au sein du mouvement souverainiste se situait entre un nationalisme bourgeois ou libéral, incarné par le Parti Québécois (PQ) et le Bloc Québécois (BQ), qui aspirait d’abord et avant tout à un État politique indépendant avec la justice sociale qui vient après coup, et un nationalisme de gauche pour lequel la lutte pour l’indépendance était inextricablement liée à un projet social radical et à la capacité de le mettre en oeuvre, ce à quoi l’État canadien constituait une barrière infranchissable. Au cours des deux dernières décennies, cependant, plusieurs tendances se sont dessinées qui viennent complexifier le contexte politique pour les souverainistes de gauche.

En premier lieu, on observe une expression locale de la montée internationale du populisme de droite : la recrudescence d’un nationalisme ethnique ou identitaire définissant la nation québécoise en termes ethniques (« Québécois de souche ») et adoptant une approche à la protection de la culture québécoise et de la langue française qui finit par stigmatiser l’Autre (minorités, immigrants), en plus de mettre l’accent sur les « valeurs québécoises », à peine définies et perçues comme étant elles aussi menacées, plus particulièrement par la population immigrante racisée. Lors de la dernière campagne électorale provinciale, nul autre que le premier ministre François Legault lui-même faisait allusion à un lien entre l’immigration et la violence[6]. Ce sentiment xénophobe a été attisé par des commentateurs populistes de droite dans la presse écrite, les médias électroniques et les médias sociaux ainsi que par des politiciens démagogues, y compris par certaines déclarations et politiques du gouvernement actuellement au pouvoir, la Coalition Avenir Québec (CAQ) — parti qui, de façon quelque peu paradoxale, n’est pas intéressé à accéder à l’indépendance de l’État fédéral canadien, mais cherche plutôt à négocier une plus grande autonomie pour le Québec au sein de celui-ci. Pendant ce temps, le nationalisme bourgeois des années 1980 et 1990, de plus en plus à la dérive de toute vision de changement social progressiste, devient indissociable du nationalisme ethnique qui s’est imposé comme tendance forte dans les premières décennies du XXIe siècle, comme l’illustrent dans une certaine mesure tant le PQ que le BQ. Dans ce contexte, les communautés immigrantes et autochtones représentaient clairement des alliées potentielles pour les souverainistes de gauche en raison de leur intérêt évident pour le programme de justice sociale et d’égalité de la gauche. Pourtant, historiquement, ces groupes n’ont pas, dans l’ensemble, soutenu la quête de l’indépendance du Québec, dû en partie à un sentiment d’exclusion d’un projet souverainiste axé sur l’identité de la majorité franco-québécoise non immigrante. Les tensions entre les identités et revendications minoritaires et majoritaires, ainsi que les efforts d’un nombre croissant de jeunes intellectuel.le.s souverainistes pour élaborer un nationalisme inclusif, sont devenues un point de mire pour les souverainistes de gauche eux-mêmes.

Les défis de l’antiracisme et de l’anticolonialisme

La réflexion critique à l’égard du colonialisme n’est pas un fait nouveau dans l’histoire de la gauche québécoise. L’analyse incisive de grands penseurs anticoloniaux francophones tels Frantz Fanon, Aimé Césaire et Albert Memmi trouva un public avide d’inspiration théorique dans les milieux intellectuels et militants radicaux, où l’on percevait des similitudes instructives entre la domination des Québécois.e.s par l’État canadien, l’État américain et l’élite anglo-saxonne et l’assujettissement des peuples de couleur dans le « tiers-monde » par les colonisateurs blancs[7]. Dans le livre de Pierre Vallières — lequel suscite une vive controverse actuellement, car le titre est jugé offensant[8] —, il était aussi question de parallèles avec l’oppression raciale de la minorité noire aux États-Unis. Dans leurs aspirations à l’émancipation de la double domination de l’establishment anglo-canadien et de l’impérialisme américain, et dans leur désir de créer un Québec indépendant, une fraction importante de la gauche québécoise s’identifiait aux mouvements de libération nationale des années 1960 et 1970 et s’en inspirait pour développer une vision nationaliste proprement de gauche, laquelle postule une convergence entre les intérêts de la nation et ceux de la classe ouvrière. La notion que les Québécois.e.s blancs francophones puissent eux-mêmes être perçus comme les descendants d’un colonialisme d’implantation qui, par le biais, entre autres, de la suprématie blanche, assument le rôle de dominant par rapport aux peuples autochtones et aux personnes de couleur subalternes, était peu répandue à l’époque[9]. Aujourd’hui, cette idée se trouve au centre d’un débat vigoureux et parfois acharné à l’intérieur des forces progressistes. À l’instar des États-Unis et du Canada anglais, le Québec a assisté à la montée, à l’aube du nouveau millénaire, d’un mouvement contre le racisme qui prend de plus en plus d’ampleur ainsi qu’à une résurgence de la résistance autochtone. Ainsi, des groupes qui trouvaient dans la société blanche francophone dominante la source principale de leur oppression et de leur marginalisation deviennent plus revendicatifs ; ils réclament leurs droits avec assurance, font pression pour réformer les structures de pouvoir et exigent la reconnaissance (plus que tardive) du racisme systémique. Alors qu’autrefois, la décolonisation du Québec faisait référence à la libération du Québec du joug de l’État canadien, on assiste au XXIe siècle à un appel à la décolonisation de la société québécoise elle-même et du projet souverainiste. Dans le cas des communautés autochtones, cela comporte des revendications territoriales remettant en question la conception souverainiste traditionnelle des frontières que revendiquerait un État québécois indépendant.

Ayant été victimes eux-mêmes de domination sociale et de discrimination, il n’est pas évident pour bon nombre de Québécois majoritaires (blancs et francophones), y compris des personnes qui s’identifient à la gauche, de reconnaître le statut paradoxal de la nation québécoise, à la fois colonisée et colonisatrice[10], et de voir dans la société québécoise actuelle des sources d’oppression des communautés racisées et marginalisées, d’autant plus que l’on considère encore comme fragiles et menacés les acquis du mouvement d’autoaffirmation nationale du Québec depuis les années 1970. En même temps, cette histoire d’oppression entraîne, particulièrement chez ceux et celles qui ont à coeur les valeurs d’égalité, de liberté et de solidarité, un sentiment d’empathie avec les aspirations émancipatrices des communautés autochtones et avec les luttes contre le racisme menées par les communautés noires et musulmanes, entre autres. Inspirés par des mouvements tels que Idle No More et Black Lives Matter, et sensibles aux arguments relatifs au privilège blanc et à la suprématie blanche, beaucoup de ceux qui s’identifient à la gauche, en particulier les jeunes, ont fait des luttes antiracistes et anticoloniales une priorité politique. Cependant, en plus d’enflammer les nationalistes identitaires, qui nient les allégations de racisme systémique et se sentent injustement victimisés par les minorités, le mouvement antiraciste et anticolonialiste — y compris ses alliés au sein de la majorité blanche — a donné lieu à des tensions croissantes, même parmi ceux qui s’identifient à la gauche.

Une distinction quelque peu sommaire peut être établie entre deux courants. D’un côté, un courant tente de redéfinir l’identité québécoise et de jeter les bases théoriques d’un souverainisme inclusif considérant en même temps des questions de privilège blanc, de marginalisation de l’Autre et de l’histoire locale de dépossession et d’oppression des peuples autochtones, dont l’État canadien ne peut être tenu pour seul responsable[11]. La tentative de développer un nationalisme civique ancré dans la citoyenneté et non adossé à l’origine ethnique ou linguistique n’est pas nouvelle, mais revêt une plus grande urgence, comme en témoignent les réflexions et les débats entre intellectuels de gauche. De l’autre côté, il existe un courant qui, tout en souscrivant à des orientations traditionnellement associées à la gauche, notamment en matière de justice économique et de démocratie politique, accuse les souverainistes inclusifs de faire le jeu du multiculturalisme canadien. Cette tendance s’exprime, par exemple, dans les pages de la revue L’aut’journal, fondée par un ancien marxiste-léniniste, et a également fait l’objet d’un manifeste intitulé « L’aut’gauche », publié en 2018[12]. Les auteurs font allusion à une guerre des cultures opposant d’une part une gauche québécoise « authentique » enracinée dans le mouvement syndical et les groupes communautaires se consacrant à la lutte pour le changement social et l’indépendance, et d’autre part une gauche « multiculturelle » qui s’est alignée sur les préoccupations et les revendications des « minorités ethniques, culturelles, linguistiques, religieuses et sexuelles » ; ils considèrent que le nationalisme inclusif trahit le projet souverainiste en tournant le dos à l’identité historique de la majorité ethnoculturelle du Québec, ancrée dans une histoire, une langue et un patrimoine communs. Pour cette « gauche identitaire », il vient un moment où la solidarité devient un jeu à somme nulle. S’allier aux minorités dans leur lutte contre le racisme systémique et d’autres formes de discrimination nuit à l’affirmation de soi du peuple québécois et à la lutte pour l’indépendance du Québec.

On a vu certaines de ces tensions se manifester dans le débat sur la laïcité au sein des cercles progressistes, notamment en réaction au projet de loi 21, adopté le 16 juin 2019 par le gouvernement de la CAQ de François Legault, qui a invoqué la clause dérogatoire pour écarter toute contestation juridique fondée sur les articles 2 et 7 à 15 de la Charte canadienne des droits et libertés. Sous prétexte d’assurer la neutralité religieuse de l’État, son article le plus litigieux interdit aux représentants de l’État en position d’autorité entrés en poste après la sanction de la loi, y compris les enseignants et les travailleuses de garderie, de porter des symboles religieux. Une telle loi discriminatoire stigmatisant des membres de minorités religieuses dont les pratiques incluent typiquement un code vestimentaire serait normalement un anathème pour la gauche, mais pour certains, y compris certaines féministes[13], les différents types de foulards portés par des femmes musulmanes sont perçus comme un symbole de l’oppression de la femme, un affront à l’émancipation durement acquise par le Québec du joug de l’oppression religieuse aux mains de l’Église catholique, et une atteinte à une conception républicaine-française de la laïcité. La loi a donc recueilli le soutien d’une minorité de militant.e.s et d’intellectuel.le.s qui s’identifient à la gauche ainsi que d’un certain nombre de membres de communautés immigrantes, et plus particulièrement ceux provenant de pays musulmans, qui ont vécu des situations de port obligatoire du voile dans leurs pays d’origine. Sur les 1128 signataires d’un texte d’appui au projet de loi 21 paru dans Le Devoir le 11 avril 2019[14] figurait plus d’un personnage progressiste de longue date. Bien que la grande majorité des voix progressistes se soient levées pour défendre les minorités ciblées, cette controverse a fait ressortir le risque que la diversité croissante de la société québécoise du XXIe siècle suscite un malaise autour des différences ethnoculturelles, même au sein des milieux de gauche.

Il n’est pas surprenant de constater que les controverses autour de ces questions se sont fait sentir dans le cadre de certains conflits au sein du jeune parti de gauche, Québec solidaire.

Québec solidaire : entre les urnes et la rue

Né de la fusion en 2006 de l’Union des forces progressistes (UFP) — une coalition de petits partis électoraux de la gauche radicale — et du mouvement féministe Option citoyenne, Québec solidaire s’est imposé comme le premier challengeur sérieux de la gauche face au Parti Québécois qui, depuis sa création en 1968 jusqu’à l’élection de 2012, détenait un quasi-monopole sur le vote de la grande majorité des électeurs francophones s’identifiant à la gauche[15].

Le PQ a continué d’être perçu comme l’incarnation historique de la lutte pour l’indépendance et une alternative encore vaguement sociale-démocrate au Parti libéral du Québec (PLQ), tombé en défaveur à cette époque. Il bénéficiait de cette image même après avoir abandonné ses prétentions sociales-démocrates dans la pratique et avoir instauré, lorsqu’il était au pouvoir, des mesures d’austérité néolibérales, en plus d’avoir mis la souveraineté en veilleuse dans la foulée du référendum de 1995. Au tournant du millénaire, cependant, la crédibilité du PQ ainsi que son soutien parmi les électeurs de gauche se sont profondément érodés. Des éléments plus radicaux tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du parti avaient déjà commencé à exprimer leur mécontentement à la fin des années 1990, conduisant à la création d’organisations rivales, à commencer par la fondation du petit parti de gauche, le Parti de la démocratie socialiste[16].

Un défi beaucoup plus sérieux fut lancé avec la création du Rassemblement pour l’alternative progressiste (RAP), dirigé par un ancien dirigeant syndical, le célèbre Michel Chartrand, et le journaliste et syndicaliste Paul Cliche. Renonçant à l’accent mis par le PQ sur l’indépendance d’abord, ce qui signifiait aux yeux du RAP de devoir reléguer les questions sociales à un avenir indéfini, ce dernier a insisté sur les questions telles que les soins de santé, l’évasion fiscale ainsi que le revenu de base, et a présenté des candidat.e.s contre le PQ aux élections de 1998. Cela fut le début de la fragmentation des forces indépendantistes et du développement d’une alternative souverainiste de gauche au PQ.

En 2005, un certain nombre de membres éminents de la gauche du PQ ont formé une tendance politique au sein du parti dans l’espoir de contrecarrer la dérive vers la droite sans miner la force du parti dans les sondages. Expulsé en 2010, le SPQ Libre (Syndicalistes et progressistes pour un Québec libre) existe actuellement hors du PQ en tant que club politique.

Le premier rival de gauche au PQ ayant un poids substantiel fait son apparition en 2006 avec la fondation de QS, après plusieurs années de discussion entre divers acteurs de la gauche parlementaire et du mouvement social sur la nécessité d’une alternative politique qui pourrait unifier les différentes forces à la gauche du PQ. Une fusion a été négociée entre l’UFP, parti qui a succédé au RAP, et Option citoyenne, un mouvement féministe fondé en 2004 par l’ancienne cheffe de la Fédération des femmes du Québec, Françoise David, avec la participation de nombreux militants de gauche éminents, dont François Saillant, leader du vénérable organisme communautaire dédié à la défense du droit au logement, le Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU). Le mariage de l’UFP et d’Option citoyenne symbolisait un partenariat égal entre mouvement social et politique électorale, comme l’indique le slogan « Un parti des urnes et de la rue », qui vise à unifier les divers mouvements sociaux et courants de gauche dans un parti de masse non sectaire, pluraliste et démocratique.

Bien qu’il soit un parti de gauche unitaire qui défend les intérêts des travailleur.e.s et des pauvres, QS ne se définit pas comme un parti de la classe ouvrière en soi, mais comme un parti des classes moyennes et populaires. Contrairement au Nouveau parti démocratique (NPD) fédéral, QS ne réserve aucun rôle privilégié aux syndicats dans les structures du parti. Il ne s’agit pas non plus d’un parti socialiste ou anticapitaliste, bien qu’il existe des tendances modestes mais influentes au sein du parti qui cherchent à le faire évoluer dans cette direction. On ne trouve aucune référence au « socialisme » ou à la « démocratie socialiste » dans le programme du parti. QS se définit officiellement comme un parti de gauche dans ce sens : « Nous faisons la promotion de la justice sociale, de l’égalité, de la solidarité. Nous estimons que l’État doit intervenir pour garantir le respect des droits humains, redistribuer la richesse, encadrer l’économie. Il doit agir afin d’assurer l’universalité des services publics et parapublics, la pleine accessibilité à l’éducation ainsi que des programmes sociaux partout au Québec[17]. » De façon explicite, on ne vise pas plus loin qu’un solide État-providence social-démocrate avec le pouvoir de réglementer le marché capitaliste et de fournir une gamme de services publics universels. Toutefois, prises dans leur ensemble, les politiques et les réformes proposées dans le programme de QS représentent un défi sérieux au système capitaliste néolibéral.

QS a remporté des succès importants, bien que limités, au cours de ses 15 premières années d’existence, notamment avec l’élection de 2018 qui a vu le parti décrocher une proportion sans précédent de 16,1 % du vote populaire et élire 10 députés à l’Assemblée nationale. Par ailleurs, alors que la gauche en tant que force politique a tendance à se concentrer à Montréal, QS a réussi à faire des percées dans tout le Québec, avec plus de la moitié de ses membres situés en dehors des grands centres urbains.

La direction du parti est symboliquement passée d’une génération de gauche plus âgée, représentée par Françoise David et le militant de gauche et médecin Amir Khadir, aux mains d’une génération plus jeune, incarnée par l’ancien leader étudiant Gabriel Nadeau-Dubois, qui est devenu co-porte-parole avec la militante communautaire Manon Massé en 2017.

QS propose un programme d’envergure, élaboré pendant une décennie, dont les différents éléments ont été débattus et adoptés par les délégués lors des congrès successifs du parti. Il a fait campagne sur un programme de réformes majeures, notamment l’introduction d’un régime d’assurance-médicaments, la gratuité des frais de scolarité, un revenu de base minimum et la promesse, s’il est élu, d’accéder à l’indépendance. Sa conception de la voie à l’indépendance a évolué au fil des ans, mais dans sa forme actuelle, elle implique la création d’une assemblée constituante chargée de rédiger une constitution qui reflétera la volonté des citoyens ; ce processus qui s’échelonnera sur deux ans doit être suivi d’un référendum sur l’indépendance. Reconnaissant la place centrale de la crise écologique, et en particulier des changements climatiques, dans les préoccupations de nombreux électeurs progressistes et pour le mouvement environnemental populaire en plein essor au Québec, QS a placé au premier plan la décarbonisation et la transition vers les énergies renouvelables, tout en minimisant le rôle des mécanismes de marché tels l’échange de droits d’émission et les taxes sur le carbone.

Issu du mouvement féministe, QS s’est efforcé d’assurer une représentation égale des femmes dans ses structures ; par exemple, il exige la parité dans l’élection des délégués aux principaux organes de décision et a présenté le plus grand nombre de candidates de tous les partis lors des deux dernières élections. Il a également répondu aux appels à une plus grande diversité et à une plus grande inclusion de la part des groupes LBGTQ+, des communautés autochtones et des minorités racisées, même si de sérieuses critiques ont également été formulées à ce sujet. Néanmoins, bien qu’il reste majoritairement un parti de francophones blancs non immigrants, QS a fait de réels progrès, en diversifiant ses membres et candidat.e.s et en accordant une place aux préoccupations particulières « BIPOC » (Black, Indigenous, and People of Colour). Par exemple, en 2019, le parti a créé une commission autochtone composée exclusivement de membres des communautés des Premières Nations et des Inuits ; bien avant cela, il a également intégré dans son programme la reconnaissance des droits ancestraux et territoriaux des peuples autochtones, un engagement à établir une relation de nation à nation et à réaliser la gestion partagée des terres et des ressources, ainsi que de nombreuses autres propositions politiques visant spécifiquement à améliorer les conditions de vie des communautés autochtones. Toutefois, certains militants de gauche reprochaient à QS un soutien mitigé pour la décolonisation et la lutte contre le racisme, soulignant, par exemple, un appui anémique à l’exercice de pressions visant à accorder aux peuples autochtones un droit de veto en vertu de l’article 32.2 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones[18].

À mesure que le parti gagne en maturité, il se heurte aux mêmes écueils guettant tous les partis de gauche qui remportent un certain succès électoral, au premier rang desquels on doit compter la bureaucratisation et l’indépendance croissante du caucus par rapport aux membres. La professionnalisation et le fait de concentrer les énergies et les ressources sur la victoire électorale conduisent à privilégier les urnes au détriment de la rue. Dans un avenir immédiat, alors que QS cherche à démontrer sa crédibilité en tant que parti prêt à exercer le pouvoir, on peut s’attendre à une intensification des tensions entourant l’institutionnalisation progressive du parti, considérée par les forces les plus radicales de QS comme un processus de cooptation politique qui laisse présager une mise en veilleuse permanente des aspirations programmatiques du parti visant à renverser, ou à tout le moins à réformer radicalement, l’ordre social et économique dominant.

QS n’a aucune concurrence digne de ce nom sur sa gauche dans un avenir prévisible ; les deux seuls prétendants potentiels au vote progressiste au niveau provincial n’ont jamais bâti d’organisations d’une importance quelconque, ce qui témoigne par ailleurs de la réussite de QS à réunir les forces vives de la gauche sous sa bannière. À l’heure actuelle, ces deux autres partis défendent également une position fédéraliste, ce qui les condamne pratiquement au désert politique.

Une aile provinciale du NPD existe de façon intermittente depuis 1963. Elle s’est divisée à plusieurs reprises sur la question de l’indépendance et s’est désaffiliée du NPD fédéral à la fin des années 1980. Rebaptisé Parti de la démocratie socialiste en 1994, le PDS est l’une des trois organisations qui se sont regroupées pour former l’Union des forces progressistes en 2002. Au cours de la seconde moitié des années 2010, il y a eu quelques efforts timides et inconséquents pour relancer un NPD Québec pour le XXIe siècle.

Bien qu’il existe au Québec un mouvement écologiste de base étendu et dynamique, le Parti vert provincial, qui existe par intermittence depuis les années 1980 (il a même devancé QS pour la quatrième place aux élections de 2007 avec 3,9 % du vote populaire), est resté une force politique tout à fait marginale.

La politique par le bas : le Québec en mouvements

Le Québec abrite une vaste gamme de mouvements sociaux actifs, vaguement reliés, englobant une panoplie de préoccupations, d’aspirations et d’espoirs — féminisme, éducation, droit au logement, altermondialisation, solidarité internationale, paix, écologie, entre autres. Avec des origines qui remontent dans bien des cas à la période de la Révolution tranquille et parfois à un passé plus lointain, ces mouvements offrent aujourd’hui une force de contrepoids au statu quo néolibéral. Il n’est donc pas surprenant que le nouveau millénaire ait été inauguré par plusieurs mobilisations mémorables et des moments forts de protestation de masse.

Le « joyeux bordel » a commencé en octobre 2000 avec la Marche mondiale des femmes, une série de marches organisées par la Fédération des femmes du Québec pour réclamer l’élimination de la pauvreté dans le monde et la fin de la violence envers les femmes. Un an plus tard, le Sommet des Amériques d’avril 2001 à Québec a donné lieu à une importante manifestation altermondialiste faisant écho aux manifestations de 1999 contre l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Seattle. Quelque 25 000 personnes, dont beaucoup d’étudiants et de syndicalistes, se sont rassemblées pendant trois jours pour dénoncer la négociation d’une Zone de libre-échange des Amériques, symbole de la montée en puissance de la mondialisation néolibérale en ce nouveau siècle. En octobre 2002, devant le spectre de la guerre contre l’Irak, le mouvement pour la paix et le désarmement, en baisse d’activité depuis les années 1980, a connu un certain renouveau avec la création d’une nouvelle organisation, Échec à la guerre. Celle-ci est en partie responsable des plus grandes manifestations de l’histoire du Québec jusqu’alors : notamment la marche du 17 février 2003 contre la guerre en Irak et toute participation de l’État canadien à cette dernière, qui a fait descendre 150 000 personnes dans les rues de Montréal en dépit d’un froid polaire de -26 °C. Ces événements et les organisations qui en sont responsables reflètent les aspirations populaires à l’égalité et l’émancipation des sexes, à l’équité économique, à la libération de la tyrannie des marchés et à un monde sans guerre — thématiques qui cadrent avec les orientations de la gauche politique. Ce sont là diverses manifestations d’une vision progressiste du monde, bien qu’elle soit diffuse et dépourvue de tout projet social global. L’un des objectifs de QS a été précisément d’y donner une expression politique et de fournir une voix aux mouvements dans l’arène parlementaire. L’évolution de QS a été façonnée à son tour par les mouvements sociaux, et plus particulièrement par ceux qui ont vraisemblablement eu le plus grand impact à ce jour sur la société québécoise du XXIe siècle : le mouvement étudiant, le mouvement écologiste et le mouvement contre le colonialisme et le racisme.

Luttes étudiantes : pour l’accès à l’éducation, contre la marchandisation des besoins essentiels

Avec une histoire qui remonte aux années 1960, le mouvement étudiant du Québec a été de loin le plus militant en Amérique du Nord au cours du dernier demi-siècle. La tradition de protestations et de grèves étudiantes visant à maintenir l’accès à l’éducation supérieure — tradition de militantisme qui a contribué de manière significative à maintenir les frais de scolarité parmi les plus bas au Canada — est demeurée très dynamique dans les premières décennies du XXIe siècle, d’abord avec la grève étudiante de 2005, puis avec celle de 2012, incontestablement un point d’orgue du militantisme de gauche depuis les 20 dernières années[19]. Mais les objectifs du mouvement étudiant vont souvent bien au-delà des luttes à court terme axées sur les frais de scolarité. Les éléments les plus radicaux du mouvement cherchent à lier les intérêts des étudiants à des objectifs plus larges exigeant un changement social radical. En effet, la grève étudiante québécoise de 2012, avec son symbole emblématique du carré rouge, était un parfait exemple d’une lutte particulariste pour un objectif immédiat — dans ce cas, préserver une éducation universitaire abordable en résistant à une hausse des frais de scolarité — qui articulait à la fois une vision plus large et un parti pris pour une transformation sociale plus profonde. Cela se résumait dans le slogan « la grève est étudiante, la lutte est populaire ». Les éléments les plus radicaux du mouvement ont articulé une critique de la marchandisation de l’éducation et des besoins essentiels sous le capitalisme, mettant en évidence les inégalités accrues dans la société québécoise, en plus de mettre en lumière les hypocrisies des politiques d’austérité néolibérales et de promouvoir l’objectif de la gratuité de l’enseignement à tous les niveaux, entre autres réformes qualitatives nécessaires à la justice sociale. Des manifestations nocturnes massives ont eu lieu, attirant des centaines de milliers d’étudiant.e.s, malgré la loi d’urgence adoptée par le gouvernement libéral de Jean Charest pour étouffer les protestations. Se terminant parfois par des violences policières, la grève a constitué un acte de désobéissance civile sans précédent. Elle bénéficiait d’un large soutien populaire et suscitait des manifestations de solidarité populaire, avec des marches « casseroles » dans de nombreux quartiers. Cette grève de près de six mois s’est également soldée par une victoire à tout le moins partielle[20], puisque le gouvernement Charest a subi un échec électoral, que l’augmentation prévue des frais de scolarité de 1625 $ sur cinq ans n’a pas été appliquée et que le gouvernement péquiste a plutôt choisi d’imposer une indexation annuelle des frais de scolarité. Le « printemps érable » fut à la fois un baptême du feu et un terrain d’apprentissage pour une nouvelle génération de militants politiques de gauche, dont Gabriel Nadeau-Dubois est la figure emblématique. Co-porte-parole de la Coalition large de l’association pour une solidarité étudiante (CLASSE), une coalition large et temporaire de groupes étudiants organisée horizontalement, Nadeau-Dubois est devenu cinq ans plus tard le co-porte-parole de QS, élu ensuite à l’Assemblée nationale en 2018.

Le mouvement étudiant est entré dans une période de relative accalmie après les événements de 2012, notamment à la suite d’une tentative ratée en 2015 d’appeler à la grève générale. Il ne faut cependant pas sous-estimer sa capacité à relancer une contestation sérieuse en cas d’attaques frontales contre l’accès à l’éducation et à mobiliser ses rangs pour d’autres luttes sociales. En effet, les énergies étudiantes sont aujourd’hui de plus en plus canalisées vers le mouvement pour la justice climatique et le mouvement contre le racisme et le colonialisme.

Luttes environnementales : un paysage diversifié en plein essor

La question la plus inquiétante à laquelle est confrontée la gauche du XXIe siècle au Québec, comme partout ailleurs, est de savoir si la planète restera hospitalière pour la majorité de l’humanité ou la vie sensible elle-même. Il ne s’agit pas d’une crainte entièrement nouvelle, mais elle a acquis une urgence sans précédent au cours du nouveau millénaire, alors que la double catastrophe des changements climatiques et de la perte de biodiversité continue à s’intensifier.

C’est dans les années 1960 que le mouvement écologique contemporain au Québec a commencé à s’enraciner[21]. Trouvant un sol fertile, il a continué à germer au fil des décennies pour atteindre son apogée symbolique avec la plus grande manifestation à ce jour de l’histoire du Québec (et du Canada) le 27 septembre 2019, lorsqu’un demi-million de personnes, selon les estimations, sont descendues dans les rues pour se joindre à la grève climatique en présence de la militante suédoise Greta Thunberg, en visite à Montréal. Il s’agit d’un exemple frappant du type de mobilisation possible autour des questions écologiques au Québec grâce au vaste réseau de groupes et de coalitions populaires, dont plusieurs fondés au cours des vingt dernières années, qui se consacrent à la protection de l’environnement dans tous ses aspects, allant de la lutte contre les changements climatiques jusqu’à la surveillance des activités minières. En plus des sections québécoises de certaines organisations non gouvernementales de la défense environnementale (ONGE) bien connues à l’échelle mondiale et pancanadienne, tels que Greenpeace Québec et la Fondation Suzuki, ainsi que des ONGE locales comme Nature Québec et Équiterre, il existe une multitude d’organisations de plus petite taille parfois très influentes, souvent issues du Québec rural, qui se mobilisent autour de thèmes et de luttes spécifiques.

Les exemples abondent. Eau Secours, par exemple, a été fondée à la fin des années 1990 pour promouvoir une conception de l’eau en tant que droit humain et s’opposer à sa privatisation, et pour défendre une gestion responsable ainsi que la protection des ressources en eau. Pour que le Québec ait meilleure mine ! est une coalition de 30 groupes fondée en 2008 qui cherche à imposer une réglementation sociale et environnementale plus stricte à l’industrie minière du Québec. Issue de plusieurs comités de citoyens du Kamouraska, Coule pas chez nous est une organisation créée en 2014 pour rallier et coordonner l’opposition au projet d’oléoduc Énergie Est de TransCanada, qui était impopulaire au Québec, notamment grâce à la grande efficacité du groupe à sensibiliser les Québécois.e.s aux dangers environnementaux du projet. Il continue à mener des campagnes novatrices contre toutes les formes de développement des combustibles fossiles ainsi que contre les subventions publiques accordées à ces projets. Pour des raisons évidentes, l’urgence climatique est devenue un point de convergence pour la quasi-totalité des groupes environnementaux. Fondé en 2015, le Front commun pour une transition énergétique (FCTE) vise à unifier les efforts disparates de près de 100 organisations différentes, allant des grands syndicats et ONGE jusqu’aux petits groupes locaux (avec un nombre de membres combiné de quelque 1,5 million de personnes), qui travaillent d’une manière ou d’une autre en vue d’atteindre la cible des émissions nettes nulles de gaz à effet de serre et d’une transition énergétique socialement juste pour le Québec.

Le mouvement environnemental a remporté quelques victoires importantes au cours des premières décennies du XXIe siècle : un arrêt temporaire des activités de forage et de la fracturation hydraulique de gaz de schiste en juin 2011, suivi quelques années plus tard d’un moratoire officiel partiel et de l’interdiction de toute activité de fracturation dans les lacs et les rivières du Québec, de l’interdiction de l’exploration pétrolière et gazière sur l’île d’Anticosti, et du rejet du projet d’oléoduc Énergie Est, entre autres. Mais dans l’ensemble, la législation sur la protection de l’environnement reste tristement inadéquate, soulignant les limites de ce qui peut être accompli dans le cadre du système dominant.

La plupart des nombreuses organisations qui composent le mouvement environnemental ne se définissent pas explicitement comme étant « de gauche », bien que la désignation plus large de « progressiste » soit fréquemment invoquée. En réalité, le mouvement est idéologiquement hétérogène et se préoccupe surtout d’atteindre des objectifs pratiques qu’on estime capables d’empêcher la destruction massive de l’environnement et de favoriser une évolution vers une plus grande justice et équité sociale. Bien qu’il adhère à une certaine vision d’une transition écologique socialement juste[22], il est orienté dans l’ensemble vers un modèle de développement durable qui élude la question du changement civilisationnel essentiel à la préservation des conditions préalables à l’épanouissement humain et à la diversité de la vie sur Terre. Cependant, le sentiment d’urgence croissant autour de la crise écologique a également stimulé le développement d’un certain nombre de groupes très critiques à l’égard du capitalisme vert, dont on peut dire qu’ils constituent la gauche du mouvement écologiste, bien qu’ils divergent dans leurs analyses et défendent des positions quelque peu dissonantes. Deux petites mouvances en particulier, l’écosocialisme et la décroissance, proposent une lecture de la crise écologique comme étant étroitement associée à l’impératif de croissance capitaliste et à la logique de marchandisation, et considèrent la lutte pour une civilisation écologiquement durable comme inséparable de la tâche gargantuesque de surmonter le système actuel de production et de consommation. Toutes deux apparaissent sur le radar au Québec au cours de la deuxième décennie du nouveau siècle et font partie de courants politiques internationaux.

Au Québec, les écosocialistes se sont d’abord regroupés au sein et en périphérie de QS, puisqu’il permet aux tendances politiques organisées de fonctionner à l’intérieur du parti sous certaines conditions. Le Réseau écosocialiste était un regroupement intergénérationnel d’intellectuels et d’activistes socialistes voué à pousser le parti à prendre un virage à gauche et à l’encourager à adopter une position plus rigoureuse sur le changement climatique. Il s’est autodissous pour former un nouveau groupe en 2020, Révolution écosocialiste, qui existe indépendamment de QS, bien que ses membres poursuivent leurs efforts pour influencer le parti de l’intérieur sur une base informelle. Le groupe se concentre principalement sur la menace du changement climatique, adoptant une approche de justice climatique. Soulignant le lien entre la dégradation environnementale et l’aggravation des inégalités sociales, il affirme la nécessité d’une rupture avec le capitalisme et de la création d’une économie démocratiquement planifiée comme condition préalable à une réponse rationnelle à la crise écologique.

La mouvance écosocialiste partage certaines prémisses et conclusions avec celle de la décroissance, dont le rejet du capitalisme, du productivisme, du patriarcat et de tous les autres systèmes d’oppression interhumaine. Mais la décroissance reste plus sceptique quant à l’efficacité des solutions technologiques aux problèmes écologiques. Elle favorise plutôt la « low-tech » et insiste sur l’impératif de réduire la production et la consommation dans les pays du Nord. Elle fait appel également à une décentralisation et à une relocalisation de l’économie, ce qui ne cadre pas avec la planification socialiste à grande échelle. Contrairement à l’écosocialisme, la décroissance n’a pas de tradition d’analyse de classe ; elle ne privilégie pas le rôle de la classe ouvrière et ne propose pas de théorie alternative de l’agence de transformation sociale, du moins jusqu’à présent. Les objecteurs de croissance au Québec ont fondé le Mouvement québécois pour une décroissance conviviale en 2007. Le groupe n’existe plus, mais plusieurs autres petits groupes de décroissance ont vu le jour depuis, en plus du réseau de recherche Polémos. Au cours de la dernière décennie, la décroissance a suscité l’attention de la part de nombreux acteur.e.s du mouvement environnemental et a su attirer l’intérêt des médias, peut-être partiellement en raison de son analyse radicale et de sa distance simultanée par rapport à la pensée traditionnelle de la gauche.

On peut également inclure sous le vocable « l’aile gauche » du mouvement environnemental un nouveau venu, la branche québécoise du réseau mondial Extinction Rebellion, qui prône la désobéissance civile non violente comme arme puissante contre la catastrophe climatique et la destruction de la biodiversité. D’ailleurs, la désobéissance civile n’est aucunement étrangère aux stratégies des mouvements progressistes au Québec. Ce sont les mouvements pacifistes et antiguerre en particulier qui y ont eu recours, allant de la résistance à la conscription jusqu’à la protestation contre les armes nucléaires, mais elle a été utilisée également, entre autres, dans le cadre des luttes syndicales, des luttes autochtones et des luttes urbaines contre l’embourgeoisement, ainsi que pour faire valoir les droits des cyclistes[23]. Naturellement, le mouvement environnemental, y compris ses composants en diverses teintes de gauche, évolue constamment face à la crise écologique en cours ainsi qu’en fonction de sa propre dynamique interne ; en particulier, les grandes organisations subissent un processus de professionnalisation et d’institutionnalisation qui conduit généralement à une tendance vers l’accommodement au système dominant et à ses exigences. Il y a fort à parier, cependant, que ce mouvement politiquement hétérogène demeure une force motrice de changement au Québec dans les décennies à venir compte tenu des préoccupations largement partagées par une partie importante de la population, et plus particulièrement les jeunes, quant aux conséquences désastreuses de la dégradation accélérée de l’environnement.

Luttes anticoloniales et antiracistes : contre l’exclusion et la dépossession

Depuis le début du XXIe siècle, dans l’ensemble des pays du Nord, on assiste à une résurgence de l’antiracisme, de la solidarité avec les peuples autochtones et de la défense des droits des migrants. Tout comme les mouvements féministes et LGBTQ+ dans les années 1970 et 1980, ces luttes aident à mieux comprendre les formes de domination sociale qui se chevauchent et se croisent avec l’exploitation de classe et l’oppression nationale. En tant que mouvements d’émancipation de l’oppression sociale, ils sont de façon générale fortement appuyés par la gauche politique comme faisant partie intégrante de la lutte contre les structures de l’inégalité, bien que certains désaccords persistent, comme dans le cas de l’antiracisme axé sur les questions de privilège blanc et de suprématie blanche qui provoquent des arguments divergents par rapport au « réductionnisme de race » versus « réductionnisme de classe ».

Au Québec, une prise en compte publique des réalités de l’oppression des minorités racisées a été stimulée par des incidents choquants dans la dernière décennie, tels que le massacre de six fidèles dans une mosquée de Québec le 29 janvier 2017, ou encore le traitement raciste et abusif infligé à Joyce Echaquan, une femme atikamekw, par plusieurs travailleurs de la santé à l’hôpital de Lanaudière, où elle est décédée le 28 septembre 2020. Ces exemples figurent parmi d’autres cas fortement médiatisés de racisme antimusulman, antiautochtone et antinoir — le tout dans un contexte de déni obstiné de l’existence même du racisme systémique par le gouvernement de la CAQ et les pontes de la droite populiste. Cette situation, ainsi que l’éclosion de mouvements combatifs contre le colonialisme et le racisme tels que Idle No More et Black Lives Matter, a également galvanisé le développement d’une culture politique d’antiracisme consacrée à mettre à nu et finalement à démanteler les structures institutionnalisées d’inégalité et de discrimination au sein de la société québécoise. Conduits par des militant.e.s BIPOC, ces mouvements visent à favoriser la prise de conscience du fléau souvent voilé du racisme et de l’exclusion ainsi qu’à mettre fin aux politiques et pratiques discriminatoires, qu’il s’agisse de propositions législatives visant à interdire les symboles religieux (la Charte des valeurs du PQ en 2013 et la Loi sur la laïcité de la CAQ) ou à mettre fin à la violence et au profilage policiers. Il est question également d’appropriation culturelle, comme dans le cas des productions « SLãV » et « Kanata » du célèbre metteur en scène Robert Lepage, qui ont suscité une vive controverse[24].

De nouvelles organisations populaires, principalement montréalaises, sont apparues aux côtés d’organisations plus anciennes, comme le Centre de recherche-action sur les relations raciales (CRARR) fondé en 1983, avec pour mission la sensibilisation au racisme et la défense des victimes de discrimination raciale. À titre d’exemple, en 2008, la mort de l’immigrant hondurien Fredy Villanueva, abattu par un policier, a motivé la création de Hoodstock, un groupe communautaire antiraciste à Montréal-Nord. Et, bien entendu, le meurtre policier de George Floyd, qui a occasionné des manifestations dans le monde entier, a provoqué une forte réaction locale avec des milliers de manifestants descendus dans les rues de Montréal pour dénoncer le racisme et la brutalité policière.

Tout comme dans le cas des mouvements écologiste et souverainiste, les groupes et les individus qui composent le mouvement antiraciste et anticolonial ne s’identifient pas nécessairement à la gauche politique. Leurs objectifs immédiats de promouvoir l’inclusion et de mettre fin à la discrimination relèvent des droits civils fondamentaux, mais cela signifie le renversement des relations de domination et exige des changements structurels qui remettent en question un ordre social et économique reposant sur la dépossession et l’exclusion. Ainsi, dans la pratique, il s’agit d’un mouvement de gauche au sens large, qui compte dans ses rangs des allié.e.s et des sympathisant.e.s blancs, dont bon nombre s’investissent dans la gauche politique.

La question plus particulière des droits autochtones et de l’autodétermination a fait l’objet d’une attention croissante au cours des trois dernières décennies, d’abord avec la crise d’Oka en 1990, qui a donné lieu à des tentatives modestes d’alliance et de soutien avec la création du Regroupement de solidarité avec les Autochtones par certaines personnalités de la gauche, comme François Saillant. Le groupe a ensuite appuyé des luttes d’autres communautés autochtones pour leurs droits territoriaux ainsi que le droit de décider de l’usage de leurs terres. Mais pour une majorité de gens de gauche, la question autochtone n’est devenue primordiale qu’au XXIe siècle, avec la montée d’un mouvement autochtone qui revendique la réconciliation, l’autodétermination et la décolonisation. En 2012, parallèlement à la grève étudiante qui se déroulait au Québec, une résurgence de la résistance autochtone naissait dans l’Ouest canadien, qui fut rapidement étendue à toute l’Île de la Tortue. La « branche » québécoise du mouvement Idle No More prend le nom de Fini, l’inertie ![25]

Fondé et dirigé principalement par des femmes autochtones, Idle No More est né de la protestation contre le projet de loi C-45 du gouvernement fédéral, qui avait pour effet d’affaiblir certaines protections environnementales. Il s’est transformé en un mouvement plus large en faveur de la souveraineté autochtone, lequel se battait pour une série de revendications, dont le respect par Ottawa et les gouvernements provinciaux du droit au consentement préalable libre et éclairé prévu par la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, afin que les communautés autochtones puissent prendre leurs propres décisions quant à la forme et l’ampleur du développement économique sur leurs territoires. On demande également la reconnaissance et le redressement des torts causés par les pensionnats et les autres politiques et pratiques du colonialisme, historiques et actuelles (en partie par la mise en oeuvre des 94 appels à l’action lancés par la Commission de vérité et de réconciliation du Canada), ainsi que la protection des terres et des eaux de l’Île de la Tortue, un financement et des politiques visant à améliorer les conditions de vie des peuples autochtones, et l’établissement de relations de nation à nation.

Tout comme dans les milieux de gauche au Canada anglais, le renouveau de la résistance autochtone a eu un impact profond sur la gauche québécoise, suscitant au fil des ans des affirmations et gestes de solidarité de plus en plus nombreux ainsi qu’un effort réel de faire des préoccupations et des revendications des nations autochtones une priorité politique indissociable de tout projet social progressiste.

Luttes ouvrières : essoufflement du syndicalisme de combat et nouveaux foyers du militantisme

Le mouvement syndical québécois fut à bien des égards la source profonde de la politique de gauche des années 1960 et 1970. En plus de mener des combats épiques pour les droits des travailleur.e.s, il offrait une critique incisive de la société capitaliste tout en articulant une vision d’un Québec indépendant juste et démocratique. Le point culminant de ce mouvement syndical combatif fut probablement le Front commun de 1972, lorsque les trois principales fédérations syndicales — la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ), la Confédération des syndicats nationaux (CSN) et la Corporation des enseignants du Québec (CEQ, aujourd’hui CSQ) — s’unissent pour déclencher une grève générale dans le cadre de laquelle plus d’un demi-million de travailleur.e.s ont débrayé. Avec la montée du néolibéralisme dans les années 1980, ce « syndicalisme de combat », une approche syndicale ancrée dans la lutte des classes en vue d’une transformation économique et sociale, a progressivement cédé la place à une posture défensive : plutôt que d’essayer d’arracher de nouvelles concessions aux employeurs, par exemple, ou d’élargir leurs rangs en organisant les non-syndiqués, les syndicats sont souvent étroitement centrés sur la préservation des acquis de leurs membres[26]. Le Sommet socio-économique de mars 1996, où les syndicats ont accepté d’adopter une politique de déficit zéro mise de l’avant par l’État (le gouvernement péquiste de Lucien Bouchard) et les employeurs, a opéré un tournant qu’on invoque fréquemment comme symbole du déclin du syndicalisme de combat. Cela a inauguré une stratégie de « partenariat social » marquée par une coopération patronale-syndicale qui favorisait généralement les intérêts des entreprises[27].

Malgré la crise financière mondiale de 2007-2008, le renouvellement des politiques d’austérité par les gouvernements successifs et les attaques contre les droits syndicaux — y compris le droit de grève —, il y a peu de signes, à ce jour, d’un renouveau du syndicalisme de combat au XXIe siècle, bien que des îlots d’un syndicalisme relativement radical existent toujours à l’intérieur du mouvement ouvrier bien établi. On peut penser au Conseil central du Montréal métropolitain de la CSN, par exemple, qui défend en principe un syndicalisme combatif et appuie une grande gamme de luttes sociales. Il convient de souligner que le mouvement syndical a, dans l’ensemble, continué à appuyer le PQ, qu’il considérait, malgré les politiques anti-ouvrières adoptées par ce dernier au pouvoir, le véhicule indispensable de l’indépendance du Québec. Ce soutien commençait toutefois à s’effriter avant même que le parti atteigne son creux historique aux élections de 2018, alors qu’il n’a pas réussi à remporter suffisamment de sièges pour conserver son statut de parti officiel.

Au cours du nouveau millénaire, plusieurs initiatives novatrices se sont développées en dehors du cadre du mouvement syndical traditionnel[28]. Le Centre des travailleurs immigrants (CTI), fondé par des syndicalistes philippins-canadiens en collaboration avec un certain nombre d’intellectuels et de militants communautaires montréalais, en est un bon exemple. Comme son nom l’indique, les activités du centre sont axées sur les problèmes particuliers auxquels sont confrontés les travailleur.e.s immigrants — souvent sans statut de résidence permanente —, qu’il s’agisse de les sensibiliser à leurs droits en vertu des lois du travail du Québec, de fournir des informations dans diverses langues ou de soutenir les tentatives de syndicalisation. Des catégories entières de travailleur.e.s font face aux problèmes particuliers qui ne sont que peu ou pas abordés par le mouvement syndical traditionnel ; il s’agit notamment des travailleurs domestiques et des travailleurs étrangers temporaires, qui exercent des métiers souvent mal rémunérés et délaissés par la majorité de la main-d’oeuvre. Lors de sa première campagne, le CTI tentait d’empêcher l’expulsion d’une travailleuse domestique venue au Québec dans le cadre du programme fédéral des aides familiaux résidents. Outre la défense des particuliers, le centre oeuvre à la sensibilisation du grand public à la discrimination vécue par les personnes travaillant comme domestiques, ainsi qu’à leurs conditions de travail souvent précaires et pénibles. En 2020-2021, pendant la pandémie de COVID-19, le CTI a mobilisé le public en appui aux employé.e.s des magasins Dollarama du Québec, dont bon nombre sont des immigrants, et a piloté une campagne appelant les différents niveaux de gouvernement à venir en aide aux travailleur.e.s migrants et sans statut en leur assurant un accès aux services sociaux et sanitaires. Soulignons qu’au fil des ans, le CTI a aussi bénéficié d’un certain soutien de la part du mouvement syndical traditionnel.

Dans le sillage de la crise financière de 2007-2008, des syndicalistes ont fait cause commune avec des militant.e.s dans les mouvements féministes et le secteur communautaire pour former la Coalition main rouge (à l’origine la Coalition opposée à la tarification et à la privatisation des services publics), une organisation consacrée à la lutte contre l’austérité néolibérale. Elle se mobilise depuis plus de 10 ans contre la marchandisation des besoins fondamentaux et pour la défense de services publics universellement accessibles, plaidant pour un système fiscal juste et progressif afin de financer la lutte contre la pauvreté et les inégalités.

Plusieurs autres initiatives visant à renouveler l’esprit radical du mouvement syndical ont vu le jour au cours des années 2010-2020, certaines ciblant des enjeux sociaux spécifiques, comme Profs contre la hausse, un regroupement formé lors du printemps érable de 2012, composé d’enseignant.e.s de cégep et d’université soucieux d’apporter un soutien plus vigoureux aux étudiants en grève que l’appui plutôt maigre offert par le mouvement syndical dominant. En complément, en 2015, une organisation consacrée précisément à rallumer les flammes du syndicalisme démocratique combatif est formée par des militants syndicaux issus de l’ensemble du mouvement syndical. Appelée Lutte commune, elle vise à tisser des liens entre les syndiqués de gauche dans les différents grands syndicats et à promouvoir la démocratisation des syndicats et la participation de la base. Elle propose une critique du corporatisme syndical et une approche intersectionnelle de la justice sociale. Elle préconise également l’action directe lorsque les circonstances le justifient[29].

Le quatrième (contre) pouvoir

Outre la grève et la manifestation, la page imprimée et la parole écrite furent toujours les armes privilégiées de la gauche. La gauche du début du XXIe siècle dispose plus que jamais auparavant de canaux d’informations et d’opinions en dehors des médias commerciaux et en opposition à ceux-ci.

Plusieurs publications fondées par la gauche québécoise à une époque antérieure ont fait preuve d’une remarquable pérennité, mais on a également assisté, au cours des années 2000-2020, à un renouveau des médias et de l’édition de livres de gauche. Il en résulte une floraison de sources locales de reportages, d’analyses et de commentaires d’une ampleur et d’une profondeur remarquables, offrant au lectorat et à l’auditoire des perspectives radicales sur toutes les questions d’actualité. Comme tous les médias de gauche, ils évitent le credo journalistique nord-américain spécieux de la neutralité politique, étant entendu, qu’on l’assume ou pas, que tout journalisme relève en fin de compte de « l’enquête contextuelle » (situated inquiry), pour reprendre le terme de l’érudit des médias Stephen J. A. Ward. Souscrivant à des normes généralement élevées d’exactitude et de qualité, ils présentent une pluralité de voix qui recouvre l’éventail des opinions politiques progressistes. En raison de leurs préoccupations communes, ils abordent souvent les mêmes thèmes et sujets sous des angles différents.

Les médias et les éditeurs de gauche offrent un forum pour le renouvellement continu de l’intellectualité de gauche. Les intellectuel.le.s de gauche au Québec, bien plus qu’au Canada anglais, semblent naviguer facilement entre le milieu universitaire et les mouvements sociaux, entre la production savante et les communications visant un public profane. Les magazines et les revues sont les véhicules du dialogue et du débat permanent au sein de la gauche sous toutes ses formes.

Fondé en 1941, le magazine jésuite Relations est non seulement le plus ancien, mais aussi celui qui offre une critique parmi les plus approfondies de la société capitaliste contemporaine dans toutes ses dimensions. Issu de la tradition française du catholicisme social, ce périodique s’inscrit dans la lignée de la célèbre revue Esprit. Sous l’égide du Centre justice et foi, il continue de publier huit numéros par an. Relations a réussi à cultiver et à maintenir un lectorat important à la fin du XXe siècle, malgré l’esprit d’anticléricalisme ambiant particulièrement prononcé à gauche, et continue de se réinventer, en proposant des discussions et des débats de fond sur une grande variété de thèmes en rapport avec les réflexions de la gauche du XXIe siècle. Il est également unique en ce sens qu’il consacre une attention particulière aux thèmes de la religion et de la spiritualité.

Il y a certes eu de nouvelles entrées dans la catégorie des magazines, dont À bâbord !, fondé en 2003 par des universitaires, des syndicalistes et des militants des mouvements sociaux dans le but de fournir un forum journalistique aux mouvements sociaux. Au fil des ans, il a publié les commentaires sociaux et politiques de centaines d’écrivains locaux de tous horizons.

Le XXIe siècle a vu l’avènement des publications exclusivement numériques, ce qui était un avantage appréciable pour la gauche en raison des coûts de conception, de production et de distribution considérablement moins élevés que ceux de l’imprimé. Ici le premier acteur de poids fut Presse-toi à gauche !, une tribune indépendante de gauche fondée en 2006. Résolument anticapitaliste et souverainiste (et vouée à faire la synthèse de ces deux orientations politiques), elle a été créée dans le but de documenter et de discuter de la revitalisation de la gauche telle qu’elle s’exprime à la fois dans les mouvements sociaux et chez QS, formation politique qui venait alors d’être fondée. C’est également l’une des rares publications de la gauche québécoise à consacrer une rubrique aux affaires internationales, principalement en republiant des articles choisis parmi les publications progressistes francophones d’Europe.

Un autre site progressiste d’informations en ligne, Ricochet, a fait son apparition sur la scène médiatique de gauche en 2014. Il est unique dans la mesure où il a été fondé par des journalistes du Canada anglais et du Québec avec des éditions en langue anglaise et française séparées sur le plan éditorial. C’est également l’une des rares publications de gauche à investir des ressources dans le travail coûteux du journalisme d’enquête.

Pour des analyses politiques plus approfondies, mais toujours accessibles, il y a la revue semestrielle Nouveaux Cahiers du socialisme (NCS). Fondée en 2009, il s’agit de l’une des rares traces de la gauche marxiste des années 1970, une époque où la gauche québécoise était fragmentée en un ensemble de groupuscules maoïstes et trotskistes, qui se réclamaient tous comme héritiers de la tradition intellectuelle marxiste sous une forme ou une autre, malgré leurs différends sectaires. La faiblesse de l’héritage de la pensée politique marxiste en dehors du milieu universitaire est un trait frappant de la gauche québécoise du début du XXIe siècle, contrairement notamment à certains milieux de la gauche américaine où il existe une plus grande continuité et même un regain d’influence marxiste. À une époque où on entend rarement le mot « socialisme » dans la plupart des milieux progressistes, les NCS se démarquent en tant que source d’analyses socialistes hétérodoxes qui visent un public averti, mais non spécialiste.

Il convient aussi de noter qu’outre l’apparition de nouvelles publications progressistes, de nouvelles initiatives pédagogiques ont également vu le jour, tels l’université populaire d’été des NCS, le colloque La Grande transition, UPop Montréal et une pléthore d’événements ponctuels tous conçus pour un public non spécialiste enclin à découvrir et à débattre de l’histoire, des idées et des enjeux de la gauche.

Préserver la bibliodiversité, répandre le savoir

On comptait dans le premier quart du XXIe siècle plus de maisons d’édition de gauche au Québec que dans tout le Canada anglais. Une seule d’entre elles a été fondée au cours du nouveau millénaire : M Éditeur, qui se consacre à la publication d’ouvrages contemporains socialistes, écosocialistes et féministes, y compris des réflexions radicales sur l’histoire politique et syndicale du Québec, l’éducation et la pédagogie, les mouvements sociaux, ainsi que des textes classiques de la tradition marxiste. Deux d’entre elles, Les Éditions Écosociété et Lux Éditeur, ont été créées dans les années 1990 et ont réussi à résister aux défis économiques considérables auxquels sont confrontés les petits éditeurs indépendants de gauche, en gagnant un marché parmi les intellectuels et les militants progressistes. Écosociété s’efforce de fournir une vision radicale de tous les aspects de la crise écologique, tandis que Lux est spécialisée dans la théorie politique de gauche et l’analyse historique. En plus de publier des auteurs locaux, les deux éditeurs publient des traductions françaises de titres pertinents, passés et présents. L’éditeur de gauche le plus ancien au Québec est la presse anglophone Black Rose Books, fondée en 1969. D’orientation anarchiste, son catalogue, qui s’étend sur cinq décennies, est oecuménique et éclectique, offrant une gamme de perspectives radicales sur une panoplie de sujets. Une autre maison d’édition progressiste qui existe depuis plus de 45 ans est la féministe Les Éditions du remue-ménage, fondée en 1975.

Au cours des deux dernières décennies, la gauche a également donné naissance à de nouvelles organisations qui se sont déjà imposées comme ressources inestimables pour le militantisme et l’éducation politique de gauche, prenant place aux côtés de plusieurs organisations de longue date, telles que la Ligue des droits et libertés, qui continuent à jouer un rôle essentiel. Parmi ces nouveaux acteurs, le plus impressionnant est sans doute l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS), le premier groupe de réflexion officiel de la gauche québécoise contemporaine[30]. Fondé au tout début du XXIe siècle et financé en grande partie par des sympathisants, l’organisme est dirigé et animé par de jeunes chercheur.e.s, et fournit à la gauche des analyses approfondies des principaux enjeux politiques. Il joue également un rôle direct important en matière de vulgarisation et de communication publique, puisque les membres de l’équipe participent à des colloques et des débats, publient des articles de blogue accessibles sur des questions d’actualité, et rédigent même des chroniques pour le quotidien populiste de droite le plus lu au Québec, le Journal de Montréal, entamant ainsi un improbable mais nécessaire dialogue avec un public qui ne pourrait difficilement être plus éloigné des orientations de gauche.

« Continuons le combat »

Devant la complexité étourdissante et toujours croissante du monde, ni les manières de l’interpréter ni les idées sur la façon de le changer ne peuvent faire l’objet de consensus, même chez ceux et celles qui partagent les valeurs fondamentales de la gauche : autonomie, égalité, justice sociale, solidarité, inclusion. C’est pourquoi les débats et désaccords, les fractures et ruptures qui marquent la toujours jeune histoire de la gauche québécoise relèvent de l’inéluctable et n’ont rien de pathologique. L’enjeu central est donc de composer avec les différences et de conjuguer les efforts autant que possible, malgré les divisions, pour ne pas retomber dans une fragmentation et un sectarisme destructeur et pour avancer vers des objectifs plus ou moins communs dans un moment historique peu propice aux victoires de la gauche. Depuis ses débuts, la gauche québécoise a eu un certain avantage à cet égard : un territoire assez petit pour que les gens puissent bâtir des liens entre eux et une homogénéité ethnoculturelle et linguistique qui rend ce tissage plus facile. Il n’existe pas de données démographiques sur les militant.e.s de QS, mais anecdotiquement, il semble bien que la vaste majorité soit toujours constituée de Québécois.e.s blancs dits « de souche ». Même si cela est très loin d’être la clé du succès du projet de construction de l’unité relative de la gauche québécoise dans les premières décennies du nouveau millénaire, ce vécu culturel commun a renforcé le mortier, tout comme le projet de s’extraire de l’État canadien et de fonder un pays. La diversité de plus en plus grande de la société québécoise ne peut que poser certains défis pour l’avenir quant à la définition d’un projet de société progressiste rassembleur.

On pourrait établir ici un parallèle historique avec le projet, à l’époque de la Révolution tranquille, d’inventer un nationalisme québécois de gauche capable de remplacer le nationalisme conservateur de l’ère de Duplessis. Aujourd’hui, on assiste à la réinvention du projet souverainiste par une gauche qui, à l’encontre du renouveau d’un nationalisme identitaire conservateur, tente de relever le défi encore une fois bien synthétisé par Rachel Killick : « Comment préserver la spécificité francophone et l’identité nationale du Québec tout en évitant une arrogance quasi coloniale à l’égard des minorités immigrées et en reconnaissant l’importance de leur contribution culturelle à la société québécoise…[31] ? »

En entrevue avec Emiliano Arpin-Simonetti, rédacteur et éditeur à la revue Relations, Éric Martin, l’un des jeunes intellectuels qui oeuvrent à bâtir les fondements théoriques de la renaissance d’un nationalisme de gauche et auteur du livre Un pays en commun. Socialisme et indépendance au Québec (Écosociété, 2017), propose comme voie à suivre un retour à la pensée décolonisatrice des années 1960 et 1970, source d’inspiration pour les nationalistes de gauche de la Révolution tranquille ainsi que pour d’autres groupes réclamant la libération, dont les féministes et les militants noirs :

La leçon à tirer des années 1960-1970, c’est qu’on ne pourra rien changer ici sans s’attaquer de front à l’articulation entre les différentes formes d’oppression. De ce point de vue, le projet socialiste et indépendantiste répond à cette exigence en ce qu’il permet d’intégrer d’autres combats dont nous sommes devenus davantage conscients ces dernières décennies, particulièrement les luttes des femmes, les luttes des minorités sexuelles, les luttes antiracistes ou encore l’écologie[32].

Il se joint ainsi à d’autres auteurs d’un projet de nationalisme de gauche inclusif en faisant appel à une approche intersectionnelle.

Cependant, un tel projet ne pouvait que susciter des questionnements et créer des fractures à l’intérieur de la gauche. En même temps, s’il s’agit bel et bien de la voie à suivre, il reste beaucoup de chemin à faire selon certains militant.e.s concernés, qui voient au coeur même des mouvements progressistes un racisme et une exclusion persistants. Ces tensions ont pris l’avant-plan lors de plusieurs grands débats politiques, tels ceux sur le racisme systémique, sur les symboles religieux et sur certains aspects du projet de loi 96 pour la protection de la langue française. Au sein de QS, une controverse intense a été suscitée en mai 2021 par une motion de blâme visant le collectif antiraciste décolonial, un groupe militant interne, pour les propos de certains de ses membres en appui à un professeur de l’Université d’Ottawa qui a accusé le gouvernement de la CAQ de suprématie blanche pour son déni du racisme systémique, en plus de comparer le Québec à l’Alabama. Le collectif a fini par accuser le leadership du parti de racisme systémique[33]. Dans ce cas comme dans d’autres, « l’articulation entre les différentes formes d’oppression » ne va pas de soi. À propos des progrès accomplis au sein de la gauche dans la lutte contre le racisme, Will Prosper remarquait : « On a l’impression que les organisations progressistes sont timides, de peur d’offusquer certains milieux nationalistes[34]. » Il estime que les déclarations louables ne se traduisent pas suffisamment en actions sur le terrain.

La question de la diversité et de l’inclusion n’est certes pas la seule ligne de faille qui traverse la gauche contemporaine. On peut sans doute s’attendre à de nouvelles fissures en réponse aux processus de professionnalisation et de bureaucratisation de QS, qui va de pair avec le poids accru du caucus des députés relativement aux membres de la base et la suppression des dimensions plus radicales du programme en faveur d’accommodements avec le statu quo. Au fur et à mesure que le parti s’enracine dans le paysage politique et cherche à se bâtir une image de parti « prêt à gouverner », il risque de suivre les traces de maints prédécesseurs dans l’histoire de la gauche parlementaire, ancienne autant que récente, qui se sont progressivement éloignés du projet d’une transformation sociale et écologique de grande envergure nécessitant un dépassement du capitalisme.

En même temps, un autre phénomène politique est apparu, ne pouvant que changer la donne pour la gauche québécoise et provoquer des conflits sur les stratégies de résistance à mettre en oeuvre : la montée progressive et indéniable de la droite et de l’extrême droite. Malgré le renouvellement dynamique de la gauche, son travail acharné, ses revendications au nom des gens ordinaires, sa contestation de l’austérité néolibérale, sa défense des services publics et des gains historiques de l’État-providence, ainsi que ses mobilisations contre la crise écologique, et en dépit de l’identification d’une fraction importante des jeunes Québécois.e.s avec les aspirations de la gauche, il reste que c’est la droite qui a su profiter des multiples crises — économique, écologique, sanitaire — de notre époque, à l’instar de la tendance partout dans le Nord global.

Il existe parmi les valeurs et croyances de la gauche une grande confiance dans la rationalité et le rôle salutaire de l’éducation et de la science, ce qui conduit à une tendance à sous-estimer la part de l’irrationnel dans les affaires humaines ainsi que la capacité des courants politiques réactionnaires de séduire les gens avec des promesses vides de « liberté », la recherche des boucs émissaires prenant la forme de femmes voilées ou de « wokes », et des fausses assurances quant à la possibilité de poursuivre le chemin de la croissance économique capitaliste et la société de consommation sans payer un prix écologique rédhibitoire. Qu’il s’agisse de la CAQ, véritable réincarnation de l’Union nationale, ou du Parti conservateur du Québec, dirigé par un ancien animateur de radio poubelle qui courtise les conspirationnistes d’extrême droite, la gauche se trouve devant un paysage politique sensiblement différent de celui qu’elle a connu au cours des 35 dernières années. On aurait difficilement prévu un tel combat d’idéologies antinomiques il y a 15 ans, et il reste à voir quel impact ce nouveau climat politique aura sur les métamorphoses de la gauche dans notre temps.