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Voilà une étude qui, comme son titre l’indique très justement, nous amène à aborder un sujet plus que méconnu de l’histoire militaire canadienne de la Première Guerre mondiale. Au cours de ce conflit, le besoin des Alliés en main-d’oeuvre fait qu’ils se tourneront d’abord vers leurs colonies africaines et asiatiques pour disposer d’hommes pour leurs usines de guerre. En 1914, la Chine déclara d’abord sa neutralité, avant d’entrer à son tour dans l’arène aux côtés des Alliés à l’été 1917. Le pays est alors vu comme un immense réservoir de main-d’oeuvre. Durant les hostilités, ce sont près de 300 000 travailleurs chinois qui ont été recrutés principalement par les autorités britanniques et françaises afin de contribuer à soutenir l’effort de guerre allié et sa logistique à l’arrière des premières lignes. De ce nombre, 84 000 ont dû transiter par le Canada. Ces hommes étaient majoritairement originaires de la province de Shantung au nord de la Chine. La plupart des travailleurs sont analphabètes ou savent à peine lire. Ce fut pour ces Chinois en quête de revenus une véritable aventure en découvrant un monde qui leur était jusque-là inconnu.
Du côté britannique, ces hommes relevaient de l’unité du Chinese Labour Corps (CLC). L’historien militaire anglo-canadien indépendant Dan Black nous dévoile le rôle méconnu joué par le Canada en la personne d’un officier ontarien du Corps médical de l’Armée canadienne, Harry Livingston. En août 1917, il se voit confier une mission secrète en Chine par les autorités canadiennes : rassembler des travailleurs chinois à Waiheiwai et Tsingtao avant de les envoyer au Canada. Sans aucun contact même visuel avec les Canadiens, ces hommes traversent le dominion d’ouest en est dans des trains fermés pour, à Halifax, embarquer à destination de la France. Pour les autorités politiques et militaires canadiennes, toute l’opération devait se faire dans le plus grand secret, ce qui explique que ce fait ait été longtemps oublié. Dan Black a donc le mérite de le dévoiler dans ses détails logistiques et humains.
L’intérêt de cette étude est de rendre compte du parcours de ces travailleurs chinois depuis la Chine jusqu’aux camps qui leur étaient réservés à l’arrière des premières lignes en France. Les trois parties qui divisent l’ouvrage traitent des principales étapes du parcours et de l’expérience de ces travailleurs chinois : expédition de Livingston en Chine pour les rassembler ; voyage de Chine vers le Canada ; envoi des hommes en France depuis Halifax. Ensuite, au sein de cette division en trois parties de l’étude, les chapitres développent des questions précises de l’expérience des Canadiens et des Chinois pendant l’expédition : la traversée du Pacifique, du Canada, puis de l’Atlantique, et enfin leur vie à proximité du front en France. Tant pour leur voyage masqué aux yeux de la population et de la presse canadiennes que pour le mur qui est dressé entre ces hommes et les soldats des unités alliées en France, les travailleurs chinois ne devaient avoir aucun contact extérieur à leurs groupes. D’ailleurs, on découvre dans la section appendice de l’ouvrage des noms et lieux de sépultures de travailleurs chinois morts au Canada pendant leur transfert de Chine vers la France ou à leur retour de France. Vancouver, Victoria, Calgary, Regina, Winnipeg, Thunder Bay, Petawawa, Québec, Montréal et Halifax disposent ainsi de sépultures de travailleurs chinois… Qui s’en souvient ?
Le récit se fait à hauteur d’hommes avec des témoignages tirés de journaux intimes et des lettres et mémoires de Chinois et de Canadiens autres que Livingston impliqués dans l’escorte de ces travailleurs de la Chine à la France via le Canada. L’intérêt premier de cet ouvrage, qui s’appuie sur des études et des archives méritant d’être mieux connues et exploitées, c’est de nous dévoiler un épisode de la Première Guerre mondiale encore trop méconnu au Canada. Pour les historiens militaires, on peut apprécier de ce livre le fait de nous dévoiler un aspect qui demeure un enfant pauvre des études militaires, à savoir la question de la logistique et de ce qu’elle implique pour les armées lors d’un conflit. On apprécie enfin les photos d’époque de ces travailleurs chinois, donnant un visage à ces hommes que l’histoire et la mémoire canadienne du conflit de 1914-1918 ont oubliés.